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Élections européennes : le facteur religieux, un élément secondaire, vraiment ?

Le Président Emmanuel Macron et sa femme Brigitte Macron accueillis par l'évêque Helmut Dieser à la cathédrale d'Aachen, le 10 mai 2018, avant la remise du prix Charlemagne. Ludovic Marin/AFP

La sécularisation continue des sociétés européennes s’accompagne d’une visibilité grandissante des religions dans les débats nationaux. Ces dernières deviennent des matériaux culturels disponibles pour diverses instrumentalisations politiques suite à leur perte d’autorité.

Même si la référence religieuse ne fait plus l’élection et ne structure plus les comportements individuels et collectifs, elle devient un marqueur symbolique pour exprimer une identité, une mémoire ou des valeurs.


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Elle constitue désormais une composante d’autres problèmes aussi variés que la lutte contre le terrorisme, la régulation des flux migratoires ou la gestion du réchauffement climatique. Les élections européennes de mai 2019 illustrent le caractère second mais résilient de la religion, et ce à un triple niveau : les comportements électoraux, l’idéologie partisane et les politiques publiques.

Protestantisme et euroscepticisme : le Brexit et autres esquives

L’impact des clivages Église/appartenance confessionnelle vs. État reste sous-documenté en raison d’un manque d’études longitudinales sur la question. Certains chercheurs ont néanmoins souligné une corrélation entre protestantisme et euroscepticisme depuis les origines de la construction européenne.

Cela s’explique tant par les traditions nationales – le protestantisme se fond dans le projet national et résiste à sa reformulation dans le cadre européen – que par une certaine méfiance envers une « Europe vaticane » perçue comme étant sous le joug catholique.

L’Europe est-elle vraiment sous le joug catholique du Vatican ? Michael Martinelli/Unsplash, CC BY

Dans la conjoncture actuelle, le Brexit confirme ce manque d’affinités électives entre le protestantisme dans sa version anglicane d’une part, et l’intégration européenne d’autre part. En effet, les franges les plus anglicanes de l’électorat britannique ont très majoritairement soutenu le « Leave ».

Des résistances protestantes du même ordre sont parallèlement observables en Suède ou en Finlande. De manière générale, les États-membres protestants recherchent plus fréquemment l’« opt-out » (l’option de retrait) dans les formes approfondies de coopération transnationale et développent particulièrement les mécanismes politiques et institutionnels de contrôle des décisions de l’UE. On peut citer, par exemple, le contrôle du parlement national sur la politique européenne de l’exécutif.

Il y a fort à parier que la campagne de 2019 et la prochaine législature du Parlement européen confirment cette tendance.

Grandeur et décadence de la démocratie chrétienne : le PPE en ébullition

Les partis démocrates-chrétiens apparaissent comme les principaux artisans de la construction européenne. Au pouvoir lors de la genèse du projet européen, ils ont constitué la famille politique dominante tout au long de son histoire et la plupart des pères fondateurs en sont issus. Dès l’origine, toutefois, des tensions apparaissaient entre l’éthos démocrate-chrétien et ce que certains appellent « l’Europe des marchands et des militaires ».

Le mariage de raison plus que de passion entre démocrates-chrétiens et Europe a montré encore davantage ses limites à mesure que les politiques libérales de la classe dirigeante européenne s’écartaient de la doctrine sociale de l’Église, notamment à partir des années 1980. Les élargissements successifs de l’UE à des pays sans tradition démocrate-chrétienne ont accentué cette distance.

Pour conserver sa prééminence, la nécessité pour le Parti populaire européen (PPE), dépositaire de cette tradition, de s’élargir à des forces idéologiques différentes – Tory Party, Forza Italia, les Républicains – a parachevé la déshérence de la référence démocrate-chrétienne.

Aujourd’hui, dans la crise hongroise et la désignation du chef de file du PPE aux élections européennes 2019, les tensions entre le gouvernement de Viktor Orbán, les autres États-membres et les institutions européennes remontent. En particulier, le sujet de l’État de droit en Hongrie comporte indirectement une dimension religieuse. D’une part, les mesures prises par le gouvernement Fidesz, le parti politique d’Orban, menacent, selon les règles européennes, la liberté de religion.

Les relations entre Viktor Orban, premier ministre hongrois, et les institutions européennes deviennent de plus en plus critiques. Alastair Grant/AFP

D’autre part, Viktor Orbán promeut sa vision personnelle d’une démocratie chrétienne musclée appelant à un retour au christianisme comme matrice de la civilisation européenne. Le premier ministre hongrois, allié à d’autres leaders de droite et d’extrême droite, mène ainsi une offensive idéologique sur le PPE. Les réactions à cette offensive dévoilent des différences confessionnelles où le rejet du discours de Viktor Orbán est encore une fois plus fort auprès des élites des pays protestants (pays scandinaves) ou fortement sécularisés (France).

Les lignes de fracture concernant la dimension religieuse sont davantage marquées au sein du PPE qu’entre la gauche et la droite. En effet, les forces se réclamant de la social-démocratie ou du socialisme ne s’opposent pas à Viktor Orbán à partir d’un rejet séculariste de la rhétorique religieuse.

La gauche européenne est elle-même hétérogène. Certaines de ses composantes érigeant la laïcité en identité première lors même que d’autres ont une proximité historique et/ou stratégique avec des acteurs confessionnels ou prennent la défense de confessions minoritaires. Le rapport à l’islam est particulièrement conflictuel et suscite l’échange d’anathèmes tels qu’« islamo-gauchiste » ou « laïcard ».

Europa Macronia vs. Europa Orbana

L’opposition principale esquissée entre une « Europe Macronia » – conduite par le président français au nom d’un projet supranational libéral en termes économiques et culturels – et une « Europe Orbana » – incarnée par le premier ministre hongrois sur une rhétorique nationaliste et conservatrice – ne suit donc pas la logique d’un affrontement « pour » ou « contre » la religion, mais en propose deux lectures compétitives.

Le discours d’Emmanuel Macron courtise la religion en tant que source d’inspiration éthique et identité symbolique respectant le pluralisme. Celui de Viktor Orbán renforce les frontières civilisationnelles dans leurs dynamiques d’inclusion/exclusion ainsi que le clivage « nous » contre « eux » (les musulmans, les juifs, les cosmopolites, les athées mettant en cause les valeurs traditionnelles, etc.). Dans les deux cas, la stratégie électorale vise à mobiliser la religion comme produit d’appel général ou à destination de communautés particulières.

Ce statut de la religion comme ressource électorale (au moins autant que comme enjeu propre) s’est illustré lors de la compétition pour désigner le chef de file du PPE aux élections européennes de mai 2019.

En l’occurrence, les primaires du PPE opposèrent le député européen allemand Manfred Weber au vice-président de la Banque européenne d’investissement et ancien premier ministre finlandais Alexander Stubb. Ce face-à-face mit en scène des nuances politico-confessionnelles.

L’allemand Manfred Weber (sur la gauche) et le finlandais Alexander Stubb après les résultats du vote lors du congrès du PPE à Helsinki, le 8 novembre 2018. Markku Ulander/Lehtikuva/AFP

D’un côté Manfred Weber un catholique déclaré, revendique des positions conservatrices, tout en se présentant comme un faiseur de compromis expérimenté au niveau européen et donc capable de pacifier les dissensions internes au PPE. De l’autre côté, Alexander Stubb, issu d’une société protestante mais lui-même peu religieux, joue la carte de la modernité et de l’innovation, tout en affichant son intransigeance à défendre la démocratie et l’État de droit contre les autorités hongroises.

La victoire de Weber illustra que le rapport à la dimension religieuse produit toujours ses effets pour montrer son orthodoxie et contribuer à convaincre la majorité modérée du PPE.

Quand le religieux s’immisce au cœur des politiques publiques de l’UE

Hors de l’arène électorale et partisane, la religion constitue une composante potentiellement polémique d’autres enjeux. Elle s’immisce au cœur des politiques publiques de l’UE, même dans celles déférant aux souverainetés nationales. Un premier cas renvoie au débat identitaire et mémoriel relatif à l’inscription de l’héritage chrétien du continent dans les traités.

Plus récemment, l’immigration catalyse des controverses liées au multiculturalisme, à l’intégration et à la coexistence de différentes traditions religieuses. Le développement de sentiments anti-islam a cristallisé l’imaginaire d’un clash de civilisations tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières de l’Europe.

Les débats soulevés par les questions (bio)éthiques de l’avortement, des droits LGBTQI, de l’égalité des genres, etc. fournissent un terrain tout aussi propice aux confrontations de nature religieuse en période électorale. En effet, ils permettent aux candidats d’envoyer des signaux idéologiques et émotionnels à leurs électeurs, et par là même de réaffirmer une identité partisane, nationale ou confessionnelle à moindre frais. En Pologne, Droit et Justice (PiS) mobilise ainsi l’homosexualité et la théorie du genre comme boucs émissaires dont l’Europe assurerait la promotion en s’attaquant aux valeurs nationales traditionnelles.

Dans le même temps, l’article 17 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne institutionnalise un dialogue avec les religions en en reconnaissant comme des partenaires privilégiés de la gouvernance. Le Service européen d’action extérieure fait du pluralisme et du sécularisme européens une forme de soft power en l’offrant en modèle à d’autres régions du monde.

Dans la lutte contre le terrorisme, la stratégie européenne contre la radicalisation encourage la coopération avec les acteurs religieux modérés pour tenter de sortir les individus radicalisés de l’emprise de la propagande islamiste. Les usages politiques et institutionnels du religieux sont donc à géométrie variable et toujours sujets à controverses.

Un facteur pas si négligeable

En définitive, la religion n’occupe pas une place centrale dans les programmes des partis candidats aux élections européennes de mai 2019 et motivera faiblement le vote. La sécularisation, la diversification confessionnelle ainsi que la variété des accommodements entre Églises et États et entre religion et politique limitent la perspective d’une mobilisation pan-européenne sur des enjeux, des valeurs ou des motivations religieuses.

Ceci étant, la religion reste un facteur important lié aux enjeux identitaires, mémoriels, éthiques et normatifs que les héritages religieux et leurs réinterprétations contemporaines façonnent de manière significative.

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