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Emmanuel Macron, plus corporatiste que la CGT ?

Le leader de la CGT, Philippe Martinez, sur le perron de l'Elysée, le 23 mai dernier. Stépahne De Sakutin/AFP

Aujourd’hui, on parle de corporatisme pour désigner celui qui défend ses intérêts sans tenir compte de l’intérêt général : par exemple, on reproche régulièrement à un syndicat comme la CGT de défendre des causes corporatistes.

manifestations contre la loi Travail. Nicolas Tucat/AFP

Pourtant, historiquement, le corporatisme n’est pas opposé à l’intérêt général. Il fait plutôt écho à la notion de corporation sous l’Ancien Régime. Pour le professeur de droit, Gérard Cornu, il s’agit de la « doctrine préconisant l’organisation systématique des professions en corporations ». Ces institutions organisaient le travail dans la société, ainsi chaque profession pouvait édicter ses propres règles tant qu’elles ne portaient pas atteinte aux lois du Royaume.

Ces institutions existaient aussi ailleurs qu’en France, par exemple dans le Saint-Empire germanique, et le modèle économique allemand privilégiant des accords par branche s’inscrit dans une certaine filiation avec cet héritage corporatiste.

La « fin des corporations »

À la Révolution, la Loi le Chapelier prétendait rompre avec cette tradition corporatiste et instaurer la libre concurrence. Dans cette vision à la fois libérale et jacobine, la force de la loi devait alors se substituer aux normes corporatives. Dans un second temps, les grandes codifications napoléoniennes ont permis de préserver cet esprit révolutionnaire à travers les « masses de granit ». Ces grandes institutions, lois et codes bâtis sous le Consulat et l’Empire ont durablement marqué la société française et accru la centralisation de l’État.

Cette inspiration légicentriste n’apparaissait pas à l’époque en contradiction avec une « conception libérale » de l’organisation économique. D’ailleurs, le code civil est considéré alors comme dans l’intérêt des « bourgeois », c’est-à-dire des propriétaires.

Code du travail. Fred Tanneau/AFP

Certes, notre code du travail enrichi de « toutes les luttes sociales » n’a jamais eu la même réputation. Il n’en demeure pas moins un esprit jacobin en son sein : les lois qu’il rassemble ont souvent une vocation générale et, la plupart du temps, l’ambition d’être opposables à tous. Il n’en est pas de même pour un accord de branche ou un accord d’entreprise.

Inversion de la hiérarchie des normes ?

Le projet de loi Pénicaud est souvent présenté dans les médias comme préconisant une « inversion de la hiérarchie des normes ».

Pyramide des normes. Wikipédia

Cette formule est fondamentalement inexacte puisque le gouvernement compte faire voter une nouvelle loi pour déroger à la législation actuelle et lui substituer des accords de branche ou parfois d’entreprise. À défaut, c’est la loi ancienne qui s’appliquera. Dès lors, on ne peut pas parler d’inversion de normes stricto sensu. Ces normes, issues de négociations collectives qu’on pourrait presque qualifier de « corporatives », garderont un fondement parfaitement légal.

Une réforme corporatiste

Cette réforme est souvent décrite comme « libérale » ou à l’avantage du Medef, principal syndicat patronal. Néanmoins, elle ne fait que réaffirmer la pratique paritaire déjà en vigueur. En cela, elle s’inscrit davantage dans le modèle allemand plutôt qu’anglo-saxon. Elle est plus girondine que libérale.

D’ailleurs, un accord de branche peut se révéler tout aussi contraignant, voire plus que le code du travail. Si la loi Le Chapelier abolit le principe de corporations, c’est le Front Populaire qui, en 1936, instaura le principe de négociation branche par branche pour obtenir davantage de droits sociaux en faveur des salariés.

Pour les opposants à la Loi Travail, derrière cette « substitution de normes » se cacherait une remise en cause latente des droits sociaux. Ils estiment qu’à un niveau subsidiaire, il sera plus difficile de défendre leurs droits. Cette vision pessimiste est directement liée au manque de confiance des Français dans leurs représentants syndicaux. Les syndicats français, qui n’ont pas la même vitalité que leurs voisins d’outre-Rhin, pourront-ils vraiment répondre au nouveau rôle que leur confère cette loi ?

Les limites à la « primauté de la branche »

La nouvelle place conférée aux accords de branche reste toutefois très encadrée par la loi, et entrouvre la porte à plus d’accords d’entreprise. D’ailleurs, certains observateurs à contre-courant, comme Emmanuel Dockès, professeur en droit du travail à l’Université Paris-X-Nanterre, loin de constater une réaffirmation de la branche, s’inquiète pour son avenir :

« La branche est puissamment affaiblie ; avant, les représentants dans les branches avaient une plénitude de négociation sur presque tous les champs du code du travail. En dehors de quelques exceptions, ce principe général disparaît. C’est une destruction de première importance de la force impérative de la branche. »

On pourrait rétorquer que la branche se nourrit aussi de cette subsidiarité : si l’on considère comme positif que chaque branche puisse se réglementer par des négociations paritaires plutôt que de tout régler par la loi, pourquoi ne pas poursuivre ce dialogue social au sein même de l’entreprise ?

Ainsi, le principe de subsidiarité qui anime la réforme Pénicaud, cette volonté de laisser les professionnels créer leurs propres normes, n’est pas sans rappeler les corporations de l’ancienne France. Destin paradoxal d’une vieille institution aujourd’hui plus moderne que jamais.

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