Les salariés et bénévoles d’Emmaüs sont au cœur de la tourmente consécutive aux révélations sur les comportements de leur fondateur, l’abbé Pierre. Pour ces personnes souvent très engagées, le choc est particulièrement important. L’association devra mobiliser d’importantes ressources pour les soutenir et les aider. Quelles sont les stratégies possibles ? Laquelle est la plus efficace ?
Le mouvement Emmaüs, synonyme depuis 1949 de solidarité et d’entraide pour les plus démunis, traverse aujourd’hui l’une des plus grandes crises de son histoire. Les révélations d’abus sexuels et d’abus de pouvoir impliquant son fondateur, l’abbé Pierre, ont fait voler en éclat l’image de cette institution chère aux Français. Ce scandale a créé une onde de choc non seulement dans l’opinion publique, mais aussi au sein des salariés et des bénévoles d’Emmaüs.
Pour eux, l’abbé Pierre n’était pas seulement une figure emblématique ; il représentait la mission sociale et morale de l’organisation. Dans cette crise profonde, la Fondation Abbé Pierre a changé de nom et le retrait de la mention « fondateur Abbé Pierre » du logo d’Emmaüs est envisagé. Lorsqu’une telle crise éclate, c’est l’organisation entière qui vacille. L’association Emmaüs peut-elle restaurer la confiance des bénévoles et des salariés, c’est-à-dire de ceux qui donnent de leur temps et de leur énergie pour faire vivre cette cause ? Et comment peut-elle faire pour y parvenir ?
Menace pour la construction identitaire
« On est tous choqués… Ce n’est vraiment pas l’image que l’on veut renvoyer », confie un salarié de l’association dans un reportage télévisé. Pour les salariés comme pour les bénévoles, la crise ne représente pas seulement une attaque contre leur employeur, mais aussi contre l’image d’eux-mêmes, qu’ils ont construite en travaillant pour une organisation qu’ils considéraient jusqu’ici comme vertueuse.
Les études montrent que les salariés fortement identifiés à leur organisation sont ceux qui souffrent le plus lors d’une crise de réputation. Or, ce phénomène d’identification est particulièrement présent dans les associations à but non lucratif comme Emmaüs. Pour de nombreux salariés et bénévoles, Emmaüs fait partie intégrante de leur identité en reflétant leurs valeurs et leur engagement personnel. « J’ai rejoint Emmaüs parce que je croyais en la mission de l’abbé Pierre » nous a confié* une bénévole. Cependant, lors d’une crise, cette forte identification devient une arme à double tranchant. Les salariés et bénévoles fortement identifiés sont plus vulnérables émotionnellement face à une crise, car ils perçoivent l’attaque contre l’organisation comme une attaque à leur identité personnelle.
De la honte à la perte de confiance
Les émotions qui émergent après une crise de réputation sont souvent intenses et complexes : colère, trahison, désillusion… Dans le cas d’Emmaüs, ces émotions sont sans doute exacerbées, compte tenu de la figure charismatique que l’abbé Pierre représente. Pour beaucoup, il était le symbole de la lutte contre la pauvreté, un homme intègre et désintéressé. En outre, la forte identification des salariés et bénévoles à Emmaüs peut les conduire à ressentir une forme de honte, voire de culpabilité, se demandant comment ils ont pu être liés à une organisation dont le fondateur a été accusé de tels agissements.
Travailler pour une organisation perçue négativement dans l’opinion publique peut entraîner un malaise profond associé à une baisse significative de l’estime de soi. Les recherches ont montré que cette blessure identitaire renforce la perte de confiance des travailleurs comme en témoigne une bénévole : « Aujourd’hui, je ne sais plus si je peux faire confiance aux dirigeants ».
Les stratégies pour restaurer la confiance
Face à une telle crise, l’une des priorités des dirigeants d’Emmaüs doit être de restaurer la confiance des salariés et des bénévoles. Trois stratégies d’atténuation des conséquences pour les salariés peuvent être mises en œuvre pour restaurer la confiance après des scandales médiatiques : l’attribution, la relation et la réparation.
La stratégie de l’attribution consiste à réduire la responsabilité de l’organisation dans la crise. Cela peut se traduire par les déclarations publiques des dirigeants d’Emmaüs, affirmant que les actes reprochés à l’abbé Pierre concernent la personne, et ne reflètent pas les valeurs actuelles de l’organisation. Cette stratégie est manifeste dans les choix des dirigeants d’effacer toute représentation de l’abbé Pierre des lieux physiques et symboliques de l’association.
La stratégie relationnelle consiste à reconnaître la faute, à montrer de la compassion pour les personnes affectées et à réparer le lien social. L’association peut organiser des moments d’échange avec les salariés et bénévoles pour recueillir leurs ressentis, tout en prenant des mesures pour les soutenir émotionnellement. Elle peut également faire mémoire de ce que l’association a réussi et fait de bien. En prenant des mesures symboliques fortes, comme honorer les victimes d’abus et impliquer bénévoles et salariés dans des groupes de réflexion sur la réorganisation de l’organisation, Emmaüs pourrait reconstruire progressivement la confiance.
La stratégie de réparation consiste en des actions concrètes et durables, comme l’adoption de nouvelles procédures internes, la mise en place de systèmes de surveillance ou de contrôle externe, et la révision des processus de gouvernance dans un objectif de prévention des abus. Il s’agirait par exemple pour Emmaüs d’instaurer des audits réguliers et indépendants de ses communautés, de former les responsables à l’éthique et à la prévention des violences sexistes ou sexuelles (VSS) et de créer une ligne de signalement anonyme. Cette approche renforcerait la confiance en garantissant que les failles organisationnelles ayant permis la crise sont corrigées de manière systémique.
Urgence à agir
Dans une crise comme celle que traverse Emmaüs, il est essentiel que les dirigeants de l’association agissent rapidement auprès des salariés et bénévoles. En effet, quelle que soit la stratégie d’atténuation adoptée, elle a un effet positif sur les salariés et bénévoles très identifiés préalablement à la crise. Cela s’explique par la blessure identitaire provoquée par la crise, et par la violence des émotions ressenties. Pour restaurer l’état antérieur, les salariés et bénévoles vont s’appuyer sur les ressorts fournis par les stratégies d’atténuation, quelles qu’elles soient. Dit autrement, ils vont tomber de très haut, mais saisir la première main tendue pour réparer et restaurer leur confiance envers l’association – ce que nous appelons le « rebond identitaire ».
Notons que ces stratégies ne sont pas exclusives et peuvent être combinées. Toutefois, pour les salariés et bénévoles moins identifiés avec l’association, les recherches montrent que les stratégies les plus efficaces sur le long terme sont celles qui incluent des éléments de réparation, car elles offrent une assurance crédible pour l’avenir. De plus, une recherche récente menée sur la Croix-Rouge en Autriche montre que la nature du bénévolat associatif a changé, en particulier chez les jeunes générations.
Les engagements bénévoles sont aujourd’hui plus sporadiques, et caractérisés par une identification plus fluctuante et épisodique. Pour ne pas assécher le vivier de bénévoles, les dirigeants d’Emmaüs ont donc tout intérêt à privilégier des stratégies de réparation qui impliquent de véritables changements dans la gouvernance, comprenant davantage de transparence et de subsidiarité. Difficile de croire en effet que les agissements de l’abbé Pierre n’étaient pas connus des dirigeants de l’association. Dans ce contexte, latéraliser en déboulonnant les statues, plaques et symboles liés à l’abbé Pierre ne suffira pas.