Une fois n’est pas coutume, la conférence de l’ANC qui a lieu du 16 au 20 décembre à Soweto et désignera le successeur du président Jacob Zuma pour l’élection de 2019 est d’une importance cruciale. Le cocktail rhétorique des conférences de l’ANC est toujours le même : une dose de « white-bashing » qui a déjà commencé avec une déclaration de Nkosazana Dlamini-Zuma, l’ex-femme du Président, la semaine avant la conférence, des analyses aussi marxisantes que creuses sur la « nature de la révolution démocratique » et des prises de positions anti-impérialistes qui sentent bon les années 70.
Mais, cette fois-ci, il y aura derrière la rhétorique pompeuse de l’ANC un véritable enjeu qui n’est pas limité aux luttes de factions. En effet, alors que 2019 sera une année électorale, le parti de Nelson Mandela est en déclin.
L’ANC défiée sur sa droite et sur sa gauche
Au pouvoir depuis les premières élections démocratiques en 1994, l’ANC s’essouffle dans les urnes depuis le début du siècle. Elle est passée de 69 % des suffrages en 2004 à 62 % en 2014, et a fait son plus mauvais score électoral depuis 1994 lors des élections municipales de 2016 avec seulement 54 % des voix. Après deux décennies d’hégémonie politique, elle a perdu d’un coup le contrôle des métropoles du pays : Johannesburg, Pretoria et Nelson Mandela Bay – Le Cap étant acquise à l’opposition depuis 2006.
Ce déclin électoral profite à l’Alliance démocratique (AD), l’ancienne formation des anglophones et libéraux blancs, qui est désormais le premier parti d’opposition et mène une patiente stratégie d’implantation dans les communautés non blanches du pays. Ce déclin profite aussi aux nouveaux venus que sont les Economic Freedom Fighters, un parti créé en 2013 par le président de la Ligue de jeunesse de l’ANC expulsé depuis, Julius Malema. Comme le titre de son mouvement et son parcours politique l’indiquent, Julius Malema incarne les Africains mécontents de la politique de l’ANC. Il défend un programme radical de transformation socio-économique qui rappelle celui de l’ANC communiste des années 80 et remettrait en cause le compromis fondateur de la transition des années 90. Les Economic Freedom Fighters et l’Alliance démocratique défient l’ANC sur sa gauche et sa droite. Comme celle-ci n’a pas été capable d’articuler de vraie réponse à ce double défi, au plan électoral elle est à terme menacée.
Cet essoufflement électoral ne reflète que partiellement le mécontentement social multiforme qui monte dans le pays. Les grèves de mineurs (dont la plus tragique a été celle de Marikana qui a fait 34 morts en 2012), le mouvement étudiant « Fees must fall » qui réclame la suppression des droits universitaires et l’augmentation régulière des manifestations contre le manque ou les dysfonctionnements des services publics au niveau local (« service delivery protests ») indiquent que le mécontentement social est plurisectoriel. Loin de se limiter aux plus pauvres parmi la population sud-africaine, il concerne aussi les ouvriers les plus syndiqués et la nouvelle classe moyenne africaine qui a pourtant bénéficié des dividendes socio-économiques de la démocratie multiraciale.
Une présidence discréditée, une ANC intolérante et corrompue
Le plus visible signe de déclin est sans conteste le discrédit public qui entoure la présidence de Jacob Zuma et rejaillit inévitablement sur son parti. La présidence de Jacob Zuma est marquée du sceau de la « mal administration » à tous les niveaux (national, provincial et local) et de la corruption généralisée. Le Président a fait l’objet de pas moins de dix motions de défiance, 8 au parlement et 2 au sein de l’instance dirigeante de l’ANC. Les affaires politico-financières impliquant directement le Président sont nombreuses à la une des journaux :
le méga-contrat d’armement signé à la fin des années 90, dans lequel il a joué un rôle important et qui a valu une condamnation à 15 ans de prison à son conseiller financier Schabir Shaik ;
le Nkandlagate du nom du lieu de sa résidence privée dont la rénovation a été payée par l’argent du contribuable ;
la très (trop) grande proximité avec une famille d’hommes d’affaires indien, les Gupta, qui ont acquis une influence disproportionnée sur les affaires gouvernementales au point de faire nommer un ministre des Finances et de « capturer l’État ».
Bien que toutes ces affaires soient liées au Président, elles révèlent que le problème de mauvaise gouvernance ne se limite pas à sa personne mais concerne le parti dans son ensemble. En effet, l’ANC réagit à tous ces scandales en étant de plus en plus virulente et de plus en plus corrompue. Le parti a adopté une attitude d’intolérance à la critique, quelle que soit son origine : opposition, société civile, médias, magistrature, organismes publics de contrôle ou même ses partenaires politiques, le Parti communiste et la Fédération syndicale COSATU.
Cette intolérance va jusqu’à déclarer que les médias sont l’opposition et remettre en cause publiquement les fondements de l’État de droit, c’est-à-dire la Constitution et les décisions de justice. En coulisse, les dirigeants musellent les organismes publics qui peuvent leur nuire. Ainsi, les médias publics, les services de sécurité et l’administration fiscale sont de plus en plus politisés et la liste des hauts fonctionnaires écartés pour des motifs politiques ne cesse de s’allonger.
Par ailleurs, le fonctionnement interne du parti est dominé par la corruption. Lors des congrès du parti, les votes s’achètent dans une ambiance de lutte de factions féroce mais surtout le parti a instauré un double système de redistribution des emplois et des contrats publics. Il y a même un mot pour cette pratique en Afrique du Sud : « Tenderpreneurism ». Pour accéder à ses ressources publiques, il faut non seulement faire partie de l’ANC mais aussi de la bonne faction au sein de l’ANC.
L’étendue de ce système a été révélée en 2016 quand, écœurée par les scandales présidentiels et inquiétée par les résultats électoraux, la vieille garde du parti a tenté de pousser Jacob Zuma à la démission comme il l’avait fait avec Thabo Mbeki en 2008. Mais, à l’inverse de son prédécesseur, Jacob Zuma est parvenu à conserver la majorité des dirigeants du parti de son côté grâce à ce système de corruption dont il est le meilleur chef-d’orchestre.
Comment l’ANC en est arrivée là
En Afrique du Sud, la déliquescence de l’ANC et son impact sur l’état du pays sont au cœur du débat public. Depuis le début du siècle, plusieurs cadres et compagnons de route de l’ANC ont pris leur distance, ont dénoncé publiquement l’évolution du parti (lire à ce sujet After the party : a personal and political journey inside the ANC d’Albert Feinstein), voire ont tenté de créer des mouvements d’opposition (comme Mamphele Ramphele avec Agang et Terror Lekota avec Cope). Beaucoup, y compris dans les rangs de l’ANC, se demandent comment le parti qui avait incarné la dernière cause juste du XXe siècle et réussi une exceptionnelle transition pacifique a pu en arriver là.
Une mauvaise politique économique
La gauche sud-africaine attribue le déclin de l’ANC à l’échec ou plutôt à l’abandon de sa politique de transformation économique. Bien que des progrès sociaux considérables aient été accomplis au profit des plus pauvres depuis 1994, la permanence sur la longue durée d’un chômage élevé (en moyenne 25 % depuis le début du siècle), la précarisation du travail et l’accroissement des inégalités, notamment au sein de la population africaine sont des problèmes auxquels le gouvernement a été incapable de répondre.
Pour les Economic Freedom Fighters et d’autres formations de gauche, en abandonnant son programme de transformation de la société (le Redistribution and Development Program) et en faisant sa conversion néo-libérale à la fin des années 90 sous la direction de Thabo Mbeki, l’ANC s’est tirée une balle dans le pied. Elle a même fait pire que cela puisqu’elle a tourné le dos aux intérêts de sa base populaire qui attend toujours les dividendes socio-économiques de la démocratie tandis que la direction du parti s’est muée en une nouvelle bourgeoisie kleptocratique.
L’échec de la transformation d’un mouvement de lutte en un parti de gouvernement
Compte-tenu des tendances autoritaires qui se manifestent au sein de l’ANC et de ses attaques contre l’État de droit, certains commentateurs remontent plus loin que la présidence Mbeki pour comprendre « what’s gone wrong ». Ils interrogent l’histoire du mouvement pour comprendre son présent. Ils soulignent l’impréparation de l’ANC lors de son accession au pouvoir en 1994 (lire The Fall of the ANC), la marginalisation rapide des leaders de l’UDF plus proches du peuple (les « inziles ») par les leaders de l’ANC qui avaient passé leur vie en exil (les « exiles ») ou la persistance d’une culture de mouvement de libération avec ses mauvaises habitudes tels qu’un système de décision secret, l’usage de la violence contre les dissidents, la corruption, etc.
Si l’Afrique du Sud est devenue une démocratie en 1994, l’ANC n’est pas devenue un parti démocratique mais est restée un mouvement de libération obsédé par la conquête et la conservation du pouvoir. Elle ne serait pas le seul mouvement à avoir raté sa transition de la guerre à la paix.
Un effet générationnel : les « born free »
L’ANC est aussi victime des évolutions sociologiques contemporaines. Son leadership est issu de l’époque de la lutte anti-apartheid, il vieillit et certains ministres occupent leur fonction depuis 1994. L’ANC pense et parle comme un vieux parti dont les fondations idéologiques remontent à l’époque de la Guerre froide et de la décolonisation. Plusieurs historiens ont souligné l’influence que les communistes ont eu sur la formation des cadres de l’ANC après l’autorisation de la double appartenance à l’ANC et au Parti communiste.
Cette classe politique formée au XXe siècle est confrontée à la génération des Sud-Africains « born free », nés après l’apartheid et considèrent l’ANC comme le parti au pouvoir depuis plus de 20 ans avant de la considérer comme le mouvement de libération.
L’establishment de l’ANC ne peut être qu’en décalage avec la nouvelle génération des « born free », à l’inverse de Julius Malema et de la direction de l’Alliance démocratique qui appartiennent à la génération des 30-40 ans. Les « born free » ne sont notamment plus prêts à accepter la rhétorique de l’ANC selon laquelle l’héritage de l’apartheid est la raison de tout ce qui ne va pas en Afrique du Sud.
Plusieurs scénarios possibles
L’ANC s’inscrit dans la longue liste des ex-partis communistes convertis au capitalisme mais ayant toujours un ethos autoritaire. Ironie de l’histoire, son autoritarisme et sa corruption rappellent aux Sud-Africains le Parti national, la formation politique qui a créé l’apartheid. Mais comme le plus ancien parti politique d’Afrique (1913) s’est renouvelé plusieurs fois durant son histoire, l’ANC ne pourrait-elle pas se renouveler au XXIe siècle ? C’est l’enjeu du choix auquel sont confrontés les membres de la conférence de l’ANC qui s’est ouvert ce samedi dans un climat de compétition féroce et d’accusations de fraude :
Une résurrection de l’ancienne ANC
Des figures très respectées de la vieille garde du parti ont pris publiquement position contre Jacob Zuma mais peu d’entre eux ont, comme Desmond Tutu, osé franchir le Rubicon en déclarant qu’ils ne voteraient pas pour l’ANC aux prochaines élections. Beaucoup parmi eux espèrent que la bataille pour l’âme de l’ANC n’est pas déjà perdue. Ils mettent leur espoir dans la résurrection de l’ancienne ANC à travers l’un des leurs, Cyril Ramaphosa. Si ce dernier, ancien leader syndical, ancien bras droit de Nelson Mandela et actuel vice-président, était élu lors de cette conférence, il pourrait améliorer la gouvernance de l’ANC et remettre aux affaires des membres de la vieille garde marginalisés comme Trevor Manuel.
La continuité de l’effondrement
Dlamini-Zuma, plusieurs fois ministres (Santé, Intérieur, Affaires étrangères) et présidente de la Commission de l’Union Africaine, incarne le système de Jacob Zuma, son ex-mari. Sa candidature est soutenue par la faction de Jacob Zuma dont elle protégerait les intérêts après la présidence et continuerait les pratiques.
En raison des poursuites dont il fera l’objet après la présidence (plusieurs procès coûteux sont déjà engagés contre lui), Jacob Zuma a absolument besoin d’un protecteur pour lui succéder. Si tel était le cas, après avoir été un pays exceptionnel, l’Afrique du Sud deviendrait juste une autre démocratie africaine corrompue.
L’émergence d’un outsider
Au cas où le parti serait trop divisé pour choisir entre Dlamini-Zuma et Cyril Ramaphosa, un troisième nom pourrait émerger et l’emporter. Il pourrait être une solution de compromis entre les deux factions ou une solution par défaut en l’absence d’un accord. Cette option serait une surprise et pourrait ouvrir une nouvelle phase inédite dans l’histoire de l’ANC.