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En Antarctique, la marche de l’empereur entravée par la Chine

La population de manchots empereurs est estimée à plus d'un demi-million d'individus. Shutterstock

L’Arctique n’est pas l’Antarctique. Leurs faunes respectives, en particulier, les distinguent : les canidés, symboles du Grand Nord (husky sibérien), sont ainsi bannis du Grand Sud ; l’ours polaire est le maître des glaces septentrionales, mais est absent du continent austral où le manchot empereur propose, par sa majesté, un règne soft. Les deux confins se retrouvent cependant autour du même enjeu que constitue le changement climatique : ils sont des révélateurs et des catalyseurs des bouleversements à venir et des modifications déjà advenues.

Un lien entre cet enjeu global et la faune polaire vient d’être, de manière pour le moins surprenante, esquissé par la Chine à l’occasion de la dernière réunion consultative au traité sur l’Antarctique (RCTA) qui s’est tenue à Berlin du 23 mai au 2 juin, ce cénacle réunissant les États (54) et autres institutions participant à la gouvernance de l’Antarctique : prenant appui sur une étude (contestée) suggérant que les évolutions déjà induites par les transformations du climat (diminution de l’étendue de la glace de mer) n’auraient pas impacté directement les populations d’ours polaires, Pékin s’est en effet opposé à l’inscription du manchot empereur sur la liste des espèces spécialement protégées de l’Antarctique (ESPA).

Un contexte singulier

La 44e RCTA a eu lieu dans un contexte doublement singulier. D’une part, la pandémie du Covid-19 avait empêché la tenue de la réunion prévue pour être organisée en 2020 à Helsinki, puis avait contraint la France, pays hôte de la 43e RCTA, à adopter le mode virtuel – ce qui avait nécessairement infléchi l’importance que Paris souhaitait accorder à l’événement.

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La réunion de Berlin a été l’occasion de renouer avec les discussions en présentiel – en réalité, le format était hybride. L’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie engagée le 24 février 2022 s’est d’autre part invitée dans les négociations. La gouvernance antarctique, pourtant construite en pleine période de guerre froide, a en effet été ébranlée par le conflit opposant deux des États y participant. Dans la région antarctique, et dans les régions polaires en général, le dérèglement climatique se combine désormais au dérèglement géopolitique.

L’exploitation des ressources au cœur des enjeux

Les tensions exprimées à Berlin participent en réalité d’une remise en cause latente, observée depuis quelques années, de la coopération internationale prévalant depuis 1959 en Antarctique. La question de l’exploitation des ressources en est l’un des catalyseurs, qu’il s’agisse des ressources minérales ou des ressources biologiques.

Vidéo sur la faune de l’Antarctique (National Geographic, 2018).

Les oppositions concernant ces dernières se formalisent notamment par l’obstruction de la Chine et de la Fédération de Russie à la consécration de nouvelles aires marines protégées dans l’Océan austral, espaces de protection renforcée de la faune et de la flore marines.

Des principes forts sur la protection des espèces

Ces tensions émergent dans un contexte historiquement consensuel en ce qui concerne la protection des espèces relevant de la faune (et de la flore) antarctique(s). Cette convergence ancienne, un Code de conduite sur la question ayant été adopté dès la première RCTA (1961), a permis l’adoption d’une série de mesures rehaussant le niveau de protection en l’articulant autour d’une double interdiction de principe : des « prises » (mise à mort), d’une part, des interférences nuisibles, d’autre part.

Ces principes ont été consacrés dans l’Annexe II (Conservation de la faune et de la flore de l’Antarctique) du Protocole de Madrid relatif à la protection de l’environnement (Madrid, 1991). L’Annexe distingue alors deux catégories de régimes de protection : l’un, général, vaut pour toute espèce et dans toute la zone couverte par le Traité sur l’Antarctique (sud du 60e degré de latitude sud) ; les autres déploient des régimes spécifiques à l’égard de certains espaces et au profit de certaines espèces.

Les discussions nourries autour de l’inscription du manchot empereur sur la liste des espèces spécialement protégées de l’Antarctique (ESPA) participent de la seconde hypothèse.

L’empereur objet des controverses

Le phoque de Ross. Wikimedia, CC BY-NC-SA

Le régime applicable à ces espèces est précisé aux alinéas 5 à 10 de l’article 3 de l’annexe II du Protocole de Madrid. Ils viennent notamment renforcer la réglementation en ce qui concerne les « prises » : tandis que l’octroi d’un permis par une autorité nationale permet de déroger au principe de l’interdiction pour les autres espèces de faune (et de flore), seul un « but scientifique indispensable » peut justifier la prise d’espèces spécialement protégées (aucun permis n’étant par ailleurs admis). Cette différence peut sembler faible. Pourtant, seul le phoque de Ross (Ommatophoca rossii) est pour l’heure inscrit sur la liste des ESPA.

(Le manchot empereur (Aptenodytes forsteri) aurait pu l’y rejoindre à la faveur de la RCTA de Berlin. La silhouette chaloupée de l’oiseau, dont la population est estimée à plus d’un demi-million d’individus, a d’ailleurs accompagné les 448 délégués réunis dans la capitale en raison de la pléthore d’effigies dont il a été rapporté qu’elles ornaient les salles de discussion. Lesquelles ont brui des débats ayant porté, pour la première fois avec cette intensité, sur le manchot empereur.

Ces débats ont pris appui sur des documents distribués en amont aux négociateurs et reflétant deux conceptions profondément opposées. D’un côté, le « rapport du groupe de contact intersessions du CPE créé pour élaborer un plan d’action pour les espèces spécialement protégées pour le manchot empereur », notamment présenté par le Royaume-Uni, suggérait son inscription sur la liste des ESPA.

Bataille argumentaire

Ce document de travail reprenait une proposition faite lors de la dernière RCTA (Paris) par le Comité scientifique de la recherche antarctique (SCAR). Dans sa note d’information, celui-ci y soulignait combien les changements climatiques, notamment en tant qu’ils perturbaient les zones de reproduction (réduction de la banquise côtière, extension de la banquise de mer), constituaient la plus importante menace, à terme, pour les colonies de manchots.

Cette conclusion était contestée dans les documents préparés par la Chine qui, par conséquent, rejetait la perspective d’une inscription sur la liste des ESPA. Outre l’analogie avec l’ours polaire rapportée plus haut, Pékin y développait une série d’arguments convoquant, entre autres, le statut des manchots empereurs à l’égard de la liste rouge de l’Union pour la conservation de la nature (UICN) (les manchots n’y sont répertoriés qu’en tant qu’espèce « quasi-menacée » et non comme espèce « vulnérable »), l’augmentation de la population de l’espèce à l’échelle régionale, mais aussi « l’incertitude considérable concernant la menace du changement climatique ».

Un consensus qui s’étiole

Ce dernier argument est particulièrement significatif. La lutte contre ce changement est au cœur de la gouvernance antarctique. Un étiolement du consensus dont il a fait jusqu’alors l’objet la fragilise par conséquent.

À Berlin, le statut du manchot empereur a cristallisé les oppositions sur le sujet – il n’est pas anodin que 4 des 6 documents diffusés avant la Réunion par la Chine y étaient consacrés (un cinquième concernant les distances à observer avec les colonies de manchot Adélie !). Pour quelles conséquences ?

De même qu’à Berlin, un manchot empereur était représenté sur le logo de la première RCTA organisée par la Chine (2017). Il y apparaissait comme une ombre, lointaine, dont on ignore la destination. Ainsi en va-t-il de la coopération internationale en Antarctique, dont la marche cahotante lui promet un devenir incertain.

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