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« En France, nous sommes très performants dans le soin, mais beaucoup moins en matière de prévention »

L’épidémie de Covid-19 a révélé la marge de progression française en matière de santé publique. Jeff Pachoud / AFP

Jeudi 24 septembre, la Conférence des présidents d’université et les Conférence des doyens de facultés de médecine et de formations de santé organisent un colloque sur le thème « Médecine, santé et science au cœur de la société ». Dans le cadre de cet événement, Manuel Tunon de Lara, président de la commission santé de la Conférence des présidents d’université et président de l’université de Bordeaux, dresse un rapide état des lieux de la santé publique en France.


The Conversation : L’épidémie de Covid-19 a braqué les projecteurs sur la « santé publique ». Que recouvre cette expression ?

Manuel Tunon de Lara : Si on voulait simplifier à l’extrême, la santé publique est la santé du collectif. Elle est à mettre en regard avec la santé de l’individu.

Historiquement, la médecine a d’abord été tournée vers le soin de l’individu : il s’agissait de réparer le corps. Aujourd’hui encore, les métiers de soin et les formations qui y préparent sont axés sur la santé de la personne. Cependant, la santé de la collectivité ne peut pas être appréhendée de la même façon.

Un exemple : si on s’intéresse aux indicateurs de santé, on constate clairement que dans notre pays, on vit globalement plus vieux qu’avant. Cela s’explique par les progrès accomplis pour soigner les individus. Mais si on se penche sur le pourcentage de gens qui vieillissent en bonne santé, on s’aperçoit qu’on a beaucoup moins progressé.

En tant que médecin, toute la question est d’arriver à tirer parti des enseignements collectifs pour les appliquer ensuite à l’individu, grâce à des leviers tels que la prévention, l’éducation sanitaire ou la prise en compte des grands facteurs de risque (tabac, mauvaise alimentation, etc.), aujourd’hui très bien identifiés.

TC : Quels sont les résultats de la France dans ce domaine ?

MTdL : Notre pays est loin de figurer parmi les premiers. Nos résultats ne sont pas très bons, car nous n’évitons pas la survenue de certaines pathologies liées à des facteurs de risque évitables. En France, en matière de santé, 95 ou 96 % du budget est destiné aux soins individuels (certes plus coûteux), et le reste à la prévention. Or les pays qui ont des politiques plus ambitieuses en matière de prévention y consacrent plus de 10 % de leur investissement en santé.

En termes de santé publique, les systèmes de santé des pays d’Europe du Nord, où il existe une forte tradition de suivi des populations, font souvent référence. Il ne faut cependant pas oublier que cela nécessite un investissement et que l’impôt y est très élevé. En outre, il faut avoir conscience que la recherche, l’innovation, et la formation en santé publique ne font pas tout : les aspects politiques sont aussi très importants. Il existe d’excellentes écoles de santé publique aux États-Unis, et pourtant la prévalence de maladies comme l’obésité y est très élevée, les inégalités de soin y sont très grandes. Ces indicateurs de la santé des populations ne sont probablement pas représentatifs du niveau scientifique des institutions académiques…

On a assisté au même type de paradoxe dans le contexte de l’épidémie de Covid-19 : les pays dont la recherche en santé publique est la plus reconnue, qui ont les meilleures universités dans le domaine, n’ont pas forcément géré la crise de façon exemplaire, vraisemblablement parce qu’il leur a manqué le chaînon politique.

TC : La crise sanitaire liée au coronavirus SARS-CoV-2 a-t-elle été un révélateur des faiblesses de notre pays en matière de santé publique ?

MTdL : Il est certain que la crise engendrée par la pandémie de Covid-19 a révélé les forces et les faiblesses des États. Cependant, il ne faut pas noircir le tableau en ce qui concerne la France : cette crise a également révélé ses forces.

Certes, il y a eu différents problèmes comme la gestion des stocks de masques ou la multiplication non organisée de certains essais cliniques. Mais nous avons aussi été capables de multiplier très rapidement les lits en réanimation, ou d’aménager en un temps record le transfert de malades d’un bout de la France à l’autre, en toute sécurité. Cette performance illustre un paradoxe : en France, nous pouvons être très performants dans le soin, mais beaucoup moins en matière de prévention ou d’éducation sanitaire.

TC : Comment l’expliquer ?

MTdL : La France a été un grand pays dans le domaine de la santé, en particulier pour tout ce qui était en rapport avec le soin hospitalier et la recherche médicale. Son système de santé, basé sur une forte redistribution sociale, a longtemps été vu comme un exemple dans le monde entier. De nombreux professionnels se sont construits sur cette base de valeur très importante, et on trouve aujourd’hui encore dans notre pays énormément de compétences, y compris en santé publique. Toutefois, bien que notre pays redéploie beaucoup de ressources, les inégalités dans le domaine de la santé demeurent assez fortes et nous n’avons pas une culture de santé publique.

L’un des problèmes est que les compétences sont dispersées dans le domaine académique, et que l’on n’a pas forcément, dans le domaine de la recherche et de l’innovation ou de la formation, les organisations qu’il faudrait, comme des écoles universitaires de santé publique en lien avec leur territoire. Quand vous faites de la recherche en physique sur l’énergie, les résultats obtenus dans les laboratoires universitaires sont ensuite transférés vers les agences nationales ou vers des entreprises du secteur privé. Le fruit des connaissances produites par la recherche finit entre les mains d’opérateurs qui ensuite sont capables de transformer l’innovation en une forme de développement : économique, social…

C’est ce qui manque en santé publique. Le transfert de la recherche vers les agences sanitaires et les agences régionales de santé (ARS) doit être organisé.

TC : Le Ségur de la santé va-t-il permettre de remettre les choses à plat ?

MTdL : Ces problèmes ont été évoqués, cependant l’impression qui s’en dégage jusqu’à présent est que les problématiques liées à la recherche et à la formation d’une façon générale, et en santé publique plus particulièrement, ne constituent pas pour l’instant un objectif fort du Ségur. C’est assez compréhensible : l’urgence était d’abord la revalorisation salariale des acteurs, et la réinjection de moyens dans l’hôpital public. Mais il ne faudrait pas oublier cette question essentielle : quelles actions va-t-on mettre en place en termes de santé publique ?

Chaque territoire devrait pouvoir disposer d’une école universitaire de santé publique, en relation forte avec l’ARS, le réseau hospitalier, le groupe hospitalier de territoire. Y seraient réunies les compétences de recherche et de formation. Ce dernier point est important : il ne s’agit pas de former uniquement des médecins.

TC : L’interdisciplinarité est importante ?

MTdL : Elle est essentielle. La santé publique repose sur des bases diverses : l’épidémiologie, la biostatistique, le management et les politiques de santé, les sciences sociales et les sciences du comportement.

On le constate à nouveau avec la crise que nous venons de vivre, il ne s’agit pas seulement de produire des connaissances, de diffuser de l’information : il faut s’assurer qu’elle est perçue correctement, et si ce n’est pas le cas, comprendre pourquoi. Certaines conséquences des crises sanitaires dépassent le cadre purement « santé ». Le confinement, par exemple, a eu des répercussions sur le plan économique, il a modifié les relations sociales, familiales, accru l’isolement, le décrochage scolaire… Là encore, les sciences sociales, les sciences du comportement sont indispensables pour appréhender correctement ces sujets.

En outre, de nouveaux métiers devront aussi accompagner la santé dans le futur. Des sujets de santé publique mobilisant d’autres compétences que celles des actuels professionnels de santé émergent, notamment en ce qui concerne les conséquences des changements environnementaux.

TC : Au-delà du manque de financement, la santé publique ne souffre-t-elle pas d’un déficit d’image, à l’ère de la médecine personnalisée et du diagnostic de précision ?

MTdL : Effectivement, aujourd’hui la santé publique est un peu le parent pauvre de la médecine en termes d’image. Les internes la choisissent souvent en dernier.

On peut les comprendre : si vous pensez que santé publique est synonyme d’un métier administratif ou de management alors que votre passion, c’est le soin, ce n’est pas très engageant. Pourtant les sujets dont on parle en ce moment en santé publique sont passionnants et ont une résonance auprès des jeunes générations.

Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas opposer l’approche collective de la santé et l’approche individuelle. Je suis pneumologue, je connais bien la problématique du cancer du poumon. Jusqu’à récemment, cette maladie était toujours mortelle, les résultats étaient catastrophiques. Mais depuis quelques années, on arrive à guérir des malades, grâce à des approches de médecine personnalisée et d’immunothérapie dont la nature est adaptée en fonction de la présence, chez le malade, de certains gènes. C’est une approche très coûteuse, mais elle sauve des vies. Une approche de santé publique réussie, qui parviendrait à diminuer drastiquement la consommation de tabac dans le pays, permettrait d’éviter un grand nombre de cancers du poumon, et donc de diminuer le coût direct et indirect de la maladie, ce qui permettrait d’allouer davantage de moyens à la médecine de soin et de compenser le surcoût du progrès médical.

On le voit avec cet exemple, les investissements dans le domaine de la santé publique et du soin sont liés, et leur relation est particulièrement intéressante à explorer.

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