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En Géorgie, la société civile empêche le pouvoir d’éloigner le pays de l’UE

Drapeaux ukrainien, géorgien et européen brandis simultanément dans une manifestation devant le Parlement à Tbilissi, la nuit
Manifestation le 8 mars devant le Parlement à Tbilissi. Les manifestants expriment leur attachement à l’adhésion de leur pays à l’UE ainsi que leur soutien à l’Ukraine agressée par la Russie. Vano Shlamov/AFP

Depuis des années, la Géorgie, république du Caucase du Sud peuplée de 3,7 millions d’habitants et indépendante depuis 1991, est connue pour sa forte et constante aspiration européenne. C’est en bonne partie la volonté d’échapper à l’emprise russe et de se rapprocher de l’UE qui, il y a maintenant presque vingt ans, avait été à l’origine de la fameuse « Révolution des Roses » qui avait amené au pouvoir le pro-occidental Mikheïl Saakachvili.

Cette aspiration européenne est depuis longtemps contestée par la Russie, qui a envahi une partie du pays en 2008. Les conséquences de la guerre sont encore visibles de par la présence de troupes russes dans les territoires d’Abkhazie et de la région de Tskhinvali/Ossétie du Sud. Depuis 2008, l’expansion de la ligne de démarcation administrative (processus connu sous le nom de la « frontiérisation ») par les forces russes de ces territoires illégalement occupés se poursuit.

Depuis la défaite en 2012 du parti de Saakachvili (qui est maintenant emprisonné par les autorités géorgiennes et n’a toujours pas accès à des soins médicaux adéquats), le pouvoir est essentiellement exercé par le parti « Rêve géorgien », de l’oligarque Bidzina Ivanichvili, qui tente de ménager le Kremlin sans pour autant abandonner totalement l’orientation européenne. Une orientation européenne que la présidente, la Franco-Géorgienne Salomé Zourabichvili, défend… mais ses prérogatives sont désormais limitées par rapport à celles du Parlement et du gouvernement.

Depuis le 24 février 2022, la posture à mi-chemin entre Moscou et l’UE est de plus en plus difficile à tenir. Si la Géorgie a officiellement déposé sa candidature à l’UE en mars 2022, son gouvernement n’en a pas moins été sévèrement critiqué pour sa position ambiguë face à la guerre en Ukraine et pour sa politique d’apaisement à l’égard de Moscou – alors que la population, elle, est largement acquise à la cause ukrainienne, et l’a fait savoir par des manifestations importantes.


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C’est dans ce contexte que le pays vient de connaître une séquence politique spectaculaire : le pouvoir, qui a désormais semble-t-il opté pour la carte pro-russe, a voulu faire passer un texte de loi largement inspiré par Moscou, visant à restreindre nettement les libertés de la société civile, et dont l’adoption aurait sans doute fermé les portes de l’UE à la Géorgie. Mais la résistance de la société a – pour l’instant – réussi à faire reculer les autorités et à préserver l’espoir d’une adhésion à l’UE.

Un projet de loi abandonné sous la pression de la société

Fin 2022, « Le Pouvoir au Peuple », une faction ouvertement anti-occidentale du Parlement géorgien, où elle siège au sein de la majorité parlementaire structurée autour du parti au pouvoir, « Le Rêve géorgien », a proposé un projet de loi qui qualifierait les médias et les organisations de la société civile (OSC) recevant plus de 20 % de leur financement de sources étrangères d’« agents d’influence étrangère ».

Le 7 mars 2023, le Parlement a adopté à la hâte la loi « sur la transparence du financement étranger » en première lecture.

Mais le projet de loi a suscité une forte résistance de la part de la société géorgienne, ce qui a entraîné son retrait en quelques jours.

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Après le dépôt du texte, plus de 400 OSC et médias avaient fait part de leur crainte de subir le même sort que celui qu’a connu la société civile en Russie à la suite de l’adoption d’une loi similaire. Diverses associations professionnelles, éducatives, commerciales ou culturelles, ainsi que des citoyens à titre individuel, ont exprimé haut et fort leur opposition à ce texte. La présidente Zourabichvili a également annoncé son opposition à la loi et s’est engagée à y mettre son veto. Ils ont été rejoints par les déclarations inquiètes et alarmées des partenaires internationaux de la Géorgie, notamment le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, les ambassadeurs des États-Unis et de l’Allemagne et la représentation des Nations unies en Géorgie.

Après l’adoption du projet de loi en première lecture, des manifestations de plusieurs milliers de citoyens ont éclaté dans le centre de la capitale. Malgré l’utilisation de gaz lacrymogènes et de canons à eau par les forces spéciales et des dizaines d’arrestations, des milliers de personnes sont restées dans les rues entre le 7 et le 9 mars. Leur message était clair : non à la loi inspirée par la Russie qui menace la société civile géorgienne et compromet les aspirations européennes du pays et ses relations avec ses partenaires occidentaux.

Face à cette mobilisation, le parti au pouvoir a annoncé, le 9 mars, sa décision de retirer le projet de loi controversé. Néanmoins, son raisonnement restait fondamentalement inchangé puisque le communiqué affirmait que le public avait été « induit en erreur ». Le lendemain, le projet de loi était rejeté en deuxième lecture.

Cet épisode survient alors que l’UE a accordé à la Moldavie et à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion, tandis que la Géorgie bénéficie d’une « perspective européenne ». Afin de faire progresser leurs aspirations à l’adhésion, la Commission européenne a proposé une série de recommandations aux trois pays. La Géorgie a reçu un plan en douze points, dans lequel la liberté des médias et l’implication de la société civile aux processus décisionnels figurent parmi les principales priorités. Or l’adoption de la loi serait allée à l’encontre de la mise en œuvre par la Géorgie de ces engagements. Bref : si le texte était passé, les chances de la Géorgie de rejoindre l’UE auraient été quasiment réduites à néant, au grand contentement de la Russie.

La société civile et les médias géorgiens sous la menace

Les rapports annuels de Freedom House sur les nations en transition soulignent que, depuis des années, la société civile géorgienne s’est exprimée sur diverses questions d’importance nationale, notamment la démocratie, la justice et les droits de l’homme, ou encore l’intégration européenne. Au fil des ans, elle a travaillé sur des paquets de réformes avec les autorités compétentes. Nombre de ses composantes ont également joué un rôle actif dans la fourniture de services aux personnes handicapées, aux victimes de violences domestiques ou à d’autres groupes défavorisés.

Parallèlement, ces dernières années, la société civile et certains représentants des médias critiques sont devenus la cible d’attaques. En juillet 2021, pendant la semaine de la LGBT Pride de Tbilissi, des groupes violents d’extrême droite ont agressé physiquement des journalistes et s’en sont pris aux bureaux de certains acteurs de la société civile.

En mai 2022, un tribunal a condamné le directeur de la chaîne de télévision d’opposition Mtavari TV à trois ans et demi de prison. Cet acte a été largement condamné, tant en Géorgie qu’au niveau international. Les attaques verbales et les déclarations discréditant les dirigeants d’OSC ne sont pas inhabituelles de la part de représentants de haut niveau du parti au pouvoir.

Cependant, jusqu’à présent, la société civile bénéficiait de conditions législatives favorables qui permettaient de facilement créer et faire fonctionner des OSC. Mais ces OSC dépendent principalement des financements étrangers. Diverses initiatives contribuant à renforcer les réformes démocratiques, à protéger les droits de l’homme, à garantir l’égalité ou à fournir des services aux personnes dans le besoin ont été financées par les États-Unis, l’UE et ses États membres, et d’autres donateurs internationaux. De nombreux médias en ligne critiques reçoivent également des fonds de l’étranger. Cette dépendance en fait des cibles plus faciles pour les tentatives de délégitimation et de discréditation – c’était, clairement, l’un des objectifs de la loi qui vient d’être rejetée.

La loi russe sur les « agents étrangers », adoptée en 2012, et qui a, depuis, fourni un vernis juridique à la fermeture de nombreuses ONG et de nombreux médias indépendants en Russie, est devenue une source d’inspiration pour d’autres régimes qui veulent faire taire les voix critiques.


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La Hongrie a également adopté une loi similaire « sur la transparence des organisations recevant des fonds étrangers » en 2017. Elle a toutefois été contrainte de l’abroger à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a jugé la loi incompatible avec les droits fondamentaux de l’UE.

Il semble que la Géorgie, qui est caractérisée par la Freedom House comme un « régime hybride » (c’est-à-dire une démocratie électorale où les institutions démocratiques sont fragiles et où la protection des droits politiques et des libertés civiles se heurte à des difficultés considérables), est passée tout près de suivre l’exemple russe. Répétons-le : l’adoption de cette loi aurait porté un rude coup à la fois à la société civile, à la démocratie et à l’espoir de la Géorgie de rejoindre l’UE.

Et maintenant ?

Le projet de loi doit également être considéré dans une perspective géopolitique. La guerre impérialiste de la Russie contre l’Ukraine renforce l’inquiétude concernant des pays comme la Géorgie qui se trouvent dans une situation géopolitique vulnérable mais qui, jusqu’à récemment, conservaient une orientation indépendante en matière de politique étrangère. Le message politique qui se cache derrière ce projet de loi, malgré son retrait, est préoccupant, étant donné la ressemblance frappante de cette loi et de la rhétorique officielle qui l’entoure avec les récits russes.

L’image d’une femme géorgienne brandissant le drapeau de l’Union européenne alors qu’un canon à eau était utilisé contre elle durant les manifestations nocturnes du 7 mars représente le visage puissant de la résistance géorgienne.

Cette résistance a porté ses fruits et a permis d’arrêter – ou, en tout cas, de retarder – la répression antidémocratique. Toutefois, rien ne garantit que le projet de loi ne reviendra pas à l’ordre du jour. C’est pourquoi tous ceux qui s’intéressent au sort de la démocratie géorgienne doivent rester vigilants.

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