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En Inde, les paysans aspirent à un renouveau démocratique

Des agriculteurs participent à une manifestation contre les récentes réformes agricoles du gouvernement central en bloquant une autoroute à la frontière de l'État de Delhi-Haryana, à Singhu, le 29 décembre 2020. Sajjad Hussain/AFP

Le 26 janvier marque depuis 1950 la célébration de la République indienne, soit l’entrée en vigueur de la Constitution. Mais, cette année, les médias n’ont eu de cesse de diffuser les images d’agriculteurs indiens juchés sur le symbolique Fort Rouge, tandis qu’à quelques kilomètres, le premier ministre Narendra Modi prononçait son discours à la nation.

En effet, depuis deux mois, des centaines de milliers de paysans et agriculteurs arrivent du Pendjab, d’Haryana, du Rajasthan et d’Uttar Pradesh (États situés dans le nord-ouest du pays) et se massent aux portes de Delhi. Mardi, ils se sont invités à la parade militaire, un acte fort qui ponctue leur mobilisation. En dépit de heurts avec les forces de police et des efforts du gouvernement visant, selon le site indépendant Scroll.in, à réprimer les manifestants, la mobilisation persiste.

Les agriculteurs réclament le retrait, de trois lois adoptées sans discussion en septembre 2020, qui dérégulent le marché agricole et le livrent aux grandes entreprises de l’agro-alimentaire, mettant ainsi en péril le fragile équilibre économique de ce secteur qui emploie 41,5 % de la population (contre 26 % pour l’industrie et 32,5 % pour les services).

Question agraire et crise du monde agricole en Inde

Ce mouvement social d’une ampleur inédite replace au cœur du débat public indien la question agraire, généralement abordée à travers le prisme de la crise profonde que traverse le monde agricole depuis trente ans.

86 % des paysans indiens sont ainsi concernés par le morcellement des terres car ils représentent de petits et très petits exploitants, possédant moins de deux hectares (contre une moyenne de 61 hectares en France par exploitation).

Des agriculteurs indiens lors d’une manifestation
Des agriculteurs lors d’une manifestation contre les récentes réformes agricoles du gouvernement central, à la frontière de l’État de Delhi-Haryana, à Singhu, le 27 janvier 2021. Money Sharma/AFP

Il est aussi question de la non-rentabilité de l’activité agricole pour la majorité des paysans indiens, obligés de recourir au travail salarié dans le secteur informel en ville (chaque ménage rural gagne en moyenne 8 059 roupies, soit 91 euros par mois) ; d’un taux de suicide parmi les plus élevés au monde, à cause du fardeau d’une dette impossible à rembourser ; des dégâts écologiques liés à l’agriculture intensive et à l’usage massif de pesticides.

Les effets à long terme de la révolution verte

Cette situation de crise est paradoxalement le fruit du pari réussi de la politique agricole mise en place dans les années 1960 pour répondre aux famines qui frappaient encore le pays et l’obligeaient à importer massivement du blé des États-Unis.

À partir de 1965, l’État nehruvien lance la révolution verte, un ambitieux programme de modernisation de l’agriculture, avec de nouveaux modes de culture, le passage d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive, l’introduction de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement (qui remplacent une grande variété de céréales locales, mieux adaptées à la sécheresse, et plus riches en minéraux et vitamines, comme le sorgho ou le millet, la mécanisation de la production, l’électrification des systèmes de pompage pour l’irrigation et l’usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides.

Réforme agraire en Inde : les petits agriculteurs à nouveau dans la rue à New Dehli.

Les États du Pendjab et de l’Haryana, à la pointe de la contestation actuelle, sont choisis comme laboratoires de la révolution verte, qui font d’eux aujourd’hui encore les greniers à riz et à blé de l’Inde, fournissant respectivement 26 % et 32 % de la production nationale.

Cette politique, si elle a eu sans conteste un impact positif sur la productivité agricole et a permis au pays d’atteindre l’autosuffisance alimentaire, a principalement bénéficié aux gros exploitants et s’est traduite par des ravages écologiques (érosion et pollution des sols, épuisement de la nappe phréatique…) et des problèmes de santé publique.

Sur cette photo prise le 29 octobre 2014, des ouvriers indiens récoltent le coton dans un champ à la périphérie de Barnala, dans l’État du Pendjab
Sur cette photo prise le 29 octobre 2014, des ouvriers indiens récoltent le coton dans un champ à la périphérie de Barnala, dans l’État du Pendjab. Natinder Nanu/AFP

Ainsi, dans le sud-ouest du Pendjab, à cause de l’usage massif de pesticides, 80 % de la nappe phréatique est polluée et les cas de cancers se multiplient : le Bathinda Cancer Institute traitait 10 648 patients en 2018 contre 6 233 deux ans plus tôt et tous les matins le « train du cancer » quitte la gare de Bathinda avec à son bord des malades allant se faire soigner au Rajasthan voisin.

Plus récemment, la libéralisation de l’économie indienne à partir des années 1990 a accéléré le phénomène de capitalisation et de marchandisation de l’agriculture ; elle a également contribué à la marginalisation de la question agraire au sein des politiques publiques de développement, en la subordonnant aux programmes d’industrialisation et d’urbanisation.

Dérégulation et fin de l’encadrement étatique du marché agricole

Pour autant, le secteur agricole n’a pas été complètement livré aux lois du marché. Dans le souci d’assurer la sécurité alimentaire de plus d’un milliard d’habitants, l’État occupait – jusqu’à la récente réforme qui cristallise les oppositions – une place prépondérante dans le fonctionnement et la régulation de l’économie agraire.

Ainsi, le riz et le blé bénéficiaient d’un prix minimum d’achat (Minimum Support Price, MSP) garanti par l’État dans le cadre de l’Agricultural Produce Market Commitee (APMC), appelé plus communément mandi.

Au sein de ce « marché-vendeur », les distributeurs de l’agro-alimentaire devaient négocier le prix d’achat sur la base de l’offre disponible avec les agriculteurs, par l’intermédiaire de courtiers.

Les nouvelles lois mettent un terme à ce monopole étatique en introduisant un nouvel espace d’échange, où le prix sera directement fixé par les investisseurs et l’agro-business sur la base de la demande et imposé aux agriculteurs, ce qui se traduira par une baisse générale des prix de vente et la fin programmée du système des mandis et du MSP.

L’enjeu : la survie des petits paysans et la propriété de la terre

Ceux que nous avons rencontrés à Singhu border (un des trois lieux occupés par les manifestants à la frontière de Delhi) nous expliquent que leurs seuls revenus réguliers proviennent de la vente à prix garanti de leur récolte de blé et de riz, tandis qu’ils doivent attendre jusqu’à deux ans le paiement de leur récolte de canne à sucre, ce qui les oblige à emprunter de l’argent auprès des courtiers du mandi.

Surendettés et très précaires, tous sont d’accord pour trouver le système actuel insatisfaisant, mais la réforme, disent-ils, va les obliger à vendre leur lopin de terre aux grands groupes industriels proches du pouvoir, en particulier ceux des millionnaires Ambani et Adani.

Inde : la réforme de l’agriculture, coup de grâce pour les petits paysans.

Or, l’agriculture en Inde, bien plus qu’une simple activité économique, est source d’identité et la propriété foncière, une marque de statut social, tout particulièrement pour les castes dominantes, d’où l’attachement viscéral des manifestants à la terre, réaffirmé par l’un d’entre eux, « la terre est notre mère », et leur détermination à tenir le siège jusqu’au retrait des lois.

Dans ce but, chaque groupe de fermiers est venu avec six mois de provisions stockées dans une remorque attachée à un tracteur, qui leur sert également de lieu de vie.

À la pointe de la contestation : les sikhs

Reconnaissables à leur turban et à leur barbe, les sikhs, majoritaires au Pendjab, mènent la contestation. Né au XVe siècle et s’affirmant comme une troisième voie entre l’hindouisme et l’islam, le sikhisme constitue la cinquième religion au monde par le nombre d’adhérents (30 millions), mais il ne représente qu’une toute petite minorité de la population indienne (2 %).

Un agriculteur proteste contre les récentes réformes agricoles du gouvernement indien.
Un agriculteur sikh se tient à côté de son tracteur pendant le mouvement de contestation contre les récentes réformes agricoles du gouvernement central, à la frontière de l'État de Delhi-Haryana, à Singhu, le 27 janvier 2021. Money Sharma/AFP

Pour galvaniser les participants et leur faire supporter les froides nuits d’hiver de la capitale indienne (plusieurs paysans y ont succombé), le mouvement s’inspire largement de l’ethos martial des sikhs et de leur histoire faite de luttes contre ce qu’ils perçoivent comme les injustices du pouvoir central.

Les pratiques et les institutions socioreligieuses sikhes organisent la vie quotidienne des campements. Ainsi le langar, le réfectoire communautaire attaché à chaque lieu de culte sikh, sert-il en continu et gratuitement des repas, y compris aux policiers qui ont malmené les protestataires et à la population locale.

Le langar fonctionne grâce au seva (service volontaire), un autre pilier de l’éthique sikhe, qui comprend dons de nourriture ainsi que préparation et distribution des repas par une armée toujours renouvelée de bénévoles.

« Personne ne peut lutter le ventre vide », un vidéo sur le langar (Boom).

Le symbolisme omniprésent de la commensalité, la nourriture partagée en commun par-delà les barrières de caste et de religion, et la figure sociale du paysan qui nourrit la nation (annadata) ont fortement contribué à l’immense popularité dont bénéficie le mouvement bien au-delà de l’Inde rurale.

Enfin, les paysans sikhs s’appuient sur le soutien enthousiaste d’une diaspora prospère et influente, qui a su donner un écho international au mouvement, conduisant ainsi Justin Trudeau, le premier ministre canadien à s’exprimer sur le sujet, ce qui a provoqué des tensions diplomatiques avec l’Inde.

Un large soutien populaire

Ce répertoire culturel et religieux propre aux sikhs n’empêche cependant pas la participation des paysans majoritairement hindous des États voisins de Delhi, ni le soutien des musulmans (qui n’ont pas oublié l’aide apportée par les sikhs lors du mouvement contre la réforme de la citoyenneté l’an dernier), des milieux progressistes et sécularistes et de la gauche indienne, dont sont issus les syndicats paysans à l’initiative du mouvement.

L’unité et l’organisation sans faille dont ont fait preuve ces derniers ont permis au mouvement de déjouer les tentatives du parti au pouvoir, le BJP, de ternir son image, les médias à sa solde présentant tour à tour les paysans comme des terroristes ou des illettrés manipulés par l’opposition.

Manifestation d’agriculteurs indiens
Des agriculteurs participent à un rassemblement de tracteurs à New Delhi le 26 janvier 2021. Money Sharma/AFP

L’enjeu est de taille : outre la survie du monde paysan, le mouvement en cours se bat pour les libertés démocratiques des citoyens indiens, en réclamant la libération des opposants emprisonnés ; pour la préservation du fédéralisme à l’indienne, malmené par les visées centralisatrices du parti au pouvoir ; il affirme enfin sa solidarité avec le monde ouvrier, durement frappé par la suspension du droit du travail depuis mai 2020 dans plusieurs États contrôlés par le BJP.

Cette solidarité entre le monde paysan et le monde ouvrier, qui s’est concrétisée le 26 novembre dernier par la plus grande grève de l’histoire de l’Inde, rassemblant 250 millions de personnes à travers le pays, pourrait bien constituer la plus sérieuse menace pour la droite nationaliste hindoue au pouvoir et sa politique autoritaire, national-populiste et ultra-libérale.

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