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En Polynésie, des œuvres d’art pour défier le colonialisme nucléaire

Manifestation à Papeete en juillet 2021 contre les essais nucléaires
Le 2 juillet 2021 à Papeete, lors de la manifestation pour commémorer l'anniversaire du premier essai nucléaire conduit le 2 juillet 1966 sur l'atoll de Moruroa. Suliane Favennec / AFP

Quelles ont été les conséquences sanitaires des essais nucléaires à Moruroa et Fangataufa conduits entre 1966 et 1996 sur le peuple autochtone mā’ohi ? Il n’existe pas de statistiques officielles, car la France a cessé de publier les statistiques régionales sur les causes de décès après les premiers tests un mois après le premier essai et a placé le principal hôpital de Tahiti sous contrôle militaire.

Néanmoins, de nombreux Polynésiens ont partagé leur vécu dans des ouvrages tels que Moruroa et nous (1997), Les Polynésiens et les essais nucléaires (2006), ou bien encore Témoins de la bombe (2017).

Mettre en lumière une expérience partagée

Ces études sociologiques, recueillies notamment grâce au dévouement de personnalités mā’ohi comme John Taroanui Doom, Roland Oldham, Gaby Tetiarahi, et le Français Bruno Barrillot, mettent en lumière la tragique expérience partagée en Polynésie par de nombreuses victimes du nucléaire. Partout, les Mā’ohi irradié·e·s racontent cancers, leucémies, décès précoces, malformations congénitales, fausses couches, problèmes de stérilité.

Mais le gouvernement français a toujours su opposer ses chiffres officiels aux témoignages autochtones, aussi nombreux soient-ils. Ainsi, quelques mois seulement après la publication de Moruroa et nous, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sollicitée par Jacques Chirac pour évaluer la situation environnementale après la fin des essais, présenta devant un panel d’experts à Vienne tout une série de mesures et de calculs prouvant « scientifiquement » qu’il n’y avait aucun risque sanitaire en Polynésie.

L’obstruction du gouvernement français

À ces chiffres officiels, des spécialistes indépendants ont opposé d’autres données.

Dans Toxique (2021), Sébastien Philippe et Tomas Statius ont démontré, archives militaires déclassifiées et simulations informatiques à l’appui, que plus de 100 000 personnes, soit 90 % de la population à l’époque des tirs, ont été exposées à des taux de rayonnement reconnus par l’État français lui-même comme dangereux et donnant droit à des possibilités d’indemnisations.

C’est dix fois plus que le nombre de victimes potentielles avancé par les études officielles du gouvernement français et utilisé par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).

Mais ni les enquêtes sociologiques ni les enquêtes scientifiques n’ont fait bouger le gouvernement d’Emmanuel Macron sur la reconnaissance des conséquences sanitaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Alors que le CIVEN a refusé plus de 95 % des demandes d’indemnisations déposées par des Polynésiens, Macron a réitéré son refus de modifier le processus de dédommagement.

60 ans de mobilisation antinucléaire

C’est sans doute en partie à cause de la difficulté d’établir un dialogue scientifique productif avec le gouvernement français, retranché derrière ses chiffres officiels et son « expertise » scientifique, que de nombreux activistes antinucléaires se sont tournés vers d’autres modes d’expression, plus artistiques, pour parler du colonialisme nucléaire.

Dès 1963, de grands orateurs comme John Teariki, Céline Oopa et Félix Tefaatau ont prononcé des discours antinucléaires pleins d’émotion, inspirés des ‘ōrero (art oratoire tahitien) traditionnels.

Avec l’implantation du CEP, des chanteurs-compositeurs comme John Gabilou, Bob et Heifara Danielson et Angelo Neuffer ont permis d’étendre la contestation au domaine de la chanson tahitienne. Dans ces chants très populaires, Moruroa est souvent personnifiée sous forme de femme, rappelant le lien généalogique qui unit les Mā’ohi à la terre-mère (Papa) dans la cosmogonie polynésienne.

D’autres militants, comme Bobby Holcomb et Heinui Le Caill, se sont tournés vers l’art pictural pour illustrer la violence du fait nucléaire, surimposant des images de la bombe sur le corps des Mā’ohi. Parce que l’approche scientifique enlise les militants dans un débat chiffrage-contre-chiffrage qui tend à désavantager les victimes, ces artistes participent, à leur manière, à la décolonisation du débat sur le fait nucléaire.

« Mā’ohi Lives Matter ». Heinui Le Caill/Ranitea Laughlin, Author provided

Des autrices mā’ohi contre le Centre d’expérimentation du Pacifique

Considérons, par exemple, la littérature mā’ohi, dont nous proposons une étude dans un des chapitres du livre Des Bombes en Polynésie (2022).

Dans le sillage de Rai Chaze, Chantal T. Spitz, et Titaua Peu, de nombreuses romancières mā’ohi se sont tournées vers la littérature pour aborder l’impact du CEP.

Il est frappant de voir que les autrices qui abordent le problème des conséquences sanitaires du CEP le font souvent à travers une histoire romancée, qui s’éloigne des rapports médicaux officiels disponibles. Alors que la majorité des employés du CEP étaient des hommes, la plupart des personnages à mourir de cancer dans ces romans mā’ohi sont des femmes. Par ailleurs, les tumeurs décrites dans ces œuvres ne sont pas les plus fréquemment causées par les radiations, comme le cancer de la thyroïde, mais affectent surtout les parties du corps associées à l’érotisme et la sexualité, comme les seins ou l’utérus.

Pourquoi substituer ainsi la femme océanienne à l’ouvrier du CEP ? Pourquoi remplacer le cancer de la thyroïde par le cancer du sein ? On peut interpréter l’omniprésence de la morbidité féminine dans les romans mā’ohi comme une volonté de décoloniser le discours sur le Pacifique, caractérisé par la sursexualisation systématique de la vahiné – mythe tenace qui sévit depuis la publication du journal de voyage de Bougainville au XVIIIe siècle.

Lorsque des autrices autochtones substituent ainsi des poitrines mutilées aux seins dénudés, elles ont une démarche militante qui s’inscrit en faux contre des siècles de discours colonial. Les leitmotivs du sein cancéreux, de l’utérus atrophié, et de l’enfant mort-né qui prolifèrent dans la littérature mā’ohi soulignent le fait que, loin d’encourager la rencontre harmonieuse entre femmes océaniennes et arrivants européens, le colonialisme nucléaire menace la possibilité même de la vie. Aux chiffres du gouvernement français sur l’innocuité des essais, elles répondent par des œuvres d’art qui mettent en lumière les effets sanitaires et psychologiques de la bombe.

Ouvrir un espace de réflexion

La complexité du fait nucléaire menace le débat démocratique. En effet, l’étude des conséquences sanitaires du CEP s’est trop souvent élaborée à partir d’archives militaires imparfaitement déclassifiées, de mesures de radioactivité nécessitant une expertise scientifique qui exclut de fait de nombreux activistes, ou bien encore de définitions juridiques controversées de ce qui constitue une maladie radio-induite.

Aujourd’hui, les principales organisations polynésiennes de défense des victimes, Moruroa e Tātou et Association 193, sont obligées de mobiliser des outils scientifiques et juridiques pour combattre l’État français avec ses propres armes.

Mais en plus du travail indispensable des physiciens et des avocats, l’apport des artistes contribue également à faire pression sur le pouvoir colonial. Par le ‘ōrero, la chanson, l’art et la littérature, de nombreux activistes interrogent le fait nucléaire et contribuent à ouvrir un espace de réflexion dans un langage accessible à tous pour peut-être, un jour, guérir les blessures du CEP.

Comme le conclut Chantal T. Spitz :

« Cette reconstruction n’est possible qu’à travers la mise à jour mise en mots de nos douleurs de nos pertes de nos redditions… elle passe surtout par la reconnaissance de l’état français mais aussi par nous-mêmes du fait colonial du fait nucléaire. Le dialogue aura lieu un jour. »

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