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En quoi la controverse à l’IEP de Grenoble questionne l’autonomie de l’enseignement supérieur

En mars 2021, manifestation d'étudiants sur le campus de l'IEP de Grenoble après les accusations d'islamophobie portées contre deux professeurs. Philippe Desmazes/AFP

Parmi les polémiques de l’année 2021 figure « l’affaire de l’IEP de Grenoble », née de l’usage du terme « islamophobie » dans l’intitulé d’un événement.

D’abord animée par échange de mails internes, la controverse a donné lieu à un affichage d’accusations par certains étudiants, prenant une dimension publique et médiatique notamment du fait des décisions de la direction de l’institut.

Alors que l’affaire vient de rebondir suite à la suspension d’un enseignant, et tandis que la nouvelle année sera marquée par des élections présidentielles et législatives, revenons sur ce que cette polémique nous dit des transformations de notre enseignement supérieur.

Arguments académiques, politiques et disciplinaires

Si la polémique a démarré par des enjeux propres au campus grenoblois, elle renvoie d’abord à la mobilisation par la recherche académique de notions importées d’universités américaines (« décolonialisme », « cancel culture », idéologie « woke »…), elles-mêmes importées et interprétées à partir de la french theory (aux racines notamment situées dans les travaux de chercheurs post-modernistes comme Michel Foucault ou Jacques Derrida. C’est donc à une controverse académique qu’il convient en premier lieu de remonter pour comprendre les sources du débat.


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Pour autant, ces notions ont de fait une valence politique, par leur questionnement de la construction sociale des individus et des groupes sociaux. Aussi ont-elles fait irruption dans les pratiques politiques d’universités américaines, dans un pays où l’affirmative action témoigne depuis longtemps d’une approche singulière de la lutte contre les discriminations, définies par Daniel Sabbagh comme

« ensemble de pratiques consistant à accorder aux membres de certains groupes précédemment soumis à un régime juridique discriminatoire et statistiquement sous-représentés dans les échelons les plus élevés de la hiérarchie socioprofessionnelle un traitement préférentiel dans la répartition des emplois (publics et privés), des places à l’université (dès lors qu’il s’agit d’établissements sélectifs) et des marchés publics ».

En France, où la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », rend déjà compte des tensions que peut susciter une telle approche, la réception des notions décoloniales n’a pas été sans susciter de débats dans la sphère politique, y compris dans le monde universitaire qui a par exemple vu apparaître un « observatoire du décolonialisme », ainsi que les réactions de plusieurs ministres.

Outre les champs scientifique et politique, l’affaire de l’IEP de Grenoble convoque également des faits d’ordre disciplinaire, avec une enquête assortie de sanctions, en écho au comportement des protagonistes et l’intervention de l’Inspection générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche(IGESR).

Enfin, l’annonce par Laurent Wauquiez de son refus de continuer à financer l’IEP, en réaction à la suspension récente d’un enseignant (que le professeur de droit Olivier Beaud décrit comment relevant d’une atteinte à la liberté d’expression plutôt qu’à la liberté académique), devrait conduire l’IEP à être privé d’un soutien annuel de l’ordre de 100 000€ par la région Auvergne-Rhône-Alpes qu’il préside.

Autonomie des universités, autonomie des universitaires

La situation de l’IEP de Grenoble mérite d’être analysée au prisme de la notion d’autonomie, soit le « fait de se gouverner par ses propres lois ». Le classement annuel de l’autonomie des systèmes d’enseignement supérieur de recherche de l’Association européenne de l’Université (EUA) distingue par exemple quatre composantes : organisationnelle, académique, ressources humaines, moyens financiers. Plus fondamentalement, deux types d’autonomies sont revendiqués par les acteurs de la recherche :

« L’autonomie des universitaires, qui désigne l’exercice d’une indépendance relative des universitaires dans le contrôle de leurs activités face à des membres externes à leur groupe professionnel (avec le primat du jugement par les pairs), doit donc être distinguée de l’autonomie des universités, qui désigne la capacité de chaque établissement à déterminer et à mettre en œuvre une stratégie qui lui est propre. » (Barrier, 2015, p.128)

Le système universitaire français constitue justement un exemple dans lequel l’autonomie des universitaires ne s’est pas automatiquement traduite par une autonomie des universités, encore aujourd’hui à en juger par le classement de la France par l’EUA.

Or, l’affaire de l’IEP de Grenoble peut être utilement analysée à l’intersection de ces deux autonomies.

Une sanction moins financière que politique

En effet, s’il ne nous revient pas de commenter les décisions prises par la section disciplinaire de l’IEP (d’autant plus sans en connaître les attendus) relevons néanmoins que la relaxe des étudiants ne se conforme pas plus au souhait de sanction des étudiants, exprimé par la ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, qu’aux recommandations de l’IGESR vis-à-vis du dépaysement de la procédure.

Ce constat résulte du fait que les procédures disciplinaires relatives aux étudiants comme aux enseignants-chercheurs dépendent en première instance de leur établissement (puis en appel du Conseil National de l’Enseignement supérieur et de la Recherche – CNESER).

D’ailleurs, la décision récente de faire présider la section disciplinaire du CNESER par un conseiller d’État, plutôt que par un universitaire, a pu être commentée comme une « mise sous tutelle de la justice universitaire ».

Par ailleurs, si la sanction financière décidée par la Région semble de prime abord renvoyer à l’autonomie de gestion de l’établissement, il convient de nuancer la portée de ces 100000€, par exemple en comparaison des 9,9M€ de l’IEP consacrés annuellement à la seule masse salariale (dont 7,6M€ issus de l’État). Ce sont donc moins les conséquences budgétaires de la décision de Laurent Wauquiez (d’ailleurs ancien ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur) que leur portée symbolique et politique qu’il convient d’appréhender.

Articuler débat républicain et autonomie des universitaires

Finalement, les événements de l’IEP de Grenoble s’inscrivent dans une époque où les attentes à l’égard de l’université à travers le monde n’ont jamais été si manifestes. Des chercheurs ont par exemple proposé de revisiter le modèle dit de la « triple hélice » associant initialement et dans une dynamique commune les secteurs académique, économique et politique.

Outre l’intégration des enjeux de la transition écologique qui s’ajoutent désormais à ces trois premières dimensions, cette « quintuple hélice » considère que les universités ont vocation à contribuer aux transformations culturelles et sociales, ce qui n’est pas sans rapport avec la polémique qui nous intéresse. Cette multiplication des attentes questionne à la fois la vocation des organisations universitaires et leurs modèles économiques (quels partenaires et financeurs pour y répondre ?).

La liberté académique est-elle en danger ? Interview d’Olivier Beaud (France Culture, 2021).

En France, alors que le Code de l’Éducation listait jusqu’en juin 2006 trois missions pour le service public d’enseignement supérieur, elles sont désormais onze. En parallèle de cet accroissement, l’autonomie de gestion des universités a été confortée (notamment par la loi de 2007) tandis que les collectivités étaient appelées à jouer un rôle en principe croissant dans le paysage académique français (la Métropole et la Région siègent d’ailleurs au Conseil de l’IEP Grenoble).

Pour autant, des travaux tels que ceux de Jérôme Aust sur le cas lyonnais invitent à remarquer que, si les collectivités sont des partenaires et des financeurs désormais bien identifiés des acteurs, il convient d’en relativiser le poids réel dans la gouvernance universitaire.

En outre, comme le pointait déjà Max Weber au début du siècle dernier, le monde de la recherche et le monde politique poursuivent des objectifs différents, en empruntant des chemins différents. La Magna Charta Universitatum rappelle par exemple que

« La liberté de recherche, d’enseignement et de formation étant le principe fondamental de la vie des universités, les pouvoirs publics et les universités, chacun dans leur domaine de compétence, doivent garantir et promouvoir le respect de cette exigence fondamentale ».

Tandis que les libertés académiques sont attaquées en de multiples lieux, l’importation et la mobilisation en France des notions « décoloniales » n’est pas seulement affaire de controverses entre politiques d’un côté ou entre scientifiques de l’autre. Elle questionne aussi leur capacité à respecter leurs légitimités mutuelles et à dialoguer sereinement.

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