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En Turquie, la leçon des maires kurdes sur l’égalité entre femmes et hommes

Une femme vote lors des municipales dans la ville à dominance kurde Diyarbakir le 31 mars. Ilyas AKENGIN / AFP

Le 31 mars, les citoyens turcs ont été appelés aux urnes pour élire leurs maires et conseillers municipaux.

Les résultats ont ébranlé l’hégémonie politique du parti au pouvoir du président Recep Tayyip Erdoğan, le Parti de la justice et du développement (AKP) qui accuse désormais les pays de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis d’avoir interféré dans le vote de ses concitoyens.

Ainsi, contrairement aux élections de 2014, où l’AKP avait remporté la victoire, l’opposition a effectué une percée considérable, prenant le contrôle de grandes villes comme Istanbul, Ankara, Izmir, Adana, Antalya et Mersin.

Mais au-delà de cet événement notable, les élections municipales turques ont mis en avant un autre phénomène : l’élection de très nombreuses femmes dans les municipalités kurdes.

37 femmes maires et 34 co-maires

En effet, 37 femmes ont été élues maires, dont 24 représentantes du Parti démocratique des peuples, pro-kurde (HDP). Trente-quatre autres femmes travailleront également en tant que co-maires, bien que non officiellement, grâce au système de coprésidence mis en place par l’HDP, qui implique l’exercice conjoint de la fonction de maire par un binôme homme-femme.

Il s’agit là d’une avancée notable, étant donné que l’Assemblée nationale turque ne compte que 17 % de femmes et que la représentativité des femmes à l’échelle régionale reste marginale, avec moins de 3 % d’élues. Les partis politiques turcs ont longtemps été réticents à laisser les femmes s’impliquer. Parmi les candidats aux municipales de 2019, seuls 7,89 % étaient des femmes, dont seulement 10,8 % dans les grandes villes.

Pourtant, le HDP a ouvert la voie avec une liste de candidats totalement paritaire. Ce choix fait figure d’exception, puisque la liste de l’AKP d’Erdoğan ne comptait que 1,25 % de femmes et celle du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), guère davantage, avec 5,23 % de candidates. Même si la représentation des femmes n’est que de 2,66 % à l’échelle locale, elle a nettement augmenté dans les municipalités pro-kurdes.

Une politique efficace

Cette avancée est due en grande partie aux quotas instaurés par l’HDP, qui rendent obligatoire la parité femme-homme sur les listes de candidats et à la tête du parti. Inspiré par les Verts allemands, ce système a été mis en place pour la première fois en 2005 par le Parti de la paix et de la démocratie (DTP), pro-kurde, pour la présidence du parti, avant d’être élargi aux candidats aux municipales lors du scrutin de 2014.

La même année, pour la première fois dans l’histoire du DTP et de la Turquie, le parti a fait campagne pour l’élection de binômes femme-homme sur l’ensemble de ses listes, expliquant :

« L’élargissement du système de coprésidence et sa mise en place dans les municipalités permettra aux femmes d’être davantage représentées sur la scène politique. Sauf erreur, aucun pays au monde n’a jamais mis en place un tel système à l’échelle municipale. La Turquie a ainsi l’occasion d’innover en matière d’opportunités structurelles et d’être un exemple pour les autres pays. »

Des municipalités kurdes paritaires

En tant qu’héritier du DTP, le HDP s’est engagé à maintenir ce système en dépit des pressions exercées par le gouvernement. Il s’est heurté à des obstacles juridiques, sous le prétexte qu’un tel système violerait la Loi sur les municipalités. Le gouvernement en a profité pour instaurer des mesures répressives en 2016.

Tract de campagne d’Ahmet Türk et Figen Altındağ, candidats du HDP, pour les municipales de 2019.

En dépit des pressions, les municipalités kurdes ont généralisé ce concept, quoique de façon officieuse. Toutes les mairies remportées par le parti pro-kurde lors des élections de 2014 ont été dirigées en binôme femme-homme. Bien que le système de coprésidence à la tête d’un parti ait été mis en place ailleurs, celui des co-maires est spécifique aux partis pro-kurdes en Turquie.

Même si l’HDP n’est pas autorisé à présenter des binômes sur ses listes du fait des restrictions légales – un seul candidat par fonction –, le parti a fait campagne en faveur des co-maires. À présent qu’il s’est imposé dans 58 municipalités – dont 24 ont été remportées par des candidates –, toutes seront dirigées conjointement par un homme et une femme.

Les femmes sous-représentées partout dans le monde

Depuis vingt ans, la participation des femmes à la vie politique s’est progressivement accrue dans le monde entier. La proportion de sièges occupés par des femmes dans les parlements et assemblées nationales a également augmenté, passant de 13 % en 1998 à 24 % en 2019.

Cependant, elles restent sous-représentées à l’échelle mondiale et ne participent pas autant à la vie politique que les hommes.

L’Amérique est le continent qui s’en sort le mieux : la représentation des femmes y atteint 30,6 % grâce à la mise en place de quotas dans de nombreux pays d’Amérique latine. L’Europe occupe la seconde place avec 28,6 %, suivie de l’Afrique sub-saharienne (23,9 %), de l’Asie (19,9 %), des pays arabes (19 %) et de l’Océanie (16,3 %).

Bien que la représentation des femmes dans les plus hautes sphères du pouvoir soit encore loin d’être suffisante, certains chercheurs affirment qu’elles peuvent être mieux représentées à l’échelle municipale.

Plusieurs raisons peuvent contribuer à expliquer ce phénomène : des campagnes moins chères, et donc moins de difficultés financières, un emploi du temps plus souple, un nombre de déplacements réduits, et l’idée selon laquelle les femmes seraient plus intéressées par les problématiques « locales ».

Des résultats contradictoires

Cette hypothèse peut difficilement être vérifiée, faute d’un corpus d’études internationales suffisamment conséquent. Néanmoins, les données collectées jusqu’ici mettent en évidence des résultats contradictoires.

En 2013, dans les 28 pays de l’Union européenne, seuls 14 % des maires et des conseillers municipaux étaient des femmes. En France, 84 % des maires sont des hommes.

Aux États-Unis, en 2019, seuls 20,9 % des maires de villes de plus de 30 000 habitants sont des femmes.

Évolution du nombre de femmes maires en France depuis 1974 (graphique de 2015). Docteur Saint James/Wikimedia, CC BY

Pourquoi est-il important de donner plus de place aux femmes sur la scène politique ?

La sous-représentation des femmes en politique révèle une carence démocratique de taille dans le monde entier. Selon les experts, inclure davantage les femmes dans la vie politique permettrait de renforcer la démocratie et d’assurer la mise en place de mesures favorables aux femmes, correspondant à leurs besoins et à leurs attentes. Une étude de 2006 indique qu’à mesure que le nombre de femmes politiques augmente, la voix des femmes est de plus en plus entendue.

La vie politique continue d’être dominée par les hommes. Ici, le président des États-Unis, George W. Bush, et la chancelière allemande, Angela Merkel, rejoignent d’autres chefs d’État et ministres pour la photo officielle, le 29 novembre 2006 au sommet de l’OTAN à Riga, en Lettonie. White House photo by Paul Morse, CC BY

Aujourd’hui, outre les gouvernements, de nombreuses organisations internationales, de l’Union européenne à l’Union africaine, s’efforcent de faire augmenter la participation des femmes à la vie politique.

Cependant, les comportements et les pratiques discriminatoires, de même que les stéréotypes genrés perdurent en matière d’accession aux postes de responsabilité et aux promotions, ce qui empêche les femmes d’accéder à de plus hautes fonctions.

Vers une démocratie véritablement égalitaire ?

Le parti pro-kurde cherche à promouvoir une plus grande implication des femmes en politique, tout en démocratisant et en décentralisant l’organisation monopolistique du pouvoir au sein des institutions politiques, dominées par les hommes.

Ses objectifs tranchent donc nettement avec la politique ultra-masculinisée du pays et de cette région.

Inclure les femmes dans l’administration locale a permis aux municipalités pro-kurdes de travailler en étroite collaboration avec des associations de femmes et la société civile pour aborder des problématiques comme la violence faite aux femmes, l’accès au marché du travail et l’éducation à l’échelle municipale.

Au-delà de l’importance symbolique de la présence de figures féminines en charge des affaires de la ville, et de l’élaboration de lois visant à promouvoir l’égalité homme-femme, le système des co-maires a également eu pour effet d’accroître la participation et l’aspiration des femmes à participer à la vie politique locale.

Briser définitivement le plafond de verre

Promouvoir des femmes au statut de co-maire est aussi une façon de briser le plafond de verre qui les empêche de progresser dans leur carrière.

Sezai Temelli (à gauche) et Pervin Buldan (à droite), les co-présidents du Parti démocratique des peuples, pro-kurde, pendant un meeting de campagne en 2018. AFP

A ce jour, en dépit de tous ces avantages, la parité des municipalités kurdes n’est pas encore institutionnalisée, à cause des restrictions juridiques et de l’opposition politique à laquelle elle se heurte.

Des études plus approfondies permettraient d’analyser les dynamiques de pouvoir créées par le système de co-présidence, qu’il s’applique à la direction du parti ou aux municipalités. Néanmoins, cette mesure peut servir d’exemple à d’autres pays pour favoriser l’implication politique des femmes à l’échelle locale, non seulement au niveau législatif mais aussi sur le plan décisionnel.


Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast for Word.

This article was originally published in English

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