Depuis le 24 février 2022, la Russie mène contre l’Ukraine plusieurs guerres parallèles : la conventionnelle, l’hybride ou la cyberguerre, et celle contre l’environnement — l’écocide.
L’écocide en tant qu’arme de guerre est accompagné par la destruction systématique des infrastructures civiles et du réseau énergétique du pays. L’écocide n’est donc pas uniquement un simple dommage collatéral de la guerre conventionnelle, son objectif est de rendre invivables les régions de l’Ukraine pour la vie civile.
En détruisant les infrastructures, les routes, et en forçant les autorités ukrainiennes à investir temps et ressources à la reconstruction, la Russie s’assure de nuire le plus possible à la campagne militaire. Toute ressource, humaine ou matérielle investie dans le sauvetage ou la reconstruction d’une région prive le complexe militaro-industriel de la même ressource. Il s’agit donc d’une tactique de guerre à large spectre, visant à limiter les capacités ukrainiennes dans plusieurs secteurs, notamment dans le secteur militaire.
Professeur titulaire de relations internationales au Département d’histoire de l’Université Laval, ma co-auteure, Sophie Marineau, est doctorante à l’Université catholique de Louvain en histoire. Depuis 2014, la guerre en Ukraine et la réaction internationale vis-à-vis du conflit sont au centre de nos recherches respectives.
Un geste délibéré
Le mot écocide provient du grec oïkos (maison) et du latin caedere (tuer) : l’action de tuer la Terre.
Selon l’historien David Zierler, l’écocide est une destruction délibérée de l’écologie et de l’environnement comme arme de guerre. Pour Laurent Neyret, juriste et spécialiste du droit de l’environnement, l’écocide comprend « toute action généralisée ou systématique comprise dans une liste d’infractions qui causent des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel, commises délibérément et en connaissance de cette action ».
Guerre du Vietnam
L’étude de l’écocide comme arme de guerre peut être retracée à la guerre du Vietnam lorsque les Américains ont mené de larges campagnes de bombardements visant à rendre le territoire hostile et inhabitable pour la population et le Front national de libération du Sud Vietnam, notamment par l’utilisation de l’Agent orange. Depuis, plusieurs tentatives, par différents acteurs de la communauté internationale, ont échoué à faire reconnaître l’écocide comme un crime international. Encore aujourd’hui, la lutte continue.
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À cet effet, depuis le début de l’invasion russe de février 2022, le président ukrainien déplore le manque de reconnaissance internationale de l’écocide, et l’absence de compétence de la Cour pénale internationale (CPI) pour ce type de crime.
Cour pénale internationale
Les quatre crimes pour lesquels la CPI a compétence sont le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression. Dans une vidéo sur son canal Telegram, le président Volodymyr Zelensky déclare que la Russie est coupable de crime d’agression, l’un des crimes de guerre qu’elle a commis, et qu’on peut ajouter à la liste un écocide brutal à la suite de la destruction du barrage Khakovka en juin 2023.
En liant l’écocide aux autres crimes pour lesquels la CPI a compétence, Zelensky souhaite attirer l’attention de la communauté internationale sur la sévérité des dégâts causés par la guerre. Les coûts de reconstruction, estimés par la Banque Mondiale, sont déjà à près de 500 milliards de dollars américains pour tout le territoire ukrainien.
La destruction du barrage de Kakhovka pourrait éventuellement inciter la Cour pénale internationale à inclure l’écocide comme un cinquième crime relevant de ses compétences.
Rupture du barrage de Kakhovka
Selon le rapport de l’ONU, la destruction délibérée du barrage de Kakhovka, situé au sud de l’Ukraine et sous occupation de l’armée russe, le 6 juin 2023, a provoqué une inondation dévastatrice sur plus de 620 km2.
La rupture du barrage a causé la mort d’au moins 40 civils ukrainiens, quelque 4 400 foyers ont été inondés et plus de 4 000 personnes des oblasts de Kherson et de Mykolaivska ont été déplacées. Le rapport indique aussi de nombreux dommages sur l’écosystème de la région, notamment sur l’industrie de la pêche. On dénombre la perte de plus de 11 388 tonnes de poissons. Quelques 11 294 hectares de forêt ont aussi été détruits par les inondations. Parallèlement, le barrage permettait de fournir de l’eau potable à près d’un million de personnes qui s’en sont retrouvées privées à la suite de sa destruction.
Notons également que la Russie a refusé l’aide des Nations unies pour secourir la population civile ukrainienne sinistrée dans les zones sous son contrôle.
Pas un cas isolé
Malheureusement, le cas du barrage Khakovka n’est pas un cas isolé dans cette guerre. La Russie a visé d’autres barrages, notamment ceux de Oskil et de Pechenihy, en plus des attaques autour de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia — cinq fois plus grandes que la centrale de Tchernobyl, dont l’explosion de 1986 causerait potentiellement jusqu’à 25 000 cancers supplémentaires en Europe d’ici 2065.
L’armée russe a également transformé la centrale nucléaire de Zaporizhzhia en base militaire, sachant pertinemment que l’armée ukrainienne ne la prendra jamais pour cible, pour éviter tout incident, même si une contre-offensive devait être lancée dans la région.
De nombreux autres sites industriels endommagés ou détruits par les frappes russes ont causé des fuites de produits chimiques dangereux dans les rivières, les lacs, et dans l’écosystème ukrainien de façon générale.
Plus récemment, le 26 août 2024, la Russie a également lancé une frappe massive contre la centrale hydroélectrique de Kiev. Des coupures d’eau et d’électricité ont été signalées, mais la centrale n’aurait pas subi de dommages critiques selon les autorités ukrainiennes. En visant les infrastructures énergétiques, la Russie espérait démoraliser les Ukrainiens en les privant durablement d’eau et d’électricité.
Un droit international non contraignant
Étant donné que l’écocide n’est pas à l’heure actuelle un délit pénal au regard du droit international, l’Ukraine pourrait poursuivre les auteurs présumés de l’écocide en appliquant son propre code pénal. L’article 441 de ce code définit l’écocide comme étant la « destruction massive de la flore et de la faune, l’empoisonnement de l’air ou des ressources en eau, ainsi que toute autre action susceptible de provoquer une catastrophe environnementale ». Le code prévoit une peine d’emprisonnement allant de 8 à 15 ans.
L’Ukraine n’est cependant pas seule dans sa campagne pour faire reconnaitre l’écocide comme un crime international. Le Vanuatu a déjà soulevé la proposition en 2019, récemment appuyée par Fidji et Samoa — deux États insulaires du Pacifique — particulièrement vulnérables aux changements climatiques et à la montée des océans. Une demande formelle a été déposée à la CPI, le 9 septembre 2024.
Si l’écocide devait être reconnu comme une nouvelle compétence de la CPI, l’Ukraine serait alors en droit d’engager des procédures contre la Russie pour les ravages délibérés de la guerre actuelle sur son territoire.