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Enseignement supérieur : la capacité à créer un réseau, clé du succès des fusions entre établissements

Le modèle sociologique de la traduction permet de comprendre les mécanismes d’une coopération efficace entre des groupes d’acteurs différents. Shutterstock

Ces deux dernières décennies, le paysage du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche français s’est vu profondément transformer par les opérations de fusions-acquisitions. Elles surviennent à la fois entre universités publiques (Strasbourg, Lorraine, Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble-Alpes, Sorbonne Université, Paris Sciences & Lettres, etc.), écoles d’ingénieurs (CentraleSupélec, AgroParisTech, l’Institut Mines-Télécom, Sigma Clermont, Efrei Paris, etc.), écoles de commerce (KEDGE, Skema, Neoma, etc.) ou encore entre organismes de recherche (IFSTTAR, INRAE, etc.). De fait, face à un environnement académique et scientifique hautement concurrentiel, le développement par croissance externe apparaît comme une option stratégique de plus en plus judicieuse.

Dans le secteur de l’enseignement et de la recherche, l’intention prêtée à ce type d’opération reflétait principalement de motifs défensifs, comme le fait de rationaliser les processus, de consolider les positions en présence, de réaliser des économies d’échelle ou encore d’adopter une taille critique. Néanmoins, comme nous l’avons montré dans un travail de recherche publié en 2020, de récents exemples montrent que cette manœuvre peut également permettre de répondre à des objectifs offensifs : prendre des positions sur de nouveaux marchés ou produire des approches innovantes par exemple.

Exigences contradictoires

Dans ce type d’activité, la recherche de complémentarités peut aussi bien porter sur les dimensions pédagogique (recombiner l’offre de formation, améliorer les services aux étudiants, innover dans la pédagogie), académique (varier les champs disciplinaires, augmenter le potentiel de publications, développer un réseau de recherche à l’international) ou institutionnelle (accroître sa visibilité, se hisser dans les classements internationaux).

Aujourd’hui, les opérations de croissance externe reposant sur une logique de co-développement semblent de ce fait, particulièrement pertinentes, pour développer de nouveaux modèles d’excellence, tant sur le plan académique que scientifique. Cela passe notamment par la combinaison de compétences complémentaires détenues par des universités ou grandes écoles différentes. Ce type de stratégie dite « symbiotique » se justifie notamment, lorsqu’un acteur ne détient pas les capacités nécessaires pour proposer des solutions adaptées aux nouvelles exigences de son marché.

Néanmoins,la recherche de complémentarité demeure risquée et difficile à mettre en œuvre. Pour les établissements, innover ensemble au sein d’un système d’autorité unique (mode de gouvernance) implique un management d’exigences contradictoires entre exploration et exploitation, mais également entre autonomie et contrôle ou encore entre différenciation et harmonisation.

La politique d’intégration post-fusion ne peut donc s’accommoder d’une approche purement rationnelle à base de planification (prédétermination des synergies) et d’actions programmées. L’émergence de modèles réellement innovants nécessite en effet d’accepter une part d’incertitude et de favoriser les prises d’initiatives. Dans ce type ce contexte, le succès de l’opération réside donc tout autant sur la qualité des orientations stratégiques initiales que sur la capacité des dirigeants à construire un réseau convergent d’acteurs pour soutenir le projet.

« Problématiser, intéresser, enrôler, mobiliser »

Dès lors, comment construire un tel réseau ? Le modèle sociologique de la traduction s’avère ici fort utile pour décrypter les défis relationnels induits par la recherche d’opérations de symbiose. Ce schéma développé par Michel Callon tente de rendre compte de la façon dont un groupe d’acteurs va s’associer à un autre pour une action commune. Pour mobiliser, il s’agit de traduire ses intérêts dans le langage des partenaires, un peu comme un Français qui voudrait agir avec un Anglo-saxon.

Michel Callon avait fondé sa théorie à partir d’observations à propos de la domestication de la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc. Alors que l’espèce se raréfiait, des chercheurs proposent de mettre en place un élevage, avec pour objectif de réaliser leurs recherches. Pour obtenir cette réalisation, ils vont apprendre à traduire leurs intérêts dans des mots compréhensibles par d’autres acteurs qui bénéficieraient de la solution et dont ils se feront les porte-parole. Il y a les marins-pêcheurs dont les visées sont économiques, les pouvoirs politiques qui veulent se montrer comme agissant face aux problèmes et même les coquilles dont l’objectif supposé est de survivre. Celles-ci font en effet partie de ce que Michel Callon désigne sous le nom de « réseau socio-technique », associant humains et non-humains.

Les étapes du raisonnement peuvent ici être reprises, lorsqu’on doit aborder les fusions entre établissements.

Ainsi, la « problématisation » s’avère fondamentale pour faire passer les acteurs de leur position initiale à une position d’acceptation de la coopération. Il s’agit ici de faire prendre conscience aux acteurs qu’ils tous sont concernés par le problème posé et que chacun d’entre eux a un intérêt dans la réussite du rapprochement. Il peut s’agir par exemple de convaincre le corps professoral (et les étudiants) que la fusion constitue la meilleure option pour se différencier des modèles classiques d’université et développer de nouveaux avantages compétitifs (programme de recherche, différenciation de l’offre de formation, innovation et expertise pédagogique…).

La sociologie de la traduction rend autant compte des processus de domestication de la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc que des interactions conduisant aux rapprochements entre établissements universitaires. Wikimedia, CC BY-SA

Différents mécanismes « d’intéressement » vont ensuite faire converger les intérêts des acteurs autour de la solution proposée. Pour une grande école ou une université, l’objectif de s’impliquer dans un tel projet (fusion) peut être autant animé par une quête de légitimité, de reconnaissance institutionnelle ou professionnelle que par la volonté de sauvegarder sa position dans les classements internationaux.

Pour concrétiser le projet, il faut alors parvenir à faire accepter aux acteurs (institutionnels, administratifs, enseignants, chercheurs), les rôles qui leur ont été assignés. Ce mécanisme correspond à la notion d’« enrôlement ». Le système d’alliances établi doit ainsi permettre de rendre l’action de chaque acteur prévisible et de faciliter la convergence du réseau. Plusieurs approches, comme la création de structures intermédiaires dans les instances de gouvernance, peuvent favoriser une telle démarche.

La dynamique de convergence initiée peut cependant à tout moment être remise en cause, en raison de controverses scientifiques et techniques, suscitées par les nouvelles orientations stratégiques. Les divergences d’intérêts non traitées en amont peuvent resurgir à tout moment et déstabiliser le réseau sociotechnique. Il convient alors de négocier des compromis, pour résoudre les désaccords, afin de s’assurer du soutien du plus grand nombre. Dans la situation envisagée, ces négociations peuvent porter sur le choix du nom, des garanties sur l’évolution des effectifs, l’adaptation de l’offre de formation ou le mode de fonctionnement des instances de gouvernance.

Cette lecture relationnelle nous enseigne ainsi que le succès d’une politique d’intégration post-fusion dépend autant de la qualité des choix stratégiques initiaux que de la capacité des acteurs à établir une traduction stable sur les complémentarités à combiner. Finalement, dans ce type d’opération, le recours à une approche multiniveaux, combinant différentes lectures sociologiques (processus de traduction, types de légitimités, dynamique de groupe, innovation minoritaire) peut s’avérer particulièrement utile, pour créer les conditions d’une dynamique positive et constructive dans le cas de fusions-acquisitions.

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