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Enseigner l’autonomie : les leçons de Rousseau face à notre monde en réseau

Un enfant joue dans un foret.
En expérimentant le monde du point de vue de son corps propre, et en y développant sa réflexivité, l'enfant apprend à se connaître lui-même. Thomas Holt / Shutterstock

En 1762, Jean-Jacques Rousseau publie l’Émile, ou De l’éducation, traité sur « l’art de former les hommes », qui va rencontrer un succès populaire non encore démenti. Pourtant, ses propositions pédagogiques ajustées à la conception qu’il se fait de l’homme à travers ses différents âges, sont loin d’être aisées à adopter.

Au lieu de s’adresser à l’enfant comme à l’homme qu’il deviendra, au lieu de le former en vue d’un métier ou d’une position, au lieu de lui imposer d’en haut un savoir qui le rendrait « singe savant » avant même d’avoir développé son esprit, il le replace au lieu de l’enfance, attentif à son développement et au temps de la vie.


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Descartes se désolait que l’on fût enfant avant que d’être homme, Rousseau en prend acte, et porte toute son attention à celui qui n’use pas encore de sa raison. Or pour ce faire, il prône en premier lieu une éducation négative. Ce qui consiste pour le gouverneur à s’effacer plutôt qu’à enseigner des connaissances positives. Il doit intervenir le moins possible, sinon pour placer l’enfant dans un cadre « naturel » à sa mesure, de façon à ce que ce soient les choses qui l’instruisent, et non la société.

Illustration d’une édition de l’Emile au XVIIIᵉ siècle. Unknown author, Public domain, via Wikimedia

La non-action du gouverneur ou son action indirecte, que l’enfant ne perçoit pas, permet à celui-ci de ne pas se confronter directement à la volonté d’un autre qui peut toujours paraître arbitraire. En arpentant ce monde réduit à sa taille par les soins du gouverneur, en l’expérimentant du point de vue de son corps propre, et en y développant sa réflexivité, l’enfant apprend à se connaître lui-même, à la fois comme être fini – la nature est nécessité – mais également comme puissance et volonté.

L’espace est le cadre de l’éducation que le gouverneur doit mener, en restant vigilant à ce que ce cadre soit toujours adapté – pour que les désirs n’excèdent pas les besoins – comme c’est le cas de tout enfant capricieux dont les demandes sont aussitôt satisfaites. C’est la clé du développement de l’autonomie. Or cette autonomie se développe selon deux conditions qui sont à l’opposé du monde dans lequel vivent aujourd’hui enfants et adolescents.

Une dépendance actuelle aux outils

La première condition posée par Rousseau est que l’enfant construise l’instrument en prolongement du corps propre, uniquement s’il est nécessaire, et en fonction de l’expérience qui le rend nécessaire : instrument donc né d’un besoin, et que l’enfant doit construire relativement à ce besoin. C’est l’usage qui décide de la technique, et celle-ci doit être découverte, « inventée », par celui qui en éprouve l’utilité, explique le philosophe :

« Je veux que nous fassions nous-mêmes toutes nos machines, et je ne veux pas commencer par faire l’instrument avant l’expérience ; mais je veux qu’après avoir entrevu l’expérience comme par hasard nous inventions peu à peu l’instrument qui doit la vérifier. »

On peut déplorer le manque d’autonomie dont nous disposons aujourd’hui, voire notre dépendance totale à l’égard des machines – et ce à deux niveaux :

  • dépendance parce que les algorithmes nous rendent dépendants comme les adjuvants chimiques des cigarettes nous rendaient accros au tabac ;

  • dépendance parce que nous ne savons plus construire les instruments sans lesquels pourtant nous serions perdus pour nous orienter dans la vie sociale, et même sans doute dans la nature.

Notre rapport à l’espace est totalement transformé par les nouvelles technologies. Shutterstock

Certes, il serait illusoire de vouloir revenir à l’outil tel qu’il existait hors du cadre de la division du travail et du progrès des nanotechnologies. Néanmoins, il est indéniable que la distance entre les instruments actuels et la capacité individuelle de les fabriquer est abyssale, et cela ne pose problème que dans la mesure où l’instrument supplée au fur et à mesure précisément à nos capacités individuelles. C’est-à-dire à notre rapport à l’espace, à notre puissance physique dont Rousseau – en accord avec les empiristes – estime qu’elle est à l’origine de la formation de la raison, et plus généralement à notre rapport au monde.

GPS, machines à calculer, réseaux sociaux, application météo, etc. sont disponibles dans un seul instrument qui nous identifie en même temps que nous l’utilisons. L’instrument devient donc une médiation nécessaire aux tâches les plus élémentaires de la vie, remplaçant le corps propre, celui-là même que le gouverneur de l’Émile a pour mission de développer chez son élève.

Jugements permanents

Or, comme le rappelle Johanna Lenne-Cornuez, qui vient de publier Être à sa place, la formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau, le « danger de la médiation est qu’elle n’offre aucune garantie de n’être pas un écran qui s’interpose entre l’enfant et le monde et produise une illusion de savoir. » Raison pour laquelle l’enfant doit construire lui-même son instrument – seule façon de garder l’instrument dans son rôle de simple médiation.


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On le sait aujourd’hui, les médiations tendent à s’effacer, à se faire oublier. C’est le paradoxe de l’outil et plus encore de l’outil connecté : il donne le monde en le reprenant. Il s’efface au profit du contenu mais, ce faisant, produit l’illusion d’une expérience. Metaverse sera la généralisation de ce paradoxe, consacrant la disparition du corps propre.

Illustration de Moreau pour l’Émile. Jean-Michel Moreau/Wikimedia

Pour Rousseau, le fait que l’enfant construise son instrument contribue à le rendre autonome : non seulement parce qu’il est agile, mais surtout parce qu’il sait qu’il s’agit d’un instrument, lequel ne fait qu’accroître la puissance du corps propre sans pour autant le remplacer. Ainsi, et grâce à la vigilance du gouverneur, « il devient philosophe et croit n’être qu’ouvrier ». Cet apprentissage de l’autonomie, dont l’Émile est le manuel relève d’une gageure puisque l’autonomie n’est pas supposée s’enseigner, à moins d’en passer par un moment d’hétéronomie et d’obéissance. Une phase que cherche à dépasser Rousseau en réinscrivant l’enfant dans son âge (temps) et dans l’ordre naturel (espace), sans brusquer les choses, attentif à la genèse de ses facultés proportionnellement à la croissance de sa volonté, et en le soustrayant aux effets néfastes de la société.

Et c’est précisément cela, l’autonomie : dépendre des choses, et non du regard des autres. Voilà la deuxième leçon rousseauiste à méditer à l’heure des réseaux sociaux structurellement construits sur l’approbation ou la critique, le jugement permanent, autrement dit, le regard de l’autre – lequel autre est d’ailleurs réduit à son « regard ».

Une « idée régulatrice »

Si les connaissances de l’enfant sont relatives en ce qu’elles dépendent de l’usage de son corps propre, du déploiement de ses forces, de la découverte du plaisir, et se rapportent toutes à ce que Rousseau théorise sous l’expression d’« amour de soi » qu’il faut opposer à « l’amour propre », si donc elles lui sont relatives dans la mesure où il occupe le centre de son monde avant de pouvoir l’objectiver en s’en abstrayant, elles sont en revanche absolues dans la mesure où elles ne dépendant pas des autres.

Même le gouverneur s’efface au profit de la pédagogie négative qu’il met en place, de façon à laisser l’enfant découvrir par lui-même ses limites et ses capacités.

En se confrontant aux choses et pas seulement aux autres, l’enfant prend conscience de sa place dans le monde. Shutterstock

Ainsi « l’autonomie de l’enfant dépend d’un espace mis en scène par le gouverneur », comme le dit Johanna Lenne-Cornuez. Par ce stratagème, l’enfant apprend des choses et non des autres. L’enjeu est qu’il devienne homme – conscient de sa place, non pas dans la société mais bien dans le monde.

Troisième conséquence de la pédagogie de Rousseau, et que développe Johanna Lenne-Cornuez dans l’ouvrage cité : elle cherche à montrer ce que peut signifier être à sa place à une époque où les castes de l’Ancien Régime n’ordonnent plus le monde social, et où la « place » ne doit précisément plus déterminer l’identité de l’individu.

Pourtant, être à sa place continue de faire sens, à condition qu’elle ne soit pas assignée ni définitive. Oublier en cela que c’est en premier lieu la nature qui enseigne à l’enfant à travers ses propres expérimentations, son usage, et la connaissance de soi qui s’ensuit, ce qu’être à sa place veut dire, c’est redonner à la société ce pouvoir.

Classiques Garnier

Or aujourd’hui, un retour à l’ordre naturel en ce qu’il nous rappelle nos limites serait bien avisé pour contrer l’assignation des places par une société dont la structure en réseau semble être devenu le modèle – et l’on sait qu’un réseau distribue à l’envi des places interchangeables, que les uns et les autres occupent en cherchant à tout prix à s’y maintenir, renonçant à l’idée même d’autonomie, cette révolution des Lumières.

Si l’éducation rousseauiste semble impossible à réaliser, son rappel peut néanmoins servir d’« idée régulatrice » pour mettre en garde et développer une pensée critique quant aux conditions dans lesquelles évoluent les enfants.

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