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Entre exploitations, collaborations et épurations, les vins de Bordeaux pendant le Second Conflit mondial

Les Bömers et les Eschenauer (négociants) en 1941 au Chateau Beychevelle dans le Médoc. Archives familiales

Sébastien Durand, historien spécialisé de la Seconde Guerre mondiale, propose depuis plusieurs années une écriture apaisée sur une période encore marquée par des fragilités mémorielles. Dans son deuxième ouvrage consacré à l’histoire des vins de Bordeaux de 1938 à 1950, l’auteur développe trois aspects essentiels à ses yeux : le positionnement politique ambigu des acteurs de la filière face au maréchal Pétain et à son administration, les relations commerciales à la fois fécondes et heurtées des négociants de la place avec les occupants et, enfin, les enjeux multiples et contradictoires de l’épuration lors de l’après-Libération. Extraits de son ouvrage.


Les vins de Bordeaux et Vichy : une intégration réelle mais fragile

« Dès ses premiers mois d’existence, le régime de Vichy ne lésine pas sur les moyens, en vue de faire de l’entreprise une vitrine politique et idéologique […]. La terre – en l’occurrence ici la vigne et le vin – offre au chef de l’État et à sa Révolution nationale sa surface d’accroche la plus solide avec le monde des entreprises girondines. L’implication des propriétaires de domaines viticoles et de leurs représentants, certains des notables ruraux et communaux, dans les manifestations agrestes et la promotion de l’enseignement agricole, est réelle et même authentique.

Elle ne se comprend qu’en ayant en tête les concernant, une certaine fidélité à Vichy et un enracinement dans les campagnes françaises du mythe Pétain, le plus célèbre des fils de paysans. Le monde bordelais du négoce n’est pas en reste et se mobilise à son tour, en particulier en faveur du Secours national. Certains négociants, comme d’autres, cheminent même vers des menées plus idéologiquement marquées, voire des formes plus graves de compromission politique, qui les amènent à assister à des manifestations et à prendre une part plus active dans l’organisation de mouvements collaborationnistes et pétainistes. Attention cependant à n’en exagérer ni l’ampleur, ni la durée.

Que les élites vitivinicoles, les notables ruraux, les responsables professionnels manifestent un certain attachement à la personne du chef de l’État […] est une chose. Que l’ensemble des acteurs de la filière fassent preuve d’une confiance sans faille à l’égard du gouvernement de Vichy en est une autre, tant il est vrai que ce dernier insère la production et le commerce du vin dans un cadre particulièrement strict […].

Il leur impose une discipline économique et de nouvelles habitudes (taxation des vins d’appellation, blocage des vins à la propriété…), qui les éloignent trop de leur terre ou de leurs chais et suscitent des réactions guère positives, allant de la méfiance à la plus franche hostilité.

Le monde des vins de Bordeaux est traversé par une réelle dissociation […] une distinction entre la personne [du chef de l’État] et son œuvre. L’excès de la réglementation, l’introduction non consentie de multiples intermédiaires […] et surtout l’aggravation des conditions générales de l’occupation à partir de la fin 1942 […] provoquent un décrochement plus large et de plus en plus marqué entre les entreprises du vin et Vichy. »

Les négociants face aux occupants : une relation sous contrainte ?

« Au cours des nombreuses procédures épuratoires visant les négociants, a été très souvent soulignée la continuité de travail et d’hommes entre les marchés français et allemand, continuité prenant ses racines commerciales bien avant le premier XXe siècle. La « proximité » entre les acheteurs nazis et les négociants bordelais, en serait un signe tangible.

Cette « proximité » peut présenter bien des avantages, lorsqu’il s’agit, en particulier pour les Chartrons, de retrouver la position commerciale des vins de Bordeaux outre-Rhin, de rétablir un débouché extérieur traditionnel […]. Mais, attention, le contexte a radicalement changé. Ces « proches » sont devenus entretemps des personnalités allemandes, civiles et militaires, haut placées et, à ce titre, acteurs clefs de la machine administrative et de l’économie de guerre nazies.

Cela rend plus qu’inopportuns les instants de convivialité et les mondanités, que certains grands noms du négoce bordelais, membres éminents du patriciat urbain, ont cru bon de rétablir. En ces temps de restrictions et de limitation des quantités […], cette attitude est parfaitement inconséquente […]. C’est cette « proximité » qui provoque […] la désapprobation de la mémoire résistante à Bordeaux […].

Si l’attitude de certains professionnels des vins de Bordeaux est marquée par une macule indélébile (celle de la Collaboration), si certains ont fait preuve d’un affairisme médiocre dans le cadre d’opérations frauduleuses, si certains ont donné à leurs affaires, certes licites, une ampleur exagérée, si d’autres, enfin, une minorité infime, ont mis leurs activités entre parenthèse pour ne pas travailler avec l’occupant et même pour mener des actions courageuses, voire subversives, dans le cadre de la Résistance, une grande majorité des propriétaires, chefs d’exploitation, négociants et courtiers ont souhaité […] défendre avant tout les intérêts supérieurs de leur entreprise.

Proposer leurs services aux autorités d’occupation est, pour eux, l’opportunité de maintenir l’emploi, de garantir a minima des ressources suffisantes à leurs salariés et de préserver tant bien que mal leur domaine, leur outil de travail, leurs sources d’approvisionnement et leur clientèle, dont ils auront un besoin impérieux, pensent-ils, une fois la période de paix revenue.

En devenant des offreurs d’affaires, assumés, ils devancent en quelque sorte les contraintes des occupants et souhaitent échapper aux vicissitudes auxquelles ils sont déjà confrontés ou qu’ils craignent rencontrer dans un futur proche. Ils se montrent ainsi très sensibles aux atouts et aux contraintes des occupants, notamment quand ces derniers procèdent à une orchestration de la pénurie, basée sur une ventilation sélective et hiérarchisée des ressources et des moyens de production encore disponibles.

C’est donc […] un pragmatisme et un opportunisme implacables, qui caractérisent majoritairement, de notre point de vue, les comportements des acteurs de la filière des vins de Bordeaux sous l’Occupation, face aux occupants. »

Un absence d’épuration(s) ?

« L’histoire de l’épuration occupe une place à part dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale et de la Libération à Bordeaux. Pour d’aucuns, cette histoire reste aujourd’hui encore un des sujets tabous de la période. Les recherches, à dire vrai, sont encore rares […]. Il en est ressorti une certitude : l’épuration a failli. Le monde du vin ne dérogerait pas à la règle. Au contraire administrerait-il la preuve implacable d’une épuration manquée, pour ne pas dire sabotée […].

L’épuration du monde du vin a-t-elle été manquée en Gironde ? La réponse doit être nuancée, mais négative. Parler d’une épuration manquée ou imparfaite relève à la fois d’une certaine méconnaissance des réalités locales du processus épuratoire et d’une certaine distorsion des faits, qui ne semble pourtant pas délibérée, ni malveillante.

Elle s’inscrit dans un contexte sensible et émotionnellement chargé, celui de l’instruction puis du procès de l’affaire Papon. Affirmer que l’épuration n’a pas été très sévère, voire déficiente, sous-entend l’idée d’un seuil au-dessous duquel l’épuration serait considérée comme insatisfaisante. Or, il semble bien difficile de pouvoir établir un seuil sur des critères scientifiques et objectifs valables.

Le bilan de l’épuration judiciaire [et professionnelle] est certes très modeste, mais les confiscations des profits illicites, eu égard au nombre de citations, au montant de sanctions prononcées […] à l’émoi suscité dans les milieux patronaux, connaissent […] une ampleur certaine. Alors que l’opinion publique a longtemps douté de l’existence même d’un phénomène épuratoire, de son efficacité, de sa probité, le Comité de confiscation des profits illicites (CCPI) accomplit une importante opération de rééquilibrage fiscal au profit du Trésor.

La sévérité de l’épuration fiscale et financière s’explique par des finalités autant politiques qu’économiques. S’en prendre au porte-monnaie des négociants, fragiliser leur position au sein de la représentation syndicale mais ne pas menacer durablement leur place ni dans la société (les mesures d’indignité nationale sont réservées aux cas les plus graves), ni dans leur société (les arrestations, fermetures et mises sous séquestre n’ont que des effets temporaires et les interdictions de conserver un poste de commandement sont rarement décidées) offrent à la puissance publique l’opportunité de trouver un compromis et de concilier tant bien que mal le temps de l’épuration et la phase de reconstruction […].

Malgré cette continuité, nous ne devons pas douter de l’existence de l’épuration à Bordeaux, même si elle est traversée, il est vrai, par de profonds gradients. Nous préférons parler moins d’une épuration manquée, que d’une épuration inégale et contrastée. Inégale dans le temps, les enjeux et les préoccupations de l’automne 1944 n’étant plus les mêmes qu’en 1946 ou 1947 […]. Signalons que les possibilités d’appel des décisions peuvent prolonger l’épuration et certains cas, très limités en nombre, sont examinés pendant plusieurs années, jusqu’à la décennie 1960.

Les vins de Bordeaux durant l’occupation.

Inégale dans l’espace : l’épuration touche davantage Bordeaux que les villes moyennes et les zones rurales de la région […]. Contrastée, enfin, dans son fonctionnement : les conflits de compétences, la lourdeur des procédures […], le manque de personnel, les luttes d’influence, la détermination personnelle du commissaire régional et du préfet sont des données essentielles à une approche territorialisée de l’épuration. Sans que cela relève d’une quelconque spécificité bordelaise, ces contraintes ont très certainement participé à la construction d’une image encore prégnante aujourd’hui, celle d’une épuration économique incomplète et inachevée. »


Sébastien Durand, « Les vins de Bordeaux à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale (1938-1950). Une filière et une société dans la guerre, l’occupation et l’épuration », Bordeaux, Éditions Memoring, 2017, 428 p.

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