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Entre sidération, deuil et débats nécessaires : les premiers résultats d’une enquête à l’École après la mort de Samuel Paty

Le 2 novembre 2020, Le Premier ministre français Jean Castex et le ministre français de l'Éducation, de la Jeunesse et des Sports Jean-Michel Blanquer assistent, dans une école de Conflans Sainte-Honorine,  à un hommage à Samuel Paty,  professeur d'histoire assassiné .
L'assassinat du professeur de collège Samuel Paty, le 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine, a endeuillé le monde scolaire mais a aussi provoqué de vifs débats sur la manière de parler aux enfants de la laïcité et des attentats. Thomas Coex/AFP

Après la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre 2020, les enseignants ont vécu les heures et les jours qui ont suivi dans un mélange d’incrédulité, d’effroi, de sidération et d’angoisse.

Ce temps d’après correspondait pour eux aux vacances scolaires de la Toussaint, une situation bien différente de celle qui avait prévalu après l’attentat du 7 janvier 2015 au siège de Charlie Hebdo, quand l’institution scolaire avait pu organiser dès le lendemain une minute de silence en hommage aux journalistes assassinés.

Lors des attentats du 13-Novembre également, le milieu scolaire avait pu organiser un hommage aux victimes juste après le week-end, le lundi 16.

Cette fois, du fait de la coupure des vacances, et alors qu’un enseignant était visé, aucun événement n’a pu être mis en place. Surtout, à l’effroi et la sidération a succédé la colère chez quasiment tous les enseignants lorsqu’ils ont appris par courrier électronique, trois jours avant la reprise des cours, que les temps de discussions entre enseignants puis de débats avec les élèves, prévus initialement par le ministère de l’Éducation nationale le lundi 2 novembre, étaient finalement supprimés.

Seule était maintenue la minute de silence à observer dans chaque établissement scolaire de France.

Ces trois événements traumatisants, Charlie Hebdo, le 13-Novembre et l’assassinat de Samuel Paty, ont été au cœur d’un travail de recherche de plus de trois ans qui se conclut actuellement et dont nous livrons certains des premiers éléments ici.

Une enquête dans le monde scolaire

L’École ayant été l’objet de vives polémiques à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015 et des réactions de certains élèves qui refusaient l’hommage aux journalistes tués, nous avons débuté en 2017 une enquête intitulée « Le monde scolaire face aux attentats ». Ce projet avait pour objectif de comprendre comment les différents acteurs du monde scolaire avaient réagi face aux attentats de janvier 2015 et du 13-Novembre. Il a été réalisé en partenariat avec le programme de recherche « 13-Novembre » (Inserm-CNRS).

Notre enquête était centrée sur le recueil de paroles, de témoignages, de réactions au cours d’entretiens avec des personnes reflétant une grande diversité professionnelle de l’institution, sur des établissements sociologiquement variés, concernant des élèves de différents âges, de la maternelle au lycée.

Cette enquête a porté au total sur une trentaine d’établissements de la région parisienne (écoles, collèges, lycées) situés dans des zones mixtes ou défavorisées.

À la suite de l’assassinat de Samuel Paty, et alors que le projet touchait à sa fin, nous sommes repartis interroger, en novembre et décembre 2020, une inspectrice, 18 élèves de lycée professionnel, 11 enseignants, une conseillère principale d’éducation (CPE) deux chefs d’établissement travaillant au total dans neuf établissements (lycée, collège, école primaire) situés pour la plupart en Réseau d’éducation prioritaire (REP).

Une minute de silence ne suffit pas

Presque tous les enseignants interrogés ont fait part de leur incompréhension et de leur grand désarroi, car ils tenaient plus que tout à discuter entre eux de l’événement pour préparer au mieux les échanges, que certains redoutaient, avec les élèves dans leur classe. Sans ce cadre préalable entre eux puis avec leurs élèves, la minute de silence n’avait aucun sens à leurs yeux.

Certains enseignants, très impliqués dans la vie de l’établissement ou sur les questions de laïcité, ont alors fait le choix de ne pas venir le jour de la rentrée et ont rendu hommage à leur collègue Samuel Paty hors de leur établissement. Sous la pression de leurs enseignants, quelques chefs d’établissement (une minorité) n’ont pas suivi la consigne ministérielle en maintenant le jour de la rentrée le dispositif initial « temps d’échanges entre enseignants/temps de débats avec les élèves » avant d’observer ensemble la minute de silence. D’autres établissements ont organisé ce temps d’échanges au cours du mois de novembre en banalisant une demi-journée, ce qui avait été préconisé par le ministère.

Des élèves et des enseignants du collège Aragon de Muret, le 02 novembre 2020, rassemblés pour rendre hommage à Samuel Paty
En plus de la minute de silence, dans le monde scolaire comme ailleurs, du temps pour discuter et débattre est nécessaire. Lionel Bonaventure/AFP

Là où les débats ont eu lieu avec les élèves et leur enseignant, les élèves ont mieux compris les enjeux de cet hommage rendu à Samuel Paty par une minute de silence. La connaissance de l’événement était très différente d’un élève à un autre. Certains, parmi les élèves interrogés, n’avaient pas entendu parler de cet acte terroriste et l’avaient appris par la minute de silence ou par leur professeur ce matin-là. D’autres, au contraire, ont affirmé lors des entretiens avoir vu l’image du corps décapité de Samuel Paty sur leur téléphone, via les réseaux sociaux, dès le jour de l’assassinat, ou le lendemain. Entre ces deux extrêmes, la plupart des élèves avaient des informations très vagues sur les faits.

Le rôle des enseignants : expliquer et débattre

Le premier objectif des enseignants que nous avons interrogés a donc été de restituer pour tout le monde le déroulement des faits avec le plus d’exactitude possible, et de démentir les fausses informations circulant dans les médias et réseaux sociaux que certains élèves avaient relayées lors des débats en classe (propos prétendu contre l’islam de Samuel Paty, exclusion de tous les élèves musulmans de sa classe).

Le deuxième travail des enseignants a été de faire comprendre aux élèves l’acte pédagogique de Samuel Paty : montrer des caricatures du prophète musulman provenant du journal Charlie Hebdo dans le cadre d’un cours d’EMC (Éducation morale et civique) avec pour objectif de restituer un débat de société à ses élèves, mais en laissant la possibilité à certains élèves qui ne voulaient pas voir ces caricatures de pouvoir sortir de la classe momentanément, par souci bienveillant à leur égard.


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Le troisième enjeu des échanges ce jour-là, le plus lourd, a été pour les enseignants de démêler le « ça ne se fait pas » provenant de certains élèves, parfois de la plupart d’entre eux dans certains établissements en REP. Des enseignants travaillant dans ces collèges ou en lycée professionnel, avec des publics scolaires défavorisés, se sont en effet heurtés au départ à des propos très vifs et des positions très tranchées de certains de leurs élèves contre Charlie Hebdo, refusant tout hommage pour un professeur qui avait montré à d’autres élèves des caricatures de ce journal offensant leur religion, ou une religion.

Les sensibilités sur ce point étaient exprimées par des élèves musulmans mais aussi partagées par des élèves non musulmans considérant qu’il fallait respecter les croyances religieuses des uns et des autres et ne pas les tourner en dérision.

Cette réaction rejoint des récentes études menées auprès des jeunes montrant chez certains une sensibilité très forte sur les questions religieuses, notamment chez les jeunes des quartiers populaires.

Tout le travail des enseignants – et déjà sur eux-mêmes, pour mettre à distance leur émotion – pour dénouer cette situation parfois conflictuelle a été d’autoriser l’expression d’une émotion qui primait chez certains élèves, au départ sans empathie pour l’assassinat de Samuel Paty, qui restaient focalisés sur les caricatures du prophète Mahomet insultant selon eux la religion (« ça ne se fait pas »). Une fois cette position entendue et acceptée par l’enseignant·e disant en substance à ces élèves « tu as le droit d’être choqué par des caricatures religieuses », la tension baissait d’un cran dans la classe. L’enseignant·e a pu ensuite plus facilement être entendu sur deux aspects : sur la liberté d’expression (« certaines expressions dans l’espace public peuvent te choquer mais elles ont droit de cité par exemple les caricatures religieuses ») et sur l’interdit de l’homicide.

La finalité du débat pour les enseignants rencontrés était d’amener les élèves de la classe à partager une position commune : quelles que soient les croyances des uns et des autres et les sensibilités sur le sujet des caricatures touchant à la religion, rien ne pouvait justifier le meurtre de Samuel Paty à qui il fallait rendre hommage.

Ces moments ont été vécus douloureusement par certains enseignants interrogés qui ont mené avec courage et grand sens professionnel ces débats. L’enquête montre aussi le rôle éminent joué par les professeurs d’histoire, vers qui beaucoup de collègues se sont tournés pour préparer ce jour de rentrée.

Pour parler des caricatures, les enseignants réclament une liberté pédagogique

Sur l’opportunité de montrer ou non les caricatures de Charlie Hebdo en classe pour aborder la question de la liberté d’expression ou de la laïcité avec les élèves, la plupart des enseignants interrogés réclament d’abord une liberté pédagogique, ce qui ne signifie pas systématiquement une autocensure de leur part comme on l’affirme trop souvent depuis un an.

Cet élément de l’enquête est important, car dans les mois qui ont suivi l’assassinat de Samuel Paty, la question de l’autocensure des enseignants illustrant une peur d’enseigner la laïcité ou la liberté d’expression est devenue dominante dans l’espace public à la suite notamment d’une note de la Fondation Jean Jaurès très médiatisée. Elle a été le préalable à un plan de formation de la part du ministère de l’Éducation nationale depuis la rentrée 2021 suite au rapport Obin.

Depuis l’attentat du 7 janvier 2015, « Charlie Hebdo » revêt une charge symbolique très forte autour des principes de liberté d’expression et de laicïté, principes inscrits dans les programmes scolaires d’Enseignement moral et civique (EMC) pour éduquer les élèves à la citoyenneté.

Le besoin de formation sur la laïcité et la liberté d’expression est évident, notamment, comme le démontre largement notre enquête, pour les enseignants d’autres disciplines que l’histoire, et pour l’ensemble du personnel éducatif. L’École a un rôle majeur à jouer pour faire comprendre aux élèves l’importance de ces principes et son application dans leur vie quotidienne. Il faut rappeler que beaucoup de choses ont été faites depuis des années pour une pédagogisation de la laicité.

Par ailleurs, doit-on faire des caricatures du prophète musulman par le journal Charlie Hebdo l’outil pédagogique incontournable et obligatoire qui permettrait aux élèves de leur faire comprendre la liberté d’expression ?

Des affiches avec des caricatures du président américain Donald Trump sur des panneaux électoraux lors de la 45ᵉ édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, à Angoulême en 2018
En France, l’histoire des caricature ne se résume pas au prophète Mahomet dessiné par Charlie Hebdo. Joel Saget/AFP

L’histoire des caricatures en France dépasse largement ce cas. Sur le terrain, les enseignants interrogés disent préférer réfléchir au cas par cas, selon l’âge des élèves, selon l’ambiance de classe, selon leur durée d’expérience dans le métier ou l’établissement, en choisissant librement, sans injonction, leurs supports pédagogiques.

Depuis 2001, les rituels de deuil s’invitent dans le monde scolaire

Si elles ont représenté un moment inédit et singulier, les réactions du monde scolaire après l’attentat contre Samuel Paty s’inscrivent aussi dans une séquence chronologique plus large qui débute en fait avec les attentats du 11 septembre 2001 où il est demandé trois jours plus tard un temps de recueillement et de silence dans les établissements scolaires français.

Les réactions spontanées post-attentats de janvier et du 13-Novembre 2015, avec l’irruption de mémoriaux dans l’espace public, constituent les deux autres jalons chronologiques de cette séquence que l’École vit à intervalles réguliers à la fois comme des rituels de deuil et des moments d’épreuves collectives.

Ces rituels scolaires de deuil initiés par l’État et matérialisés par l’observation d’une minute de silence au sein des établissements sont à relier au besoin de se rassembler que des individus éprouvent après une attaque terroriste.

La double question posée à l’institution scolaire dans ces rituels particulièrement investis est : quelle communauté et quelle forme de rassemblement doivent s’élaborer ?

Concernant la première question, est-ce l’affirmation physique (la minute de silence s’observe debout) d’une communauté nationale ? Les référents nationaux peuvent être présents, mais on sait également que d’autres référents (vivre ensemble, tolérance, proximité avec les victimes) sont mobilisés dans les réactions post-attentats, y compris dans le monde scolaire.

Sur ce point, notre enquête montre que l’unanimité du recueillement de la part des élèves au lendemain des attentats du 13-Novembre, et ce quelle que soit leur appartenance sociale ou religieuse, exprime avant tout un très fort sentiment de proximité avec les victimes.

L’autre question posée est celle de la forme que ce rassemblement doit prendre. Un rassemblement dans le silence ou dans la mise en débat des principes démocratiques pour mieux les réaffirmer collectivement ?

Quel rôle de l’École, pour quelle unité nationale ?

La question de l’unité est centrale dans les discours post-attentats et elle s’adresse en particulier à l’École ainsi mise en demeure de l’établir en acte. Mais est-ce une unité recherchée par l’expression de la diversité des opinions du côté des élèves, qui implique la confrontation des arguments divergents et l’outil du raisonnement pris en charge par l’enseignant, ou une unité matérialisée par un silence d’une minute qui peut être, dans certains cas, associer à un « comment faire taire » des élèves ?

Notre enquête montre que plus le débat est inscrit par les équipes pédagogiques au cœur de la réaction post-attentat au sein des classes, plus le rituel de la minute de silence fait sens. Sans cela, ce rituel de deuil perd sa valeur symbolique et apparaît pour certains élèves comme une injonction de plus dans un ordre scolaire contraignant.

Ce sont ces questions qui ont traversé – et parfois déchiré – les enseignants déjà éprouvés par la mort dramatique de leur collègue ; ces questions qui ont animé et parfois bousculé les salles de classe lors de la journée d’hommage à Samuel Paty le lundi 2 novembre 2020.

Ces questions sont devenues majeures dans une société culturellement hétérogène comme la société française, avec la présence de plusieurs millions de musulmans qui est largement instrumentalisée par certains acteurs politiques pour tenter d’établir une soi-disant incompatibilité de la religion musulmane avec la République.

Elles sont devenues majeures également dans le contexte de radicalisations, pas seulement religieuses, qui traversent une partie des jeunes, risque augmenté par la crise sanitaire chez les jeunes peu diplômés manifestant une grande défiance envers les institutions.

Les témoignages des élèves et des enseignants recueillis après la mort de Samuel Paty montrent la présence, chez certains élèves provenant des quartiers populaires, de défiances, de sensibilités exacerbées mais aussi de malentendus. Ils montrent également toute l’utilité du rôle des enseignants et des débats à mener avec eux, notamment sur la laïcité qui ne peut être limité à un rappel aux règles, pour dénouer des crispations et déconstruire des représentations, pour peu que l’on autorise le cheminement de la pensée par le débat contradictoire.

Dans ce contexte, peut-on encore faire le choix, à l’École, du rituel de la minute de silence au détriment du pari fondateur de la République sur l’éducabilité des élèves par le débat argumentatif ? Ce chantier est à investir dans le monde scolaire bien au-delà des enseignants d’histoire-géographie et pas seulement au lendemain des attentats. Il s’inscrit dans des pratiques ordinaires de la classe ; c’est bien ce qu’avait compris Samuel Paty.


En attendant une publication globale sur cette enquête, Sébastien Ledoux a publié deux articles dans des revues et un article paraîtra prochainement dans un ouvrage collectif en anglais dirigé par Florence Faucher et Gérôme Truc, « Facing Terrorism in France », aux éditions Palgrave Macmillan.

Les 103 entretiens audio de Sébastien Ledoux avec la ministre en exercice lors des attentats de 2015 (Najat Vallaud-Belkacem), 3 de ses conseillers ministériels, des inspecteurs, des membres de la Direction générale de l’enseignement scolaire, des enseignants de différentes disciplines et de différents degrés, des chefs d’établissement, des CPE, des infirmières scolaires, des élèves, et des parents d’élèves seront archivés à l’INA en 2022.

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