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Escroquerie et finance internationale : les leçons de la chute de Gautam Adani, troisième fortune mondiale

Gautam Adani, dirigeant du conglomérat indien Adani.
La valeur boursière du conglomérat indien Adani dirigé par Gautam Adani (photo prise en novembre 2022) est passée en moins de deux semaines de 250 milliards de dollars à 125 milliards de dollars. Indranil Mukherjee / AFP

Le 24 janvier 2023, le hedge fund (fonds spéculatif) new-yorkais Hindenburg Research, fondé en 2017 par Nathan Anderson en référence au dirigeable allemand qui avait explosé en vol aux États-Unis en 1937, publie une étude de 106 pages intitulée « Adani Group : comment la troisième fortune mondiale a monté la plus grande escroquerie de l’histoire des affaires ».

Hindenburg dénonçait un conglomérat particulièrement opaque de 578 filiales – nombre d’entre elles dans des juridictions offshore comme les Caraïbes et sans activité opérationnelle – avec pas moins de 6 025 relations croisées entre elles particulièrement propices à la cavalerie financière.

Il relevait des fraudes comptables éhontées, une corruption des autorités indiennes à grande échelle, du blanchiment d’argent et enfin des manipulations de cours qui auraient artificiellement gonflé la capitalisation boursière des sept sociétés cotées détenues par Adani Group à huit fois leur valeur réelle, expliquant la fulgurante progression de la fortune du fondateur du groupe, Gautam Adani, de 20 milliards dollars en 2020 à plus de 143 milliards dollars selon le classement Forbes de septembre 2022.

Ces révélations ont immédiatement déclenché une vague de panique à la Bourse de Bombay. Les actions du groupe ont perdu 15 % en 24 heures et plus de 50 % au 13 février 2023 entraînant l’annulation in extremis d’une augmentation de capital de 2,5 milliards dollars prévue le 31 janvier. En conséquence, la valeur boursière du groupe est passée en moins de deux semaines de 250 milliards de dollars à moins de 125 milliards de dollars réduisant d’autant la fortune du magnat.

En réponse à cette attaque solidement argumentée le directeur financier d’Adani, Jugeshinder Singh a rapidement publié un document de 413 pages qualifiant les allégations du fonds spéculatif de combinaison particulièrement pernicieuse de désinformation sans fondement. Selon Adani, l’étude n’avait d’autre but que de discréditer le groupe pour empêcher l’augmentation de capital en cours, rappelant que les plus hautes juridictions indiennes avaient toujours rejeté les accusations de fraude contre le groupe.

Chevaliers noirs

Hedge fund spécialisé dans la vente à découvert, Hindenburg n’en était pas à son coup d’essai : en 2020, le fonds avait déjà démontré que la société Nikola, un constructeur de camions à hydrogène, était une gigantesque arnaque. Hindenburg a fait condamner son fondateur par une cour fédérale de New York et empocher de substantiels gains en anticipant la faillite de la société et la chute de son cours de bourse.

La question de la légitimité des ventes à découvert revient donc en force en Inde. Cette technique consiste à emprunter des titres d’une société cotée avec engagement de les restituer à leur propriétaire à une date ou pendant une période fixée à l’avance, puis à les vendre en bourse dans l’espoir de les racheter rapidement moins cher en encaissant la plus-value.

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Bien qu’aucune étude scientifique n’ait jamais prouvé leur toxicité (au contraire, cette pratique accroît la liquidité du marché et permet aux vendeurs de trouver une contrepartie acheteuse en cas de panique des marchés financiers), la vente à découvert a toujours mauvaise réputation chez certains régulateurs comme l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France.

Pour ses adeptes, elle comporte toutefois des risques bien plus grands que les achats d’action car si le cours d’une action peut tomber à zéro il n’y a théoriquement pas de limite à la hausse d’une action (comme le dit l’adage boursier sky is the limit, le ciel est la seule limite) lorsque des acheteurs sont prêts à payer n’importe quel prix.

Cette mésaventure s’est concrétisée en janvier 2021 pour les vendeurs à découvert de l’action Gamestop vendue à 5 dollars dans l’attente d’une faillite vraisemblable pour une société de la vieille économie disruptée par la vague des nouvelles technologies. Mais sous le coup d’une action concertée des « gamers » devenus apprentis traders, le cours de l’action s’enflamma jusqu’à… 483 dollars le 28 janvier. Le soufflé est depuis largement retombé mais l’action se traitait encore autour de 50 dollars six mois plus tard et à 20 dollars aujourd’hui.


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Dans l’affaire Adani, Hindenburg avait constaté qu’après la flambée des cours de ses actions de +800 % en 3 ans, le ratio cours/bénéfice (le PER) des titres se situait à un niveau stratosphérique de 125 fois les bénéfices. Pour le hedge fund, rien ne justifiait ce ratio pour un groupe gérant de lourds investissements d’infrastructure aux rendements stables et récurrents, donc très éloignés du monde des valeurs dites à forte croissance.

À titre de comparaison, le PER des sociétés cotées se situent habituellement entre 15 et 20 fois les bénéfice et celui de l’indice Nasdaq des valeurs technologiques américaines restait en dessous de 30 au sommet du boom des valeurs de technologie fin 2021. Il était toutefois clair que l’étroitesse du marché comme du flottant du groupe (le pourcentage des actions détenues par les minoritaires et donc susceptibles d’être vendues sans délai) facilitait grandement la manipulation des cours.

Capitalisme de connivence

Le groupe créé par Gautam Adani s’est développé depuis les produits de base et les infrastructures vitales pour un pays émergent. Aujourd’hui, il possède entre autres des mines de charbon en Australie et en Indonésie et une soixantaine d’infrastructures en Inde, incluant 13 ports dont celui de Mundra sur la côte ouest, le premier port commercial de l’Inde, ainsi que la seconde cimenterie du pays et des lieux stratégiques de stockage de céréales.

Dans une économie qui, comme en Russie ou en Chine, s’est depuis une trentaine d’années lentement convertie à la libre concurrence à partir d’un système socialiste inefficace, la proximité du pouvoir est souvent la meilleure manière d’obtenir des licences. Or Gautam Adani est originaire de l’État du Gujarat (ouest du pays) et a en 2003 obtenu de Narendra Modi, le premier ministre actuel alors ministre en chef de cet État, l’autorisation de créer une zone économique spéciale sur d’anciens marécages pour en faire un ensemble portuaire qu’il a d’ailleurs efficacement réalisé.

Vue du port de Mundra dans le Gujarat (Ouest de l’Inde)
Vue du port de Mundra dans le Gujarat (Ouest de l’Inde). Wikimedia, CC BY-SA

En 2019, Adani, pourtant sans la moindre compétence dans le domaine, a curieusement remporté l’appel d’offres de la privatisation des principaux aéroports décidée par le gouvernement fédéral de… Narendra Modi. Plus surprenant, en 2020 il parvient à prendre le contrôle de l’aéroport de Mumbai après que son opérateur historique – qui ne souhaitait pas vendre – a fait l’objet d’un raid de l’agence gouvernementale de répression des fraudes.

Encore plus inquiétant, cette fois pour la liberté d’expression, il rachète en 2022 une chaîne d’information, Delhi Television, notoirement hostile au gouvernement Modi, là encore après que son propriétaire a fait l’objet de plusieurs enquêtes du bureau central d’enquête, l’équivalent du FBI en Inde. Cet achat réduit un peu plus la pluralité de l’information dans un pays classé seulement 150ᵉ sur 180 États pour la liberté de la presse par l’Organisation non gouvernementale (ONG) Reporters sans frontières.

Adani touché mais pas coulé

Malgré un endettement du groupe de 20 milliards dollars et la récente remontée des taux d’intérêt, la survie de l’empire Adani n’est toutefois pas en danger. Le groupe reste un opérateur sérieux dans ses domaines d’activité. Ses sociétés disposent d’actifs tangibles de grande valeur qui génèrent 25 milliards de dollars par an de chiffre d’affaires pour un bénéfice net récurrent de 1,8 milliard de dollars et des investissements annuels de 5 milliards de dollars.

L’affaire Adani ne soulève donc pas de question sur la gestion opérationnelle du groupe mais bien plutôt sur sa gouvernance et la facilité avec laquelle des dirigeants majoritaires peuvent manipuler sans contrôle leur cours de bourse à Mumbai.

Nul doute que les investisseurs institutionnels étrangers exigeants en matière de fiabilité du reporting et de gouvernance y regarderont désormais à deux fois avant d’investir dans des sociétés indiennes détenues par les magnats locaux. Cependant, les besoins en infrastructures d’un pays qui est devenu cette année le plus peuplé de la planète sont si considérables que le pays n’a d’autre choix pour attirer les investisseurs que d’améliorer sa crédibilité financière en renforçant le pouvoir, l’indépendance et l’efficacité des autorités de marché comme des auditeurs externes.

D’ailleurs, une des premières conséquences positives de l’affaire a été la réaction de la Securities and Exchange Board of India (SEBI) qui a dû demander – bien tardivement et sous la pression d’un analyste financier étranger – des informations sur les propriétaires des sociétés offshore accusés d’avoir agi pour le compte d’Adani, dans un délai de 6 mois.

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