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Et si la France devenait une démocratie illibérale ?

Marine Le Pen et Viktor Orban assistent à une conférence de presse conjointe au monastère Carmelita, à Budapest, le 26 octobre 2021. Attila Kisbenedek/AFP. Attila Kisbenedek/AFP

Si Marine Le Pen arrivait à l’Élysée, la France serait appelée à devenir une démocratie illibérale.

L’illibéralisme politique est, en effet, la doctrine de la famille politique européenne dont le Rassemblement national est un membre actif. Cette doctrine est exposée dans une déclaration de juillet 2021 signée par 14 partis de 13 pays. Cette mouvance illibérale siège au Parlement européen au sein de l’eurogroupe parlementaire Identité & Démocratie (ID). Elle se réunit régulièrement, comme à Milan peu avant les élections européennes de 2019. Les députés du RN y côtoient ceux du PVV de Geert Wilders, de l’AfD allemande, du Vlaam Belangs belge, du FPÖ autrichien, de la Lega italienne de Matteo Salvini

Viktor Orban, figure de proue de l’illibéralisme

Cette famille politique comprend aussi des membres de l’eurogroupe parlementaire de droite radicale Conservateurs et réformistes européens (CRE), dont le parti Droit et justice (PiS), qui dirige la Pologne, est le pilier. Le Fidesz de Viktor Orban fait lui aussi partie de cet ensemble des droites radicales et extrêmes européennes.

Viktor Orban, qui vient de remporter une quatrième victoire électorale législative de rang, est le premier à avoir théorisé le fonctionnement d’une démocratie illibérale. Il la met en œuvre au gouvernement de son pays depuis 2010, en s’en expliquant chaque année lors de discours à la nation hongroise.

Ses succès électoraux et sa longévité font de lui un modèle qui a progressivement déteint sur toute cette famille politique des droites radicales et extrêmes européennes. Tout en vilipendant les dirigeants de l’Europe occidentale et de la Commission qui mènent contre les peuples « une guerre sainte, un djihad de l’État de droit », Viktor Orban n’a jamais envisagé de faire sortir son pays de l’UE. Il veut au contraire rester dans l’UE pour la combattre. Au nom de la civilisation européenne (famille traditionnelle, foi chrétienne, esprit national, propriété privée), il rassemble les forces d’opposition au libéralisme politique et à l’humanisme sur lesquelles s’est construite l’UE. Cette attitude politique a progressivement été adoptée par tous les grands partis de droite radicale et extrême de l’UE, dont plus aucun ou presque ne met la sortie de l’UE à son programme.

Les origines de l’illibéralisme

Regarder l’ensemble de ce tableau européen permet donc de se faire une idée assez précise de ce que deviendrait une France dirigée par Marine Le Pen et sa majorité : une démocratie illibérale. Avant d’être reprise à son compte par Orban en 2014, cette notion a été inventée par le publiciste américain Fareed Zakaria (aujourd’hui journaliste sur CNN) pour la revue Foreign Affairs à la fin des années 1990.

« Les démocraties illibérales », Observatoire de la modernité, Collège des Bernardins.

Zakaria forge cette notion pour caractériser un grand nombre de pays – de la Turquie aux Philippines en passant par l’Égypte, le Venezuela et l’Indonésie – qui, sortant de la dictature, sont devenus des démocraties en même temps que la guerre froide s’achevait. Zakaria constate que cette démocratisation repose sur des élections parlementaires régulières et une vie politique multipartite que soutient la liberté de la presse. Mais il constate aussi que la séparation des pouvoirs et l’État de droit y sont partout dans ces années 1990 l’objet de limitations. C’est comme si l’héritage du libéralisme politique était coupé en deux, et que ce vaste mouvement de démocratisation planétaire refusait le legs des libertés constitutionnelles et de l’État de droit tout en s’appropriant celui des élections libres.

Sous les gouvernements et majorités parlementaires de Viktor Orban ainsi que de Mateusz Moraviecki et Jarosław Kaczynski, Hongrie et Pologne sont devenues des démocraties illibérales.

La légitimité dont se réclame le modèle illibéral

Les majorités parlementaires sont issues d’élections pluralistes. Elles sont l’émanation du peuple. Les minorités ne doivent pas mettre en danger l’unité et l’homogénéité supposées du peuple. Qu’elles soient politiques, sociales, culturelles ou ethniques, les minorités sont tolérées, mais sont aussi dénoncées et encadrées, voire discriminées.

C’est également au nom de ce principe majoritaire que la justice doit être soumise au Parlement et au gouvernement qui est non pas le représentant du peuple mais son émanation. Il n’y a aucune raison que les juges soient en situation de contredire le Parlement ou de lui opposer un ordre juridique et constitutionnel supérieur : le peuple a toujours raison, et le Parlement procède du fait majoritaire et d’élections régulières. Ce que l’illibéralisme combat, c’est le pluralisme.

Dans cet esprit, il est à la fois logique et légitime de réduire institutionnellement et par le vote d’une loi l’indépendance de la justice en Pologne et celle des médias et des ONG en Hongrie, comme d’assécher le financement du pluralisme de la presse et de mettre en place un système électoral par lequel 40 % des suffrages aux élections législatives assurent une majorité parlementaire des deux tiers en Hongrie. Les diplomates hongrois le comparent au scrutin uninominal majoritaire pratiqué en France et au Royaume-Uni. Mais celui-ci y a pour fonction de dégager une majorité parlementaire robuste ; pas de porter préjudice aux députés et aux partis de l’opposition ainsi que de les marginaliser dans la vie politique et l’espace public.

En Pologne, le parti Droit et justice (PiS) au pouvoir considère qu’il est de son devoir de débusquer les élites ex-communistes et post-communistes qui, recyclées dans la haute fonction publique et l’appareil judiciaire, se seraient données pour mission de contrecarrer la volonté populaire qu’incarne le parti majoritaire régulièrement vainqueur des élections depuis 2015.

Dans cette idéologie de conservation et de consolidation de la pureté supposée d’un peuple défini comme un et homogène, l’ultraconservatisme sociétal est, là aussi, logique et légitime : on se méfie des minorités sexuelles – leur existence ne traduit pas des libertés, mais des déviances ; et on rejette les minorités culturelles, ethniques et religieuses, car elles menacent les us et coutumes du peuple national. Il est préférable qu’elles restent « chez elles » et ne rejoignent pas le territoire européen.

L’idée qu’il existe des différences de nature profondes entre les groupes humains est constitutive de l’illibéralisme européen du XXIe siècle. C’est ce qui légitime d’autres entorses à l’État de droit, justifiées par la pensée que les droits universels humains sont réservés aux nationaux sur leur territoire d’origine.

C’est ainsi que les mouvements illibéraux sont souvent accusés de xénophobie : ils prônent des politiques publiques de discrimination et de restriction des droits humains tout en soutenant à tort que leurs politiques sont compatibles avec la charte de l’UE des droits fondamentaux et le droit européen.

Le programme illibéral du Rassemblement national, incompatible avec l’Union européenne

Le programme de Marine Le Pen indique ainsi que « la priorité nationale sera autorisée, notamment dans l’accès à l’emploi dans le secteur privé ou dans le secteur public et dans l’accès au logement social ». Ici encore, le fait majoritaire du peuple national est opposé au droit. Dans les démocraties, le droit est pourtant garant des libertés fondamentales et du pluralisme.

C’est ainsi que se comprennent les promesses de Marine Le Pen de contourner l’Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil constitutionnel par le référendum. À travers cette pratique plébiscitaire, la candidate du Rassemblement national mobilise au profit de l’illibéralisme une tradition française connue : le bonapartisme, notamment celui de Louis-Napoléon élu président en 1848.

La France aurait la même image et les mêmes difficultés que la Hongrie de Viktor Orban et la Pologne du parti Droit et Justice, mais en plus compliquées. En effet, ces deux gouvernements contreviennent à l’État de droit mais ne contestent pas le marché intérieur de l’UE. Or le programme de Marine Le Pen s’en prend, lui, aux quatre libertés du marché unique européen : elle voudrait rétablir des contrôles aux frontières de la France et entraver la mobilité des capitaux, des marchandises et des personnes.

Il s’agit de rétablir une forme de protectionnisme français dans l’UE de façon à éviter aux producteurs basés en France d’être en compétition avec leurs homologues européens. Cela limiterait en France le choix des consommateurs et, pour leur approvisionnement, celui des entreprises. Marine Le Pen écrit dans son programme :

« Afin de renforcer le patriotisme économique […], j’utiliserai le puissant levier de la commande publique. En opposition claire et assumée aux dogmes de la mondialisation sans contrainte, la priorité nationale (ou européenne dans certains cas) s’appliquera pour les marchés publics(… ainsi que) un renforcement significatif des contrôles des importations et la fin du travail détaché. »

Or, la préférence nationale aux entreprises est la déclinaison dans l’économie du refus du pluralisme ; elle contreviendrait à la législation qui encadre les aides d’États. La légaliser nécessiterait donc de faire sortir la France de l’Union européenne, une option écartée de son programme depuis sa défaite de 2017.

La mutation de la République française en démocratie illibérale par Marine Le Pen présidente conduirait à un bras de fer entre son gouvernement et le reste de l’Union européenne (Commission, Cour de justice, Conseil de l’UE et États membres).

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