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La concurrence, ni dieu, ni diable

Et si le prix unique du livre était aboli ?

Librairie Comtoise à Vesoul. m-louis/Flickr, CC BY-SA

Que se passerait-il si la loi Lang qui a institué en 1981 le prix unique du livre était abrogée ? Déclin des librairies indépendantes ? Baisse du prix moyen des livres ? Diminution du nombre de nouveaux titres ? Meilleures ventes encore pour Vivez mieux et plus longtemps de Michel Cymes et moindre succès de l’Envoyée spéciale de Jean Echenoz ?

La question n’est pas d’actualité car le consensus en France en faveur du prix unique est très large. Cette obligation légale a même été récemment étendue au livre numérique. Mais s’interroger sur l’abandon du prix unique présente le mérite d’éclairer ses effets économiques. Comme vous le verrez, certains sont surprenants. De plus, dans d’autres pays, la mesure reste controversée. Lors d’une votation, les Suisses alémaniques ont repoussé son retour tandis qu’au Royaume-Uni, qui l’a abandonnée voici plus de vingt ans, certains appellent à un revirement.

Des principes vertueux

Avant d’analyser les effets du prix unique du livre, rappelons-en le principe et les objectifs. Il donne aux éditeurs le droit d’imposer le prix de vente de leurs ouvrages chez les détaillants, qu’il s’agisse des libraires ou de la grande distribution. Plus précisément, l’éditeur fixe pour chacun de ses livres un prix de vente indiqué au bas de la quatrième de couverture dont le détaillant ne peut s’éloigner que de 5 % à la baisse. En d’autres termes, l’éditeur – qui fixe aussi le prix de vente de gros de ses ouvrages – contrôle la marge des détaillants et réduit drastiquement la possibilité de remises et de promotions.

Cultura 4 Temps La Défense. ActuaLitté/Flickr, CC BY-SA

Les objectifs, donc les effets attendus par le législateur, du prix unique du livre sont multiples. Primo, il garantit une égalité de traitement : les consommateurs payent le même montant qu’ils habitent la ville ou la campagne, la Corse ou le Pas de Calais, qu’ils achètent l’ouvrage dans un hypermarché, une maison de la presse, à la Fnac ou dans une librairie traditionnelle. Secundo, il cherche à maintenir la viabilité d’un réseau de détaillants, indépendants et disposants d’un fonds d’ouvrages important. Tertio, il vise à assurer une diversité de production, y compris d’ouvrages pour des publics confidentiels. Qu’en est-il dans les faits ?

Outre-Manche, la fin d’un accord collectif

L’exemple du Royaume-Uni est instructif. Il offre une expérience naturelle pour observer les effets puisque 30 ans de prix libre ont succédé à près d’un siècle de prix imposé. On peut donc jouer au jeu des différences entre les deux périodes.

Sur le plan de l’égalité de traitement, il n’y a pas photo, même si le dispositif anglais n’était pas étanche. En effet, contrairement à la France, le prix unique relevait d’un accord privé collectif, le Net Book Agreement, et non de la loi. L’ensemble des éditeurs imposait un prix de vente aux détaillants qui, s’ils ne le respectaient pas, encouraient le risque de ne plus être livrés. L’efficacité de cette sanction a commencé à battre de l’aile à la fin des années 1980. Les ventes de livres en grande surface et dans les chaînes de librairies étant devenues importantes, punir les promotions sur certains ouvrages en stoppant l’approvisionnement revenait à perdre un débouché, donc pour les éditeurs à se tirer une balle dans le pied. Il y avait alors déjà ça et là des prix différents.

WH Smith St Albans. Ben Sutherland/Flickr, CC BY

Mais l’abandon de l’accord a entraîné une disparité sans commune mesure. Un seul exemple : si vous aviez voulu acheter en mars 2003 Bad boy Jack de Josephine Cox en format de poche, ce livre vous aurait coûté 6,99 livres chez Sainsbury’s, 4,99 livres chez WH Smith, 5,43 livres chez Waterstone, et 3,51 livres chez Tesco.

L’impact sur les réseaux de détaillants

Le changement concernant les canaux de distribution est également majeur. En 1995, environ 2 000 librairies indépendantes assuraient 28 % des ventes totales. Elles sont moins de 1 000 aujourd’hui et réalisent moins de 5 % des ventes. Les achats des consommateurs se sont déplacés vers les chaînes de librairies, les supermarchés et, aujourd’hui aussi bien sûr, vers les commandes par Internet de livres imprimés ou électroniques.

Le déclin des librairies indépendantes s’explique par la perte de recettes et de marges sur la vente de livres à succès. Ce manque à gagner ne permet plus de rémunérer leurs activités de conseil et d’entretien du fond. De plus, elles disposent d’un faible pouvoir de négociation pour l’achat auprès des éditeurs. Il est à noter qu’à l’exception des supermarchés, les canaux de distribution qui ont pris le pas sur la librairie traditionnelle présentent des fonds au moins équivalents. Entre 1993 et 1999, WH Smith et Waterstone ont triplé la surface moyenne de leurs magasins, ce qui laisse supposer que le nombre de titres disponibles en stock s’est accru. Même si c’est de façon non proportionnelle puisque sofas, tables de café et autres aménités prennent aussi de la place.

Waterstone’s. Gwydion M Williams/Flickr, CC BY

En revanche, en matière de diversité de production, rien ne semble avoir changé. Le rythme de la progression des titres après l’abandon du prix imposé est resté le même : 65 000 nouvelles parutions en 1990, 100 000 en 1996 et 130 000 en 2003. Elles atteignent près de 200 000 aujourd’hui.

Attention, les évolutions observées ne peuvent être entièrement imputées à la fin du prix unique ! C’est un problème classique de la statistique descriptive et de l’observation de corrélations. Par exemple, le déclin de la librairie indépendante et la montée en puissance des autres canaux de distribution sont en partie liés à d’autres causes, en particulier l’augmentation du prix du m2 en centre-ville et les évolutions des pratiques culturelles. De même, l’absence de changement observé dans la croissance des nouveautés ne permet pas d’affirmer de façon certaine que la fin du prix unique n’a pas eu d’effet. Il est peut-être tout simplement masqué par d’autres facteurs.

Dit autrement, le maintien du prix unique aurait peut-être conduit à une croissance encore plus forte. La mise en évidence des liens de causalité et des effets spécifiques de l’abandon du prix unique exigerait des études économétriques approfondies qui n’ont pas, à ma connaissance, été menées dans le cas du livre anglais. La seule conséquence qui peut être rapportée de façon certaine à la libéralisation est la disparité des prix puisque les promotions ne sont pas possibles autrement. Pour le déclin des librairies indépendantes, il est seulement possible d’affirmer – d’autant mieux que le phénomène a aussi été observé et étudié ailleurs qu’au Royaume-Uni – que la fin du prix unique en est une des causes, sans pouvoir connaître toutefois son poids relatif.

Sans prix unique DU livre, des prix pour des livres

Et dans tout cela quel est l’effet prix ? La loi Lang et les dispositifs étrangers analogues augmentent-ils le prix du livre ? Intuitivement, on répondrait oui. Ils éliminent la concurrence à laquelle pourraient se livrer les détaillants sur le prix et empêchent de facto d’offrir de fortes remises aux clients. L’affaire est plus compliquée.

Reprenons le cas anglais. Selon une étude du ministère du Commerce et de l’Industrie, le prix du livre a baissé après la disparition du Net Book Agreement tandis que selon l’économiste Frank Fishwick de Cranfield University, il a augmenté. Les deux auteurs ont pourtant chacun raison. En effet, l’économiste relève l’évolution du prix moyen des ouvrages alors que le Ministère s’intéresse à la moyenne du prix des livres pondérée par les quantités vendues. Ainsi dans le premier cas le prix d’Harry Potter à l’École des sorciers compte pour un, comme n’importe quel ouvrage paru, alors que dans le second cas il compte pour plusieurs millions. De plus, si certains titres comme ceux de J.K. Rowling, sont vendus à prix cassé, d’autres ont vu leurs prix s’élever. La libéralisation emporte deux conséquences : le prix des livres à succès baisse et le prix des livres à public restreint monte.

On ne peut pas connaître à l’avance la résultante de ces deux effets parce qu’on ignore les nouveaux prix d’équilibre. Il est de plus impossible de les estimer correctement car les élasticités de la demande au prix ne sont pas précisément connues. On sait seulement que les lecteurs qui lisent des ouvrages au tirage modeste et de succès d’estime, qui lisent beaucoup, qui fréquentent les librairies de centre-ville, etc., réagissent faiblement au changement de prix, en particulier car leurs revenus sont plutôt dans le haut de la fourchette.

Inversement, pour une partie plus large de la population, la sensibilité au prix est forte et les remises augmentent les quantités vendues. On ne peut donc pas prédire que l’abandon de la loi Lang aboutirait à une augmentation ou une diminution du prix moyen du livre pondéré par les quantités. On peut toutefois avancer que le prix moyen obtenu non pondéré par les quantités vendues augmentera. Tout simplement car le nombre de titres à succès est beaucoup plus faible que le nombre des autres ouvrages.

Librairie Culture La Défense. ActuaLitté/Flickr, CC BY-SA

Remarquez qu’en empêchant rabais d’un côté et renchérissement d’un autre, la loi Lang a un effet régressif bien connu des économistes des biens culturels : les ménages aux plus faibles revenus payent plus cher le livre et les ménages aux plus hauts revenus le payent moins cher.

Dit crûment, le prix unique entraîne une subvention des grands lecteurs, vivant plutôt confortablement et appréciant la littérature et les ouvrages de sciences ou d’histoire par des lecteurs plus occasionnels, de catégories sociales plus modestes et peu demandeurs d’œuvres de fiction et d’essais. Cela ne vous est peut-être pas agréable de l’apprendre, mais c’est ainsi !

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