Lorsqu’on me demande mon avis sur la réunification allemande, je réponds généralement que je pense que c’est tellement une bonne idée, que nous devrions la réaliser. C’est, bien sûr, une boutade, car l’Allemagne est aujourd’hui unie et il n’existe aucune frontière officielle à l’intérieur du pays. Cependant, trente-cinq ans après la chute du mur de Berlin, la division entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est reste clairement visible dans nombre de statistiques économiques et sociales. Et rien n’indique qu’elle devrait disparaître dans un futur proche.
Aujourd’hui, l’ex-Allemagne de l’Ouest possède, en comparaison avec l’Est du pays, de niveaux de revenus plus élevés, de taux de chômage plus bas, plus d’entreprises, un nombre d’heures travaillées moins élevé, plus de millionnaires, plus de propriétaires de voitures, une participation électorale plus élevée, moins de préférence pour les partis politiques extrêmes, plus de jeunes citoyens, plus de proportion d’immigrants, plus d’affiliations religieuses, et plus de déchets produits. Ces différences parmi d’autres peuvent être observées dans ce graphique animé.
Prégnances historiques
Les différences statistiques coïncident nettement avec l’ancienne frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, qui sont désormais désignées respectivement comme l’ancien territoire de la République fédérale (RFA en français ou BRD en allemand) et les nouveaux Länder (l’ancienne RDA ou DDR). La séparation historique de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale a créé deux pays aux systèmes économiques et sociaux opposés qui ont divergé pendant plus de 40 ans.
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Cependant, l’explication des différences actuelles ne peut se limiter à la prise en compte de ce choc, aussi massif soit-il. En effet, un trio d'auteurs a montré que les mêmes disparités régionales existaient déjà avant la création de la République démocratique allemande (RDA). Par exemple, en 1925, l’Ouest comptait déjà une plus faible proportion d’ouvriers, plus d’emplois indépendants, moins de votes pour les partis extrêmes, une plus grande fréquentation de l’église et une plus faible participation des femmes au marché du travail. En outre, l’impact destructeur de la Seconde Guerre mondiale a été plus important à l’Est, et il y a eu une migration sélective de l’Est vers l’Ouest entre la fin de la guerre et l’édification du mur.
Des rapprochements mais pas de convergence durable
Après la chute du mur de Berlin (qui était surtout une destruction à coup de pioches et de marteaux) en 1989, un certain optimisme prévalut alors. Maints dirigeants allemands et européens crurent ou feignirent de croire qu’il suffirait de réunifier le pays pour obtenir une convergence totale à long terme entre les deux parties du pays. Certes, l’Allemagne de l’Est a hérité de l’Allemagne de l’Ouest des institutions qui fonctionnaient bien. Bonne surprise : elle a aussi connu un processus de privatisation qui s’est avéré meilleur que ce que l’on pensait au départ et elle a reçu d’importants transferts financiers de l’Ouest, largement utilisés pour financer les dépenses sociales et l’investissement. Cependant, après une augmentation initiale du niveau de vie à l’Est, les conditions économiques se sont rapidement détériorées et la population a diminué. Les transferts fiscaux ont pu réduire les divergences entre les deux régions, mais ils ont échoué à créer une convergence durable.
Cela n’est pas vraiment surprenant si l’on considère que la désintégration a été un choc beaucoup plus important que la réunification. Après plus de quatre décennies de séparation, les infrastructures de production n’ont jamais retrouvé leur répartition spatiale d’avant. La réunification n’y a pas réussi. En outre, la manière dont la réunification a été effectuée a probablement exacerbé ces disparités.
Impacts psychologiques non anticipés
La convergence n’est pas qu’une affaire d’argent et certaines mesures qui pouvaient sembler justifiées d’un strict point de vue économique ont eu des impacts inattendus, notamment sur la psychologie des individus. Or, cette dernière joue un rôle aussi important que difficile à mesurer dans les affaires économiques. Ainsi, les pertes d’emplois liées à la privatisation des entreprises publiques à l’Est ont eu pour effet imprévu de diminuer la confiance individuelle, mais aussi de réduire l’engagement politique et d’augmenter le soutien aux partis radicaux, comme l’ont montré les travaux de Kellermann. Ces sentiments de méfiance sont aujourd’hui profondément ancrés. Le soutien aux partis extrêmes ne diminue pas et de nombreux électeurs s’opposent au projet européen.
Trente-cinq ans après la réunification, il n’y a pas de chemin clair vers la convergence pour les anciens Länder de l’Allemagne orientale. Au contraire, nous connaissons actuellement une situation de paralysie politique, en partie influencée par les chocs géo économiques plus importants qui ont frappé l’Allemagne ces dernières années, tels que l’invasion russe de l’Ukraine et la stratégie de la Chine forteresse. La fragmentation politique, économique et sociale est de retour.
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Inégalités européennes
Pour ne rien arranger, la réunification s’est produite dans le contexte où les divergences entre régions européennes progressaient plus généralement. Aussi inquiétante qu’elle soit, la situation allemande est loin d’être un cas isolé au sein de l’Union européenne. On oublie trop souvent que quasi simultanément, une autre unification a eu lieu : celle consécutive à la signature du Traité de Maastricht, qui est entré en vigueur le 1er novembre 1993. Cela a marqué la fondation de l’Union européenne (UE) et a accru la coopération entre les États membres, assuré le développement des institutions européennes et préparé le terrain en vue de la création d’une monnaie commune : l’euro. Toutefois, à l’instar de la réunification allemande, elle n’a pas entraîné, comme on aurait pu s’y attendre, de fortes convergences entre les régions au sein de l’Union européenne.
Des clivages similaires à ceux observés entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne existent dans d’autres pays européens, tels que le clivage entre les mondes urbain et rural en France, mais aussi au sein de l’Union européenne, où les régions périphériques ont connu davantage de difficultés, à quelques exceptions près, ces dernières années. La voie d’une reprise durable pour ces périphéries n’est pas évidente.
Au lieu de cela, plusieurs facteurs nous font craindre que nous soyons en train de somnoler vers une désintégration politique et économique au sein des États européens et de l’Europe, comme le montre l’expérience récente du Brexit.
Mieux allouer les fonds
Si ces problèmes ne peuvent pas être résolus facilement, je voudrais malgré tout suggérer deux pistes à explorer. Un domaine prometteur concerne l’efficacité des fonds de l’UE. Comme je l’ai expliqué avec mon coauteur Jérôme Creel dans notre publication ThisGenEU, il est urgent de modifier considérablement le niveau et l’utilisation de ces fonds afin de relever les véritables défis actuels, au-delà des seuls objectifs futurs liés au changement climatique.
Nous en savons désormais beaucoup plus sur la manière dont les fonds européens peuvent être utilisés efficacement. L’un des problèmes posés est que certains gouvernements locaux peuvent être tentés de réagir à ces fonds, en réduisant les dépenses publiques, ce qui risque de compromettre les effets escomptés. Il est donc essentiel de cibler les fonds qui favorisent la croissance à moyen terme et de les associer à des politiques qui permettent aux régions périphériques de les utiliser de manière plus productive, afin d’éviter les situations de type « maladie hollandaise ».
Maladie hollandaise
Ce terme désigne une situation où les apports financiers provoquent des distorsions économiques comme l’augmentation des coûts salariaux, la surchauffe du marché immobilier, ou la concentration excessive des investissements dans des secteurs peu productifs et finissent par nuire à l’économie d’un pays à long terme. Sur le plan politique, cela peut également conduire à une « maladie hollandaise » institutionnelle, où la dépendance excessive aux fonds externes affaiblit les incitations à réformer les institutions locales, créant ainsi des blocages institutionnels et une gouvernance inefficace.
Par exemple, les fonds européens devraient être supervisés par des Européens et non par des autorités locales. Déconnecter leur gestion et leur utilisation des autorités politiques locales est crucial. De même, la politique industrielle devrait être mise en œuvre au niveau européen, afin d’équilibrer la concurrence et la coordination entre les différentes régions. Les gouvernements régionaux pourraient également avoir davantage de responsabilités dans la fourniture de biens publics pour assurer une saine compétition entre les régions.
Plus de libre-échange ?
Deuxièmement, l’Union européenne est encore loin d’être pleinement intégrée. Par exemple, malgré l’engagement de l’UE en faveur du libre-échange et d’un marché unique, trop de contraintes pèsent encore sur les échanges. Même pour le commerce des marchandises, nous sommes toujours loin d’un marché européen unique. Les services représentent un marché encore plus important. Il est essentiel de libérer le commerce de la version européenne actuelle du « libre-échange ».
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La réduction des différences réglementaires, des restrictions sur le marché du travail, des asymétries d’infrastructure et l’amélioration des connexions transfrontalières, ainsi que le renforcement de l’intégration du marché des capitaux, permettraient aux économies et aux régions de l’UE de se spécialiser davantage dans la production de biens et de services pour lesquels elles disposent d’un vrai avantage comparatif. Il en résulterait une allocation plus efficace des ressources au sein de l’UE et une plus grande convergence des prix à travers toute l’Europe, ce qui inclurait probablement les salaires et d’autres sources de revenus. Si cet argument vous semble familier, il fait écho au théorème de l’égalisation des prix des facteurs (EPF) qui figure dans de nombreux manuels d’économie.
Évidemment, des recherches et des discussions plus approfondies sont nécessaires pour explorer ces options et d’autres afin de surmonter les défis actuels de la divergence économique. Il s’agit de questions existentielles tant pour l’UE que pour l’Allemagne. Cela est particulièrement important dans le contexte actuel d’incertitude géopolitique accrue. La solution au défi de la réunification de l’Allemagne ne se trouve peut-être pas en Allemagne, mais au sein de l’Union européenne. La combinaison de fonds européens efficaces et d’une intégration européenne enfin achevée a le potentiel d’assurer la convergence économique et de renforcer le tissu politique et social de l’UE et de l’Allemagne. La réunification allemande continue décidément d’être une bonne idée… que nous devrions nous empresser de continuer à mettre en œuvre, car nous avons tous à y gagner.