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États-Unis–Chine, la longue marche vers un Yalta commercial ?

Bientôt l’ère du protectionnisme négocié et du G2.0 ? NothingIsEverything / Shutterstock

La guerre commerciale entre Washington et Pékin ne reprendra pas tout de suite. Le président des États-Unis, Donald Trump, a annoncé le 25 février qu’il reportait sine die la hausse des tarifs douaniers américains portant sur 200 milliards de dollars d’importations en provenance de Chine. Cette décision intervient à quelques jours de la fin de la trêve conclue en marge du dernier sommet du G20 à Buenos Aires en Argentine, en novembre 2018. Les présidents chinois Xi Jinping et américain s’étaient alors donnés 90 jours pour remettre à plat leurs différends commerciaux et parvenir à un accord satisfaisant de part et d’autre. Les deux parties saluent aujourd’hui des « progrès » réalisés par les négociateurs qui permettent de prolonger le cessez-le-feu. Ils envisagent par ailleurs d’organiser un sommet bilatéral prochainement.

Pourtant, du point de vue américain, les dernières statistiques montrent une dégradation sans précédent de la situation que la guerre commerciale était censée régler : les exportations chinoises ont encore augmenté de 9,1 % en janvier, et le déficit commercial bilatéral a été le plus important jamais enregistré (413 milliards de dollars en 2018). Même le secteur de l’acier chinois semble peu impacté par les mesures tarifaires américaines. En effet, la Chine produit désormais la moitié de l’acier dans le monde, avec 928 millions de tonnes en 2018 (contre 831 millions en 2017), en dépit d’une chute de 8,1 % de ses exportations.

La moitié de l’acier mondial est produit en Chine. Junrong/Shutterstock

Comme l’acier chinois ne représente désormais que 2 % des importations américaines d’acier, de nombreux analystes en viennent à se demander si, derrière la rhétorique des déficits bilatéraux ne se cachent pas en réalité des enjeux beaucoup plus importants. Et si derrière la trêve commerciale se profilait une négociation à deux, et seulement à deux, des nouvelles règles du jeu économique dans la post-mondialisation ? Car au-delà des menaces américaines et des promesses chinoises actuelles se cachent des conflits antérieurs majeurs entre les deux pays, qui révèlent une stratégie antichinoise de longue haleine de la part des États-Unis. Si ces deux grandes puissances parvenaient à un accord, l’issue des négociations pourrait à la fois signifier la disparition pure et simple du multilatéralisme commercial d’après-guerre, mais surtout l’entrée officielle dans l’ère du G2.0.

Menaces américaines et promesses chinoises

Si l’on s’en tient uniquement à la situation depuis l’élection de Donald Trump, les États-Unis mènent une guerre commerciale indifférenciée, et cherchent à tout prix à réduire leur abyssal déficit commercial, conformément à la vision mercantiliste de Donald Trump et de son équipe, et sans le résultat escompté pour le moment. En particulier, au centre des différends se trouvent les industries du panneau solaire et des machines à laver, de l’acier et de l’aluminium, les pratiques déloyales en matière de transferts de technologies et de propriété intellectuelle (comme l’illustre le cas du géant Huawei), et enfin l’industrie automobile.

Sauf qu’à y regarder de plus près, la Chine est bien souvent explicitement visée, ce qui explique aussi sa réactivité. Par exemple, dans le conflit lié aux panneaux solaires et aux machines à laver, les mesures de rétorsion chinoises sur les exportations américaines de sorgho et la surenchère américaine consécutive ont mené le gouvernement chinois à porter le différend devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en juillet 2018. De même, en ce qui concerne les transferts de technologie et la protection des droits de propriété intellectuelle, la nouvelle loi américaine sur le commerce et la sécurité nationale d’août 2018 introduit deux mesures de contrôle sur les investissements étrangers et sur les transferts de technologie qui visent directement la Chine. Ces dispositions facilitent l’escalade américaine et la menace d’augmenter encore les droits de douane. Or, compte tenu des différentes réactions des partenaires commerciaux des États-Unis, ce sont désormais environ 12 % des importations américaines qui subissent un tarif, alors que 8 % de leurs exportations sont concernées par des mesures de rétorsion.

Pourtant, depuis l’annonce de la trêve, la Chine a fait quelques promesses intéressantes a priori pour les États-Unis. Elle a notamment accepté d’augmenter dès décembre ses importations de soja, ce qui se voit déjà dans les statistiques commerciales (hausse de 29 % des importations chinoises depuis décembre). Elle a ensuite promis dès janvier d’assouplir ses règles sur les investissements étrangers (même si personne n’est dupe sur les délais de mise en place) et a même tout récemment envisagé d’augmenter ses importations en produits agricoles, en gaz naturel liquéfié et même en semi-conducteurs produits par des firmes américaines, dont les achats pourraient être multipliés par cinq sur les six prochaines années. Un montant potentiel de 200 milliards de dollars.

Le dernier étage de la fusée

Sauf que s’en tenir aux seules dispositions prises par Donald Trump depuis son élection réduit considérablement la compréhension du conflit qui oppose la Chine et les États-Unis. On pourrait même considérer que l’arrivée de Donald Trump n’est que le dernier étage d’une fusée qui a décollé il y a bien longtemps.

En effet, ce conflit remonte au début des années 1980, lorsque les États-Unis ont refusé le statut d’économie de marché à la Chine. Ce dispositif permet alors au département américain au commerce de prendre des mesures visant à réduire les distorsions de concurrence qu’il juge inacceptables. Et il ne s’est pas gêné pour l’utiliser. Pas moins de 119 mesures anti-dumping contre des entreprises chinoises ont été prises par les États-Unis, soit 34 % du total !

À ce premier étage s’en est ajouté un deuxième avec l’accession de la Chine à l’OMC en 2001. Les États-Unis y contestent le statut d’économie en développement de la Chine, qui lui permet d’échapper à un certain nombre de dispositifs contraignants, et ce même s’il n’y a aucune définition du concept de développement dans les statuts de l’OMC… Ainsi, les différends entre la Chine et les États-Unis sont parmi les plus nombreux à l’OMC. Les États-Unis ont porté plainte contre la Chine à 23 reprises, alors que la Chine en a fait de même contre les États-Unis 15 fois seulement, même si en termes relatifs, les plaintes contre la Chine représentent seulement 19 % des plaintes américaines, alors qu’à l’inverse les plaintes chinoises envers les États-Unis représentent 75 % de leurs plaintes. Cette question du statut d’économie en développement est même particulièrement sensible en matière de commerce agricole, car la Chine est désormais de très loin le pays qui subventionne le plus sa production, transformant les États-Unis de bourreau en victime.

Mais depuis l’élection de Donald Trump, on assiste à une réduction des plaintes américaines envers la Chine (3 seulement contre 13 durant les mandats du président Obama), alors que dans le même temps les États-Unis bloquent le renouvellement des nominations à l’organe d’appel de l’OMC. Cela empêche de facto le règlement des différends commerciaux entre ces deux pays. Le président américain considère que l’OMC a failli dans sa mission, et se tourne désormais vers les traités de commerce bilatéraux pour y introduire des dispositifs clairement antichinois. Par exemple, le nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) introduit plusieurs clauses qui vont clairement à l’encontre de la Chine, même si elle n’est pas directement citée. C’est en particulier le cas de l’article 32.10 qui empêche la conclusion d’un accord bilatéral entre le Canada ou le Mexique et un pays qui n’est pas considéré comme une économie de marché.

« President Donald Trump signs USMCA trade deal with Mexico, Canada », vidéo NBC News (en anglais).

Une stratégie antichinoise multicanale

Mais au-delà de la méthode multilatérale qu’il considère comme inefficace, Donald Trump et son administration sont désormais extrêmement sensibles au déploiement des deux stratégies chinoises qu’ils jugent allant à l’encontre des intérêts à long terme des États-Unis : les « nouvelles routes de la soie » et Made in China 2025. Quatre dimensions sont au cœur de la stratégie anti-chinoise des États-Unis depuis des années : la sécurité, la finance, la production et la connaissance. Bien plus que la question commerciale, ces dimensions sont en fait les facteurs déterminants de l’ordre économique mondial.

Au niveau de la sécurité, on se rappelle que les droits de douane supplémentaires sur l’acier sont invoqués sur la base de la section 232 de la loi commerciale américaine de 1962, relative à la sécurité nationale. De même, la récente interdiction de l’usage des technologies de l’équipementier Huawei va dans ce sens, tout comme l’introduction de l’article 19.15 dans l’USMCA, qui engagent les parties au partage d’informations en matière de cybersécurité. Sur ces questions de sécurité des États-Unis face au déploiement de la puissance chinoise, le département de la défense vient d’ailleurs de publier récemment un rapport pour le moins offensif. Ce rapport pointe les efforts considérables que fait la Chine via ses entreprises d’État dans la 5G, les câbles sous-marins ou d’autres technologies du numérique capables de remettre en cause la suprématie technologique des États-Unis, mais surtout la volonté chinoise de forcer le retrait américain de la région indo-pacifique. Il insiste ainsi sur les moyens militaires et civils à mettre en œuvre pour contrer cette expansion.

Au niveau de la structure financière, il est à noter que la stratégie des États-Unis est depuis une décennie au moins tournée vers la Chine. D’abord à propos du rôle des réserves de change chinoises détenues en dollars, qui pour certains sont à considérer comme des armes de guerre au fondement d’un nouvel équilibre « la terreur financière ». Ensuite, et plus récemment, à propos du déploiement tous azimuts des trois agences de crédit à l’exportation chinoises (Sinosure, Exim Bank et China Dev Bank) dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Ces agences auraient accordé des crédits à l’exportation d’un volume de 34 milliards de dollars (contre 3 officiellement), loin devant les crédits accordés par les agences américaines (20 milliards de dollars). Et dans certains cas, ces crédits auraient permis à la Chine de racheter à bon prix des infrastructures stratégiques.

Au niveau de la structure des connaissances, les États-Unis, à travers les questions liées à la protection des droits de propriété intellectuelle ou des transferts de technologie, cherchent à lutter contre la montée en puissance chinoise dans les industries du numérique. Par exemple, la Chine est désormais la première puissance mondiale dans l’intelligence artificielle, avec des investissements publics estimés entre 20 et 60 milliards de dollars, contre 11 milliards pour les États-Unis. Les programmes Made in China 2025, le 13e plan quinquennal qui prévoit des investissements à 59 milliards de dollars dans l’IA en 2025, les plans des grandes villes chinoises comme Pékin dans ce domaine (2 milliards de dollars), ou la Conférence nationale sur le développement de l’économie numérique, sont des dispositifs jugés très dangereux pour l’avenir même de l’industrie numérique américaine.

Seules trois plaintes américaines contre la Chine ont été déposées depuis l’élection de Donald Trump, contre 13 durant les mandats du président Obama. Evan El-Amin/Shutterstock

Enfin, au niveau de la production, Donald Trump est très attentif au traitement des investissements directs en Chine, car ceux en provenance des États-Unis augmentent actuellement, notamment dans les TIC (+125 % en 2018). Les États-Unis demandent par exemple que la Chine supprime les subventions accordées à des entreprises d’État ou à celles fabricant de robots industriels.

Vers un G2.0

La trêve commerciale sino-américaine s’apparente donc bien plus à la tentative de Donald Trump de parvenir à un accord global gagnant-gagnant qu’à une seule réaction épidermique face à la dégradation des déficits. L’alternative à la mise en compatibilité des politiques commerciales chinoise et américaine s’apparenterait en effet bien plus au retour d’une nouvelle forme de guerre froide. Cela serait fortement préjudiciable aux deux économies, dont les liens sont bien plus forts qu’on ne le croit. Comme les États-Unis n’accepteront pas le statu quo, favorable à un déploiement de la puissance économique chinoise en Asie et en Afrique, et comme la Chine ne renoncera pas à son modèle de développement, la solution coopérative, fondée sur une négociation bilatérale englobant tous ces aspects, semble la seule issue logique mutuellement avantageuse.

Elle nécessite toutefois une période plus ou moins longue de négociation, comme au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Un G2.0 pourrait s’apparenter à une sortie du mercantilisme, à savoir un système commercial mondial fondé sur la lutte de tous contre tous, en permettant l’avènement d’un protectionnisme négocié. L’ironie, dans cette histoire, serait alors que l’Europe, seule encore à même de promouvoir le libre-échange, soit marginalisée définitivement dans le processus.

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