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Être musulman·e·s en France : une identité qui n’est pas que religieuse

Le chef bordelais Abdellah Mouzaoui, patron de la pâtisserie « Le cœur d'Alger » prépare des gâteaux pour la période de Ramadan, ici en mai 2018. Mehdi Fedouach/AFP

Cette année 2021, le jeûne du mois de ramadan a débuté le 13 avril. Il est sans précédent pour les musulman·e·s car, comme tout à chacun·e, il est nécessaire pour la seconde fois de s’adapter aux exigences du confinement dû à la crise sanitaire.

Mais, dans ces conditions singulières, comment vivre ce ramadan ? La réponse n’est pas simple puisqu’elle dépend aussi de la manière dont est investi ce mois et du sens donné à son identité musulmane.

S’agit-il d’une ethnicité ? D’une confession ? Des deux à la fois ? Mes recherches se proposent d’analyser les divers types de catégorisation de soi en tant que musulman·e·s. En effet, la manière dont on s’identifie agit sur le sens donné aux pratiques.

Un partage de souvenirs et de pratiques

D’un point de vue sociologique, on peut remarquer que la foi en Dieu n’est pas toujours le seul leitmotiv pour se dire musulman·e·s. Plus qu’une pratique religieuse, le ramadan représente pour certain·e·s un partage, des odeurs et mets particuliers, des souvenirs d’enfance, des rencontres avec la famille et les ami·e·s.

Les traditions varient certes selon les origines, mais elles se fondent toutes sur le rassemblement des proches. Si certain·e·s musulman·e·s, comme les converti·e·s à l’islam, sont habitué·e·s à des pratiques plus solitaires, d’autres vivent ces regroupements festifs depuis l’enfance.

Pour elles et eux, le ramadan n’est pas uniquement en rapport avec la religion.

On peut alors se questionner sur l’identité musulmane : si elle n’est pas affiliée à une foi, à quoi d’autre peut-elle l’être ?

Penser l’ethnicité

Mes recherches, conduites en Île-de-France et à Bordeaux de 2010 à 2017, par le biais d’une centaine d’entretiens, de questionnaires à visée qualitative et d’observations participantes, montrent qu’être musulman·e reste associé à l’enfance, à une naissance et un héritage. Néanmoins, au-delà de la socialisation familiale, nous pouvons analyser l’identité musulmane à partir de deux autres points de vue que sont les phénomènes de migration et les processus d’ethnicisation.

Dans ce cas, les discours sur les origines et le récit migratoire servent aussi à considérer les catégorisations de soi.

Malgré un lien distancé à l’islam, et parfois un athéisme revendiqué comme tel par des enquêté·e·s, certain·e·s expliquent leur volonté de continuer à se dire et se ressentir musulman·e·s.

L’identité relève alors d’une affiliation à « la figure historique du musulman » marquée par la migration des territoires anciennement colonisés vers la France.

Pour elles et eux, il s’agit surtout de s’inscrire dans une mémoire collective partagée. En effet, cesser de se dire musulman·e·s ne signifie pas seulement ne plus se réclamer d’une religion. De manière implicite, c’est aussi couper avec son histoire.

Le contexte français doit donc être davantage souligné puisqu’il pose des questions issues du rapport entre minorités et majorité qui n’ont pas lieu d’exister dans des pays à majorité musulmane.

Quel est le poids de la stigmatisation et des discriminations pour un individu qui « quitte » sa religion et par la même façon son appartenance à une minorité ? En considérant que les individus font partie d’un groupe minoritaire et minorisé en France, il est ainsi possible de s’interroger sur le passage d’une appartenance à une autre.

C’est pourquoi, même si l’identité musulmane est parfois vécue comme une assignation par les individus, elle peut aussi être revendiquée comme une fierté et un don. Malgré le lien distancé à l’islam, certain·e·s enquêté·e·s l’associent à de la mémoire collective partagée, à l’histoire douloureuse du groupe d’affiliation comme aux différents souvenirs culturels et familiaux.

Être musulman·e·s, est-ce être « arabe » ?

Lors de notre rencontre, un des enquêtés explique que le qualificatif « musulman » est aujourd’hui synonyme d’« arabe » en France (à comprendre au sens de cultures maghrébines), autant dans la manière dont sont catégorisé·e·s les musulman·e·s que dans celle dont ils et elles se catégorisent eux-mêmes.

« Est-ce que c’est parce que t’es d’origine arabe que tu dis “je suis musulman” ? Forcément ça joue quand même, quand t’es un Arabe, t’es un musulman, on peut faire l’effort de détacher la religion de l’origine, mais c’est dur, car c’est aussi comme ça. »

Un autre, qui se déclare musulman athée, fait également cette même déduction :

« T’es un Arabe, t’es d’origine musulmane, c’est un tout, ça va avec. Je te mets au défi de trouver des personnes lambda qui vont te dire on peut être musulman et de différentes origines. C’est un tout, c’est un amalgame. On va pas chercher le pourquoi du comment, c’est comme ça. »

Malgré la grande multiplicité d’ascendances possibles des musulman·e·s, l’origine ethnico-nationale, le plus souvent arabe, semble marquer l’appartenance et participe à construire des critères précis de l’identité musulmane.

Dans le cas présent, elle passe par l’affiliation à un groupe possédant une langue, une culture, une origine et une coutume communes et ne se limite pas à une religion partagée. Par exemple, certain·e·s expliquent la place significative qu’ont pris leurs prénoms et noms de famille à consonance arabe sans que ne soit considéré leur éventuel (non) attachement à l’islam.

L’identité musulmane dépasse ainsi la simple appartenance religieuse ; elle prend racine autant dans les normes transmises durant la socialisation primaire que dans la manière dont les individus se sentent identifiés par les autres en tant que musulman·e·s.

Une famille musulmane rompt le jeûne le soir durant la période de Ramadan, le 24 avril 2020 à Paris. Thomas Coex/AFP

On doit néanmoins souligner un paradoxe. Bien que la catégorie « musulman » ne constitue pas un groupe national objectif comme le serait la France ou l’Algérie, bien qu’elle n’évoque pas non plus les mêmes représentations ethnico-culturelles qu’« être Kabyle » ou « être Soninké » en France, la catégorisation de musulman·e·s semble résulter de processus d’ethnicisation identiques, c’est-à-dire de réduire les individus à une seule ethnicité.

C’est appartenir à un « nous » dont les frontières ne sont pas que religieuses. Elles sont aussi construites par l’histoire et les diverses généralisations séparant les musulman·e·s des non-musulman·e·s.

Dieu comme unique condition

Pour ceux et celles qui s’abstiennent de boire, de manger et de sexualité du lever au coucher du soleil, et qui tentent durant ce mois d’avoir un meilleur comportement comme une pratique religieuse plus intense, le confinement ne présente finalement pas de grandes différences avec les autres années.

Plusieurs musulman·e·s formulent aujourd’hui ce point de vue, donnant alors un sens exclusivement religieux au ramadan. Seules les prières rituelles de la nuit (Tarawih), voulant que le Coran soit récité chacun des jours du mois, et la prière de l’Aïd, ne seront pas accomplies à la mosquée.

Pour certain·e·s, c’est un changement considérable, pour d’autres, cela peut être fait à la maison. Le confinement aura eu bien plus d’impacts sur les individus vulnérables, celles et ceux qui trouvent dans les associations confessionnelles ou les lieux de culte de quoi se restaurer, rencontrer, discuter et parfois prier au chaud avec d’autres fidèles. Pour ces personnes qui n’ont pas de familles ou de lieux où être accueillis, ce ramadan a été plus difficile que les années précédentes.

Une bénévole de l’association « La Table Ouverte » prépare des paniers repas pour les personnes dans le besoin ou isolées afin qu’elles puissent célébrer Ramadan, Paris, XVIIIᵉ arrondissement. Thomas Samson/AFP

Contrairement aux analyses précédente, l’identité musulmane n’a pas toujours été associée à une origine, une culture, une ethnicité (ou l’ensemble à la fois) durant l’enquête. Pour certain·e·s, être musulman·e·s, c’est d’abord croire en Dieu et en l’islam quelle que soit l’origine ethnico-culturelle, nationale, et la condition sociale. Ils et elles présentent alors une identité musulmane avant tout religieuse.

Un enquêté mentionne que « le sang et la foi n’ont rien à voir l’un et l’autre » pour expliquer qu’il différencie son appartenance religieuse de son origine. Pour lui :

« être musulman, c’est pratiquer l’Islam, croire en Allah et en son Prophète et ce n’est pas une origine, l’origine c’est plutôt le pays d’où l’on vient. »

Dans ce cas, l’identité musulmane est décrite comme une quête de sens et se fonde sur le concept coranique de muslim, traduction du terme musulman en arabe signifiant littéralement être de celles et ceux qui s’en remettent ou qui se soumettent à Dieu. Cette interprétation est courante lors de l’enquête, principalement dans les lieux de culte, les associations cultuelles, les librairies confessionnelles, les centres de formation sur l’islam et les groupes de converti·e·s à l’islam.

La culture et l’origine musulmane « n’existent pas »

Pour elles et eux, l’expression de « culture musulmane » n’a aucun sens puisqu’être musulman·e·s, c’est uniquement appartenir à une religion, l’islam.

Les fidèles expliquent alors que cette expression signifie implicitement une « culture arabe ». On retrouve ici l’amalgame entre « être musulman·e·s » et « être arabe » excluant la multiplicité d’origines possibles.

Dans le cas présent, la culture est toujours considérée d’essence humaine, donc perçue comme non obligatoire. Si nous revenons à l’exemple du ramadan, les différents mets traditionnels, chants, salutations singulières, rassemblements familiaux, voire programmes télévisés spécifiques ou préparations de gâteaux sont présentés comme faisant partie de pratiques culturelles. À l’inverse, les normes tirées du Coran et des certaines traditions prophétiques appartiennent au culte.

Interprétées comme d’essence divine, elles sont considérées comme obligatoires pour tou.tes croyant·e·s et pratiquant·e·s. Ce sont les prières, le bon comportement, se prévaloir des pêchés, la méditation des versets coraniques en plus des actes rituels réalisés quotidiennement dans l’année. Ainsi, les représentations sur la culture (donc ce qui est changeant) et sur le culte (donc ce qui est immuable) sont clairement différenciées par les individus. Tout peut changer sauf ce qui est perçu comme d’essence divine, parfois même la pratique d’un ramadan dont l’objectif serait uniquement culturel est critiquée par les individus mobilisant une identité musulmane exclusivement confessionnelle.

Vers un islam universel ?

« On peut être Arabe et chrétien comme les Coptes. Les Arabes ne sont pas toujours musulmans. Et moi, j’suis bien musulman et pas de culture arabe ! On peut parler de croyance musulmane et non pas de “ culture ”, tous les Arabes ne sont pas des musulmans et tous les musulmans ne sont pas Arabes ! L’islam est une religion pas une culture. »

Dans les propos de cet enquêté, on observe une séparation entre la culture et la religion. Cette dernière est présente dans de nombreux témoignages et agit sur l’émergence d’une nouvelle interprétation de l’islam en France.

« Nous, Français musulmans » (Arte, volet 1).

Présenté comme un monothéisme suffisamment universel, désethnicisé, l’islam peut s’adapter à toutes cultures, toutes origines et tout espace/temps. Lorsque l’identité musulmane relève uniquement d’une religion, elle est automatiquement distinguée d’une culture, arabe le plus souvent. Elle peut très bien exister et avoir de l’importance pour les fidèles, mais n’est pas pour autant motrice de l’identification.

Pour certain·e·s enquêté·e·s, il faut choisir en conscience d’être musulman·e·s, que l’on soit ou non socialisé·e enfant dans l’islam. Faire le ramadan se situe dans ce même choix en conscience, qui ne peut être subi ou imposé.

Il existe aujourd’hui nombre de possibilités de s’identifier en tant que musulman·e·s et tout autant d’investir le Ramadan.

Certain·e·s vont critiquer un Ramadan accompli sans foi ou sans rituels religieux en rappelant la tradition prophétique précisant qu’ils n’obtiendront du jeûne que la faim et la soif.

D’autres au contraire souhaitent s’extraire de cette exigence religieuse tout en continuant à vivre un Ramadan uniquement culturel et familial. Pour bien d’autres encore, les traditions religieuses et culturelles s’assemblent au point qu’elles ne peuvent être dissociables alors qu’à l’inverse, l’expérience des converti·e·s à l’islam continue de les questionner.

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