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Evo Morales a-t-il été renversé par l’extrême droite en Bolivie ?

Evo Morales au Mexique, où il est parti après sa démission et a demandé l’asile. Pedro Pardo / AFP

Le dimanche 10 novembre, l’état-major des forces armées de Bolivie a retiré son soutien au président Evo Morales dont la suspicion de fraude électorale lors du premier tour des élections présidentielles a déclenché une forte mobilisation dans le pays et de violents conflits entre opposants et supporters du président.

Au soir du premier tour du scrutin, le dimanche 20 octobre, le dépouillement des votes annonçait un second tour, puisque moins de 10 points séparaient les deux premiers candidats – condition pour une élection au premier tour. Le soir même, le Tribunal suprême électoral a suspendu le comptage des voix pendant 24 heures et Evo Morales a finalement été désigné gagnant dès le premier tour le lendemain, accédant ainsi à un quatrième mandat, contesté par une partie de la population.

Le désaveu d’Evo Morales par les forces militaires a depuis été dénoncé par ses partisans comme un coup d’État, orchestré par la droite conservatrice et raciste des basses terres de la partie orientale du pays. Cette force politique est représentée par la figure médiatique de Luis Camacho, président du comité civique Pro Santa Cruz, et surnommé « le Bolsonaro bolivien ».

Quelques heures avant le retrait de l’appui des militaires à Evo, ce dernier s’est rendu au palais du gouvernement à La Paz, pour demander la démission du président. Il a alors brandi la Bible, en signe d’opposition à la politique d’Evo et de son parti le MAS (Mouvement vers le socialisme), qui ont instauré un État plurinational et laïc à leur arrivée au pouvoir en 2006.

Dans la foulée, Jeanine Añez, représentante de l’opposition de droite et seconde vice-présidente du Sénat, a pris la présidence d’un gouvernement de transition en imposant ses positions conservatrices. Elle s’est notamment alignée sur la politique de Washington, en reconnaissant le président Juan Guaido au Venezuela contre Nicolas Maduro.

Analyser la chute d’Evo Morales comme un coup d’État organisé par l’extrême droite de Bolivie revient à donner une lecture partielle de la crise. C’est donner trop d’importance aux protagonistes de l’ultra droite comme force d’opposition. Certes, ces protagonistes sont menaçants par leur idéologie et leur volonté de récupérer le pouvoir, mais la situation actuelle s’explique aussi par la crise de représentation que connaît Evo Morales et son parti.

Une mobilisation bien au-delà de l’extrême droite

Certes, la droite très radicale de Bolivie, très présente dans les comités civiques des villes de l’orient du pays (organisations urbaines regroupant divers acteurs de la société civile), a joué un rôle dans la crise qui a conduit au départ d’Evo et sa fuite au Mexique. Composée d’une élite blanche, aisée, très catholique ou évangélique, cette droite compte les principaux opposants à la politique multiculturelle et socialiste mise en place par Evo Morales depuis sa première élection, en 2006.

Pour autant, on ne peut pas prétendre que le départ d’Evo Morales soit exclusivement lié à la force d’influence de cette fraction de la population, qui aurait orchestré un coup d’État avec l’aide des militaires comme ce fut le cas dans les années 1970.

La droite radicale ne représente qu’une partie des manifestants descendus dans la rue pour dénoncer la fraude électorale du premier tour des élections présidentielles. Avant les prises de position de Luis Camacho et les mutineries de la police, qui s’est alliée aux comités civiques dans certaines villes, d’autres secteurs de la population manifestaient déjà. Des étudiants de Cochabamba et de La Paz, des professions libérales et des mineurs dans la région andine de Potosi, ainsi que des producteurs de coca des Yungas – paysans qui ont contribué à la construction du MAS dans les années 1990.

Le dimanche 10 novembre, Luis Camacho n’a pas non plus été le seul acteur à exiger solennellement la démission d’Evo. Ce jour-là, le secrétaire exécutif de la Centrale ouvrière de Bolivie, a également suggéré au président de se retirer après une confirmation de fraude par l’Organisation des États américains. L’objectif étant d’apaiser l’escalade de la violence dans le pays entre ses opposants et les défenseurs de sa victoire au premier tour des élections.

Du côté de l’armée, enfin, le général Williams Kaliman qui a demandé la démission d’Evo était un proche du président. Il a d’ailleurs été révoqué deux jours plus tard par la présidente intérimaire, Jeanine Añez. Alors que le militaire a toujours déclaré qu’il n’y aurait pas d’intervention de l’armée à l’encontre des civils, la présidente a appelé à l’intervention conjointe des militaires et de la police pour maintenir l’ordre.

Réduire le départ d’Evo Morales au coup de force d’un groupe avec les militaires est donc erroné. Sa démission est le produit de diverses pressions et mécontentements.

Une crise de représentation complexe

Bien qu’Evo Morales représente encore plus de 40 % des électeurs, et que le MAS détienne encore deux tiers des sièges à la chambre des représentants, la fraude électorale du premier tour a fait exploser les mécontentements. Cette colère, contenue ou déjà exprimée à l’encontre de la politique gouvernementale, touche les opposants traditionnels au MAS mais aussi une partie de ses partisans.

Comme l’a souligné le journaliste argentin Pablo Stefanoni, spécialiste de la Bolivie, la principale expression d’opposition au président sortant provient d’une classe urbaine moyenne, blanche, restée à l’écart de la révolution plurinationale portée par le MAS. Étudiants, enseignants et petits et moyens entrepreneurs, qui ont soutenu la politique socialiste d’Evo Morales et du MAS – reconnue pour ses bons résultats en termes de lutte contre la pauvreté et de croissance – se sont retrouvés à l’écart de la production du savoir de gouvernement et de l’appareil d’État investit par le monde rural. Le Mouvement vers le socialisme est un appareil politique soutenant d’abord la représentation de l’indien, du paysan et de l’ouvrier. Il s’est dans un second temps ancré dans les villes.

Au fil des années, le MAS a aussi perdu des appuis au sein du monde rural. D’une part, le fonctionnement corporatiste du parti est fortement lié à la condition des producteurs du Tropique, dont Evo Morales est issu, et dont il est toujours le représentant syndical. Par conséquent, certains groupes se sont sentis exclus de la politique gouvernementale. Tel est le cas par exemple des producteurs de coca des Yungas en conflit avec la politique du MAS depuis le second mandat présidentiel d’Evo Morales (2009-2013).

D’autre part, la politique gouvernementale s’est éloignée du programme initial du MAS, en valorisant notamment une politique extractiviste au détriment de la protection de la terre mère. Les communautés indigènes de l’orient du pays sont déjà entrées plusieurs fois en conflit avec Evo Morales à ce sujet.

Avec cette politique, le président bolivien a en revanche gagné une certaine légitimité auprès des investisseurs et des grands entrepreneurs de la partie orientale du pays – bien que sa volonté de nationaliser les ressources et les systèmes de production demeure une ligne de clivage irréversible. Une semaine avant sa démission, Evo Morales était revenu sur un contrat d’exploitation du lithium par une entreprise allemande dans le Salar de Uyuni, ce qui a été avancé comme un motif au renversement du dirigeant.

Récupération autoritaire par l’extrême droite

Le départ d’Evo Morales est ainsi le produit d’une crise complexe que la droite extrême tente de récupérer pour exister en tant que force politique, ce qu’elle n’est plus. Depuis l’échec des politiques néolibérales des années 1990, les partis de droite n’ont jamais réussi à se reconstituer en Bolivie.

En ce sens, Jeanine Añez est devenue présidente intérimaire car les autres prétendants à la fonction, des représentants du MAS (président du Sénat et premier vice-président), ont préféré démissionner à l’image de leur président. Luis Camacho cherche, quant à lui, à trouver des appuis auprès des producteurs des Yungas et des comités civiques de Potosi en vue des prochaines élections de janvier, auxquelles il prétend se présenter.

Ceci dit, la droite qui a réussi à accéder au pouvoir pour une période de transition n’en exerce pas moins une politique autoritaire et inquiétante, qui s’apparente à une chasse aux sorcières contre les partisans d’Evo Morales. Ces derniers jours, Jeanine Añez a déclaré l’impunité à la répression des militaires et envoyé les forces armées réprimer la manifestation des producteurs de coca du Tropique en faveur du retour du président élu jusqu’en janvier 2020. Le 16 novembre, les affrontements avec la première force électorale du MAS ont fait quatre morts.

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