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Assister et prendre soin, deux façons de mettre en oeuvre la symétrie des attentions. Neil Thomas / Unsplash

Expérience client, symétrie des attentions et care : un changement d’ère ?

L’association ANVIE propose aux cadres d’entreprise de participer à des rencontres entre chercheurs et praticiens, en vue de partager les expériences. À l’automne 2017, Benoît MEYRONIN a animé un club dont le thème était l’expérience client et la « symétrie des attentions », notion qu’il a contribué à faire émerger. Cet article rend compte de cette rencontre et la prolonge.


Qu’est-ce que la « symétrie des attentions » ?

La symétrie des attentions s’inscrit indéniablement dans un vaste mouvement qui vise à renouveler les pratiques managériales : management par les valeurs, le management bienveillant, la libération, la responsabilisation ou encore le servant leadership). Elle présente toutefois la particularité de s’adosser aux stratégies de relation (puis « d’expérience ») client. Elle en constitue une sorte de contrepoint managérial, le gage d’un alignement des pratiques relationnelles dans l’organisation – qu’il s’agisse de relation client, de relation managériale ou encore des relations entre pairs au sein de l’entreprise.

À l’origine, la symétrie des attentions signifiait, pour les entrepreneurs du secteur de l’hôtellerie Olivier Devys et Gwenaël Le Houérou (créateurs de la marque Suitehôtel, devenue SuiteNovotel), une indispensable mise en cohérence des exigences relationnelles et attentionnelles au sein de l’entreprise. La qualité de l’expérience que l’on souhaitait faire vivre aux clients impliquait une qualité de l’expérience collaborateur, porteuse d’une même exigence.

Ce principe managérial, finalement assez intuitif, a inspiré de nombreuses démarches de changement. Il poursuit aujourd’hui son chemin sous une forme ou sous une autre (et à des échelles très variées) dans des entreprises aussi diverses que BNP Paribas Cardif, Air France, Carrefour, Cultura, Enedis, Macif, Maif, Leroy Merlin, Orange ou encore SNCF.

Pour autant, son opérationnalisation (comment dépasser l’adhésion de principe à un postulat et le mettre réellement en œuvre et « en preuves » au sein d’une organisation ?) mérite encore d’être approfondie. Comment déployer concrètement la « symétrie des attentions » dans nos organisations ? Est-il possible d’en mesurer l’impact (le « retour sur investissement ») ?

À ces interrogations s’ajoute également la question de ses fondations plus théoriques. Car sans elles, on risque de construire sur du vent…

Se (re)donner le « droit » à l’initiative

Un premier pilier peut jouer le rôle de fondation conceptuelle et rendre tangible la symétrie recherchée : le « pouvoir d’agir ». Ainsi, dans les quatre témoignages qui nous ont été présentés lors de la dernière séance du club consacré à l’expérience client et la symétrie des attentions, la question de l’autonomie et de la responsabilisation des équipes était clairement posée. Ce fut aussi le cas à travers d’autres prises de parole (de la SNCF, d’une autre entité d’Orange ou encore d’Ibis), ainsi que chez Michelin ou à la Maif (qui ne témoignaient pas dans ce cercle).

Pour Jacques Belloncle, responsable expérience salarié chez Orange (pour les activités relevant de l’intervention technique chez les clients, soit environ 10 000 personnes), il ne peut en aller autrement dans le contexte d’exercice du métier. Les techniciens d’intervention, qui se déplacent chez les particuliers pour installer une box, la fibre optique ou réparer les incidents, sont confrontés à des clients qui attendent en premier lieu de la compétence technique (lesdits clients sont de plus en plus connaisseurs ou se revendiquent comme tels), de l’efficacité (une intervention rapide et unique : « faire bien du premier coup ») et, enfin, de la relation.

Du point de vue du client, le métier des techniciens vient s’ancrer dans ce que l’on appelle des « moments de vérité » : l’installation (la mise en service de la box) et la réparation. Le technicien a pour particularité d’intervenir au domicile du client, sans connaître nécessairement ni ce lieu, ni l’historique de la relation que le client peut avoir avec Orange. Comme l’écrivait si justement le sociologue Erving Goffman, il intervient « sous les yeux de la maisonnée », à l’image du réparateur de postes de télévision. C’est sur cette illustration que Goffman a bâti sa réflexion sur la relation de service dans son ouvrage Asiles.

Cette situation a plusieurs implications très concrètes. La première, c’est le stress potentiel que génère le fait d’œuvrer sans les repères rassurants d’un lieu de travail familier, qui plus est sous le regard attentif et anxieux (voire irrité) du client. La seconde, c’est d’être seul (sans l’appui d’un tiers). De fait, dans ce contexte particulier, la symétrie des attentions peut être résumée, selon Jacques Belloncle, par le fait de donner aux techniciens en intervention « les moyens de travailler ».

Deux mots-clefs : interdisciplinarité et contextualisation

Deux leviers majeurs doivent permettre, dans ce contexte particulier, d’incarner une forme de symétrie des attentions :

  • Favoriser l’autonomie : « c’est avoir le droit, par exemple, de modifier les comptes clients, ce qui a nécessité de revoir un processus… C’est aussi le droit d’intervenir pour débloquer certaines situations, ce sont finalement beaucoup d’autorisations », explique Jacques Belloncle ;

  • Proposer au technicien un support efficace quand l’autonomie ne suffit plus : cela a nécessité d’identifier les cas où ils ne sont pas autonomes (il a notamment fallu pour cela les interroger), mais aussi d’analyser statistiquement les conditions d’intervention (impact de la météo, etc.). Il s’agit ici d’agir en particulier contre le degré de solitude évoqué plus haut face au client. En termes de méthode, l’équipe de Jacques a fait le choix de recourir à des ergonomes qui ont observé les pratiques des techniciens pour y détecter des incohérences : ils bénéficiaient ainsi de tablettes mais sans forcément disposer des systèmes de recharge adaptés à leur mobilité…

L’analyse du parcours du technicien depuis son domicile, ses interventions, etc., a permis en complément des interviews de définir ce dont il a besoin et « comment lui simplifier la vie au travail ». Ce qui pourrait constituer un bon résumé pour toute démarche portant sur l’expérience collaborateur…

Ce qui est intéressant ici, c’est tout à la fois l’interdisciplinarité de l’approche (ergonomie, refonte des processus, data…) et l’extrême contextualisation. Cette dernière fait des conditions mêmes de l’exercice du métier (là où il se passe, les outils dont disposent les techniciens, la vision globale de leur parcours, leur relatif isolement…) le point d’ancrage d’une forme de symétrie des attentions. Loin des incantations et des formules générales, Jacques et son équipe ont su forger une approche solide et « ancrée » du sujet, même s’il reconnaît devoir maintenant approfondir le volet managérial (au sens de l’évolution de certaines pratiques).

L’importance des symboles

Plus symboliquement, le fait que, comme l’exprime Jacques Belloncle des « gens du central aillent sur le terrain » et se soucient du quotidien des techniciens a marqué les esprits et contribué à déployer, sans la nommer, la symétrie des attentions.

Or, on sait depuis les travaux de Geert Hofstede que les symboles sont l’un des quatre piliers d’une culture d’entreprise (et, à ce titre, l’un des pivots de toute démarche de transformation managériale à mon sens). Dans son ouvrage « Liberté & Cie », sur la « libération » de l’entreprise, Isaac Getz ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque à maintes reprises l’abandon symbolique de certains signes ostentatoires de « pouvoir ».

Du droit à l’initiative à la culture de la confiance

Un autre témoignage, celui de Stéphane Defouilloy (responsable du département relation clients particuliers de Malakoff Médéric), a mis l’accent sur cette même dimension, en la formulant autrement et en faisant référence au management par les valeurs. « Cultivons la confiance » est l’une des quatre grandes valeurs que l’entreprise souhaite voir mises en œuvre – avec l’engagement (« Engageons-nous aux côtés de nos clients »), la coopération (« Soyons collectifs et solidaires ») et l’audace (« Osons ! »).

Il est important de noter que ces valeurs sont issues d’un travail de co-construction mobilisant les dirigeants, puis une partie du middle-management, et enfin près de 300 collaborateurs sollicités pour réaliser cette transformation, en la déclinant et la faisant vivre au quotidien auprès de l’ensemble du personnel. Celle-ci est en lien avec une nouvelle signature de marque assez inédite, et pour le moins très forte : « On vous MM ».

Cette volonté claire de redonner de l’autonomie et de la responsabilité (faire confiance aux collaborateurs) s’est manifestée à travers différentes réalisations (liste non exhaustive) :

  • autoriser les retards de quinze minutes lors de la prise de poste (rattrapés par la suite) : cela fonctionne bien, les équipes respectent cette règle qui était certes déjà appliquée mais avec une sanction. Elle l’est aujourd’hui avec une intelligence collective et une satisfaction réelle de la part des collaborateurs. Une même autonomie est pratiquée aujourd’hui en ce qui concerne les temps de pause ;

  • revoir l’aménagement des salles de pause et des espaces de travail, en créant notamment des espaces zen : un cabinet spécialisé va œuvrer sur ce sujet pour améliorer la qualité des espaces dédiés aux équipes en étroite collaboration avec elles ;

  • auto-gestion des congés et des plannings des conseillers ;

  • faire travailler les équipes sur des pistes d’amélioration pour les clients.

Là aussi, donc, symétrie des attentions a rimé avec droit à l’initiative, la dimension des espaces de vie venant opportunément s’y ajouter.

L’éthique du care ou le « pouvoir d’agir »

Le troisième témoignage, celui d’Air France, était porté par Anne Durrieux, responsable du programme Relation Attentionnée à la Direction de la Culture Client, entité créée en 2015 sur les fondations d’une démarche initiée en 2013.

La compagnie aérienne a amorcé son chantier empowerment en 2016 par un travail d’identification des « irritants » clients et collaborateurs, en ateliers, avec les équipes. Une boîte à outils a été mise en place, avec un budget associé, pour traiter ces irritants. Cette approche fait écho à ce qui précède : elle inclut la possibilité de déroger à certaines règles pour prendre des initiatives avec un budget lié. Il s’agit par exemple de gérer des problèmes liés à des aléas ou d’agir de façon proactive pour « faire plaisir » à un·e client·e.

Là aussi, dans la conduite du projet, on retrouve l’importance d’une forme de management par les valeurs, avec cinq « attitudes de service » qui ont été définies pour aider à incarner ce mode de management – dont un « oser » (où l’on retrouve, donc, la prise d’initiative).

La répétition du terme « oser », que l’on a pu entendre à travers les témoignages du Futuroscope et de Malakoff Médéric (« Osons ! »), est à ce titre symptomatique d’une recherche d’audace. On peut se demander si cette dernière est plus du côté des équipes (qui y sont globalement prêtes) que du côté des managers et des dirigeants, qui doivent ainsi renoncer à certaines formes de pouvoir. Et sans doute « lâcher prise » vis-à-vis de certaines modalités de contrôle – lesquelles ont pu longtemps constituer une partie non négligeable du rôle qu’on leur assignait.

Nous refermerons le cercle des témoignages par celui de Laetitia Riveron, directrice « Organisation & RH » du Futuroscope. Il est intéressant de noter que la posture centrale de la démarche d’innovation collaborative lancée par l’entreprise est désignée comme « la possibilité d’agir » : être force de proposition, être en mesure d’améliorer son quotidien et celui des visiteurs en travaillant en mode plus collaboratif…

De la symétrie des attentions au management par le care : une nouvelle ère

Pour le Futuroscope comme pour Orange, Malakoff-Médéric et Air France, dont la culture est historiquement plutôt hiérarchique et descendante, l’esprit du temps souffle le vent de l’initiative. Ce que l’éthique du care désigne par « le pouvoir d’agir », notamment face aux clients et sur des sujets qui concernent les équipes au premier chef (leurs lieux de vie au travail, leurs horaires, les outils dont elles disposent pour exercer leur métier, et leur marge d’initiative bien sûr).

Dans l’éthique du care, le fait de restituer à une personne vulnérable voire en perte d’autonomie une forme de pouvoir d’agir est l’un des trois moteurs de toute vie : se voir restituer la possibilité d’être, la possibilité d’agir et celle de dire.

Le care, en effet, « s’enracine dans l’attention aux autres et désigne un rapport à la fois informel (un souci de solidarité et d’empathie envers ses proches) et formel (une manière de repenser non seulement la protection sociale mais aussi les rapports hiérarchiques, dans l’entreprise, le management, et, finalement, la somme des rapports humains) », Françoise BRUGERE, L’éthique du care (PUF, 2011).

Le care vise ainsi à mieux prendre en compte nos vulnérabilités « fondamentales » (de l’enfance au vieillissement, y compris dans l’attention aux aidants) ainsi que celles qui sont liées à des « accidents dans les parcours de vie » (drames familiaux ou professionnels, etc.), qui peuvent toucher clients comme salariés dans une entreprise. Le care appelle alors « une activité d’accompagnement en vue du développement, du maintien ou de la restauration d’une puissance d’être, de dire et d’agir » (Ibid.)

C’est en ce sens que les démarches partagées au sein de l’ANVIE relèvent pleinement de ce que je nomme le « management par le care » : un mode de management qui a le souci manifeste de restituer aux équipes un certain pouvoir d’agir – qui va avec le pouvoir de dire (lequel se retrouve dans les interviews des techniciens chez Orange, les ateliers de Malakoff Médéric ou encore l’écoute des collaborateurs chez Air France via un _Employees Promotor Score).

Le mot de la fin : droit de dire, devoir d’écouter

Mais ce pouvoir de dire, pour un collaborateur, signifie clairement capacité à écouter pour le manager : ce dernier n’est pas dans un mode de management par le care lorsqu’il « dicte au lieu de dialoguer ». Lorsqu’il ne pratique pas ce que Marc Grassin, philosophe et spécialiste de l’éthique médicale que nous avions invité dans le cadre de notre groupe de travail, nomme « un art de la vigilance et de l’écoute ». Car sans ce pouvoir de dire, qu’en serait-il de cette « capacité de chacun à agir et décider là où il exerce » ?

Le management est d’abord un art du dialogue et donc de l’écoute, ce qui signifie très concrètement que l’on « reconnaît qu’on ne sait pas tout et qu’on ne peut pas tout », et que l’on a donc besoin des autres, de leurs idées, de leurs perceptions, de leurs avis… Restituer le pouvoir de dire et d’agir, c’est alors pleinement exercer son « métier » de manager au sens de l’éthique du care.

In fine, c’est bien par ce souci de l’Autre, clients et collaborateurs (mais aussi managers !), tel qu’il se manifeste dans les exemples évoqués, que les organisations pourront prétendre à ce recentrage sur « l’humain » dont elles parlent de plus en plus, mais qui reste hélas trop souvent dans le registre de l’incantatoire.

En fondant leurs démarches sur le socle conceptuel et méthodologique que nous ouvre l’éthique du care, les organisations peuvent inventer les moyens de dépasser les intuitions révélées par la symétrie des attentions pour entrer pleinement dans l’ère du prendre soin. Pour conclure, en citant à nouveau Marc Grassin :

« Qui prétend manager doit être un “sage”, un homme ou une femme qui fait le pari de l’Autre ».

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