Menu Close

Face à la « culture charrette », les architectes arriveront-ils à réinventer leur profession ?

Un sablier, une horloge et un chronomètre illustrant des délais serrés
Pour concilier leur charge de travail avec des délais serrés, les étudiants et diplômés en architecture n'hésitent pas à sacrifier du temps de sommeil et de loisirs. Shutterstock

La question de la « culture de la charrette » a beau revenir régulièrement dans les médias, faire l’objet d’un groupe de travail ministériel et de mesures dans les écoles nationales supérieures d’architecture, elle reste un sujet difficile quand on discute le modèle professionnel des architectes.

Tandis que je terminais la rédaction de cet article et échangeais avec mes collègues sociologues sur son contenu, j’ai été frappée de leurs réactions face à cette pratique qui consiste à travailler jusqu’à l’épuisement : « fais attention où tu mets les pieds », m’a-t-on dit. Comme si l’évocation de la « charrette » des architectes était une peine perdue, attaquant dangereusement l’un des traits identitaires phares du corps professionnel. Un architecte sans « charrette » est-il vraiment architecte ?


Read more: Faut-il souffrir pour mériter son doctorat ?


C’est donc à la fois du point de vue personnel que j’aimerais lancer la discussion, car j’ai été charrette entre 2004 et 2010 pour obtenir le titre d’architecte d’État. Mais aussi du point de vue de l’enseignante-chercheuse que je suis devenue, ce qui me permet de mieux comprendre comment la « charrette » structure une identité et un groupe professionnels, et plus récemment, d’observer comment les nouveaux diplômés s’en détournent, réinventant leur profession.

L’envers d’un « métier passion »

Tradition héritée des Beaux-arts au XIXe siècle et perpétuée dans les ateliers de projets des écoles d’architecture, la « charrette » consiste à travailler intensément jusqu’à se priver de dormir pour terminer un projet, avant de le présenter à ses professeurs afin d’être évalué.

Entre la fierté d’appartenir à un groupe social balisé et la souffrance physique et mentale, deux camps d’étudiants se côtoient en atelier de projet. Si la charrette sélectionne par la force des choses les plus tenaces (ou les plus soumis au système institutionnel ?), elle exclut ceux qui n’adhèrent pas à cette culture et qui ne résistent pas à une telle pression. La pratique s’avère en effet risquée en termes de santé et je garde de vifs souvenirs de la médecine préventive passant nous rendre visite après avoir été alertée par des tentatives de suicide, trouvant là des étudiants aux faibles tensions.

Personne travaillant sur son ordinateur la nuit
La « charrette » consiste à travailler intensément jusqu’à se priver de dormir pour terminer un projet. Shutterstock

En 2018, l’Union nationale des étudiants en architecture et paysage alertait sur le mal-être dans les Écoles nationales supérieures en architecture. Dans leur enquête menée auprès de plus de 5 000 élèves, deux tiers confirment l’existence de cette « culture de la charrette », considérée par la majorité comme « épuisante, éprouvante et banalisée ». Plus d’un tiers des étudiants disaient dormir « moins de quatre heures » par nuit durant la semaine qui précède un gros rendu. Une situation qui a poussé le ministère de la Culture à constituer un groupe de travail en 2019 avec les acteurs du secteur, consacré aux enjeux de bien-être et de santé étudiante dans les écoles et qui cible également les discriminations, les violences et harcèlement sexistes et sexuels.


Read more: Pourquoi la souffrance psychologique des étudiants est difficile à appréhender


La charrette s’entretient dans les agences, sélectionnant une seconde fois les plus résilients, et excluant généralement cette fois les femmes de ce mode d’organisation. La première limite du métier passion est en effet la charge et les horaires de travail. Plus de la moitié des répondants à l’enquête ministérielle affirme être amenés à travailler « occasionnellement » le samedi, 40 % peuvent de manière occasionnelle travailler le dimanche. Ils sont également nombreux (65 %) à pouvoir le faire de temps en temps « entre 20h et minuit » voire « entre minuit et 5 h » (20 %) ou encore « entre 5h et 7h » (16 %).

Ce qui était une pratique courante à l’école devient plus difficile dans le monde professionnel et de nombreux diplômés s’interrogent finalement sur la possible conciliation entre l’exercice de l’architecture et d’une vie sociale et familiale.

La menace de la précarité

La deuxième limite à l’exercice d’un métier passion est économique. Les architectes figurent parmi les moins payées des professions libérales en France, près de trois fois moins que les activités juridiques et comptables.

Cette précarité économique est liée à plusieurs facteurs. D’abord, une image d’artiste héritée de la Renaissance renvoie aux autres acteurs du cadre de vie et au grand public un personnage désintéressé, qui travaillerait gratuitement. Ensuite un rôle de la figure de l’architecte amenuisé dans la chaine de production, partageant les compétences et les honoraires avec une complexité d’acteurs de plus en plus nombreux (promoteurs, ingénieurs, urbanistes, économistes…).

Enfin, la troisième limite est l’inégalité hommes/femmes, certes non spécifique à la profession d’architecte, mais qui s’incarne sous plusieurs formes chez ce corps professionnel. Du point de vue de l’exercice de la maîtrise d’œuvre d’abord, les détentrices de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP) sont moins nombreuses que leurs confrères à être inscrites au Tableau de l’Ordre des architectes (28 % contre 41 %). Dans le quotidien ensuite, des pressions pèsent et des pénalités s’appliquent aux femmes, comme ce témoignage l’exprime : « Je travaille tous les soirs et tous les week-ends pour compenser le fait d’avoir un enfant). »

Une mère débordée, entre tâches ménagères, familiales et travail
Les contraintes horaires du métier sont difficiles à concilier avec une vie familiale. Shutterstock

Charrette, horaires, salaires, inégalités hommes-femmes font tendre les nouvelles générations de diplômés vers une certaine désillusion et les invitent à exercer d’autres activités que celles traditionnellement attribuées aux architectes : ils peuvent devenir dessinateurs, critiques, écrivains, enseignants, chercheurs, journalistes, ingénieurs, urbanistes, paysagistes, designers, architectes d’intérieur, révélant une pluralité de facettes complémentaires aux activités de l’architecture.

De futurs défis pour les diplômés

La mise en place de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP) offre des perspectives aux architectes en termes de création d’entreprises, ce qui les engage à rompre avec un modèle libéral qui a visiblement atteint ses limites. Des agences nouvelles générations s’inscrivent dans ce changement et entrent avec succès dans des modèles entrepreneuriaux.

Certaines, telles que Citizen architectes proposent par exemple d’orienter les compétences de leurs salariés vers des segments d’activités adaptés à chacun (conception, chantier, communication) et bannissent la pratique de la charrette. D’autres comme Poly Rythmic sont polyfonctionnelles, composées non seulement d’architectes mais aussi d’ingénieurs, bénéficiant ainsi d’un mélange de cultures professionnelles pour trouver une voie alternative au modèle traditionnel.

Une enquête sociologique menée sur la mise en situation professionnelle HMONP a recueilli les pratiques idéales des architectes d’État projetées dans 10 ans et voici les projections des nouveaux diplômés :

  • exercer sous forme associative, de réseaux, avec une ouverture pluridisciplinaire et une synergie des compétences ;

  • exercer avec un ancrage dans un territoire en région d’origine, sur des thématiques territoriales (ruralité, montagnes, littoral) ;

  • exercer dans une structure « à taille humaine » ;

  • exercer avec engagement et suivant ses valeurs : une importance est donnée à la qualité de la commande, à la relation au client, à un engagement social et plus écologique ;

  • s’ouvrir, se former à d’autres compétences, s’épanouir : une des préoccupations des diplômés est de ne pas s’enfermer dans une pratique unique, mais bien d’avoir des pratiques professionnelles plurielles et une vie privée épanouie.

Finalement, la charrette éclaire les conditions d’accès à une profession ancienne et codifiée, celle de l’architecte, soumise aux enjeux démographiques (vieillissement, intergénérationnel), écologiques et énergétiques (RE2020, réhabilitation, frugalité) et économiques (crises, transition). De nombreux défis attendent donc chaque jour (et peut-être moins chaque nuit) les étudiants, professeurs, les professionnels et les institutions pour apporter des solutions et des visions d’avenir sur un cadre bâti et un environnement en profonde transformation.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now