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Face à la guerre en Ukraine, des réseaux sociaux en ordre de bataille

Deux réfugiées ukrainiennes consultent un smartphone à leur arrivée à la frontière gréco-bulgare, le 7 mars 2022. Sakis Mitrolidis/AFP

La guerre qui fait rage en Ukraine a renversé bien des convictions établies. Quelle qu’en soit l’issue, elle marquera un avant et un après dans notre histoire au même titre que la chute du mur de Berlin en 1989 ou les attaques du 11 septembre 2001.

Face à ce bouleversement, de nombreux acteurs politiques et économiques - États, organisations supranationales, multinationales… - ont pris des mesures qui, il y a quelques semaines encore, auraient relevé de l’inconcevable.

Ce n'est pas le cas des réseaux sociaux : leur réaction au contraire, s’inscrit plutôt dans la continuité de ce qu’ils avaient déjà montré lors de plusieurs crises récentes.

L’impossible passivité des réseaux sociaux

Les dernières années n’ont pas été avares en événements de grande ampleur qui ont secoué nos certitudes et nos modes de vie. Face à ceux-ci, les plates-formes numériques, qui ont investi toutes les dimensions de nos sociétés, ont été contraintes d’assumer un rôle de protagonistes.

Longtemps, ces compagnies se sont présentées comme de simples intermédiaires techniques, destinés à « connecter le monde ».

À partir du moment charnière de l'élection présidentielle étasunienne de 2016, ces discours, déjà fragilisés par l’expérience, sont devenus intenables. Depuis, il semble admis que face à tout événement d’ampleur, les réseaux sociaux se doivent d’adopter des mesures spécifiques et de communiquer à leur sujet.


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La guerre en cours ne peut évidemment pas faire exception. L’ampleur des sanctions prononcées par les gouvernements occidentaux a jeté dans l’arène de nombreux acteurs privés, contraints de participer à cet effort collectif de pression contre le régime de Poutine.

Que ce soit dans le domaine du transport aérien, de l’énergie, des technologies, des finances, voire des événements culturels ou sportifs, ils ont dû revoir leurs relations avec la Russie, soit par obligation légale, soit en réponse aux pressions de sociétés civiles (et, donc, de consommateurs) outrées par l’agression perpétrée par Moscou.

Un Indien montre sur son téléphone portable la situation d’un de ses proches étudiant en Ukraine. Prakash Singh/AFP

Dans ce contexte de mobilisation générale, les réseaux sociaux sont forcément en première ligne, par la place qu’ils occupent désormais dans nos vies, mais aussi du fait de la dimension informationnelle que revêt toute guerre… Et celle-ci sans doute plus qu’aucune autre.

D’une part, la Russie a une longue histoire d’utilisation de la propagande comme pilier de son propre régime. Ce n’est pas un hasard si la remise en cause de cette pratique par la Glasnost de Gorbatchev a précipité la chute de l’URSS. Actuellement, la mainmise de Poutine sur son pays repose en grande partie sur un strict contrôle des organes d’information, combinant lois liberticides, intimidations et répression.

D’autre part, le gouvernement ukrainien, son président en tête, s’est révélé extrêmement habile dans sa communication de crise, tant auprès de sa propre population qu’en direction de la communauté internationale, principalement par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Ceux-ci sont devenus les canaux officiels de diffusion de ses bilans officiels, de son narratif, de ses appels à l’aide et au combat.

On voit donc s’affronter en ligne un camp qui a besoin de contrôler l’information pour tenter de légitimer l’injustifiable, face à un autre pour qui la communication est un moyen essentiel dans ce combat asymétrique. Dans ce cadre, les vecteurs de transmission que sont les réseaux sociaux se trouvent sous pression.

Des plates-formes aguerries

Les actions mises en place dans l’urgence par les plates-formes après l’invasion du territoire ukrainien par les forces russes ont toutes été extraites d’une « boîte à outils ». Au gré des crises passées, les plates-formes ont dû improviser des réponses ad hoc, avant de les améliorer progressivement. Grâce à cet apprentissage dans la douleur, Meta, Twitter et YouTube ont su répondre aux exigences nées de la guerre en Ukraine de façon plus rapide et moins tâtonnante.

En effet, chacune des mesures annoncées et mises en œuvre par les trois compagnies citées peut être reliée à une action semblable remontant à un passé encore récent.

D’abord, les entreprises concernées se sont rapidement emparées du sujet et ont mobilisé des équipes spécifiques chargées de surveiller au plus près l’évolution de la situation en Ukraine pour agir en conséquence. Réorientation subite des priorités et redéploiement de moyens : cette prise en main n’a en fait plus rien d’exceptionnel depuis 2017, une fois tirées les leçons de la présidentielle remportée par Donald Trump l’année précédente.

Ainsi, après avoir dans un premier temps rejeté avec véhémence voire dérision sa part de responsabilité dans ce fiasco, le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg a fait volte-face et s’est même donné comme objectif de « protéger la démocratie ». Dans les faits, cet engagement s’est traduit par l’annonce d’une importante mobilisation en interne à l’approche d’échéances électorales, Facebook faisant même connaître à l’occasion sa fameuse war room, un nom aujourd’hui tristement adapté aux circonstances.

Certes, les révélations en septembre de la lanceuse d’alerte Frances Haugen ont mis au jour les insuffisances de ces dispositifs chez Meta, dans le temps comme dans l’espace. Mais ces compagnies ont intégré dans leur modus operandi la mise en place, planifiée ou dans l’urgence, de capacités de suivi et de réponse rapide lorsqu’elles perçoivent ou anticipent que certaines circonstances leur imposent de réagir.

Les équipes mobilisées ont ensuite pioché des mesures dans un répertoire d’actions préexistant, notamment pour faire face à la démultiplication de la désinformation et l’intensification de ses conséquences en temps de guerre.

Fin 2016, Meta a établi un partenariat avec des vérificateurs indépendants pour détecter les fausses nouvelles. Depuis l’invasion russe, des moyens additionnels, tant techniques que financiers, ont été redirigés vers ceux de ces acteurs qui travaillent en langues russe et ukrainienne.

En outre, Facebook et Twitter ont commencé à signaler ouvertement que les comptes de RT, Sputnik, RIA Novosti et autres sont administrés par des médias dépendants du pouvoir russe.

Or, depuis 2018, YouTube procède déjà à un signalement explicite des diffuseurs de nouvelles qui « reçoivent un certain niveau de financement public ou gouvernemental ».

Si cette pratique n’existait pas encore en tant que telle chez Meta, le recours aux « étiquettes » n’est pas nouveau : à l’approche des élections de mi-mandat aux États-Unis, Facebook a commencé en 2018 à en placer sur les publicités qu’il diffuse dans ce pays sur des thèmes sociétaux ou politiques, pour identifier qui les finance. Depuis 2019, la plate-forme barre d’une légende non équivoque les contenus que son programme de fact-checking a établis comme faux.

Pour sa part, Twitter s’est également distingué en mai 2020, en plaçant un avertissement sur des messages publiés par Trump. Dans un contexte de tensions liées au mouvement Black Lives Matter, il s’agissait alors de signaler qu’un contenu publié par une personnalité publique violait ses règles d’utilisation, tout en restant visible pour des raisons d’intérêt public.

Twitter a étendu cette pratique en 2020 aux déclarations pré et post-électorales, et Meta s’en est inspiré. Les insuffisances de la mise en œuvre de cette politique ont cependant été pointées du doigt.

Les trois entreprises ont en outre appliqué de nouvelles mesures visant la publicité sur leurs plates-formes : YouTube (et même Google dans son ensemble), Facebook et Twitter en ont rendu la diffusion impossible par tout acteur établi en Russie, et/ou vers tout utilisateur russe.

Là encore, il s’agit d’une recette éprouvée. Compte tenu des antécédents de 2016 et du profil du président sortant, la présidentielle étasunienne de 2020 était attendue avec appréhension par les principales plates-formes. Entre autres mesures préventives, Twitter, puis Facebook avaient annoncé la fin des publicités à caractère politique, de façon permanente pour la première, et transitoire pour la seconde.

Les plates-formes ont également veillé à ne pas constituer une source de revenus pour les acteurs liés au pouvoir russe, en démonétisant les contenus publiés par ceux-ci. Ce procédé, mis en place par YouTube dès août 2016, sanctionnait les vidéos contenant des « images explicites et un langage excessivement cru ». Il s’agissait de réduire les incitations économiques à la diffusion de messages dommageables, sans porter atteinte à la liberté d’expression. L’application de cette technique s’est depuis étendue à un vaste champ de contenus et d’autres plates-formes ont suivi.

Enfin, Meta a annoncé la mise à disposition de nouvelles options pour ses utilisateurs en Ukraine et en Russie, pour leur permettre de protéger plus facilement leur identité. Cette même précaution a été prise l’an dernier au Myanmar, pour éviter que les comptes Facebook des opposants au coup d’État ne soient exploités par l’appareil répressif du nouveau régime.

Cette série d’initiatives, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, montre que le récent développement par les plates-formes de normes et de pratiques dans des contextes critiques particuliers (souvent aux États-Unis, mais pas seulement) leur a permis d’acquérir des capacités d’action rapide et des réponses prêtes à l’emploi. L’apprentissage nourri par ces expériences leur a permis de réagir promptement (mais non sans erreurs) à cette crise sans précédent.

Le réseau social chinois TikTok a annoncé le 6 mars arrêter ses activités en Russie. Contrairement à Facebook et Twitter, les utilisateurs de Russie auront accès à la plate-forme, mais ne pourront plus publier de vidéos. Tolga Akmen/AFP

Le cas TikTok

En contraste, TikTok, plate-forme plus récente n’ayant pas ou que peu développé ce savoir-faire, s’est montrée bien plus empruntée et incertaine au moment de définir sa ligne de conduite.

Ce n’est que le 4 mars – 10 jours après le début de la guerre en Ukraine – que l’entreprise a annoncé en termes généraux les quelques actions mises en œuvre face à cette situation. Une réaction en décalage avec l’abondance des contenus liés à la guerre qui ont inondé son application.

Cette relative passivité n’est peut-être pas uniquement liée à la « jeunesse » de la plate-forme : son appartenance à ByteDance, un groupe chinois, pourrait également expliquer ces différences avec ses homologues occidentales. À ce jour, ce paramètre ne semble cependant pas décisif car TikTok a spécifiquement été développée comme la version « pour le reste du monde » de son équivalent Douyin, réservé au seul marché du géant asiatique.

Elle démontre en outre sa docilité face aux injonctions des pouvoirs publics des deux côtés. Au même titre que ses homologues américaines, TikTok a récemment annoncé que les comptes de RT et Sputnik seraient désormais bloqués dans l’UE, en application d’une décision prise le 2 mars par le Conseil de l’Union.

De même, le 6 mars elle a annoncé suspendre la mise en ligne de tout nouveau contenu depuis la Russie. Elle s’adapte ainsi avec la plus grande prudence à la loi hautement restrictive et répressive adoptée par le régime russe au nom de la lutte contre les « fausses nouvelles ». En revanche, ni YouTube, ni Twitter n’ont pris une décision aussi radicale. Meta non plus, même quand Instagram, à la différence de Facebook, était encore autorisée sur le sol russe.

En somme, le timing comme le contenu des récentes décisions de TikTok révèlent une absence de proactivité et une surréaction face aux nouvelles exigences normatives. L’entreprise a investi avec grand succès dans la dimension commerciale de son activité, mais semble encore bien loin de ses concurrentes en matière de réponse aux attentes qui découlent de sa capacité d’influence.

De leur côté, Meta, Twitter et YouTube ne peuvent pas non plus prétendre avoir démontré qu’elles sont à présent pleinement capables d’assumer leurs responsabilités dans les nombreux domaines où leur impact se fait sentir. La guerre actuelle en Ukraine leur a cependant donné l’opportunité de mobiliser rapidement des outils pertinents, développés auparavant sous la pression de crises diverses durant lesquelles, à juste titre, leur impréparation avait été pointée du doigt.

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