Menu Close

Face à sa gestion de crise au Brésil, le pouvoir de Bolsonaro ébranlé

Peinture de l’artiste Aira Ocrespo légendée « Masque de Bolsonaro contre le coronavirus » pour critiquer les choix politiques du président face à la pandémie. Carl de Souza / AFP

« Après avoir été poignardé, ce n’est pas une grippette qui va m’abattre ! »

C’est avec cette bravade, désormais fameuse, que le président Jair Bolsonaro a rejeté d’un revers de main les recommandations de l’OMS quant au nécessaire confinement de la population brésilienne face à la progression de la pandémie.

À un journaliste l’interrogeant sur son attitude, il répond même, sûr de lui : « Vous me demandez si les vieux, les personnes vulnérables, vont mourir en raison du virus ? Oui, ils vont mourir. Je le regrette. Mais l’économie ne peut pas s’arrêter en raison de la mort de quelques milliers de personnes. » Ce président d’extrême droite préconise plutôt une journée de jeûne religieux pour « délivrer le Brésil du mal ».

Jair Bolsonaro salue ses partisans devant le palais du Planalto, après une manifestation contre le Congrès national et la Cour suprême, à Brasilia, le 15 mars 2020. Sergio Lima/AFP

Depuis le début de la pandémie mondiale du Covid-19, le Brésil est assurément l’un des pays dont la réaction étonne le plus, notamment en raison de l’attitude pour le moins surprenante de son président, ancien capitaine de réserve, qui prend de réguliers bains de foule sans masque ou gestes barrière, tout en accusant les médias de fomenter une « véritable hystérie ». Il faut dire qu’aujourd’hui Bolsonaro se trouve assez isolé au cœur des institutions, tentant de sauver son mandat alors que se multiplient les demandes de démission.

Un ministre de la Santé réfractaire

Un premier bras de fer l’oppose au ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta, qui avait pourtant jusque-là mis en œuvre sans ciller le programme néolibéral du président consistant à diminuer la part d’investissement public dans le système de santé.

Rappelons que le Brésil dispose, depuis l’adoption de la Constitution de 1988, d’un Système unique de santé (SUS), qui a permis à l’ensemble de la population d’avoir accès aux ressources médicales. Mais un amendement constitutionnel adopté en 2016, limitant l’ensemble des dépenses publiques, oblige à revoir drastiquement à la baisse le financement de la santé, aujourd’hui inférieur à 4 % du PIB (alors que les pays qui disposent d’un système universel y investissent environ 8 % de leur PIB).

Depuis sa nomination, le ministre Mandetta a ainsi poussé un peu plus loin la logique de financiarisation de la santé, et supprimé certains des dispositifs de ce SUS – notamment les « pharmacies populaires », qui offraient un accès gratuit à 32 millions de personnes (sur 210 millions d’habitants), et le programme « plus de médecins » consistant en l’envoi de médecins cubains dans les régions les plus démunies.

Alors que la pandémie connaît une progression inquiétante, c’est avec une veste arborant le logo du SUS qu’il réalise aujourd’hui ses interviews et, prenant le contre-pied du président, demande le confinement généralisé de la population. De la même manière, il fait part de sa réticence à administrer, comme le souhaite Bolsonaro, de la chloroquine aux patients atteints du Covid-19 alors que l’on n’en maîtrise pas encore les effets secondaires. Fort de la confiance de 76 % de la population, il mène une véritable guerre de tranchées contre Bolsonaro.

…et limogé

[Mise à jour du 17 avril]

À peine ce texte publié, le ministre Mandetta a été démis de ses fonctions par Bolsonaro. « Ce fut réellement un divorce consensuel », tant « la séparation était devenue une réalité ». Peu inquiet de ses contradictions, Bolsonaro a précisé comprendre « parfaitement la gravité de la maladie et de la situation », mais avoir « cherché, depuis le début, à transmettre un message de tranquillité ». Aussi a-t-il demandé au nouveau ministre de mettre en place une flexibilisation de la distanciation sociale, « le plus tôt possible » : « Cette grande masse de humbles ne doit pas rester prisonnière à la maison. »

Il en a profité pour attaquer les gouverneurs en dénonçant leurs excès dans les mesures adoptées pour faire respecter la distanciation, notamment la fermeture des commerces : « Qui a le pouvoir de décréter l’état de siège – après une décision du parlement ? C’est le président de la République, et non le maire ou le gouverneur ».

Expliquant qu’aucun gouverneur n’avait cherché à le contacter, il a annoncé vouloir « prendre des mesures pour éviter la prolifération du virus qui n’affectent pas la liberté ». N’ayant plus son ministre à blâmer, c’est vers le président de la Chambre des députés qu’il s’est retourné, critiquant son « très mauvais travail » en matière de propositions économiques pour faire face à la crise du coronavirus, estimant que ces propositions conduisaient le pays « au chaos », et « poignardaient le gouvernement fédéral ».

Le nouveau ministre est donc Nelson Teich, un oncologue et homme d’affaires de Rio de Janeiro. Dans un discours, prononcé juste après sa nomination, Teich a exprimé un alignement complet sur les thèses du président, considérant que « les secteurs de la santé et de l’économie ne sont pas en compétition entre eux, mais sont au contraire complémentaires ». Il souhaite donc travailler aux moyens de permettre à la société de reprendre une vie normale, en s’appuyant notamment sur des tests, et en se défiant de toute « définition stricte » de la notion de distanciation sociale.

Le soir même du limogeage de Mandetta, dans tout le Brésil, des concerts de casseroles ont retenti pour scander le slogan : « Le Brésil doit arrêter Bolsonaro ».

L’influence rampante de l’armée

Le président, qui compte malgré tout sur le soutien d’un peu plus de 30 % de la population avait tenté une première fois de limoger Mandetta, mais l’état-major de l’armée ne l’avait pas laissé faire. Car en coulisses, se joue un autre combat. Le général Braga Netto, qui vient d’être désigné nouveau chef de la Casa Civil, l’équivalent du poste de premier ministre – sans que le président n’ait vraiment eu son mot à dire – est aussi pressenti pour être un « président opérationnel » en cas d’impeachment. Or rappelons que la constitution de 1988 prévoit, en cas d’empêchement du président, que le vice-président assume la succession, et non le chef de la Casa Civil. Le vice-président, Hamilton Mourão, est aussi un militaire, général de réserve. Voilà qui témoigne aussi des tensions au sein de l’armée. Bien qu’hétérogène et assez divisée, l’armée profite des moindres opportunités pour peser sur les décisions d’avenir, et n’hésitera pas s’il le faut à revenir en force au pouvoir.

Ce pouvoir croissant de l’armée inquiète en effet bien des observateurs. Neuf des 22 ministres du gouvernement Bolsonaro sont des militaires. Ce Cabinet compte ainsi plus de ministres militaires que les gouvernements du temps de la dictature, sans compter que plus de 300 nouveaux militaires ont par ailleurs été placés aux postes décisionnels au sein de l’administration fédérale, là aussi bien plus que lorsque la junte était au pouvoir (1964-1985) !

Outre l’état-major de l’armée, Bolsonaro doit aussi faire face à la fronde des pouvoirs législatif et judiciaire : « Depuis le début de cette crise, je demande sagesse, équilibre et union. En attaquant la presse, les gouverneurs et les spécialistes de santé, le président se trompe de cible », lance ainsi sur les réseaux sociaux le président de la chambre des députés, Rodrigo Maia ; quant au président du Sénat, Davi Alcolumbre, il demande « une présidence sérieuse, responsable et engagée du côté de la vie et de la santé de la population ».

Pendant ce temps, le Tribunal Fédéral Suprême (qui représente le pouvoir judiciaire) obtient la suppression de la campagne officielle lancée par le gouvernement Bolsonaro (« Le Brésil ne peut s’arrêter »), en justifiant sa décision par la nécessité d’empêcher toute incitation à reprendre les pleines activités ou tout propos qui minore la gravité de cette pandémie pour la santé et la vie de la population. Pour contourner cette décision, Bolsonaro n’hésite pas à diffuser sur son propre compte Twitter des vidéos dans lesquelles on le voit notamment se promener dans les rues de Brasília, en expliquant que ce que les gens veulent c’est travailler, et que le Brésil ne peut s’arrêter s’il ne veut pas devenir le Venezuela. Twitter a dû réagir en supprimant deux vidéos, étant donné que les propos qui y sont tenus « vont à l’encontre des consignes de santé publique émanant de sources officielles et pourraient augmenter le risque de transmission du Covid-19 ».

Dans les villes, le confinement surveillé par les trafiquants

Ajoutons à cela un autre combat du président, livré à nombre de ses alliés d’hier, comme les gouverneurs de Rio de Janeiro et de São Paulo, qui ont imposé le confinement de leur population.

Les maires des autres grandes métropoles abondent dans ce sens, mobilisés dans une campagne de sensibilisation aux enjeux du confinement (« Bolsonaro est aujourd’hui le principal allié du virus » déclare ainsi le maire de Manaus). Car l’une des grandes inquiétudes est notamment la propagation de cette pandémie dans les quartiers défavorisés (comme les favelas…), où vivent, selon le recensement de 2010, 11,5 millions de personnes.

À Rio de Janeiro, c’est tout simplement un quart de la population qui est concernée, soit 1,5 million d’habitants. Réaliste et pragmatique, le ministre de la Santé a même entrepris de « dialoguer » avec les narcotrafiquants et les miliciens qui contrôlent nombre de quartiers populaires dans les métropoles, pour faire imposer ce confinement, sachant que leur parole y est plus respectée que celle des autorités.

coronavirus au Brésil : Bolsonaro persiste dans le déni.

Les soutiens religieux et économiques du président

Bolsonaro peut toutefois se prévaloir de soutiens, et non des moindres. D’une part, dans le domaine religieux, celui des églises évangéliques neo-pentecôtistes, dont les pasteurs minimisent la pandémie, critiquent les mesures d’isolement social et demandent l’ouverture des lieux de culte : « Le virus est une stratégie de Satan », a ainsi déclaré Edir Macedo, le fondateur de la puissante Église Universelle du Royaume de Dieu.

À leur demande, Bolsonaro a même, par décret, inclus les activités religieuses parmi les activités essentielles à préserver durant la pandémie. Dès le lendemain, la justice fédérale de Rio de Janeiro a suspendu ce passage du décret, avant qu’un tribunal régional fédéral ne conteste la décision et autorise à nouveau les activités religieuses.

L’autre soutien de poids est celui du ministre de l’Économie et des entrepreneurs alliés, notamment Paulo Skaf, le puissant président de la Fédération des Industries de l’État de São Paulo. Après avoir tenté de s’opposer à l’attribution d’une aide forfaitaire de 600 reais (un peu plus de 100 euros) aux plus démunis (concernant tout de même 13 millions de personnes), il plaide pour la reprise immédiate des activités productives et commerciales, sans trop s’inquiéter des conséquences sanitaires d’une telle décision.

Le risque diplomatique de Bolsonaro

À une autre échelle, la crise du coronavirus pourrait avoir également des conséquences diplomatiques non négligeables. L’alignement de Bolsonaro sur la vision géopolitique de Trump l’engage sur un chemin pour le moins glissant. En dénonçant, par l’intermédiaire de son ministre de l’Éducation, la propagation de ce virus comme fruit d’un plan chinois pour la domination du monde, il se met à dos un partenaire économique majeur, aujourd’hui principal fournisseur de masques et respirateurs sur le marché mondial.

En acceptant en plein cœur de l’épidémie l’idée suggérée par Trump d’une intervention au Venezuela pour destituer Nicolas Maduro, le Brésil risque par ailleurs de se mettre à dos la Russie, qui ne restera sûrement pas attentiste face à un tel projet. Rappelons que la Chine et la Russie sont deux des partenaires principaux des fameux BRICS, dont on imaginait au milieu des années 2000 qu’ils pourraient dominer le monde, tant ils portaient sa croissance.

Donald Trump et Jair Bolsonaro lors d’un dîner au Mar-a-Lago à Palm Beach, Floride, le 7 mars 2020. Jim Watson/AFP

Ce n’est peut-être plus le cas aujourd’hui, mais froisser durablement ces deux pays signifierait se mettre en marge de leur dynamique et perdre de potentiels alliés dans un monde multipolaire.

Une crise révélatrice pour le Brésil

Au-delà du drame sanitaire, dont on est loin de mesurer encore l’ampleur, la pandémie de Covid-19 révèle ainsi les fragilités du Brésil :

  • Sur le plan institutionnel, où un coup de force des militaires n’est pas à exclure face aux graves errements d’un président qui, ironie de l’histoire, n’a jamais caché ses sympathies pour la période de la dictature (1964-1985).

  • Sur le plan politique, où une alternative démocratique en cas d’impeachment a du mal à se structurer, après plusieurs années où les discours de haine, propagés par bien des partis de droite et d’extrême droite, ont souvent tenu lieu de programme politique.

  • Sur le plan social, puisque les plus démunis risquent de payer un lourd tribut, ne disposant ni d’assurance santé pour pallier les lacunes du système de santé publique, ni d’un emploi formel (ce qui est le cas de 40 % des travailleurs) pour pouvoir bénéficier d’un appui quelconque des pouvoirs publics.

  • Sur le plan civique enfin, où l’autorité de la parole publique montre aujourd’hui ses limites face à celle des milices et autres narcotrafiquants, sans oublier des églises néo-pentecôtistes.

S’il est bien difficile dans l’opacité de ce moment présent d’envisager un quelconque avenir à ce pays-continent, il ne faudrait pas conclure trop vite sur une note pessimiste. Ce pays a su trouver, au cours de son histoire, d’inattendues ressources pour cristalliser une conscience anticipatrice capable de transcender de tels moments.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now