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Face aux discriminations, les musulmans et les minorités demandent l’égalité

Marche contre l'islamophobie, Paris, Gare du Nord, le 10 novembre 2019. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Emmanuel Macron se rendra-t-il à Montfermeil comme le souhaite Ladj Ly, réalisateur primé à Cannes pour Les Misérables ? Ce film lui permettra-t-il – à lui comme à l’ensemble des Français·es – de considérer enfin les discriminations dont sont victimes une part non négligeable de nos concitoyen·ne·s ? Il serait temps.

Le climat de racisme ambiant et la libération de la parole xénophobe a encouragé une série d’humiliations et d’attaques visant directement des personnes de confession musulmane.

Attentat contre une mosquée à Bayonne, humiliation d’une mère portant un foulard et accompagnatrice d’une sortie scolaire à Dijon, propos comparant les femmes voilées à des « sorcières d’Halloween » par un sénateur … La liste est longue.

Ces séquences éprouvantes laissent des traces profondes, sociales, psychologiques, individuelles comme collectives, ainsi que le révèle une enquête que nous conduisons depuis 2015.

À la mosquée de Bayonne, le 1ᵉʳ novembre, après l’attaque. Gaizka Iroz/AFP

Plus de 90 % des enquêtés ont subi ou été témoins de discrimination

Les débats concernant la place des religions dans la société française ne sont pas illégitimes. Ils se mènent cependant le plus souvent sans ceux/celles qui sont le plus directement concerné·es, beaucoup s’autorisant à décider à leur place ce que signifie telle ou telle pratique ou évoquant la menace d’un supposé « agenda caché ». Ici, l’enquête sociologique permet de rappeler certains faits.

La recherche que nous conduisons depuis 2015 dans les quartiers populaires révèle en effet l’ampleur des discriminations et de la stigmatisation dont sont victimes les citoyen·ne·s perçu·es comme descendant·es de l’immigration ou musulman·es.

Nous avons conduit 165 entretiens biographiques dans plusieurs agglomérations de France (Grenoble, Bordeaux, Lyon, Roubaix et en Seine-Saint-Denis Villepinte et Le Blanc-Mesnil). Plus de 90 % des personnes rencontrées déclarent avoir fait au moins une fois directement, ou comme témoin, l’expérience d’une discrimination ou d’un acte stigmatisant.

Les discriminations ont cours depuis des décennies. Ici une jeune femme montre sa carte d’identité, le 12 novembre 2005, lors d’une marche à Toulouse contre les discriminations. Georges Gobet/AFP

Un impact sur l’ensemble de la société

À côté des propos racistes, des insultes et remarques stigmatisantes, la discrimination désigne une différence de traitement en raison de critères illégitimes et illégaux.

Beaucoup se sont vus refuser un emploi ou une progression de carrière, un logement alors que leur dossier correspond aux attentes, n’ont pas pu accéder à certains magasins ou loisirs. On pense par exemple à ces femmes portant un voile empêchées de participer à une brocante. D’autres, ne portant pas forcément de signes religieux mais perçu·es comme noir·es, arabes, musulman·es, roms, jeunes de quartiers, subissent des contrôles d’identités routiniers, humiliants voire violents… Souvent minimisée, il s’agit d’une réalité massive et incontestable, démontrée par de nombreuses études de sciences sociales.

Trois lycéens ont assigné l’État en justice pour contrôle d’identité abusif (Brut, 2017).

Notre enquête, qui donnera lieu à un ouvrage collectif en 2020, renseigne sur l’étendue de la violence sociale subie par ces personnes et son impact sur l’ensemble de notre société.

Démotivation, dépression, suicides

Ces traitements inégalitaires constituent un traumatisme profond pour les individus. Nombre de nos enquêté·es ont comparé ces expériences à « une gifle », « un coup de poignard ». Elles suscitent colère et tristesse. Elles entraînent des interrogations et des doutes, construisent des identités meurtries.

Les expériences stigmatisantes ont également des conséquences pratiques. Démotivation, dépression, suicide : leurs effets sur la santé ont été abondamment documentés dans plusieurs pays, et commencent à l’être en France, comme l’atteste par exemple la surmortalité des descendant·e·s d’immigré·es de deuxième génération.

Impact du contexte social sur la dépression des jeunes issus de minorités (National Institute of Mental Health, 2017).

Quitter la France pour fuir le racisme

Dans ce contexte, un nombre croissant de Français, membres de groupes minorisés, spécialement les musulman·e·s, envisagent de quitter le pays ou l’ont déjà fait pour se prémunir de cette atmosphère étouffante. Nous avons interviewé de nombreux Français·es installé·es au Canada, en Angleterre ou aux États-Unis qui expriment à quel point, même si le racisme y existe aussi, leur vie y est malgré tout plus simple, le quotidien moins oppressant.

C’est le cas par exemple de Mourad, d’origine algérienne, titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université Paris 8, qui gérait une librairie à Colombes. Il a décidé avec sa femme de migrer à Montréal explicitement à cause du racisme en France :

« C’était trop dur, toujours ces regards, je ne voulais pas que mes enfants grandissent là. »

C’est également le cas de Slimane, travailleur social d’origine franco-tunisienne, qui a vécu en Tunisie jusqu’à l’âge de 19 ans et est arrivé en France pour faire des études de sociologie. Après avoir travaillé une dizaine d’années comme animateur dans un centre social à Strasbourg, il fait le choix d’émigrer au Québec, fatigué par le regard suspicieux porté sur les immigrés originaires du Maghreb :

« Je voulais partir, je ne voulais plus rester en France. J’en avais marre de devoir toujours, toujours me justifier. Et puis on parlait souvent du Maghreb, des arabes… J’ai joué le jeu pendant 10 ans en me disant “OK, on va faire de la pédagogie”, mais à un moment donné, voilà, j’en avais marre. »

La France ne les aime pas, donc ils la quittent. Ce phénomène, qui n’est pas qu’anecdotique parmi nos enquêtés, devrait nous interroger : certains de nos compatriotes quittent leur pays pour vivre une vie décente et digne.

En s’attaquant à leur identité, les propos et traitements inégalitaires déstabilisent l’image de soi des individus. Certain·es peuvent dire que ce n’est pas leur problème ou que celui-ci est secondaire au regard d’autres sujets d’actualité. On peut aussi considérer que la souffrance sociale et les manières d’y répondre sont des questionnements d’intérêt collectif, qui concernent et affectent la nation tout entière.

« Vous n’avez qu’à retirer votre voile »

« Si vous voulez accompagner les sorties scolaires, vous n’avez qu’à retirer votre voile. »

On a beaucoup entendu sur les plateaux de télévision comme chez les élu·e·s de tous bords cette injonction à se dévoiler faite aux femmes musulmanes.

Comme si, pour continuer à exister sans discrimination ou stigmatisation il fallait s’effacer, « se faire discret » (comme le proposait un ancien ministre de l’intérieur). En d’autres termes : s’invisibiliser. Il s’agit de faire porter aux individus discriminés eux-mêmes la responsabilité du traitement injuste dont ils et elles font l’objet.

Autre propos fréquemment entendu : « Mais vos mères ne se voilaient pas, elles ! C’était différent dans les années 1980 ». Constat en partie exact, mais qui fait généralement l’économie d’une analyse pourtant établie par de nombreux travaux de sciences sociales. Ce mouvement de retour du religieux touche toutes les confessions, pas seulement l’islam et ce dans le monde entier.

Pourquoi l’offre religieuse trouve-t-elle son public ?

Le développement d’un islam plus rigoriste est le fruit de la mobilisation de certains courants théologiques au Moyen-Orient, qui ont été pour partie importés en France depuis la fin des années 1980.

Mais il convient de se demander pourquoi cette offre religieuse a fonctionné et a conquis une partie de la jeunesse française. On sait ainsi que les jeunes de 18 à 25 ans se déclarant musulmans indiquent une religiosité supérieure de 10 points aux croyants de plus de 35 ans.

On ne peut comprendre la pratique religieuse plus intensive – à ne pas confondre avec la radicalisation – des musulman·e·s depuis plusieurs décennies (port du voile et de la barbe, pratique du ramadan et consommation halal par exemple) indépendamment des expériences de discrimination et de stigmatisation que subissent les minorités issues de l’immigration post-coloniale.

Prières de rue à Clichy, en 2017, en réponse à la fermeture d’un lieu de culte. L’islam pour beaucoup, apparaît comme un refuge et un espace de socialisation. Alain Jocard/AFP

L’islam comme refuge

Le chômage de masse – on sait que le taux de chômage des immigrés et de leurs descendants s’avère au moins cinq points supérieur à la moyenne – est en partie lié aux discriminations à l’embauche ou lors de l’orientation scolaire. Il constitue également un facteur qui pousse à chercher d’autres sphères de socialisation que celles du travail.

Né·es Français·es de parents étrangers, traité comme des « Français·es de seconde zone », pour reprendre une expression fréquemment entendue au cours de nos entretiens, elles et ils cherchent des clefs, des réponses, une forme de réconfort identitaire dans des traditions familiales et culturelles refoulées, parfois imaginées ou réinventées.

Le retour du religieux n’est pas propre à la France ni à l’islam. Ici une femme offre des pains au chocolat lors d’une visite organisée d’une mosquée à Roubaix, dans une démarche de dialogue entre cultures et religions. Philippe Huguen/AFP

L’islam peut alors constituer un refuge. Si bien que paradoxalement plus le débat public se durcit, plus « la République se montre ferme » à coup de lois et de dispositifs d’exception, plus ces « Français de seconde zone », en particulier les musulman·e·s, se sentent ciblé·e·s et tendent à se retrancher vers des espaces et des ressources collectives de réassurance.

On ne peut pas à la fois provoquer le repli communautaire et le dénoncer. On n’émancipe pas non plus les gens malgré eux.

Quant à ce reproche de « communautarisme », de nombreuses recherches montrent qu’il est davantage l’apanage des plus aisés, les « ghettos de riches » et autres « clubs » marqués par des formes d’entre-soi communautaire discrètes mais efficaces, que des minorités.

Ces résultats pourtant attestés n’empêchent pas les éditorialistes et nombre de nos représentant·e·s de mobiliser sans relâche ce terme pour (dis)qualifier les mobilisations politiques des minorités, comme lors des récentes manifestations contre l’islamophobie.

Les bonnes conditions, documentaire de Julie Gavras (ARTE).

Une seule revendication : l’égalité

Nous avons rencontré au cours de notre enquête des dizaines de militants et bénévoles actifs au sein des quartiers populaires. Ils et elles ne demandent pas de droits spécifiques. Ils ne sont pas les « chevaux de Troie d’un islam politique » qui ne dit pas son nom, comme l’avance une rhétorique complotiste connaissant un succès grandissant ces derniers temps.

Ces militants ne réclament qu’une chose : l’égalité. Pouvoir bénéficier des mêmes droits et des mêmes opportunités que tous les autres citoyens de notre pays. Mettre en place, enfin, des politiques publiques reconnaissant le caractère systémique des discriminations et prenant à bras le corps ce problème qui mine la cohésion nationale : inspecteurs du travail dédiés, testings généralisés, sanctions réelles contre les entreprises et les institutions discriminantes (y compris les institutions publiques et d’État), attribution anonyme des logements sociaux, réforme des contrôles d’identité par la police, respect égalitaire de la loi de 1905…

Il n’existe pas de solution miracle, mais tant que l’ampleur du problème n’aura pas été reconnue et constituée en priorité nationale, il perdurera. Les femmes qui portent le voile savent parler, il est urgent de les entendre dans leur diversité.

Constituer des groupes en « ennemis de l’intérieur » plutôt qu’en égaux avec qui on peut dialoguer amène inévitablement à une logique antagonique qui creuse encore le fossé démocratique et disloque la République au lieu de la rassembler.


Les auteurs sont membres du collectif DREAM ([discriminations, racismes, engagements et mobilisations).

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