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Fait religieux en entreprise : « la main invisible » du manager intermédiaire

Pour les managers, une organisation flexible facilite la gestion de l'expression religieuse. Edneil Jocusol / Shutterstock

Ces dernières années, l’expression religieuse au travail est devenue plus fréquente dans les entreprises européennes et nord-américaines. En France, selon l’Observatoire du fait religieux en entreprise, en 2019, 70 % des managers interrogés étaient confrontés à ce phénomène, et dans 51 % des cas, elle nécessitait une régulation managériale.

La laïcité française présente une caractéristique ambiguë qui amplifie la controverse autour de l’expression religieuse au travail : elle garantit la liberté de croire ou de ne pas croire tout en protégeant ceux qui croient.

Dans la loi, la laïcité comme neutralité s’applique pour les agents des services publics, son éventuelle extension aux entreprises « délégataires de service public » (ADP, RATP, crèches, piscines…) est suggérée dans le projet de loi présenté par le président de la République Emmanuel Macron, le 2 octobre dernier.

Concilier expression religieuse et inclusion

Ce cadre juridique ambivalent (en témoigne notamment le feuilleton judiciaire emblématique de la crèche Baby-Loup), laisse les dirigeants d’entreprises parfois démunis face à ce problème complexe.

Dans ce contexte flou, le climat social, le souci d’équilibre entre les demandes de nature confessionnelle, la nature même de la demande (collective versus individuelle, acceptable ou transgressive par rapport à d’autres libertés fondamentales) peuvent constituer les éléments déterminants dans la décision du manager d’être plus ou moins accommodant, l’accommodement étant ici défini comme l’aménagement proposé par le manager par rapport à la règle générale d’organisation.

Cet accommodement des situations de travail trouve ses fondements dans le management de la diversité qui vise à lutter contre les discriminations au travail. Cette notion incite à une politique d’inclusion, c’est-à-dire à une adaptation des dispositifs existants pour un public aussi diversifié que possible pour rétablir l’égalité. Ce raisonnement s’étend à toute différence, conviction et confession discriminée.

Pour aider les managers à concilier expression religieuse et inclusion dans le cadre de la laïcité, certaines grandes entreprises ont lancé des guides sur le fait religieux (par exemple : EDF, Orange, Total, etc.) qui sont présentés comme des outils d’aide à la décision. Si différentes valeurs implicites s’expriment dans ces guides, entre pragmatisme défensif et management inclusif, ils évoquent néanmoins la nécessité d’« aménagement en fonction des circonstances » (EDF) et l’idée de mise en place d’« accommodement raisonnable, compromis » (Orange).

Ces initiatives indiquent que la diversité religieuse induit des questionnements pour les managers. Les études constatent bien souvent que face aux demandes, « si les managers français n’ont pas l’obligation d’adapter les situations de travail au fait religieux, de nombreux managers le font en réalité », comme le soulignait un article de recherche publié en 2018. Dans les faits, c’est donc bien la subjectivité du manager qui détermine la décision d’accommoder ou pas. Autrement dit, l’intention d’accommodement a été déléguée aux managers de proximité.

La flexibilité permet de contourner la question

Nous avons mené une étude par questionnaire en collaboration avec le CJD Normand auprès de 150 managers intermédiaires français qui confirme cette réalité. Elle nous a permis d’identifier les deux principaux facteurs qui influencent l’intention d’aménager les situations de travail face au fait religieux : la flexibilité organisationnelle (horaires flexibles, autonomie) et les conséquences perçues (avantages, inconvénients).

Pour ce qui est de la flexibilité organisationnelle, les résultats statistiques montrent que, dans un environnement bureaucratique soumis au respect des règles, le manager est moins enclin à être accommodant. En revanche, une organisation basée sur l’innovation et le travail d’équipe offre généralement une plus grande flexibilité et, dans ce cas, la direction considérera les aménagements de manière plus favorable.

Les managers issus d’environnements de travail faisant preuve d’une forte flexibilité organisationnelle, seront plus accommodants. Shutterstock

En effet, lorsqu’un employé peut facilement s’absenter du travail et organiser son propre agenda, le manager est plus enclin à favoriser l’expression religieuse. La question est finalement contournée puisque l’employé pratique sa religion, de ce fait, en dehors de son lieu de travail.

La flexibilité organisationnelle est mesurée par les items suivants (pas du tout d’accord à tout à fait d’accord) :

  • Les employés assurent leurs responsabilités professionnelles avec l’agenda qui leur convient.

  • Les employés pour la plupart n’ont pas d’horaires fixes.

  • Les employés ont une grande liberté pour poser leurs jours de congé.

  • Les employés peuvent de temps en temps se pencher sur des projets personnels.

Le manager de proximité va aussi prendre en compte les conséquences anticipées de sa décision avant de se prononcer sur un éventuel accommodement. Il va étudier les inconvénients concernant les problèmes d’organisation du travail (risque de litige, marginalisation, surenchère des réclamations) et les avantages (liés à l’ambiance de travail, à la satisfaction des employés et à une image de tolérance).

En outre, notre étude relève que plus le manager fait preuve de religiosité, plus il est susceptible de penser que l’expression religieuse a des conséquences positives pour l’organisation et inversement.

Invisibiliser les aménagements

Il semblerait donc qu’il soit plus facile pour les managers de gérer l’expression religieuse (par exemple, les pratiques alimentaires, la prière, etc.) en rendant les aménagements invisibles grâce à la flexibilité organisationnelle et aux pratiques englobantes (par exemple, un menu élaboré pour toutes les sensibilités).

Un dirigeant d’une étude complémentaire en témoigne :

« La première demande de certains salariés de confession musulmane a été de réclamer de la nourriture confessionnelle (halal en l’occurrence). Nous avons pris la décision de consulter les responsables cuisine. Puis nous avons réorganisé et proposé, en ce qui concerne le plat principal et le dessert, une diversité (pluralité de choix) qui pourrait convenir au plus grand nombre. Ce réaménagement s’est fait dans une réorganisation plus large des repas qui a permis également de réduire le gâchis alimentaire. En ciblant mieux les besoins, nous avons éliminé nombre de quantités jetées auparavant au rebut et satisfait majoritairement l’ensemble des personnes. »

L’expression religieuse au travail présente en effet des risques perçus en rendant parfois visible un critère de distinction initialement invisible. Dans un contexte de laïcité française, où la religion se voit la plupart du temps reléguée à la sphère privée, voire intime, les réactions aux manifestations de l’expression religieuse au travail peuvent se traduire par des tensions sociales (marginalisation des salariés, plus d’exigences, tensions interpersonnelles entre collègues).

L’instauration d’une culture qui intègre toutes les dimensions de l’homme au travail pourrait être recherchée. Par exemple, une organisation peut mettre en place des accords de télétravail qui donnent aux employés l’autonomie nécessaire pour prier quand ils le souhaitent et se rendre aux lieux de culte.

L’entreprise, en accordant plus de flexibilité et de liberté, externalise la question de l’expression religieuse du lieu de travail. Cela permet pour les employés de pratiquer leur religion au quotidien sans que cette pratique soit visible.

L’émergence de tiers lieux comme nouvelle forme d’organisation du travail intégrant les différents domaines de vie (privée/professionnelle) semble d’ailleurs favoriser cette flexibilité organisationnelle. En France, l’évolution vers des organisations plus inclusives pourrait donc être en partie liée à ces aménagements « invisibles » des situations de travail face à l’expression religieuse.

« La main invisible » des managers intermédiaires permet de réguler ce type de demande pour préserver le fonctionnement économique et social de l’organisation.

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