Comme son nom l’indique, la collection « Idées reçues » des éditions Le Cavalier Bleu vise à interroger certaines évidences – sans nécessairement proclamer que toutes les idées reçues seraient, par définition, erronées. C’est à cet exercice que se prête dans un ouvrage qui vient de paraître dans cette collection, « Mécanique des conflits, Cycles de violence et résolution », la politologue Myriam Benraad, professeure en relations internationales et études des conflits et de la paix à l’Université internationale Schiller à Paris et enseignante à Sciences Po, entre autres institutions. Nous vous proposons ici un extrait consacré à un sujet souvent évoqué mais rarement examiné en profondeur, celui de l’inexorable survenue, en de nombreux points du globe, des « guerres de l’eau ».
« La question hydrique aggrave les risques de conflits. »
« Plus le stress hydrique s’accroît, plus les risques de conflits locaux ou régionaux augmentent. Le message de l’Unesco est clair : si nous voulons préserver la paix, nous devons agir rapidement non seulement pour sauvegarder les ressources en eau, mais aussi pour renforcer la coopération régionale et mondiale dans ce domaine. » (Audrey Azoulay, directrice générale de l’Unesco, 22 mars 2024)
Bien des conflits sont porteurs d’effets destructeurs, à la fois pour les groupes humains qu’ils affectent et pour leur environnement immédiat. Ceci est d’autant plus vérifié lorsqu’ils impliquent un facteur hydrique susceptible de les aggraver. La gestion des ressources en eau, en particulier dans les régions où celles-ci se font rares, peut générer ou amplifier les tensions entre des États et à l’intérieur même de leurs frontières, quand plusieurs acteurs revendiquent le droit de les utiliser ou quand l’accès à l’eau est limité ou contrôlé par une seule partie. Cependant, il faut noter que les répercussions de ces batailles diffèrent grandement d’un conflit à l’autre, et peuvent même parfois constituer un vecteur de coopération, par exemple si des accords pour le partage de l’eau sont conclus en vue d’une gestion préventive. Dans l’absolu, il est essentiel d’explorer l’incidence de la problématique hydrique sur l’aggravation des conflits.
D’une part, le stress hydrique augmente-t-il les risques de conflits, locaux comme plus régionaux ? De l’autre, exacerbe-t-il l’intensité des conflits quand ceux-ci sont déjà déclarés, notamment en cas de raréfaction des ressources ? Par ailleurs, comment ce stress affecte-t-il les perspectives de développement pour des milliards d’êtres humains concernés par ces conflits, et plus particulièrement la sauvegarde de leurs droits élémentaires, dont ceux des filles et des femmes, les plus affectés ?
Le changement climatique en cours rend la situation périlleuse et devrait accroître la fréquence et la sévérité des sécheresses dans le monde, avec des risques sérieux d’instabilité sociale et la perspective de migrations de grande ampleur causées par une insécurité hydrique toujours plus aiguë. À cet égard, la guerre au Darfour, qui a débuté en 2003, a parfois été qualifiée de premier conflit lié au réchauffement de la planète, quand des exploitants agricoles et éleveurs nomades ont fini par prendre les armes pour s’assurer d’un accès à des ressources en eau de plus en plus rares.
Sur ces aspects, on ne peut qu’être saisis par le décalage entre la reconnaissance du caractère aggravant du stress hydrique en matière de conflits et le peu d’efforts finalement investis pour briser cette logique. Les mesures mises en œuvre sont en effet insuffisantes ou inadaptées, tantôt par impuissance, tantôt parce qu’aucune vision commune ne l’emporte parmi ceux qui se disputent le contrôle de l’eau, tantôt parce qu’une fatigue s’est installée entraînant une forme de renoncement.
Or, plus le stress hydrique aggrave les conflits, plus l’horizon d’une paix positive – pour reprendre la terminologie de Galtung, soit un état de coopération, d’égalité et de justice sans peur, sans besoin et sans exploitation – s’éloigne pour les peuples concernés. Ce constat ne signifie pas que l’aggravation des conflits est uniquement due à ce stress hydrique, mais ce dernier joue un rôle amplificateur patent, comme le souligne l’Unesco dans le cas des risques de conflits transfrontaliers.
Depuis des décennies, les deux fleuves Syr-Daria et Amou-Daria se trouvent au cœur d’intenses querelles hydriques en Asie centrale, lesquelles illustrent ce processus d’aggravation de tensions qui ont parfois bien failli conduire au pire. Sur fond de rivalité géostratégique, les ressources du premier fleuve, qui prend sa source au Kirghizistan et se jette dans la mer d’Aral, sont ainsi à l’origine de violents incidents à la frontière avec le Tadjikistan, autre État qui les convoite dans le contexte d’importants projets hydroélectriques.
L’interférence, dans l’urgence, des dignitaires locaux afin d’éviter que la situation ne dégénère, témoigne de l’absence d’une coopération sérieuse entre ces deux pays pour régler leurs dissensions et s’assurer qu’elles ne finissent pas par nuire à leurs populations dont les besoins, en particulier pour l’agriculture de subsistance et l’alimentation, vont croissants. Au contraire, les autorités tadjikes et kirghizes alimentent ces heurts liés au contrôle de l’eau pour mieux contourner tout accord quant au tracé de leur frontière. Ce flou persiste depuis la colonisation russe et l’époque soviétique, et la frontière est encore plus contestée depuis 1991 et l’indépendance de ces républiques. Rien n’est fait pour régler le conflit, le Kirghizistan comme le Tadjikistan entretenant un statu quo de plus en plus délétère.
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Ces guerres pour l’eau impliquent d’autres États de cette région, alors que l’eau se fait plus rare, comme celle de la mer Caspienne au Kazakhstan ou encore de la mer d’Aral en Ouzbékistan, qui se réduit à vue d’œil et dont les espoirs de sauvetage s’amenuisent. Les dirigeants de ces États voisins se rencontrent à fréquence régulière mais la question hydrique est rarement évoquée au cours des échanges et son potentiel conflictuel chassé de toute réflexion. Or, le changement climatique et les sécheresses qui se multiplient menacent d’aggraver la problématique et rendront l’accès à l’eau encore plus décisif ainsi que son contrôle plus violent à l’avenir.
Une réponse collective reste l’unique moyen d’espérer en mitiger les conséquences possiblement dramatiques, mais c’est un champ de ruines diplomatique qui pour l’heure s’y est substitué. Est-ce là aussi le fruit de l’ancienne politique stalinienne qui avait mis de côté les modes traditionnels de gestion de l’eau au profit de projets de développement massifs qui ont avivé les appétits politiques opposés et entamé toute possibilité de gouvernance en laissant libre cours aux réflexes prédateurs et kleptocratiques ?
L’Asie est également le lieu d’un conflit brutal autour du bassin du Mékong, le plus long fleuve du sud-est de cette partie du monde, avec plus de 4 200 kilomètres, et dixième dans le classement international. Depuis des années, aménagements et barrages ont fait de ce delta le théâtre d’une bataille impitoyable entre la Chine, où ce bassin prend sa source pour se jeter dans la mer de Chine méridionale, et cinq autres pays riverains (Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge et Vietnam) qui en dépendent de manière vitale pour l’irrigation de leurs rizières et la survie de populations qui tirent leurs réserves de nourriture et leurs revenus à 80 % de ses ressources et des territoires apparentés.
Il faut ajouter l’enjeu de la sauvegarde des écosystèmes et de la biodiversité qui entourent le Mékong, frappants par la richesse de la faune et de la flore qu’ils abritent – plus de 1 100 espèces de poissons y vivent, outre les espèces rares qui y ont trouvé refuge. Malgré des promesses réitérées de coopération, demeurées lettre morte, plus de 400 barrages hydrauliques sont en activité pour satisfaire la soif chinoise en électricité, de même que celle de la Thaïlande et du Laos, à la source d’aridités et de chutes drastiques du niveau des ressources. À défaut d’un règlement durable du conflit, une notion largement étrangère au vocabulaire des parties, il s’agit là d’une véritable bombe à retardement.
Ailleurs, comme au Moyen-Orient, c’est moins un défaut de réflexion sur le sujet que des conditions géopolitiques défavorables qui font piétiner les négociations et accentuent le danger d’un conflit d’ampleur à terme. Prenons l’exemple du bassin du Jourdain, disputé entre le Liban, Israël, la Jordanie, la Syrie et les Territoires palestiniens. On a souvent affirmé que l’enjeu de l’eau était secondaire dans cette région. Il se situe pourtant au centre des conflictualités, plus spécifiquement entre Palestiniens et Israéliens, dans la mesure où le Jourdain borde deux territoires fortement contestés depuis la guerre des Six-Jours et l’occupation israélienne de 1967 : le plateau du Golan et la Cisjordanie.
Les tensions sont d’autant plus vivaces que les ressources hydriques s’épuisent à vue d’œil – le débit du Jourdain n’est que de 500 millions de m3 au sortir du lac de Tibériade et de 1 400 m3 à son embouchure dans la mer Morte. De plus, l’ampleur des hostilités, essentiellement autour du contrôle des territoires, empêche toute discussion pour éviter que le conflit ne s’aggrave. Pourtant, en 1992, l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin expliquait qu’aucune paix au Moyen-Orient ne pourrait se concrétiser sans un règlement en bonne intelligence du partage de l’eau.
Plus au sud, le Nil constitue une source d’immenses tensions entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie, qui ont longtemps couvé et ont connu une aggravation inédite avec la construction, par ce dernier pays, à compter de 2011, du méga-barrage de la Renaissance visant à accroître sa production d’électricité et dont l’achèvement est décrit par Addis-Abeba comme essentiel à la préservation de l’unité d’un État autrement déchiré par les conflits. Depuis le début des tra- vaux, ce barrage suscite de vives contestations et d’impor – tantes querelles autour de la problématique de l’approvisionnement pérenne en eau du Soudan et de l’Égypte, laquelle dépend à 97 % des ressources du Nil pour ses besoins en eau, se trouve très exposée au changement climatique et à la sécheresse, et dénonce donc une violation du droit international.
À l’automne 2023, après deux ans d’interruption, des négociations tripartites ont repris entre ces pays pour conjurer le risque d’une amplification du conflit. Toutefois, ce nouveau cycle de pourparlers s’est conclu sans l’ombre d’un quelconque accord et encore moins d’un engagement à poursuivre les discussions. Au contraire, les accusations mutuelles n’ont cessé de s’accumuler en hypothéquant encore plus l’horizon d’un compromis.
L’Afrique, enfin, n’est pas exempte de ces conflits autour de l’eau dont il serait trop long de dresser la liste exhaustive mais dont certains sont emblématiques.
Dans le delta du fleuve Niger, marqué par un contexte de forte concurrence pour l’accès à l’eau et aux terres ainsi qu’aux pâturages pour les agriculteurs, éleveurs et pêcheurs locaux, la variable hydrique est indissociable des conflits entre États, armées, forces traditionnelles, groupes insurgés et milices. À l’évidence, cette multiplicité d’acteurs en compétition rend difficile, voire hypothétique, toute entente sur la gouvernance de ces ressources et leur partage. Quant à la région des Grands Lacs, balkanisée, la raréfaction de l’eau y aggrave les vulnérabilités étatiques et les risques de conflit.
Citons le cas du Karamoja, région désertique située au nord de l’Ouganda où les communautés pastorales se disputent le contrôle de l’eau. Ces luttes violentes ont causé des milliers de morts et pourraient encore s’aggraver. Quant à la Gambie, à la Guinée-Bissau, à la Mauritanie et au Sénégal, leur coopération autour de la gestion des eaux souterraines du bassin aquifère sénégalo-mauritanien pourrait être mise à épreuve par une menace terroriste devenue systémique à l’échelle sous-régionale.
Éviter une aggravation des conflits liés à l’eau n’est pas un exercice évident non plus sur le continent latino-américain du fait d’une instabilité structurelle et des pressions exercées par le réchauffement climatique sur les ressources en eau. Un pays comme le Nicaragua, qui ne fait pas directement face à une crise hydrique mais se trouve en proie avec un système de prédation de l’eau, se trouve ainsi sévèrement touché par des coupures en approvisionnement qui affectent de manière disproportionnée les groupes les plus fragiles, provoquent des pertes économiques significatives et causent maladies et infections graves, dont celle du choléra.
Face aux critiques et dissidences montantes, les autorités, sous la tutelle du président Daniel Ortega, ont opté pour une féroce répression en vue de soumettre la population, recourant à des tactiques cruelles fustigées tant par les Nations unies que par les organisations non gouvernementales. Ce sont le silence et la fuite des civils qui ont remplacé toute optique de pacification, y compris sur le dossier de l’eau. Dans le cas du Costa Rica, c’est plutôt la mauvaise gestion du système d’alimentation en eau qui, sur la période récente, a précipité une crise majeure, outre l’existence d’un stress hydrique pesant de longue date sur les zones urbaines et sur l’activité agricole, et imposant à ce pays de repenser sa législation et ses stratégies de sortie de crise.
Il ressort de cette brève étude comparative que le stress hydrique, s’il ne cause pas directement les conflits et peut dans certains cas être un facteur contribuant à leur règlement, n’en constitue pas moins très souvent une variable aggravante.
Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 26 et 27 septembre 2024 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.