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Femmes SDF : de plus en plus nombreuses et pourtant invisibles

Les dernières études constatent une hausse du nombre de femmes vivant dans la rue, pourtant elles demeurent trop souvent invisibles. Bady Wong/Flickr, CC BY-NC-ND

Le nombre de personnes sans-domicile est en progression constante, avec presque un doublement entre 2001 et 2012, selon les statistiques de l’Insee et l’Ined. Et 38 % des sans-domicile adultes sont des femmes.

Dans un contexte où les acteurs de terrain, associatifs notamment, soulignent différentes évolutions des personnes à la rue (on parle de féminisation, de familialisation ou encore de rajeunissement de la population), il est intéressant de comprendre comment certaines représentations sur les sans-abri perdurent. Lorsque l’on pense aux personnes à la rue : la majeure partie des évocations sont celles d’hommes isolés, français, visibles dans l’espace public, consommant de l’alcool, entourés de sacs, délaissant le soin de leur corps.

En effet, les représentations associées aux sans-abri demeurent largement focalisées sur l’expérience des hommes. Cela se retrouve dans les recherches tout comme dans le discours des intervenants sociaux qui résistent à certains changements de profil de leurs bénéficiaires, parfois démunis face à des problèmes qu’ils n’ont pas anticipés.

Progressivement se profilent pourtant de nouvelles figures, celle des réfugiés d’abord mais aussi celle des femmes.

Qui sont les femmes à la rue ?

Les femmes sans domicile sont plus nombreuses que l’on ne se le représente, mais elles bénéficient de conditions d’hébergement plus stables que les hommes. Notamment du fait des représentations et des normes sociales qui veulent que les femmes soient davantage associées au foyer et les hommes à la sphère publique. Toujours selon les dernières données disponibles de l’Insee, parmi les sans-domicile 56 % sont nés à l’étranger. Cela s’explique du fait de la migration pour les primo arrivants et au-delà, du fait des difficultés à accéder à un logement sans papiers et des discriminations à l’accès au logement y compris lorsqu’un titre de séjour est délivré. Et les femmes, comme les familles, sont majoritaires parmi les sans-domicile nés à l’étranger.

La situation de Kadidjatou que j’ai rencontré dans un centre d’hébergement francilien à destination de femmes sortant de maternité témoigne bien de ces enjeux. Elle m’explique que c’est sa régularisation qui lui a permis aujourd’hui d’intégrer une formation pour envisager accéder à un emploi et à un logement personnel avec son fils de 14 mois. Avant cela elle était coincée, et circulait entre les solutions d’appoint, la rue et les centres d’urgence.

C’est en tant que famille qu’elle a pu accéder à cette structure, or la situation change lorsque les enfants deviennent ou sont majeurs : ils ne peuvent bénéficier d’hébergement en tant que famille. C’est ce qu’a vécu Anne-Claire avec son fils, lorsqu’elle s’est faite expulsée de son logement. Ne souhaitant être séparée de son fils, elle a alors choisi de dormir dans des parkings, des cages d’escalier, une tente. Elle m’a raconté son histoire au moment où elle avait finalement trouvé un logement insalubre où vivre avec son fils. Malgré son travail d’intérimaire, elle continuait à faire la manche, à demander aux commerçants des denrées périmées pour survivre. La débrouille acquise à la rue constitue encore pour elle une ressource, le logement n’ayant pas permis de répondre à l’ensemble de ses difficultés matérielles.

Champ de Mars, Paris, 2016 : les femmes âgées sont particulièrement touchées par la très grande précarité. NatCau2016/Flickr, CC BY-ND

Aux deux extrémités de la pyramide des âges, la pauvreté et son versant lié au logement se développent. D’autres femmes, plus âgées qu’Anne-Claire, font face aux difficultés de se loger avec des retraites largement insuffisantes, quand elles ont passé leur vie à s’occuper des membres de leur famille ou que leur travail n’était pas toujours déclaré. C’est le cas de Josette âgée de 78 ans au moment de notre entretien, qui souffre de douleurs importantes aux jambes après plusieurs opérations. Comme de nombreuses femmes isolées, avec des carrières morcelées, dans des emplois très précaires ou dont le travail n’a pas été déclaré, elle doit désormais affronter la vieillesse comme beaucoup, dans des institutions dont elle dépend pour se loger, se nourrir, se soigner. Mais dans son cas, l’institution est un centre d’hébergement. Dans le contexte du vieillissement de la population, sa situation ne constitue pas une exception.

Des femmes invisibles

J’ai abordé certaines situations de femmes sans-abri, mais comment comprendre leur invisibilité dans un contexte où elles sont pourtant bien présentes ? Sur le terrain, j’ai pu constater que leurs pratiques dans l’espace public contribuaient à les rendre invisibles.

Documentaire de la journaliste Claire Lajeunie, « Femmes invisibles : survivre dans la rue », France 5, 2015.

En effet, l’espace public, notamment la nuit, est avant tout masculin. Ainsi, tout comme dans l’espace privé, les femmes dans la rue sont confrontées, en plus des difficultés matérielles, à des violences de genre, qui les visent parce qu’elles sont des femmes. Cela recouvre tant les violences conjugales que les violences sexuelles et sexistes, physiques ou psychologiques.

Lorsqu’elles n’ont pas d’hébergement la nuit, pour ne pas être visibles, paraître vulnérables, elles vont privilégier des lieux fréquentés, passant par exemple pour une usagère « normale » des transports toute la nuit sans dormir.

Dans d’autres cas, elles vont chercher refuge au sein de commissariats ou d’hôpitaux ; mais aussi vers des lieux de dissimulation comme des parkings. Cette invisibilité peut également se retrouver le jour : dans le soin qu’elles apportent à leur corps ou des pratiques de la manche plus discrètes. Ainsi, ce souci de survie est aussi une forme de maintien de soi, un refus d’endosser l’apparence de « SDF ». Car être visible dans la rue, c’est s’exposer aux regards des autres et à leur jugement. Enfin, femmes invisibles également car elles sont plus souvent entre la rue, l’assistance et le réseau personnel ou familial. Ce qui contribue à rendre moins visible une précarité bien réelle face au logement.

Quels enjeux pour les politiques sociales ?

Penser l’accompagnement de ces femmes implique de tenir compte de certains enjeux que j’ai tenté de décrire ici : aide à la régularisation, mode de garde lorsqu’elles sont en famille, prise en compte des violences de genre. Mais il faut également lutter contre les facteurs spécifiques de pauvreté féminine (précarité dans et face à l’emploi, monoparentalité…). Certaines associations, comme le FIT Une femme un toit, tiennent compte du cumul de difficultés auxquelles font face les femmes accueillies.

Enfin, les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour demeurer invisibles incitent à penser différemment les accueils de jour, en envisageant des salles pour y dormir, en évitant que les hommes y soient surreprésentés. Sinon on risque de les écarter dans les faits de lieux pourtant déclarés mixtes.


Pour préserver leur anonymat, les prénoms de mes interlocutrices ont été modifiés.

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