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Un partisan du président tunisien Kaïs Saïed brandit son portrait lors d'un rassemblement sur l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, le 25 juillet 2024. Photo: FETHI BELAID/AFP via Getty Images

Fin de mandat du président tunisien Kaïs Saïed : l'image paradoxale et ambivalente d'une présidence autoritaire

Arrivé au pouvoir depuis 2019, le président tunisien, Kaïs Saïed, se prépare à briguer un second mandat. A quelques jours de la présidentielle prévue le 6 octobre 2024, il remanie profondément son gouvernement. Faire le bilan de ses cinq ans au pouvoir est délicat en raison de la fiabilité incertaine des informations sur la situation tunisienne et des analyses inhérentes aux bouleversements depuis la chute de Zine El Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011.

En tant qu'historienne, je m'efforce depuis 2011 d'aborder l'histoire contemporaine de la Tunisie en mettant les évènements en perspective pour mieux expliquer leur portée sur la durée. La diversité des informations et les désordres en cours rendent toute évaluation définitive difficile pour le moment. Cependant, il est possible de discerner certains traits marquants de ce mandat. Cet article présente les réformes économiques rigoureuses puis la politique migratoire développée en collaboration avec l'Europe, sources de l'image rassurante que Kaïs Saïed finit par incarner, malgré un tournant autoritaire.

L’élection impromptue d’un président inattendu

Kaïs Saïed, enseignant en droit constitutionnel, remporte l'élection présidentielle tunisienne, d’octobre 2019 avec 72,71 % des voix au second tour face à Nabil Karoui, dirigeant de la chaîne Nessma TV. Cette victoire, survenue après le décès de Béji Caïd Essebsi en juillet 2019 encore en exercice, résulte du rejet de la classe politique, des dérives médiatiques, de l'incurie économique comme des failles du scrutin proportionnel en vigueur depuis 2014, marquant une bifurcation dans la politique tunisienne.

Après des décennies d'un présidentialisme autoritaire adossé à un parti unique, la transition tunisienne de 2011 a mis en place un régime où le Parlement a plus de pouvoir que la Présidence, avec des débats plus visibles et suivis par les citoyens. La Constitution de 2014 devait inclure une Cour constitutionnelle en 2015, mais elle n'a jamais été créée. Les élections (législatives, municipales, présidentielle) n'ont pas rétabli l'équilibre nécessaire entre les pouvoirs, et la justice est restée sous influence. Bien que l'engouement populaire en 2011 ait été fort, la participation électorale a diminué depuis.

Parallèlement, des institutions telles que l’Instance supérieure indépendante des élections et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle ont été créées pour soutenir un passage vers la démocratie. Or, les nominations et démissions au sein de ces instances ont plutôt reflété les rapports de forces apparus en 2011, marqués par des violences et des attentats . Les réformes ont été limitées, et même stoppées dans le domaine médiatique. La prolifération des partis (237 au total) dont seulement une vingtaine représentés à l’Assemblée n'a pas structuré la vie politique.

En 2019, Kaïs Saïed se présente parmi 26 candidats sans soutien d'un parti. Il est connu pour ses explications médiatiques juridiques processus de transition . Son profil austère et son discours conservateur séduisent des jeunes électeurs et une opinion déçue par l’inefficacité des députés et l’absence d’amélioration des conditions de vie. Après 53 ans de régime unique sous Habib Bourguiba (1957-1987) et Zine el-Abidine Ben Ali, le conflit entre l’exécutif et l’Assemblée a exacerbé les attentes déçues envers la démocratie. Le désenchantement général face aux élites favorise l'élection de Saïed, perçu comme un candidat “anti-système”, non corrompu et proche du peuple.

L’arrivée imprévue de Kaïs Saïed à la présidence n’a pas modifié le déséquilibre et les conflits entre les trois pouvoirs en Tunisie depuis 2011. En tant que juriste constitutionnaliste, Saïed a intensifié le climat de conflit autour de la Constitution. L'incompatibilité entre la Présidence et le Parlement se manifeste notamment dans les blocages récurrents lors de la nomination des chefs de gouvernement par Saïed : Habib Jemli (novembre 2019- janvier 2020), Elyès Fakhfakh (janvier-Juillet 2020) et Hichem Mechichi (juillet-septembre 2020).

Le covid-19 : une crise fatale ou opportune ?

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed, s'appuyant sur l’article 80 de la Constitution de 2014, annonce le gel du Parlement, la levée de l’immunité des députés, l’état d’exception et la destitution du gouvernement. Cette intervention intervient après des manifestations massives, malgré la crise sanitaire, et bénéficie d’un soutien populaire et syndical. Elle rappelle les précédents du 25 juillet 1957 et du 7 novembre 1987, réorganisant le pouvoir en utilisant des textes constitutionnels pour établir une nouvelle légitimité.

En plus de l'état d'urgence renforcé depuis janvier 2011, Kaïs Saïed prolonge le 23 août 2021 les mesures d'état d'exception jusqu'à nouvel ordre. Le 22 septembre, un décret lui accorde tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), tout en conservant le préambule et le chapitre des droits et libertés de la Constitution de 2014, mais en suspendant les dispositions contraires à ses orientations.

La concentration des pouvoirs par Kaïs Saïed est une réponse radicale au conflit avec Rached Ghannouchi, président du Parlement. Cette concentration perpétue l’opacité du pouvoir judiciaire, non réformé depuis 2011, avec un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) fermé sur lui-même. L’arrestation des deux procureurs en juillet 2021 crée un vide institutionnel, et les remplacements au CSM le 1er juin 2022 ainsi que les arrestations fréquentes et inexpliquées aggravent la paralysie du système.

La transition est marquée par une bureaucratie technocratique et un contrôle accru des médias, limitant les échanges avec les journalistes au profit de communiqués unilatéraux.

La chute d’Ennahdha, le 26 juillet 2021, illustre la perte de soutien populaire due à la crise sanitaire et à un pouvoir opportuniste, éloignant le parti de son ascension électorale de 2011.

Le 29 septembre 2021, Najla Bouden est nommée cheffe de gouvernement, formant un cabinet de 26 membres, dont 10 femmes Cette nomination, accompagnée d'une réponse rapide à la crise sanitaire et d'un état d'urgence en juillet, marque les débuts d'un état d'exception.


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“Libération nationale”

Face aux crises politique, sanitaire, sociale et économique, Kaïs Saïed a axé son discours sur la “libération nationale”, dénonçant les ennemis de l'État tant internes qu'externes. Cette rhétorique masque des actions visant à restreindre les libertés et à défaire les institutions post-2011, tout en prétendant préserver les acquis de la révolution. Le décret présidentiel 117, article 22, promet de réaliser les “objectifs de la révolution”, et le 7 décembre 2021, un décret-loi remplace le 14 janvier par le 17 décembre comme jour de commémoration, soulignant une volonté de réorienter la révolution (tashih al masar en arabe).

Malgré une crise économique et sociale persistante depuis 2011 et des pénuries alimentaires aggravées par la guerre en Ukraine, Kaïs Saïed se concentre sur des visites inopinées et des déclarations médiatiques pour blâmer les responsables complotant contre l'Etat. Il dénonce les dysfonctionnements dans divers secteurs comme les pénuries d'eau, les conditions de travail des femmes rurales, le transport et la pollution, mais aucune réforme majeure dans la fiscalité, l’administration, ou d'autres domaines clés n'a été mise en place. En mars 2022, des terres domaniales sont attribuées à des exploitants par décret présidentiel.

Le dialogue entre l'Union générale tunisienne du travail, acteur politique clé, et Kaïs Saïed est coupé. La Constitution de 2022, rédigée par Saïed après des consultations infructueuses et qui établit un régime présidentiel, est adoptée après un référendum en juillet 2022. Elle crée également une nouvelle chambre, le Conseil national des régions et des districts (CNRD), dont les fonctions et les émoluments restent flous.

Surveiller et punir

Sous Kaïs Saïed, l'administration est restée opaque et non réformée, avec une communication limitée aux annonces officielles. Près d'une centaine de membres du gouvernement ont été nommés, mutés ou exclus, et de nombreux postes restent vacants. Avec le dernier remaniement du 25 août 2024, 19 des 25 ministres ont été remplacés. La liberté d'expression est sévèrement restreinte depuis 2021.

Le décret-loi 54 de septembre 2022, sous prétexte de lutter contre le terrorisme et la cybercriminalité, a conduit à des centaines d'interpellations, de procès et d'arrestations. Ce décret menace les acquis du soulèvement de 2011, mine la compétition électorale et ronge la liberté d'association.


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La Tunisie, à la fois pays d’émigration, d’immigration et de passage, voit sa politique migratoire marquée par une discrimination croissante. En février 2023, le président de la République prononce un discours nationaliste xénophobe, provoquant des violences entre Tunisiens et populations subsahariennes. Cet incident conduit à une chasse aux migrants subsahariens et à des poursuites contre les associations qui, faute de politique publique, avaient soutenu ces migrants essentiels à l’économie du pays.

Malgré son autoritarisme et ses discours souverainistes contre les ingérences extérieures, Kaïs Saïed a imposé des réformes économiques sévères. Depuis 2021, les protestations économiques et sociales se sont réduites, même avec l'augmentation de l'inflation, la dépréciation du dinar et la réduction des effets de la caisse de compensation. Le FMI et la Banque mondiale ont pu imposer les mesures nécessaires à la libéralisation de l'économie tunisienne, surmontant la résistance aux changements sociaux jusque-là évités par les dirigeants politiques.

En raison de la dramatisation raciste de l'immigration subsaharienne depuis février 2023, la Tunisie collabore avec l'Italie et la France pour limiter les départs vers l'Europe. Les quatre visites de Giorgia Meloni en 2024 ont été efficaces. Avec le temps, Kaïs Saïed se dresse comme une figure accommodante face à un avenir incertain, sur le plan géo-politique comme d'un point de vue interne. Cela suffit-il à expliquer l'absence de réactions face au durcissement de son régime envers la population et la liberté d'expression au point de compromettre les débuts de vie démocratique amorcés depuis 2011?


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