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artistes – The Conversation
2024-03-24T17:50:00Z
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2024-03-24T17:50:00Z
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Comment les artistes queers se réapproprient leur image
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583268/original/file-20240320-30-ltxkk7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=30%2C0%2C2014%2C1361&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Exposition Zanele Muholi à Glasgow : Somnyama Ngonyama, Hail, the dark lioness.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/glasgowschoolart/38562156676">Flickr / Alan McAteer</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Si la tradition artistique contribue à la légitimation d’un <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2007-2-page-45.htm">canon</a> – un modèle unique et hégémonique du point de vue social et politique – fondé sur le modèle masculin, blanc, cisgenre, hétérosexuel, valide et de classe sociale aisée, des groupes ou des individus minoritaires n’ont pas eu historiquement les moyens matériels de se représenter et sont alors dépeints par le regard dominant.</p>
<p>Dans mon ouvrage, <a href="https://www.double-ponctuation.com/produit/art-queer-precommande/"><em>Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+</em></a>_ (éditions Double ponctuation, 2024), j’investis différentes perspectives pour explorer l’art <em>queer</em>, en posant notamment la question de la manière de représenter des subjectivités <em>queers</em>.</p>
<p>Le terme « queer » est une expression anglophone désignant ce qui est « étrange », « bizarre », « tordu », et <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/la-pensee-straight-2/">s’oppose à celui de « straight »</a>, signifiant « droit » mais aussi « hétérosexuel ». Il est alors d’abord utilisé comme une insulte pour qualifier des sexualités non-hétérosexuelles au cours du XIX<sup>e</sup> siècle, avant d’être détourné de manière positive par les communautés concernées pour s’auto-qualifier, notamment avec l’émergence de groupes activistes comme <a href="https://queernationny.org/history">Queer Nation</a> dans les années 1980-1990 aux États-Unis, en pleine épidémie du sida.</p>
<p>Par son ancrage politique et social, mon travail met en évidence la réappropriation par les artistes LGBTQIA+ des images de leur propre communauté. Afin d’articuler la vie et l’expérience réelle des personnes avec l’image qui en est faite, des artistes s’emparent en particulier du format de la photographie.</p>
<h2>Travailler le passé et le présent</h2>
<p>Dans cette quête de « réparation » de la représentation des communautés <em>queers</em>, il est possible d’observer deux tendances. La première s’articule autour d’un retour sur le passé pour créer de l’archive politique, permettant à la communauté <em>queer</em> de s’identifier à des modèles. C’est le cas en particulier du travail de l’artiste libanais et <em>queer</em> <a href="https://www.mohamadabdouni.com/">Mohamad Abdouni</a> (1989-), qui vise à combler la lacune des images <em>queers</em> dans la culture libanaise.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/8gbpXBWg9f0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>La deuxième tendance vise à travailler sur le présent, comme une sorte d’archive vivante, pour faire passer les corps minorés du statut d’objet à celui de sujet – à l’instar de l’artiste sud-africain·e non-binaire <a href="https://www.mep-fr.org/event/zanele-muholi/">Zanele Muholi</a> (1972-), avec la représentation des femmes lesbiennes noires en Afrique du Sud.</p>
<p>Tout en mettant en relation les notions de <em>queer</em> et de race (voir notamment : Michele Wallace, <a href="https://www.versobooks.com/products/1316-invisibility-blues"><em>Invisibility Blues</em></a>, Londres, Verso, 1990 ; bell hooks, <a href="https://aboutabicycle.files.wordpress.com/2012/05/bell-hooks-black-looks-race-and-representation.pdf"><em>Black Looks. Race and Representation</em></a>, Boston, South End Press, 1992), ces deux artistes confèrent à leurs séries de photographies un caractère documentaire et biographique, car elles se fondent sur la vie quotidienne des protagonistes photographiés. Si Abdouni et Muholi s’inscrivent dans l’élan de réappropriation des pratiques artistiques comme ce fut le cas au début du XX<sup>e</sup> siècle (avec Romaine Brooks ou Claude Cahun par exemple), faisant passer les personnes <em>queers</em> d’une position d’objet représenté à celle de sujet représentant, ils rompent avec les stratégies expérimentées lors de la crise de l’épidémie du sida, comme celles conceptuelles de Felix Gonzalez-Torres refusant le voyeurisme et le fétichisme pour laisser place à l’interprétation subjective. Ces deux artistes se tournent donc plutôt vers la fabrique de l’archive dont l’enjeu est la visibilité.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iJ4bPFfU6Hs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Mohamad Abdouni réalise en 2022 une sorte de reportage photographique intitulé <em>Treat Me Like Your Mother. Trans Histories From Beirut’s Forgotten Past</em>, conservé à la Fondation arabe pour l’image, accompagné d’entretiens qui retracent les mémoires de dix femmes transgenres de Beyrouth dans les années 1980 et 1990. Abdouni raconte leurs souvenirs d’enfance, la guerre du Liban, les épisodes heureux de leurs vies et leur précarité. Il montre par exemple des images d’archives prises par des anonymes d’une femme transgenre nommée Em Abed dans des moments d’intimité : au milieu d’une fête, dans un bus, apprêtée ou sans maquillage. Commencée en 2006, la série <em>Being</em> de Muholi montre quant à elle la vie quotidienne de plusieurs couples de lesbiennes noires dans l’espace privé de la maison, posant de manière assurée, s’embrassant, se lavant, etc.</p>
<h2>Pour des récits collectifs</h2>
<p>Ces deux projets sont menés en relation étroite avec les communautés représentées : <em>Treat Me Like Your mother</em> de Mohamad Abdouni est réalisée en collaboration avec Helem, une association militante <em>queer</em> qui l’aide à rassembler des photographies, lesquelles feront également l’objet d’un numéro spécial de <a href="https://www.coldcutsonline.com/"><em>Cold Cuts</em></a>, un magazine collaboratif créé en 2017 consacré aux cultures <em>queers</em> dans la région de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique du Nord, dont il est rédacteur en chef. De son côté, Zanele Muholi collabore avec les membres – qui sont ses modèles – du <a href="https://inkanyiso.org/about/">collectif Inkanyiso</a> (« lumière » en isizulu, la langue natale de Muholi), lequel a fondé un média <em>queer</em> d’information et artistique créé la même année que la série.</p>
<p>L’impression de familiarité et de collectivité, renforcée pour l’un par un titre qui appelle au respect des femmes transgenres comme si elles étaient nos propres mères, et pour l’autre par une iconographie de l’espace intime, relève en fait d’un positionnement politique dans le champ de la représentation. En effet, la photographie permet ici de visibiliser sans altériser et essentialiser des récits inédits qui entrent en rupture avec les représentations canoniques, telles que celles de <a href="https://iris.unipa.it/retrieve/e3ad891a-f9e2-da0e-e053-3705fe0a2b96/0%20DE%20SPUCHES%20-%20Geotema%20Sguardi%20di%20genere%20Muholi.pdf">l’espace domestique entretenu par des femmes hétérosexuelles</a>.</p>
<h2>Changer de regard pour se (re)construire</h2>
<p>Le caractère documentaire des photographies de Mohamad Abdouni et de Zanele Muholi cherche à émanciper les membres de la communauté <em>queer</em> libanaise et sud-africaine d’un regard extérieur. Elles résistent au sensationnalisme humiliant et morbide des images banalisées dans les médias en valorisant d’autres représentations que celles produites en Occident, véhiculant une certaine représentation des sociétés non occidentales comme homophobes et transphobes. En effet, ce type de production, au plus près des personnes concernées, construit une image plus nuancée de ces sociétés, et déjoue le statut figé de victimes de violence et d’exclusion assigné aux personnes LGBTQIA+ en leur conférant une subjectivité et une agentivité.</p>
<p>Cette capacité à agir sur son environnement – en termes géographiques mais aussi politiques et sociaux – passe également par la capacité à agir sur soi-même : les personnes minoritaires sont capables de se définir, de se construire en négociation avec les rapports de domination d’un canon universel. Ce processus suscite dans l’art un changement de statut chez les artistes. Des artistes <em>queers</em> utilisent ainsi l’autoportrait photographique pour non seulement présenter un état de fait stabilisé et figé, mais aussi documenter le processus de construction de leur identité (voir le travail de Del LaGrace Volcano, notamment <em>The Drag King Book</em>, co-publié en 1999 avec Jack Halberstam).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/581742/original/file-20240313-30-tmgvs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« Art queer. Histoire et théorie des représentations LGBTQIA+ », éditions Double ponctuation.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jérôme Pellerin-Moncler</span></span>
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<p>S’affranchir du regard dominant constitue un enjeu pour un certain nombre d’artistes contemporains, qui tentent ainsi de se réapproprier la manière dont leurs propres communautés sont représentées. En effet, il s’agit pour elles et eux de montrer qu’ils sont légitimes à être pris en compte, simplement du fait de leur existence. En offrant un nouvel espace de visibilité par la photographie, ces enjeux artistiques s’inscrivent dans le débat de la politique de représentation, déployé en particulier dans des travaux féministes des années 1970, qui mettent en exergue les rapports de pouvoir qui sous-tendent les représentations des femmes (voir à ce sujet, « Représenter les femmes, la politique de la représentation du soi », dans <a href="https://www.editionstextuel.com/livre/chair-a-canons"><em>Chair à canons. Photographie, discours, féminisme</em></a>, Paris, éditions Textuel, 2016, pages 229 à 252).</p>
<p>Comme j’essaye de le montrer dans mes travaux, la manière dont les notions de genre ou de race (entre autres) prennent forme dans les images participe fondamentalement à la construction de l’identité d’un groupe social. Rassemblant des artistes à la fois incontournables et émergeants, des œuvres et des musées, la réflexion que je propose me semble contribuer à la connaissance d’un sujet encore en développement, dont les enjeux sont très actuels et vont sans doute marquer durablement les musées et l’histoire de l’art.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225121/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Quentin Petit Dit Duhal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Afin d’articuler la vie et l’expérience réelle des personnes avec l’image qui en est faite, des artistes s’emparent en particulier du format de la photographie.
Quentin Petit Dit Duhal, Docteur en Histoire de l'art, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/220879
2024-01-21T14:38:06Z
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Pourquoi est-il si difficile de peindre des mains ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/568596/original/file-20231215-19-ukjy1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1618%2C1155&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Fragment du tableau "Jeune fille grecque" de Charles-Amable Lenoir.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://es.wikipedia.org/wiki/Archivo:Lenoir,_Charles-Amable_-_Jeune_fille_grecque.jpg">Sotheby's/Wikimedia Commons</a></span></figcaption></figure><p>On dit souvent que Goya faisait payer plus cher ses portraits si le modèle souhaitait être représenté avec ses mains. Nous verrons plus loin si cela est vrai ou non… Mais l’anecdote permet d’illustrer l’un des grands défis de l’art : peindre des mains.</p>
<p>Pourquoi est-il si difficile de peindre des mains ? Physiquement, les mains sont l’une des parties les plus complexes de notre anatomie : 27 os, 6 types d’articulations, 5 types de ligaments et de nombreux muscles forment chacune de nos mains. Il est certainement compliqué d’assembler tous ces éléments dans les bonnes proportions et sous le bon angle.</p>
<p>De plus, leur petite taille et leur mobilité entraînent la formation de nombreuses ombres dans différentes directions, ce qui rend le travail encore plus difficile. Rafael Llompart, professeur d’anatomie à la faculté des beaux-arts de l’université de Séville, <a href="https://verne.elpais.com/verne/2019/05/05/articulo/1557068529_628170.html">soulignait il y a quelques années</a> une autre difficulté : « Le nombre de formes que la main peut prendre. Il y a de nombreuses façons de les placer. »</p>
<p>Mais la plus grande difficulté n’est même pas la technique. Ce qui rend la représentation difficile, c’est que la main nous définit en tant qu’êtres humains.</p>
<h2>Le système main-visage</h2>
<p>Le philosophe <a href="https://www.academia.edu/36674576/Cap_III_Sistema_Humano_manos_rostro_cabeza_Leonardo_Polo">Leonardo Polo</a> affirmait que l’homme était un système composé de deux noyaux principaux : le visage et les mains. Contrairement aux animaux, l’évolution de l’être humain a fait qu’au lieu d’avoir un museau, il a un visage, et au lieu de griffes… des mains.</p>
<p>Le film de Disney <em>Tarzan</em> nous le montre de manière poétique. Tarzan sait qu’il n’est pas un gorille comme ses parents ou ses frères adoptifs parce que ses mains sont différentes. Et il reconnaît Jane comme l’une de ses semblables en constatant qu’elle a des mains comme lui.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Dessin d’une main féminine et d’une main masculine qui se touchent" src="https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/564038/original/file-20231206-21-mzxtgd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les mains de Jane et Tarzan dans le film Disney du même nom.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Disney</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>C’est pourquoi notre visage et nos mains sont les éléments qui aident les êtres humains à exprimer ce qu’ils ressentent.</p>
<p>Mais il semble que dans le cas du visage, tout soit un peu plus facile : si nous fronçons les sourcils, nous exprimons la colère ; si nous ouvrons les yeux, nous exprimons l’étonnement ; si nous courbons la bouche, nous exprimons le bonheur par notre sourire… Pour les mains, c’est tout sauf évident : quel est l’angle exact que doit présenter notre phalange supérieure de l’index de la main droite pour exprimer la joie ?</p>
<p>Que les mains soient expressives, qu’elles « parlent » et disent exactement ce que l’artiste veut qu’elles disent est quelque chose de beaucoup plus subtil et complexe.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Image représentant plusieurs mains d’enfants et image représentant deux mains liées" src="https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565860/original/file-20231214-21-giz0gd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Études de mains de Lorenzo Delgado (1823) et Cosme Fernández (1826).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Real Academia de Bellas Artes de San Fernando</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Les mains de Goya</h2>
<p>Pour en revenir à Goya, est-il vrai qu’il faisait payer plus cher ses portraits si les mains devaient être incluses ? Oui. Cela signifie-t-il que Goya trouvait difficile de représenter des mains ? Non. Faire payer plus cher la représentation des mains était une norme pour tous les portraitistes : plus il y avait d’éléments du corps, plus il y avait de paysages et plus il y avait de figures, plus le prix augmentait. Cela n’a rien à voir avec le fait que Goya était maladroit dans la représentation des mains.</p>
<p><a href="https://murciaplaza.com/la-mujer-fue-uno-de-los-principales-temas-de-goya-fue-un-feminista-puro-casi-como-voltaire">Manuela Mena</a>, grande spécialiste de Goya, est catégorique à ce sujet :</p>
<blockquote>
<p>« Il était plus vertueux que d’autres peintres. Le fait qu’il ne voulait pas peindre les mains est une légende qui n’a aucun sens. Tous les artistes étaient payés pour leurs mains séparément. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Les mains de Goya. De droite à gauche, de haut en bas : Saturne dévorant son fils, Le 2 mai 1808 à Madrid, Le peloton d’exécution et le Portrait de Gaspar Melchor de Jovellanos" src="https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=457&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=457&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565857/original/file-20231214-23-y9dptm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=457&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les mains de Goya. De droite à gauche, de haut en bas : <em>Saturne dévorant son fils</em>, <em>Le 2 mai 1808 à Madrid</em>, <em>Le peloton d’exécution</em> et le <em>Portrait de Gaspar Melchor de Jovellanos</em>.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
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</figure>
<p>En effet, Goya est <strong>lieutenant de peinture</strong> à l’Académie royale des beaux-arts de San Fernando, ce qu’il n’aurait pas obtenu s’il n’avait pas été l’un des meilleurs dessinateurs du pays. Et son travail de lieutenant consistait précisément à enseigner comment dessiner les mains.</p>
<p>De plus, en raison de sa surdité, <a href="https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=77167">Goya a dû apprendre la langue des signes</a>. Son ami Zapater disait dans une de ses lettres que « Goya parle à travers sa main ». Une phrase qui peut être extrapolée à sa peinture. En regardant ses images de mains, nous pouvons voir qu’elles transmettent toutes quelque chose : l’angoisse, l’impuissance, la douleur, la délicatesse…</p>
<h2>Quand les mains parlent d’elles-mêmes</h2>
<p>Les artistes s’exercent donc depuis des années à représenter des mains non seulement réalistes en apparence, mais aussi expressives. Et si les mains parlent, c’est qu’elles peuvent véhiculer des informations seules, sans avoir besoin du reste du corps. Voire en contradiction avec le reste du corps.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="La main du David de Michel-Ange" src="https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=954&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=954&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=954&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1198&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1198&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565853/original/file-20231214-21-7ls517.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1198&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La main du <em>David</em> de Michel-Ange.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Michelangelo%27s_David_-_right_view_2.jpg">Commonists/Galleria dell’Accademia di Firenze</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’un des exemples les plus célèbres de l’histoire de l’art est le <em>David</em> de Michel-Ange. Le livre de Samuel, qui relate l’affrontement entre David et Goliath, raconte que David « était un beau garçon aux cheveux clairs », ce qui explique qu’il ait été méprisé par les autres soldats et par Goliath lui-même.</p>
<p>Mais David a vaincu Goliath contre toute attente. Et c’est ainsi que Michel-Ange le montre. Le corps de David est celui du beau garçon décrit dans la Bible, mais sa main révèle sa grandeur, sa force et sa puissance. En la regardant, nous savons qu’il vaincra Goliath. La main de David est un <em>spoiler</em> de sa victoire au combat.</p>
<p>Rembrandt a fait quelque chose de similaire dans son tableau <em>Le retour du fils prodigue</em>. Le prêtre <a href="http://www.ignaciodarnaude.com/textos_diversos/Nouwen,El%20regreso%20del%20hijo%20prodigo.pdf">Nouwen</a>, qui a analysé l’œuvre d’un point de vue religieux, a fait remarquer que l’une des choses qui l’avait le plus impressionné était les mains que le père pose sur le dos de son fils.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture du Retour du fils prodigue, de Rembrandt, avec un détail des mains" src="https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=768&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=768&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=768&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=966&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=966&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565851/original/file-20231214-23-ido3d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=966&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Peinture du <em>Retour du fils prodigue</em>, de Rembrandt, avec un détail des mains.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rembrandt_Harmensz._van_Rijn_-_The_Return_of_the_Prodigal_Son.jpg">Musée de l’Ermitage/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Selon lui, les deux mains sont différentes : la main gauche, forte et musclée, est une main masculine, celle du père ; la main droite, fine, douce et tendre, est une main féminine, celle de la mère. L’amour du père pour son fils est un amour de père et de mère, et Rembrandt le représente dans ses mains.</p>
<h2>Des mains qui voient et qui parlent</h2>
<p>Henri Focillon, qui a écrit une <a href="https://www.olanetaeditor.com/titulos/elogio-de-la-mano/"><em>Eloge de la main</em></a>, dit des mains qu’elles sont « des visages sans yeux et sans voix, mais qui voient et qui parlent ». C’est pourquoi il est si difficile de peindre des mains. Dessiner cinq doigts avec des lignes droites, comme le font les enfants, et considérer cela comme une main n’est pas difficile. Dessiner la complexité physique d’une main humaine et lui donner la personnalité et l’expressivité qui peuvent être concentrées dans une vraie main… c’est le travail des génies.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Myriam Ferreira no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>
Les mains sont-elles l’un des défis les plus difficiles à relever pour les artistes ?
Myriam Ferreira, Profesora de Historia del Arte, UNIR - Universidad Internacional de La Rioja
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/219181
2024-01-04T21:57:37Z
2024-01-04T21:57:37Z
Quand la musique sert une bonne cause : comment toucher le public sans paraître opportuniste ?
<p>Si les appels à la compassion traversent les âges, les dispositifs de communication par lesquels ils passent, eux, varient. Aujourd’hui ils mobilisent souvent des personnalités issues du sport, de la chanson, de la mode, du cinéma, de la littérature qui se présentent comme les porte-parole de « sans-voix », qui parlent « à leur place » et « en leur faveur ». </p>
<p>Chaque année le Téléthon a un « parrain » ou une marraine Mireille Mathieu, Yannick Noah, Garou, Soprano… ; l’appel à la compassion passe aussi par des chansons composées pour la circonstance et destinées à recueillir des fonds : aux U.S.A., la chanson « We are the World » (1985), pour les Africains victimes de la famine, a été interprétée par 45 artistes ; en France, « La chanson des Restos » (1986) a mobilisé des personnalités particulièrement médiatiques (Coluche, Michel Drucker, Yves Montand…).</p>
<p>Mais il n’est pas question ici de porte-parole au sens classique du terme. Ces médiateurs s’appuient en effet non sur un mandat donné par une organisation et sur des procédures bureaucratiques de nomination, mais sur des motivations d’ordre éthique, et souvent même sans que ceux en faveur de qui il parle le leur aient demandé. Leur position se révèle particulièrement délicate : ils doivent rendre audible et recevable la voix de ceux qu’ils défendent, mais non se substituer à elle.</p>
<p>Quand, pour mieux toucher le public, leur message mobilise des ressources esthétiques, cela ne va pas sans soulever des difficultés : peut-on produire des textes ayant une valeur artistique sans sortir du registre de l’appel à la compassion ?</p>
<p>Il ne peut être question de faire œuvre d’art véritable, de détourner au profit des artistes une parole qui se veut au service de ceux qui souffrent même si de fait c’est aussi un moyen de se rendre visibles, d’améliorer leur image, voire de faire leur propre promotion. Il faut donc trouver des solutions de compromis. Je vais en évoquer deux empruntés au domaine de la chanson : le cas des « Sans Voix » et celui des « Enfoirés ».</p>
<h2>Les Sans Voix</h2>
<p>Il existe un groupe de rock, les « Sans Voix », qui se donne pour mission de parler au nom des exclus de la société.</p>
<p>Ce <a href="https://www.sansvoix.fr/presse/">groupe musical varois</a> est né en février 2014 de la volonté de <a href="https://www.ouest-france.fr/bretagne/ploermel-56800/la-mennais-pierre-favre-a-raconte-son-parcours-e1938cfe-b91a-11ed-ba5f-4162affd0dc8">Piero Sapu</a>, figure de la scène alternative et chanteur des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/coda-rock-a-l-ail-3-10-les-garcons-bouchers-2-1ere-diffusion-17-03-1988-6353377">Garçons Bouchers</a>, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/coda-rock-a-l-ail-8-10-bb-doc-1ere-diffusion-24-03-1988-5531183">BB Doc</a>, Docteur Destroy. Il se donne pour mission d’amplifier et de porter la parole de tous les « sans », les « oubliés » de notre société.</p>
<p>Le projet est original car une voix du rock francophone a décidé de mettre son talent de parolier et son charisme scénique au service des exclus de la société, devenant ainsi un amplificateur et un porte-voix.</p>
<blockquote>
<p>« Les paroles des morceaux composés par le groupe Sans Voix (une vingtaine de compositions à ce jour) sont les mots des “galériens” de l’existence, recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France. » (présentation du groupe sur son site Internet)</p>
</blockquote>
<p>Ici le groupe des « Sans Voix » est présenté à la fois comme « amplificateur et porte-voix » des « oubliés » et comme la « rencontre » entre un chanteur connu et les « Sans », les « délaissés ». Il y a là un risque de tension puisqu’un chanteur connu peut difficilement être considéré comme un « sans voix ». Mais la biographie et l’apparence du chanteur, Piero Sapu – chauve, tatoué et barbu – correspondent au stéréotype de l’artiste marginal vivant parmi les pauvres, et non à celle de l’artiste consacré qui entrerait en contact avec un monde qui lui est étranger.</p>
<p>En outre, pour ne pas trop s’éloigner des « sans voix », le groupe ne peut pas véritablement s’ancrer dans le champ musical en produisant des textes ou une musique qui seraient très élaborés sur le plan esthétique. Les textes des chansons sont ainsi présentés comme <a href="https://www.sansvoix.fr/album/">produits collectivement</a> et « composés par le groupe Sans Voix », et « recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France ». L’une des chansons phares du groupe, « Rachel », par exemple, est attribuée à « Rachel Boncœur/W. Delgado, L. Gasnier, G. Mas, L. Merle, C. Parel ». Les paroles sont en harmonie avec les conditions dans lesquelles elles sont censées avoir été produites. La première strophe montre un éthos simple, pour mieux évoquer des personnes invisibilisées par la société :</p>
<blockquote>
<p>Ce n’est qu’une voix qu’on ne voit pas qu’on ne regarde pas</p>
<p>Une petite voix une simple voix qui n’existe presque pas</p>
<p>Ce n’est qu’une voix qu’on n’entend pas qu’on n’écoute plus ou pas</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/OmRWPPden_k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Enregistrement de la chanson « Rachel » par le groupe « Les Sans Voix », juillet 2015.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ici les paroles légitiment les conditions de leur propre énonciation : elles explicitent le sens même du groupe qui l’interprète, les « sans voix » font entendre « une voix qu’on n’entend pas ».</p>
<p>Si l’élaboration esthétique était poussée plus avant et si les membres du groupe agissaient comme de « vrais professionnels », on basculerait dans le registre de la chanson de variété. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour ceux qui se présentent comme appartenant à un monde d’exclus, mais exercent leur activité à l’intérieur du champ proprement musical.</p>
<h2>La chanson des Enfoirés</h2>
<p>Initiative beaucoup plus célèbre, la chanson des « Enfoirés » propose une autre manière de résoudre la tension entre élaboration esthétique et appel à la compassion. En 1985, Coluche lance l’idée des « Restos du Cœur ». Il demande au chanteur Jean-Jacques Goldman, d’écrire une chanson pour diffuser le message. Ce dernier compose « La Chanson des Restos » ; 533 900 exemplaires du disque sont immédiatement vendus au profit de l’association.</p>
<p>Cette chanson, bien qu’écrite par une star, s’efforce de ne pas ressembler à une chanson de variété habituelle, et pas seulement par son contenu. Cela se fait en réduisant au minimum les marques trop visibles de « poéticité » : les auditeurs ne doivent pas se focaliser sur la qualité esthétique du texte, au détriment de l’émotion. Cela peut se faire aussi en modifiant la manière dont elle est interprétée : la chanson ne valorise pas un interprète singulier, elle est assumée par un groupe de personnes réunies pour la circonstance. C’est le cas avec les « Enfoirés ». Le nom même de ce groupe éphémère est antiphrastique : il inverse imaginairement la position haute qu’occupent ses membres dans la société.</p>
<p>Le fait qu’il n’y ait que deux chanteurs parmi les premiers Enfoirés contribue aussi à faire sortir la chanson du registre purement musical : on y trouve des acteurs (Coluche et Nathalie Baye), un chanteur (Jean-Jacques Goldman), un acteur-chanteur (Yves Montand), ainsi qu’un footballeur (Michel Platini), et un animateur de télévision (Michel Drucker).</p>
<p>C’est là une manière de montrer que la visée esthétique n’est pas première, que c’est l’urgence qui contraint à intervenir ceux qui n’ont pas vocation à le faire. D’ailleurs, le texte n’est pas intégralement chanté. Seul le refrain l’est, et par l’ensemble des participants.</p>
<p>Voici, par exemple, le premier couplet :</p>
<blockquote>
<p>Moi je file un rencard à ceux qui n’ont plus rien<br>
Sans idéologie discours ou baratin<br>
On vous promettra pas les toujours du grand soir<br>
Mais juste pour l’hiver à manger et à boire<br>
A tous les recalés de l’âge et du chômage<br>
Les privés du gâteau les exclus du partage<br>
Si nous pensons à vous c’est en fait égoïste<br>
Demain nos noms peut-être grossiront la liste<br>
Da lada da da da da (trois fois, en chœur)</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/TjE6i8X3Uf8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La chanson des Restos du Cœur.</span></figcaption>
</figure>
<p>La chanson mobilise un français standard, voire familier, tant pour le lexique que pour la syntaxe. Les quatre premiers vers sont prononcés par Coluche, les quatre suivants par Yves Montand : personne ne doit s’approprier le texte. Les « Enfoirés » ont beau être célèbres, ils participent à une entreprise qui constitue une parenthèse dans leurs carrières respectives.</p>
<p>Le fait que les couplets soient parlés et non pas chantés se charge d’une valeur morale dans le cadre d’un appel à la compassion : chacun parle avec la voix qu’on lui connaît, déjà bien identifiée dans les médias, avec son humanité, qu’il partage avec les « exclus du partage ».</p>
<p>Les vrais chanteurs que sont Jean-Jacques Goldmann et Yves Montand ne sont pas distingués des autres. Tout est conçu pour éviter une mise en spectacle valorisante de l’interprète. Le chant est réservé au refrain, qui relègue à l’arrière-plan sa dimension esthétique par son caractère collectif, incarnation de la solidarité ; il culmine dans un « Da lada da da da da », pure expression d’un affect.</p>
<p>Pas plus que les « Sans Voix », les « Enfoirés » ne peuvent produire des textes sophistiqués. Un investissement esthétique trop prononcé risquerait à tout moment d’être perçu comme un artifice mensonger, incompatible avec la vérité du cœur, l’authenticité d’une conscience compatissante.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219181/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Maingueneau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Il existe une tension entre le caractère esthétique et le registre de l’appel à la pitié de certaines productions artistiques.
Dominique Maingueneau, Professeur émérite de linguistique, Sorbonne Université
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/219862
2023-12-27T16:27:21Z
2023-12-27T16:27:21Z
L’anxiété stimule-t-elle vraiment la créativité?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565497/original/file-20230905-19-xuho6l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C487%2C5145%2C3245&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les voyages créatifs impliquent souvent d'entrer dans l'inconnu - et de le faire seul.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/photo/man-on-a-mission-royalty-free-image/1369468881?phrase=minimalism+minimal+surreal+journey">DNY59/iStock via Getty Images</a></span></figcaption></figure><p>Aux États-Unis, les troubles anxieux touchent environ un <a href="https://www.nimh.nih.gov/health/statistics/any-anxiety-disorder">tiers de la population</a>. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre d’artistes et d’écrivains souffrent également <a href="https://www.inserm.fr/dossier/troubles-anxieux/">d’anxiété</a> et de dépression.</p>
<p>Mais alors que certains critiques considèrent les peintures saisissantes de Vincent Van Gogh et les poèmes confessionnels de Sylvia Plath <a href="https://www.thecollector.com/sylvia-plath-famous-poet/">comme le résultat direct de leur psychose et de leur dépression</a>, j’ai tendance à être moins romantique à ce sujet. Je considère que leur brillante production s’est produite en dépit de leur angoisse mentale, plutôt qu’à cause d’elle.</p>
<p>Dans mon nouveau livre, <a href="https://rowman.com/ISBN/9781538170380/Afraid-Understanding-the-Purpose-of-Fear-and-Harnessing-the-Power-of-Anxiety"><em>Afraid</em></a>, j’explore l’interaction entre la peur, l’anxiété et le travail créatif.</p>
<p>Elles sont plus étroitement liées qu’on ne le pense : selon la situation, la peur et l’anxiété peuvent inspirer ou entraver. Mais lorsque l’anxiété devient envahissante, le travail créatif est souvent bloqué.</p>
<h2>L’anxiété comme obstacle</h2>
<p>Si l’anxiété peut entraver le travail créatif, c’est d’abord parce qu’elle détourne l’attention nécessaire vers des peurs et des inquiétudes.</p>
<p>Si un écrivain craint de perdre son emploi, il lui sera plus difficile de se concentrer sur son travail. L’anxiété excessive court-circuite toutes les tâches non liées à la menace, et les gens régressent <a href="https://www.verywellmind.com/learning-brain-vs-survival-brain-6749311">vers un mode de survie de base</a>. L’essentiel de l’attention, de la réflexion et des émotions sera consacré à la gestion de la source du danger, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Et les esprits créatifs sont particulièrement doués dans ce dernier domaine.</p>
<p>Parce que les peurs sont centrées sur la survie, les <a href="https://www.psychologytoday.com/us/blog/fixing-families/202212/are-you-too-routinized-too-rigid-maybe-youre-anxious">gens deviennent moins flexibles et plus méfiants</a> lorsqu’ils sont effrayés et anxieux. Dans ces moments-là, il est beaucoup plus intéressant de suivre un chemin connu que de prendre des risques et de s’aventurer dans l’inconnu. Inutile de préciser qu’une aversion pour l’inconnu ne mène pas souvent à des percées créatives !</p>
<p>Une autre façon dont la peur peut entraver la créativité est liée à la crainte d’être rejeté.</p>
<p>Les amis, la famille, les collègues et les critiques <a href="https://www.theatlantic.com/business/archive/2014/10/why-new-ideas-fail/381275/">résistent souvent</a> aux idées inhabituelles ou à celles qui s’écartent des normes artistiques établies. Outre l’envie et la concurrence, ces réactions réflexes <a href="https://doi.org/10.1098/rstb.2009.0134">sont également logiques du point de vue de l’évolution</a> : les normes et les modes de pensée convenus favorisent l’harmonie du groupe. L’histoire est remplie de rejets, de moqueries et d’oppressions à l’encontre d’idées et de styles nouveaux jugés trop « excentriques » – les peintres <a href="https://www.famsf.org/stories/memorable-rejections-monet-and-the-artists-struggle-part-one#">Claude Monet</a> et <a href="https://truthout.org/articles/honoring-radical-women-worldwide-who-have-positively-changed-history/">Frida Kahlo</a> et l’auteur <a href="https://www.pbs.org/wgbh/americanexperience/features/whaling-biography-herman-melville/">Herman Melville</a> ont tous été sévèrement critiqués, rejetés ou persécutés par leurs contemporains.</p>
<p>Pour créer quelque chose de vraiment original, un artiste doit souvent rompre avec le statu quo.</p>
<p>Il est donc naturel que toute entreprise créative suscite la peur de la critique, du rejet ou de l’échec. Le chemin le moins fréquenté peut être plus dangereux. Elle peut même s’avérer infructueuse. Et parfois, on le paye de sa vie : <a href="http://www.pbs.org/empires/thegreeks/keyevents/399.html">Socrate a été exécuté</a> parce qu’on l’accusait de corrompre les jeunes par ses questions, tandis que le philosophe italien Giordano Bruno <a href="https://blogs.scientificamerican.com/observations/was-giordano-bruno-burned-at-the-stake-for-believing-in-exoplanets/">a été brûlé à mort, en raison de ses affirmations hérétiques</a> selon lesquelles la Terre n’était pas le centre de l’univers.</p>
<h2>Quand l’anxiété inspire</h2>
<p>Il ne s’agit pas de dire que pour être artiste, il faut être aussi détendu que possible. Un certain niveau d’anxiété peut être utile.</p>
<p>Alors que la terreur peut vous paralyser, l’ennui et la langueur peuvent <a href="https://link.springer.com/referenceworkentry/10.1007/978-3-319-01384-8_288">réduire votre motivation à néant</a>.</p>
<p>Il existe un niveau d’anxiété idéal qui permet d’exploiter la motivation et la cognition et de concentrer toute l’attention sur la tâche à accomplir.</p>
<p>Alors que la date limite de rédaction de <em>Afraid</em> approchait à grands pas, j’ai ressenti une pointe d’anxiété qui m’a propulsé jusqu’à la ligne d’arrivée : J’ai décidé de me retirer dans un centre de villégiature près des montagnes de Tucson pendant deux semaines et de travailler 12 heures par jour pour terminer le livre. L’angoisse de ne pas respecter la date limite a suffi à m’inciter à m’atteler à la tâche.</p>
<p>Et puis il y a le spectre de la mort.</p>
<p>Les génies comme Michel-Ange et Charles Dickens étaient immortels, leurs coups de pinceau et leurs mots sont devenus éternels.</p>
<p>Le travail créatif est un moyen d’atteindre un certain niveau d’immortalité – l’art, les livres et les articles vivent au-delà de la date de péremption.</p>
<p>L’anthropologue américain Ernest Becker a affirmé que la peur de la mort <a href="https://doi.org/10.1177/0146167213490804">motivait les humains à composer</a> des histoires, des mythes et des légendes sur l’au-delà et l’immortalité, et qu’elle a inspiré de grandes œuvres architecturales comme les pyramides égyptiennes.</p>
<p>Cette peur existentielle <a href="https://theconversation.com/i-want-to-stare-death-in-the-eye-why-dying-inspires-so-many-writers-and-artists-128061">a également motivé les auteurs et les artistes</a> à rechercher une forme d’immortalité à travers leurs œuvres. Je trouve quelque peu réconfortant qu’après ma mort, certaines de mes découvertes scientifiques et certains de mes écrits puissent continuer à vivre à travers d’autres personnes.</p>
<p>D’ailleurs, vous lirez peut-être cet article longtemps après ma disparition…</p>
<h2>Ce que vous pouvez et ne pouvez pas contrôler</h2>
<p>Le travail créatif implique la traversée d’un paysage mental plein d’écueils, qu’il s’agisse d’explorer son imagination, ses souvenirs, ou d’échafauder sa réflexion. L’échec menace toujours.</p>
<p>Cette incertitude peut susciter la peur et le doute.</p>
<p>Il est intéressant de noter que la peur est uniquement axée sur la survie, alors que la créativité fonctionne au mieux <a href="https://www.simplypsychology.org/maslow.html">lorsque les besoins fondamentaux de survie sont satisfaits</a>. En outre, la peur est une émotion primitive, alors que l’art, la science et la culture font partie des capacités les plus évoluées de l’humanité.</p>
<p>Mais la peur et la créativité sont également similaires en ce sens qu’elles possèdent toutes deux des processus automatiques et intuitifs. Les meilleures œuvres d’art ne sont pas le seul résultat d’une pensée logique. Comme un fœtus, l’art grandit à l’intérieur de l’artiste de manière autonome tandis que l’artiste continue à le nourrir ; lorsque le moment est venu, l’accouchement se produit. La peur est elle aussi essentiellement autonome : lorsque vous remarquez qu’une voiture fonce sur vous, vous bondissez hors de la route avant de réfléchir aux intentions du conducteur.</p>
<p>En ce sens, les gens ne contrôlent pas totalement leur peur et leur créativité. Pour que les deux fonctionnent de manière productive, une harmonie équilibrée doit exister entre l’inconscient et le conscient.</p>
<h2>Cultiver sa créativité</h2>
<p>Il existe néanmoins des éléments de votre conscience que vous pouvez influencer.</p>
<p>Si vous voulez créer quelque chose mais que vous vous sentez <a href="https://theconversation.com/the-5-000-year-history-of-writers-block-190037">inhibé par le syndrome de la page blanche</a>, l’hésitation ou l’insécurité, réfléchissez au type de peur qui vous retient.</p>
<p>S’agit-il de la peur de l’échec ou du jugement ? La peur de votre propre critique intérieur ? Ou y a-t-il un autre défi quotidien ou une autre responsabilité qui accapare la majeure partie de votre attention ?</p>
<p>Une fois que vous avez identifié la source de l’anxiété, voyez si vous pouvez recadrer la peur d’une manière objective qui vous libère de ses entraves. Vous pouvez peut-être considérer l’échec comme une possibilité, mais en fin de compte comme quelque chose qui ne vous tuera pas : vous pourrez toujours réessayer.</p>
<p>Une autre option consiste à faire appel aux <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8992377/">circuits de la récompense</a> de votre cerveau, par exemple, en pensant aux résultats positifs possibles de votre travail, y compris l’accès à une forme d’immortalité. Vous pouvez également utiliser le réseau de la peur à votre avantage, en vous souvenant d’une échéance, d’une promotion qui pourrait dépendre de votre travail ou de la sensation désagréable de ne pas avoir terminé une tâche. Le fait de diviser le travail en plusieurs parties le rendra plus réalisable et moins effrayant.</p>
<p>Parfois, un changement de décor peut aider. Lorsque je suis partie pour terminer <em>Afraid</em>, j’ai choisi le désert, non seulement parce que le paysage m’inspire, mais aussi parce qu’il y a aussi quelque chose dans cette géographie radicalement différente qui me permet de me vider la tête de tout le désordre de la vie quotidienne dans le Michigan.</p>
<p>De même qu’il existe de nombreux chemins à emprunter dans le cadre d’une activité créative, il existe une série de stratégies permettant de combattre ou d’utiliser toutes les petites peurs qui surgissent en cours de route.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219862/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Arash Javanbakht ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Un psychiatre explique les nombreuses façons dont l’anxiété peut entraver, colorer ou contraindre la créativité.
Arash Javanbakht, Associate Professor of Psychiatry, Wayne State University
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tag:theconversation.com,2011:article/208791
2023-11-12T16:17:42Z
2023-11-12T16:17:42Z
Débat : Intelligence Artificielle et création artistique, des enjeux complexes
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/558935/original/file-20231112-21-921edr.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=33%2C56%2C2124%2C1040&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'IA puise dans le corpus des oeuvres créées par les humains. </span> <span class="attribution"><span class="source">Musée d'Art Moderne, ville de Paris.</span></span></figcaption></figure><p>Les révolutions annoncées de la blockchain et du métavers ont fait <a href="https://www.challenges.fr/high-tech/meta-microsoft-disney-le-metavers-perd-son-pouvoir-dattraction_852097">pschitt</a>. Dans les secteurs de la culture et de la création, celle de l’IA générative semble plus profonde. Les productions des outils qui exploitent cette technologie peuvent déjà bluffer un jury dans un <a href="https://www.nytimes.com/2022/09/02/technology/ai-artificial-intelligence-artists.html">festival d’art</a> ou proposer des visuels très pertinents <a href="https://www.lexpress.fr/monde/les-artistes-font-front-contre-lintelligence-artificielle-ZADZSIBLDVHSVOCZKX43E3AALA/">dans une campagne de communication pour un spectacle</a>.</p>
<p>Les entreprises et créateurs se les approprient à vitesse grand V, tandis que les représentants des industries culturelles et créatives crient au loup ou fourbissent leurs armes pour lutter <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/01/21/intelligence-artificielle-illustrateurs-codeurs-et-traducteurs-deja-bouscules-par-cette-technologie_6158756_4408996.html">contre la vague qui s’annonce</a>.</p>
<p>Les créateurs <a href="https://www.nytimes.com/2022/09/02/technology/ai-artificial-intelligence-artists.html">vont-ils être remplacés par des machines ?</a>. Les travailleurs de la création vont-ils être condamnés à la paupérisation ? Les outils qui s’appuient sur des corpus considérables d’œuvres existantes pour en générer de nouvelles enfreignent-ils le droit d’auteur ? La <a href="https://www.equaltimes.org/l-intelligence-artificielle-est?lang=fr">diversité culturelle est-elle menacée ?</a></p>
<h2>Sélections successives</h2>
<p>S’il est audacieux de faire des prédictions sur l’avenir qu’est en train de nous générer l’IA, il peut être utile de poser les éléments du débat.</p>
<p>D’abord, il faut rappeler que générer une œuvre n’a en elle-même aucune valeur tant qu’elle n’est pas reconnue comme telle. ChatGPT, Midjourney, Dall-E et consorts sont capables de créer des œuvres <a href="https://www.konbini.com/popculture/daddys-car-ia-sony-pop/">à la façon des Beatles</a> ou de <a href="https://medium.com/@DutchDigital/the-next-rembrandt-bringing-the-old-master-back-to-life-35dfb1653597">Rembrandt</a> ? Bravo à eux ! Leurs créations vont pouvoir rejoindre les millions de propositions qui sont générées chaque année par des équipes d’humains, à partir desquelles un processus de sélection progressif fera émerger quelques œuvres qui obtiendront une <a href="https://www.inshs.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/de-leconomie-de-la-culture-leconomie-de-la-creation">forme de consécration</a>. Toutes les industries créatives fonctionnent dans une logique de génération d’abondance et de sélections successives – édition, curation, recommandation… – qui mobilisent de <a href="https://tnova.fr/societe/culture/la-possibilite-dune-politique-culturelle-manifeste/">nombreux intervenants</a>. La sélection cardinale est faite par celui qui est reconnu comme le créateur, dans un acte de consécration qui clôt souvent un processus ayant impliqué une <a href="https://www.hec.edu/en/knowledge/articles/4-key-stages-idea-creation-creative-industries">sélection drastique</a>.</p>
<p>Avant un défilé de mode, un directeur artistique sélectionnera quelques-uns des très nombreux vêtements et accessoires qui ont été créés. Chez Pixar, la présentation d’un film au public est la fin d’une aventure – le début d’une autre pour le film – qui aura vu un projet être sélectionné parmi plusieurs autres développés <a href="https://hbr.org/2008/09/how-pixar-fosters-collective-creativity">par les meilleurs réalisateurs</a>. Pourquoi Midjourney aurait-il le pouvoir de contourner l’ensemble de ce processus pour proposer une œuvre dont la consécration serait spontanée ? Si les créations par des IA ont pu bénéficier d’une attention exceptionnelle du fait de leur nouveauté, elles devront se battre pour exister à l’avenir, comme toute création.</p>
<p>Par ailleurs, dans le processus de consécration d’une œuvre, le lien à un créateur ou à une créatrice est très souvent fondamental. On écoute le dernier Stromae et on va voir le dernier Wes Anderson : l’un et l’autre ne sont pas des créations isolées, ils s’inscrivent dans la trajectoire d’un artiste qui porte une voix, un propos ou une vision du monde. Jusqu’à nouvel ordre, on aime des artistes, pas uniquement des créations.</p>
<p>Enfin, les créateurs se nourrissent énormément de tout ce qui les entoure, y compris des créations, et, d’une certaine manière, les IA génératives reproduisent cette réalité. Selon les secteurs, ils travaillent avec des équipes, parfois nombreuses, qui alimentent les processus de nombreuses idées ou propositions. Le créateur qui travaille seul dans son coin est une vision mythifiée. L’inspiration, la créativité ne sont pas les enjeux majeurs du point de vue de l’offre : en matière de création, les temps sont plutôt à la surabondance, et à la difficulté pour les propositions, fussent-elles extrêmement créatives, à exister.</p>
<p>L’IA ne palliera pas un déficit de créativité ou de créations, ni ne produira des œuvres d’auteurs qui s’inscrivent dans une trajectoire. Concédons qu’on verra sans doute arriver quelques créateurs virtuels (associés à une IA), pilotés par des individus, qui produiront une œuvre dans le temps. La curiosité aidant, cela suscitera un intérêt ponctuel, pour un phénomène qui restera anecdotique.</p>
<h2>IA et processus de création</h2>
<p>Quid de l’effet de l’arrivée de l’IA sur les métiers de la création ? Les développements précédents nous conduisent à écarter la possibilité d’une mise en danger des créateurs et créatrices. En revanche, il est certain que l’IA sera de plus en plus utilisée au sein des processus de création, pour générer des propositions qui les nourriront, ou pour concevoir des créations « fonctionnelles », et cela pourra se faire au détriment des humains mobilisés jusqu’alors : les créatifs qui conçoivent des visuels, des assets pour le jeu vidéo, de la musique d’ambiance…</p>
<p>Ce sont souvent des personnes talentueuses, mais elles sont plus coûteuses et moins productives qu’une IA. Que faire pour les protéger ? Sans doute pas autre chose que ce qui a pu être fait pour les falotiers (allumeurs de réverbères) lorsque l’électricité s’est répandue. C’est un enjeu social, qu’il faut accompagner comme tel, d’autant plus que des entreprises verront sans doute une opportunité à conserver ou réintroduire des personnels humains dans leurs processus pour proposer des créations différenciées.</p>
<p>Mais qu’en est-il <a href="https://theconversation.com/intelligence-artificielle-demain-les-robots-creatifs-toucheront-ils-des-royalties-190028">du droit d’auteur</a> ? Les outils qui créent en ingérant des créations d’autrui <a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwjMu9GCvur_AhXeVqQEHQX7CAAQFnoECAkQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.culture.gouv.fr%2Fcontent%2Fdownload%2F281441%2Ffile%2FCSPLA-Rapport-complet-IA-Culture_janv2020.pdf%3FinLanguage%3Dfre-FR&usg=AOvVaw1xSBrTyrdAK1Q9SSGkKAh8&opi=89978449">enfreignent-ils le droit d’auteur ?</a>.</p>
<p>On pourrait répondre qu’elles fonctionnent comme le cerveau humain d’un créateur, une éponge qui se nourrit de tout ce qui l’entoure pour créer d’autres œuvres. Or on ne cherche pas de poux à Quentin Tarantino ou à Beyoncé quand ils s’inspirent de tel ou tel artiste. De plus, un droit d’auteur dans l’esprit de la loi – rémunération proportionnelle – serait inapplicable puisque les créations d’IA ne sont pas constituées d’emprunts de telle ou telle œuvre, mais génèrent une nouvelle création à la suite d’un processus d’apprentissage basé sur les œuvres existantes. Comme tout créateur en somme.</p>
<p>Cela ouvre sur une autre voie : faut-il instaurer une taxation sur les IA qui génèrent de la valeur grâce au corpus d’œuvres existantes ? Les développements précédents suggèrent qu’une telle disposition ne serait pas justifiée au nom d’une application du droit d’auteur. Le serait-elle au nom de la protection des créateurs dont l’activité est menacée ? Le triste sort des allumeurs de réverbères peut interroger la pertinence d’une telle réaction, d’autant plus qu’elle poserait des questions de répartition insurmontables : quels créateurs faudrait-il soutenir ?</p>
<p>La véritable question qui se pose est d’une nature nouvelle, et se pose de la même façon dans les relations entre les plates-formes et les fournisseurs de contenus, par exemple les éditeurs de presse. Les IA génératives, comme les moteurs de recherche ou les régies en ligne, comme aussi dans une moindre mesure les opérateurs de streaming, tirent leur valeur de l’agrégation d’une multitude de contenus. Une œuvre peut ne pas être exploitée directement mais elle contribue à l’abondance dont ces services tirent leur valeur. La machine est redevable à l’humanité et à son patrimoine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208791/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Paris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Les artistes vont-ils être remplacés par des machines ? Les outils qui s’appuient sur des corpus d’œuvres existantes pour en générer de nouvelles enfreignent-ils le droit d’auteur ?
Thomas Paris, Chercheur en gestion, management de la création, CNRS, HEC Paris Business School
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2023-10-25T16:01:17Z
2023-10-25T16:01:17Z
La physique de la matière selon le sculpteur César
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/555801/original/file-20231025-19-t8ge4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C718%2C950&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">César Baldaccini, dit César, 1970.</span> <span class="attribution"><span class="source">Ville de Grenoble/Musée de Grenoble-J.L. Lacroix © SBJ / Adagp, Paris</span></span></figcaption></figure><p>Comme tout le monde, j’ai vu les statuettes remises lors de la cérémonie des Césars du cinéma français, qui tiennent leur nom de César Baldaccini. J’ai aussi croisé quelques-unes des compressions de l’artiste produites sur plusieurs décennies. La statue du <a href="https://parisladefense.com/fr/decouvrir/oeuvres-art/le-pouce">« pouce en l’air »</a> est incontournable quand on traverse le parvis de la Défense à Paris. Je voyais, sur les photos, l’allure magnétique de cet homme avec cette imposante barbe. Je ne connaissais ni les sculptures, sinon ce pouce immense, ni les expansions. J’ignorais à peu près tout de l’artiste et de son œuvre pour une bonne raison : je n’avais pas trouvé mon point d’entrée dans son œuvre.</p>
<p><div data-react-class="TiktokEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.tiktok.com/@parisladefense/video/7171866765012569350 ?lang=fr"}"></div></p>
<p>C’est Renaud Bastien, physicien au CNRS à Toulouse, qui m’a fait voir César… involontairement.</p>
<p>Il y a quelque mois, il me parlait de son travail sur la cohésion apparente des <a href="https://www.twitch.tv/animalmetaverse">bancs de poissons</a>, celles des colonies d’oiseaux comme les étourneaux et les applications induites en robotique. Réfléchissant à haute voix autour de la cohésion de la matière, il me dit : « finalement deux éléments fondamentaux d’un objet en physique de la matière condensée sont son poids et son volume. » Ce n’est pas si rare, il arrive qu’énoncer ce qui semble une évidence ouvre une porte. Et dans le train entre Toulouse et Grenoble, je vois soudain les compressions de César autrement.</p>
<p>Le programme de l’école primaire et du collège passe beaucoup de temps sur le volume, le poids, la masse et la densité (ou son équivalent, la masse volumique). Pour de bonnes raisons. Tout objet solide est de la matière condensée. Il est d’abord caractérisé par son volume et son poids. Pour changer l’un et l’autre, c’est simple, il faut enlever ou ajouter de la matière.</p>
<p>Pour changer le volume, les hautes pressions, utilisées dans les laboratoires, sont monstrueusement élevées pour une compression bien faible, souvent même insignifiante. L’eau par dix kilomètres de profondeur dans l’océan reste de l’eau égale à celle de notre quotidien. L’énorme pression n’y fait rien. Le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=J5gsDtp4h5w">principe d’exclusion de Pauli</a> au cœur de la physique quantique veille : comprimer le gaz d’électrons d’un solide ou d’un liquide est extraordinairement difficile. On ne passe pas non plus à travers les murs, ce qui serait une autre forme de compression.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/L7nkxHJXZw4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Erwin Schrödinger : le volume, la surface et la forme</h2>
<p>Finalement, à côté du poids et de ce volume invariable, tout le reste me semble affaire de circonstances. Dans le recueil de conférences intitulé : « Qu’est-ce que la vie ? », <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Erwin_Schr%C3%B6dinger">Erwin Schrödinger</a>, prix Nobel de physique 1933 pour « son » équation et père du <a href="https://theconversation.com/zoologie-quantique-le-chat-des-possibles-97737">« chat de Schrödinger »</a> aborde la relation entre le fond et la forme. Il le fait en s’interrogeant à propos d’un presse-papier en forme de chien, qu’il vient de retrouver. On peut lire cela comme une forme d’hommage très profond d’un physicien à la sculpture :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis tout à fait sûr que c’est le même chien, le chien que j’ai vu il y a plus de cinquante ans sur le bureau de mon père. Mais pourquoi en suis-je sûr ? C’est très clair. C’est visiblement la forme ou la configuration particulière qui établit l’identité de façon certaine, et non le contenu matériel. Si la matière avait été fondue et moulée dans la forme d’un homme, l’identité serait beaucoup plus difficile à établir. Et il y a plus : même si l’identité matérielle était établie de façon certaine, cela n’aurait qu’un intérêt très restreint. Je ne me soucierais probablement pas beaucoup de l’identité ou de la non-identité de cette masse de fer, et je déclarerais que mon souvenir a été détruit. »</p>
</blockquote>
<p>Fondu, le chien presse-papier n’aurait changé ni de volume, ni de poids, pas plus qu’après transformation en statue à figure humaine. Tout le reste me semble donc affaire de circonstances : changer la forme, la texture, les reflets et les couleurs n’auraient rien changé au poids et au volume, mais tout à l’objet !</p>
<h2>Comprimer et plier, ça demande beaucoup d’énergie et ça coute très cher</h2>
<p>Le programme stratégique américain <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Heavy_Press_Program">Heavy Press Program</a> au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique a conduit à créer des machines capables d’appliquer des forces correspondant à des masses de 45000 tonnes sur des pièces mécaniques. Ces machines, utilisées pour la forge à froid de pièces importantes souvent éléments d’armements, ne cherchent pas à comprimer mais à déformer. C’est plus facile, même si là encore extrêmement difficile comme le soulignent les investissements industriels pharaoniques consentis au XX<sup>e</sup> siècle avec des savoir-faire très sophistiqués. Il existe des versions industrielles plus modestes que l’on utilise dans les casses de voitures pour justement comprimer la carrosserie des épaves et en faire des cubes de petite taille et manipulables, mais toujours aussi lourds. C’est ce type de machine que le sculpteur César a découvert au milieu du XX<sup>e</sup> siècle. En 1960, il expose <em>Trois tonnes</em>, une œuvre constituée de trois voitures compressées. La masse d’abord.</p>
<p>La sculpture se définit d’abord par sa forme et sa couleur. Un même volume de matière peut avoir une infinité de formes et de couleurs. On peut générer d’une infinité d’objets ayant tous le même volume. Exemple, si on prend le cas d’une carrosserie de voiture, quel est ce volume ? Ce n’est pas le volume que définit la carrosserie dans l’espace dont celui disponible pour les valises. Pas du tout. C’est l’espace occupé par la tôle elle-même. Et ce volume-là, sinon en découpant la voiture, on ne peut pas y toucher. Il est là avant et après la compression, intact comme le poids. </p>
<p>César, à mes yeux, par une compression brutale, se met sur un chemin allant vers une carrosserie qui n’occuperait plus que ce volume ultime et minimal. On voit aussi combien il est difficile d’y arriver ainsi, voire impossible. Il est loin du compte, il y a toujours de l’espace vacant. Bien sûr, s’il s’agit de vraiment de l’obtenir, Erwin Schrödinger donne la solution : faire fondre ! Mais alors la voiture n’est plus là du tout. César, par cette compression incomplète, garde la mémoire de l’objet initial – on le devine encore – mais il nous dit aussi qu’il n’est finalement <a href="http://carfree.fr/index.php/2022/08/22/les-compressions-de-cesar/">qu’une masse de tôle</a>. Il n’est d’abord que cela, et en toutes circonstances !</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555798/original/file-20231025-28-bda13v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’œuvre de César, 520 tonnes, Biennale de Venise, 1995.</span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Les expansions : supprimer les limites</h2>
<p>Le volume occupé par un atome dans un liquide ou un solide ne varie pas tant. La densité des matériaux autour de nous varie assez peu. Et nous le savons tous : un verre plein peut l’être de n’importe quoi, nous parviendrons toujours à le soulever. Les densités extrêmes existent dans l’univers mais pas sur la Terre. Sur la Terre, la densité de la matière liquide ou solide est limitée, et il n’est pas possible de largement dépasser cette limite. Toujours le principe de Pauli à l’œuvre. Dans l’autre sens, du côté de l’expansion, il n’y a pas de limite fondamentale. On peut aller de la matière condensée au vide avec une immense variété d’états (gazeux en tête), et de matières. L’aérogel de silice a une masse volumique de 2kg/m<sup>3</sup>, seulement deux fois celle de l’air. Sa présence diaphane est assez irréelle.</p>
<p>La masse volumique de la mousse polyuréthane utilisée par César est probablement entre 10kg/m<sup>3</sup> et 100kg/m<sup>3</sup>, celle de l’eau est bien plus grande, avec ses 1 000kg/m<sup>3</sup>. Dans les expansions, avant toute question sur la forme, il y a, à nouveau, celle de la masse et du volume. À masse constante, on peut chercher à augmenter largement le volume occupé dans l’espace autant que souhaité.</p>
<h2>Quand César rejoint Schrödinger</h2>
<p>Avec les sculptures, les compressions et les expansions, les œuvres de César explorent pour nous, par leur matérialité, la forme, la masse et le volume. Il précise et c’est limpide :</p>
<blockquote>
<p>« J’appelle mes compressions des compressions, mes expansions des expansions. La victoire de Villetaneuse, Ginette, L’Hommage à Léon, j’appelle ça des sculptures. »</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/o-RmVIWW4PI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Sculptures, elles ont une forme unique, qui les pose en œuvre d’art et création de César. Que sont alors les compressions ? Le scientifique Schrödinger et l’artiste César se croisent ici et sont, je crois, d’accord : les compressions ainsi présentées soulignent une réalité du monde très profonde, mais on ne les appellera pas « sculptures », plutôt anti-sculptures.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208039/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Chevrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Un même volume de matière peut avoir une infinité de formes et de couleurs. César, avec ses compressions et ses expansions, nous donne des leçons de physique de la matière.
Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
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2023-10-24T14:20:09Z
2023-10-24T14:20:09Z
Une visite au musée, la nouvelle pilule bien-être ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/554090/original/file-20231016-28-1a079n.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C1%2C986%2C655&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Est-ce que le simple fait d'être en contact avec de l'art a des effets spécifiques ?</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Nous sommes samedi matin. Tasse de café à la main, à peine réveillé, votre regard se perd vers l’horizon. Il pleut. Vous venez de vous décider. Cet après-midi, pour vous, ce sera le musée.</p>
<p>Et si, sans le savoir, vous veniez de prendre une bonne décision pour votre santé ?</p>
<p>C’est l’hypothèse qu’a émis l’association des <a href="https://www.medecinsfrancophones.ca/a-propos/lassociation/">Médecins francophones du Canada</a> en 2018, en lançant le <a href="https://www.mbam.qc.ca/fr/actualites/prescriptions-museales/">programme de prescriptions muséales</a> en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Aujourd’hui terminé, ce projet a permis à des milliers de patients de recevoir une ordonnance de leur médecin pour une visite au musée, en solo ou accompagné. La prescription visait à favoriser le rétablissement et le bien-être de patients pouvant, par exemple, être atteints de maladie chronique (hypertension, diabète), neurologique, ou encore de trouble cognitif ou de santé mentale. Le choix de prescrire était laissé à la discrétion du médecin.</p>
<p>Cinq ans plus tard, cette initiative pionnière a fait des petits, et nous voyons aujourd’hui fleurir de plus en plus d’activités muséales bien-être allant du <a href="https://www.mnbaq.org/en/activity/museo-yoga-1211">muséo-yoga</a> aux <a href="https://www.mam.paris.fr/fr/contempler-meditation-guidee-en-ligne">méditations guidées</a> avec les œuvres d’arts, en passant par la pratique de la <a href="https://www.beaux-arts.ca/magazine/votre-collection/lart-de-la-contemplation-lente-une-peinture-de-jean-paul-riopelle">contemplation lente</a> ou <em>slow looking</em>. </p>
<p>Les offres ne manquent pas et font grandir en chacun la même conviction : l’art nous fait du bien.</p>
<h2>Au-delà de la première impression</h2>
<p>Ces initiatives ont récemment fait la manchette dans des médiats nationaux des deux bords de l’Atlantique, tant en <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/museotherapie-je-crois-que-nous-sommes-dans-un-moment-de-bouillonnement-2414180">France</a> qu’au <a href="https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/gravel-le-matin/segments/entrevue/90530/visite-gratuite-musee-beaux-arts-montreal-ordonnance-medecin-sante">Canada</a>, et gagnent en visibilité auprès du grand public. Comme une conséquence de cette popularité, on peut lire de plus en plus d’affirmations parlant de la visite au musée comme un « antistress puissant », un « remède miracle contre le stress », ou encore comme ayant des « effets incroyables ».</p>
<p>Enthousiasmant !</p>
<p>En bonne neuroscientifique, je ne peux toutefois m’empêcher de me demander pourquoi, au vu des extraordinaires effets relaxants annoncés, les foules ne se bousculent pas aux portes de nos musées quotidiennement. </p>
<p>Autant de raisons pour aller jeter un œil aux rapports et études scientifiques récemment publiés sur le sujet.</p>
<h2>L’art fait du bien ? De l’intuition à l’observation</h2>
<p>En 2019, l’Organisation mondiale de la Santé publiait un épais rapport colligeant des éléments de preuve concernant le rôle des activités artistiques et culturelles <a href="https://apps.who.int/iris/handle/10665/329834">pour favoriser la santé et le bien-être</a>. De façon remarquable, les auteurs de ce rapport tentent de s’affranchir d’une vision unifiée des bienfaits de l’art qui, tel un remède de grand-mère, constituerait une solution universelle aux problèmes de santé. </p>
<p>A la place, ceux-ci encouragent de nouvelles approches plus précises et rigoureuses, orientées sur l’observation des réponses psychologiques, physiologiques ou encore comportementales induites par certaines composantes spécifiques de l’activité artistique (engagement esthétique, stimulation sensorielle, activité physique).</p>
<h2>Acteur ou spectateur ?</h2>
<p>La spécificité de la visite au musée est d’être une activité artistique dite réceptive – c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici de produire de l’art (peindre, dessiner, composer). Elle présente toutefois l’avantage d’être accessible et déjà bien ancrée dans nos habitudes collectives, ce qui en fait une bonne candidate pour la prévention en santé.</p>
<p>La question est alors de savoir s’il suffit d’être exposé à de l’art pour bénéficier de ses bienfaits. Autrement dit, est-ce que le simple fait d’être en contact avec de l’art a des effets spécifiques ?</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="femme dans un musée" src="https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554091/original/file-20231016-15-yh6rw2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Être exposé à l’art permettrait de vieillir en meilleure santé ?</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des consommateurs de culture en meilleure santé</h2>
<p>Des recherches ont été conduites en Angleterre sur des échantillons de plusieurs milliers d’individus dont on a suivi les indicateurs de santé à long terme, et à qui on a demandé pendant 10 ans de rapporter leurs habitudes en <a href="https://www.elsa-project.ac.uk">termes d’activités culturelles et artistiques</a>.</p>
<p>Ces travaux montrent que les individus fréquentant régulièrement (tous les deux, trois mois et plus) les lieux de culture (théâtres, opéras, musées, galeries) présentent un risque de <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/the-british-journal-of-psychiatry/article/cultural-engagement-and-cognitive-reserve-museum-attendance-and-dementia-incidence-over-a-10year-period/0D5F792DD1842E97AEFAD1274CCCC9B9">démence</a> et de <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6429253/">dépression</a> divisé par deux, et un risque de développer un <a href="https://academic.oup.com/psychsocgerontology/article/75/3/571/5280637">syndrome de fragilité gériatrique</a> (phénomène de déclin de la santé lié au vieillissement et associé à une perte de l’indépendance fonctionnelle) réduit d’environ 40 %.</p>
<p>Être exposé à l’art permettrait donc de vieillir en meilleure santé ?</p>
<p>Peut-être, mais il reste à confirmer que l’engagement culturel est la cause de l’amélioration des indicateurs de santé observés dans ces travaux. Pour cela, des études de cohorte et <a href="https://cihr-irsc.gc.ca/f/48952.html">essais cliniques contrôlés randomisés</a> sont nécessaires. Or, ce type d’étude est encore rare dans le domaine.</p>
<h2>À la recherche des principes actifs</h2>
<p>Par ailleurs, il reste une question, et de taille ! Celle du pourquoi… </p>
<p>Pourquoi l’art, et notamment l’art visuel, me ferait du bien. Qu’est ce qui se passe dans mon corps lorsque j’entre en contact avec une œuvre, comment ce contact me transforme et contribue à me maintenir en meilleure santé. Si tel est le cas.</p>
<p>C’est la question que s’est posée Mikaela Law chercheuse en psychologie à Université d’Auckland en Nouvelle-Zélande, et ses collaborateurs en 2021. Ces chercheuses et chercheurs ont <a href="https://bmjopen.bmj.com/content/11/6/e043549.abstract">exploré la littérature scientifique</a> en quête d’études disponibles adressant la réponse physiologique aux arts visuels et son effet sur le stress rapporté par l’individu. </p>
<p>Certaines des études répertoriées dans ce travail montrent que le contact avec une œuvre est à même de diminuer la pression artérielle, la fréquence cardiaque et le cortisol sécrété dans la salive. De telles modifications traduisent une diminution de l’état de tension du corps, que l’on appelle aussi le stress. Un changement qui semble perçu par l’individu et se traduit par une diminution du stress dont il témoigne après l’exposition.</p>
<p>D’autres études, à l’inverse, n’observent rien. </p>
<p>Ainsi, si le contact avec l’art visuel est susceptible de provoquer la détente physique et psychologique du spectateur, celui-ci pourrait ne pas constituer une condition suffisante.</p>
<p>Cette conclusion nous invite donc à nuancer le discours et à approfondir la réflexion sur ce qui se passe au moment de la rencontre avec l’œuvre qui conditionne ses effets sur le psychisme de l’individu.</p>
<p>Aujourd’hui, nous sommes samedi…</p>
<p>Vous irez au musée c’est décidé. </p>
<p>Il est probable que cette décision soit une bonne décision pour votre santé. </p>
<p>Il est également probable que cela dépende du musée et de la façon dont vous visiterez. </p>
<p>Une chose est certaine par contre, c’est que vous augmentez fortement vos chances de passer une agréable journée !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213625/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emma DUPUY travaille en partenariat avec le musée des beaux-arts de Montréal et a reçu des financements de MITACs, de l'Université de Montréal, et des Fonds de Recherche du Québec.</span></em></p>
Une visite au musée pour lutter contre la grisaille mentale ? Voici ce qu’en dit la science.
Emma Dupuy, Postdoctoral researcher, Université de Montréal
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/213299
2023-10-03T16:32:44Z
2023-10-03T16:32:44Z
L’art explosif d’Hamad Butt, étoile filante de l’art britannique
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/551733/original/file-20231003-21-kh2s3d.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C0%2C776%2C613&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Cradle, une œuvre qui attire l'attention sur un danger contenu mais bien réel. </span> <span class="attribution"><span class="source">Hamad Butt</span></span></figcaption></figure><p><a href="https://hamadbutt.co.uk">Hamad Butt</a>, artiste méconnu en France, est mort du sida en 1994, à l’âge de 32 ans. Diplômé de l’université Goldsmith à Londres en 1990 et condisciple notamment du célèbre <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Damien_Hirst">Damien Hirst</a>, il aura donc été une étoile filante dans le monde des plasticiens britanniques. Le <em>Guardian</em> lui a consacré un long article en <a href="https://www.theguardian.com/artanddesign/2023/jun/12/hamad-butt-lethal-tate-rehang-evacuation">juin 2023</a>, à l’occasion de l’entrée de ses œuvres à la Tate Britain. C’est ainsi que je l’ai découvert.</p>
<p>L’historien d’art <a href="https://www.qmul.ac.uk/sed/staff/johnsond.html">Dominic Johnson</a>, professeur à la Queen Mary University de Londres, dont les recherches portent sur l’art de la performance et l’art vivant, généralement dans une perspective queer, va développer en 2024 à l’University of Southern California (Los Angeles), un <a href="https://fulbright.org.uk/people-search/dominic-johnson/">travail de recherche</a> annoncé comme :</p>
<blockquote>
<p>« la première étude scientifique de l’œuvre de cet artiste britannique originaire d’Asie du Sud dans le contexte de la relation entre l’art et le sida ».</p>
</blockquote>
<p>En attendant cette somme, j’ai eu envie de me pencher, en physicien, sur une seule pièce de Hamad Butt, intitulée <em>Cradle</em> (<em>Berceau</em>).</p>
<p>Je n’ai pas encore vu l’œuvre in situ mais sur les photos, on ressent déjà sa force, sa puissance plastique, avec cette immobilité qui appelle un mouvement, et cette idée de mouvement suspendu. L’objet peut sembler mystérieux au premier abord, surtout si on n’est pas familier du pendule de Newton, ni conscient de ce que représente le danger du gaz de chlore. Car l’œuvre s’impose, sous des dehors neutres et inoffensifs, par la présence réelle du danger, à la fois invisible et sensible.</p>
<p>Les boules de verre soufflé contiennent en effet du vrai gaz de chlore. Un très beau jaune… mortel si la dose respirée est trop importante. Ce produit toxique est un puissant irritant pour les yeux, la peau et les voies respiratoires. Autrement dit, cette œuvre est effectivement dangereuse. Bien sûr, des mesures de sécurité draconiennes en font un danger qui reste potentiel, mais il est là et vous regarde dans les yeux. Cette œuvre expose le public, et c’est, à ma connaissance, unique.</p>
<h2>Un pendule de Newton, du chlore, du verre soufflé</h2>
<p>Hamad Butt installe sous nos yeux les principes de la physique et de la chimie. Pour la physique, il détourne le pendule de Newton : les cinq boules d’acier (ici en verre), par leur mouvement et leurs chocs, matérialisent deux lois de conservation fondamentales : celle de l’énergie mécanique et celle de la quantité de mouvement.</p>
<p>Une fois les boules lancées, leur comportement est spectaculaire.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/NfF61CR1jf8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Un pendule de Newton.</span></figcaption>
</figure>
<p>L’artiste fait ainsi une allusion très directe au fait que la connaissance scientifique et la maîtrise technologique nous ont ouvert le contrôle et le développement du mouvement mécanisé, et surtout de la vitesse. Mais justement : le « pendule de Newton » de Hamad Butt ne bouge pas – « cradle » est peut-être une allusion ironique à ce mouvement de balancier en suspens. Il ne doit pas bouger pour des raisons de sécurité. Il évoque irrésistiblement le mouvement, mais le mettre en mouvement serait dangereux !</p>
<p>La physique et la chimie apparaissent ici dans toutes leurs dimensions : l’œuvre évoque un dispositif de recherche sorti d’un laboratoire, mais souligne dans le même temps combien l’alliance entre la science, la technologie et l’industrie ont été les éléments clés du développement au XX<sup>e</sup> siècle – son berceau. Dans cette perspective, l’œuvre de Hamad Butt est d’une grande force : par ses composants, par sa structure, elle nous rappelle comment cette société a déployé la science et la technologie à une échelle planétaire, tout en affirmant sa capacité à nous prémunir contre la plupart des dangers et des risques induits par ce développement sans précédent, sans que nous ayons à nous en préoccuper au quotidien.</p>
<p>L’irruption du VIH/sida et l’hécatombe qui en a résulté a largement pris à revers cette conviction, bien au-delà des dernières années de la vie de Hamad Butt.</p>
<h2>Le chlore, gaz dangereux et omniprésent</h2>
<p>Le chlore est un élément chimique extrêmement abondant. Le sel de mer, par exemple, est composé à parité sodium et chlore. L’eau de javel est une des mises en forme les plus connues du chlore. La manipulation du chlore, notamment industrielle, est donc très courante, mais elle reste dangereuse. En juin 2022, dans le port d’Aqaba en Jordanie, un accident a fait 13 morts et plus de 250 blessés.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iRsJrwVMN8A?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Une fuite de chlore cause la mort de 13 personnes dans le port jordanien d’Aqaba.</span></figcaption>
</figure>
<p>Lors du chargement par une grue portuaire, la rupture du câble a précipité un lourd container de chlore directement sur le pont du bateau. Le nuage jaune très dense qui s’est répandu instantanément ne laissait aucun doute. Il y a là un parallèle saisissant avec <em>Cradle</em>, l’œuvre de Hamad Butt. La grue, les câbles de suspension et la citerne de chlore sont intégrés dans son installation. L’œuvre qui précède cet accident d’un quart de siècle est pratiquement la miniature du dispositif portuaire. Vraiment saisissant !</p>
<h2>Des usages massifs au prix d’accidents à répétition</h2>
<p>Cette mise en situation du risque, à travers le danger que représente le chlore gazeux, a été prise en charge par la collaboration avec les chimistes de l’Imperial Collège à Londres, et avec un technicien spécialiste du verre soufflé. Ils installent ici une relation entre arts et sciences très singulière, construite sur une responsabilité partagée et un engagement commun auprès du public. Ils doivent s’assurer que cette œuvre ne pose pas de problème de sécurité lors de son exposition au public.</p>
<p>C’est là une analogie de ce que font partout, et depuis des décennies, la science, la technologie et l’industrie : produire un nouveau dispositif, une innovation, trop intéressante pour ne pas prendre en charge le risque inhérent et chercher parallèlement à assurer la sécurité.</p>
<p>Mais ici, on a affaire à une installation « inutile » : ce dispositif ne sert à rien, n’a pas d’usage pratique qui justifierait la prise de risque. En réalité, sa fonction est toute autre : Hamad Butt nous rappelle ce pacte auquel nous nous associons tous en délégant à des experts les conditions de notre sécurité et de notre santé. L’accident dans le port d’Aqaba montre que nous acceptons de payer le prix d’accidents meurtriers et répétés, mais dont nous trouvons collectivement les impacts suffisamment limités pour ne pas nous passer de l’innovation.</p>
<h2><em>Cradle</em>, une œuvre complexe et multiple</h2>
<p>Lors de son départ en retraite, Steve Ramsey, le souffleur de verre, qui travaillait à l’époque de la conception de l’œuvre dans un laboratoire de recherche scientifique de l’Imperial College, a raconté sa collaboration avec Hamad Butt :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai travaillé pendant plus de deux ou trois ans avec cet artiste et il n’arrêtait pas de disparaître, alors qu’il faisait pression pour que cette œuvre soit réalisée. J’ai trouvé cela assez frustrant, mais je ne savais pas qu’il était en train de mourir du sida. »</p>
</blockquote>
<p>Ce propos éclaire d’un jour nouveau l’œuvre de Hamad Butt, celui que Dominic Johnson a choisi pour ses recherches. Difficile en effet de dissocier ce rapport à la maladie, à la finitude, au danger de l’œuvre de Hamad Butt.</p>
<p>Avec des œuvres qui s’imposent par leur présence physique et potentiellement dangereuses face aux visiteurs, et qui génèrent ces interrogations si contemporaines, Hamad Butt reste au cœur de nos vies.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213299/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Chevrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Méconnu en France, Hamad Butt sera prochainement mis à l’honneur à la Tate Britain. Le travail de l’artiste des années 1990 impose une réflexion inédite sur les dangers de notre ère technologique.
Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/209890
2023-07-27T19:38:38Z
2023-07-27T19:38:38Z
Les Afro-Américains et le cognac : histoire d’un mythe romantique
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/539610/original/file-20230726-23-xvbm96.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=22%2C6%2C2104%2C1501&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le rappeur Puff Daddy dans le clip du titre de Busta Rhymes « Pass the Courvoisier II » en 2002. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.youtube.com/watch?v=p56tbkJCa2I&ab_channel=REMASTEREDHIPHOP%E2%99%AA">Youtube/ Capture d'écran</a></span></figcaption></figure><p>C’est dans une charmante rue pavée de la ville de Cognac, au bord de la Charente, que se trouve le Musée des savoir-faire du Cognac. Il narre l’histoire de l’emblématique liqueur française.</p>
<p>La production du cognac remonte au début du XVII<sup>e</sup> siècle. Le musée couvre tous les aspects de cette longue histoire, des crus façonnant le terroir au minutieux processus de fabrication des fûts dans lesquels vieillit le breuvage.</p>
<p>Il présente le cognac comme « un produit particulièrement apprécié des classes moyennes d’origine afro-américaine ou latine ». Une description qui ne fait pas vraiment état de la réalité – à savoir que les États-Unis sont de loin le plus grand marché du cognac et qu’à l’intérieur du pays, les Afro-Américains représentent la plus grande part des consommateurs.</p>
<p>Comment cela se fait-il ? Selon les médias grand public et le folklore de l’industrie, cette consommation du cognac par les Afro-Américains remonte à l’un des conflits mondiaux, voire aux deux. Les soldats noirs américains, alors envoyés dans le sud-ouest de la France, étaient autant tombés amoureux de cette liqueur que d’un pays qu’ils jugeaient résolument moins raciste que le leur. Des journalistes font d’ailleurs le récit de cette histoire dans <a href="https://slate.com/human-interest/2013/12/cognac-in-african-american-culture-the-long-history-of-black-consumption-of-the-french-spirit.html"><em>Slate</em> en 2013</a>, et dans <a href="https://zora.medium.com/hennything-is-possible-how-the-french-cognac-found-a-home-in-the-black-community-f5aeb83d1a8a">Medium en 2020</a>.</p>
<p>Certains comptes très suivis sur les réseaux sociaux ont soutenu ce même argument : si le cognac attirait les soldats noirs, c’est parce qu’il symbolisait la liberté et la reconnaissance de leur humanité qu’ils ne retrouvaient pas aux États-Unis. Par ailleurs, si les déclarations sur Internet ne sont pas toujours fiables, l’histoire du cognac dépasse la pratique du « clickbait » puisqu’elle a également été reprise par de grands journaux. Cette année, <em>Le Monde</em> a publié un article sur la <a href="https://www.lemonde.fr/le-monde-passe-a-table/article/2023/03/01/les-flows-de-cognac-dans-le-rap-americain_6163774_6082232.html">popularité du cognac parmi les rappeurs américains</a>, reprenant la même genèse du temps de guerre.</p>
<h2>Un récit centenaire</h2>
<p>Tout ceci est une bien belle histoire… mais elle n’est pas vraie. Rien ne permet d’affirmer la vraisemblance de ce mythe romantique.</p>
<p>Pourquoi les soldats noirs se seraient-ils spécifiquement épris du cognac et non du vin, pourtant bien plus consommé par les Français ? Pourquoi seraient-ils seuls à succomber au charme de la liqueur, ou du moins davantage que leurs homologues blancs ? Et pourquoi aurait-il fallu attendre un déploiement militaire à travers l’océan pour découvrir ce breuvage ? Le cognac a été exporté pour la première fois aux États-Unis au XVIII<sup>e</sup> siècle, mais le récit qui se rapporte aux guerres du XX<sup>e</sup> siècle raconte que les Afro-Américains ne l’ont découvert que 200 ans plus tard.</p>
<p>En réalité, les Afro-Américains ont connu, servi, étudié, bu et vendu du cognac déjà 100 ans au moins avant la Seconde Guerre mondiale, voire avant la Première. Cato Alexander, ancien esclave propriétaire d’une taverne à Manhattan, n’est qu’un exemple parmi d’autres témoignant que les Afro-Américains connaissaient déjà le cognac. Avant 1811, dans un établissement situé près des actuelles 54<sup>e</sup> rue et 2<sup>e</sup> avenue, Alexander s’est hissé au sommet de sa <a href="https://global.oup.com/academic/product/the-oxford-companion-to-spirits-and-cocktails-9780199311132?cc=us&lang=en&#">profession de barman</a>.</p>
<p>Bénéficiant d’un respect dont peu d’Afro-Américains jouissaient, il fut célèbre pendant près de 40 ans pour sa cuisine, et <a href="https://revelry.tours/cocktails/cato-alexander/">plus encore pour son art du cocktail (aujourd’hui, on parlerait de mixologie)</a>. Outre Alexander, les récits de personnes réduites en esclavage montrent clairement que, même avant le XIX<sup>e</sup> siècle, le cognac, comme d’autres alcools, faisait partie de la vie de cette communauté.</p>
<p>Alors, que se cache-t-il derrière ce lien contemporain entre les Afro-Américains et le cognac ? L’histoire selon laquelle les soldats noirs américains auraient découvert le cognac au prisme de la philosophie française – liberté, égalité, fraternité – est séduisante, mais l’explication la plus rationnelle demeure celle d’une fine stratégie publicitaire. Les distributeurs des secteurs de l’alimentation et de la boisson ont longtemps cherché à attirer les Afro-Américains avec des campagnes de publicité exclusivement conçues pour <a href="https://www.theatlantic.com/entertainment/archive/2015/06/casual-racism-and-greater-diversity-in-70s-advertising/394958/">capter ces potentiels consommateurs</a> à une époque où la part de marché était relativement faible.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"607508501619961856"}"></div></p>
<p>La restauration rapide s’est ainsi initiée à ce marketing ciblé au début des années 1970 ; dans les années 2000, des entreprises comme McDonald’s avaient mis en place des sites web entièrement consacrés à des segments de consommateurs <a href="https://www.upress.umn.edu/book-division/books/white-burgers-black-cash">basé sur la race et l’appartenance ethnique</a>.</p>
<h2>Hip hop et cognac</h2>
<p>Il n’en demeure que la publicité traditionnelle pour le cognac destinée aux buveurs noirs américains a commencé relativement tard, au début des années 1980. La presse écrite et les panneaux publicitaires étaient les principaux outils de ces campagnes ciblées. Parmi les magazines, <em>Ebony</em> était une pièce maîtresse de cette stratégie de marketing. Fondé en 1945 par John H. Johnson en tant que premier magazine à tirage national destiné à mettre en lumière la réussite des Afro-Américains, ses pages ont contribué à positionner le cognac comme un parfait symbole de la prospérité de la communauté.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="Publicité pour le cognac Martell dans le numéro de décembre 1983 du magazine Ebony" src="https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=716&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=899&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=899&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537131/original/file-20230712-26-ldl9dz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=899&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le numéro de décembre 1983 du magazine <em>Ebony</em> comportait une publicité pour le cognac Martell, fondé en 1715.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://books.google.fr/books?id=0tgDAAAAMBAJ&pg=PA82&dq=martell&hl=en&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=martell&f=false">Ebony Magazine/Google Books</a></span>
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<p>Ces publicités sont probablement passées inaperçues auprès des enfants noirs qui feuilletaient les magazines posés sur la table basse de leurs parents – loin de se douter que certains d’entre eux deviendraient les plus grands promoteurs de cette industrie.</p>
<p>En 2012, Jay-Z s’est <a href="https://www.terredevins.com/actualites/cognac-dusse-comment-la-marque-de-jay-z-a-bati-son-succes">associé à la marque d’Ussé du groupe Bacardi</a>. Cette initiative s’inscrit dans le sillage de l’irruption de la liqueur sur la scène hip-hop entre les années 1990 et le début des années 2000. Les artistes faisaient référence au spiritueux, allant de la simple mention à la construction de chansons entières autour de lui.</p>
<p>Nas affirme être l’initiateur de cette tendance – par exemple avec son titre <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ImSoA_fAVL4">« Memory Lane (Sittin’ in da Park) »</a> issu de son album <em>Illmatic</em> sorti en 1994. Une série d’artistes suit alors le mouvement. Parmi eux figurent Busta Rhymes, Pharell Williams et P. Daddy dont le morceau <a href="https://www.youtube.com/watch?v=o4ZUaxyPoZ8">« Pass the Courvoisier »</a> (2001) a changé la donne. La chanson aurait été à l’origine d’une <a href="https://www.editions-ellipses.fr/accueil/10598-cognac-la-culture-de-la-qualite-9782340040267.html">hausse de 30 % des ventes aux États-Unis</a> tandis que Busta Rhymes a toujours nié avoir été payé pour créer le morceau.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/o4ZUaxyPoZ8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Busta Rhymes, « Pass the Courvoisier Part II » (YouTube).</span></figcaption>
</figure>
<p>Nas est quant à lui devenu l’ambassadeur d’Hennessy et <a href="https://www.rizzoliusa.com/book/9780847847525/">décrit ce partenariat comme suit</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Nous nous sommes trouvés mutuellement… Je n’aurais jamais imaginé aller en France, à Cognac, et boire du cognac de cent ans d’âge directement au sortir du tonneau… Au début, je ne savais même pas que le cognac était fait à partir de raisins ! »</p>
</blockquote>
<p>Pour être honnête, la majeure partie du plus grand marché au monde du cognac – les États-Unis – ne sait pas non plus que le cognac est fabriqué à partir de raisins. C’était également mon cas, jusqu’à ce que je commence mes recherches. Le cognac occupe une place particulière dans la culture américaine : il est très présent dans la culture pop, a un grand cachet gastronomique, mais demeure peu connu et mal compris. Et bien, qu’il soit originaire du sud-ouest de la France, il peut sembler plus américain qu’international.</p>
<p>C’est peut-être cette toile presque vierge qui est à l’origine de ce récit mythique évoqué ci-dessus. Et s’il n’est sûrement pas exact, son charme est lui évident. Cette histoire présente le cognac comme un membre de la famille, un marqueur de liberté et un moyen de répudier le racisme américain. Et pour cela, l’esprit de l’un des spiritueux français les plus vantés perdure.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209890/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Naa Oyo A. Kwate ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La légende raconte que les soldats afro-américains seraient tombés sous le charme du spiritueux après avoir servi en France durant le second conflit mondial. En réalité, l’histoire est toute autre.
Naa Oyo A. Kwate, Associate Professor, Rutgers University, DEA Fellow, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH), Rutgers University
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/209648
2023-07-17T19:20:27Z
2023-07-17T19:20:27Z
Artistas Unidos : crise de la démocratie et art contestataire au Pérou
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/537106/original/file-20230712-27-2bc91m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C8%2C1192%2C824&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le groupe de théâtre Yuyachkani, Lima.</span> <span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Depuis le 9 décembre 2022, le Pérou est plongé dans une profonde crise politique, sociale et économique. La violente répression policière et militaire s’est soldée, à ce jour, par 60 morts et plus de 1 600 blessés.</p>
<p>L’événement qui a déclenché les manifestations a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/16/perou-le-president-dechu-pedro-castillo-maintenu-en-detention-pour-dix-huit-mois_6154631_3210.html">mise en détention du président Pedro Castillo</a> – appartenant au parti de gauche « Perú Libre » – après sa tentative de « coup d’État » (il avait <a href="https://www.lalibre.be/international/amerique/2022/12/07/un-auto-coup-detat-au-perou-le-president-castillo-dissout-le-parlement-et-cree-un-gouvernement-dexception-SZTHULDOOVCEDLHK563PGA7K7M/">dissous le Parlement et mis en place un gouvernement d’exception</a>). Cet « auto-golpe » a été interprété de deux manières. Pour ses détracteurs, il s’agissait d’une mesure désespérée pour éviter la chute du gouvernement, accusé de corruption. Pour ses partisans, cette résolution était légitime, car un sabotage continu de la droite empêchait Castillo président de gouverner. </p>
<p>Ainsi, dans un premier temps, les revendications des manifestants se focalisaient sur la libération de Castillo, la destitution de l’actuelle présidente Dina Boluarte (jugée illégitime, surtout après son alliance avec la droite) et la tenue d’élections anticipées. Mais au fur et à mesure, ces réclamations se sont élargies vers un ensemble de questions d’ordre politique, économique et social, telles que la mise en place d’une Assemblée constituante et une redistribution plus équitable des richesses.</p>
<h2>Une révolte menée par des acteurs inattendus</h2>
<p>Les modalités de la mobilisation ont été multiples : marches, sit-in, blocages de routes, tentative de prise de contrôle d’endroits stratégiques comme les aéroports, attaques de monuments publics. Ces actions ont été caractérisées par une grande hétérogénéité de participants. Comme le souligne <a href="https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=484404657099985">l’historienne Cecilia Méndez</a>, après des décennies de dépolitisation et de démobilisation, observées notamment sous la dictature d’Alberto Fujimori (1990-2000), on a assisté à la prise de parole dans l’espace public d’« acteurs inattendus ». </p>
<p>L’anthropologue Rodrigo Montoya avance qu’il s’agit de la <a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">première révolte ouvertement politique des milieux populaires de la province</a>, qui se sentaient représentés par Castillo, militant syndicaliste et instituteur issu d’une famille modeste des Andes septentrionales. </p>
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<p>Néanmoins, les groupes qui ont participé aux manifestations, dont un moment décisif a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/20/au-perou-la-prise-de-lima-par-les-protestataires_6158630_3210.html">« prise de Lima » du 19 janvier 2023</a>, ne sont pas seulement composés de membres des communautés paysannes, mais également de commerçants, d’étudiants et de personnalités publiques.</p>
<h2>L’art comme vecteur d’engagement politique</h2>
<p>Dans ce cadre, et compte tenu de l’importance des réseaux sociaux dans la mobilisation, le rôle joué par les travailleurs de l’art et de la culture met en évidence de nouvelles façons d’investir le champ politique et d’articuler un dialogue intergénérationnel et interculturel à partir des régions de la province. </p>
<p>L’action des artistes lors des moments de crise n’est pas nouvelle. Pendant la dictature de Fujimori, elle avait pu canaliser un discours contestataire réprimé ailleurs. Pourtant, les mobilisations actuelles montrent une ampleur et des modalités d’expression inédites. </p>
<p>Face à un débat politique appauvri et à une crise profonde des partis politiques, ces dispositifs artistiques peuvent-ils favoriser et renforcer la construction d’un nouveau sujet national ? Sont-ils capables d’apporter un changement durable pour et avec une société civile extrêmement fragmentée, voire polarisée ? Car il existe aujourd’hui une diversité d’expérimentations artistiques qui dénoncent les pratiques autoritaires et le racisme structurel, tout en interrogeant la crise de représentation démocratique.</p>
<h2>Naissance du collectif Artistas Unidos</h2>
<p>C’est dans ce contexte de mobilisation et de répression qu’est né le collectif « Artistas Unidos contra la Dictadura ». De manière progressive, à partir de l’action coordonnée d’artistes installés surtout dans les régions de province, ce collectif s’est constitué avec le double objectif de sensibiliser la société civile et de se positionner en tant que corporation sur une scène nationale fragmentée.</p>
<p>Une trentaine d’artistes âgés de 20 à 50 ans en constitue le noyau central, à même de mobiliser une centaine de personnes dans chaque région impliquée (16 sur 25). Par diverses pratiques artistiques, de la performance au graphisme, ce collectif a mis en œuvre des formes créatives de détournement des usages ordinaires de l’espace public, imbriquant dimensions esthétique et militante.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537111/original/file-20230712-40921-hjh64p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Manifestation du 13 janvier 2022 à Lima, groupe de théâtre Yuyachkani.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Miguel Rubio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Après une réponse immédiate à la crise déployée par le hashtag #ArtistasUnidosContraLaDictadura, l’action s’est structurée à travers la publication de plusieurs « convocatorias », c’est-à-dire des appels à la création dictés par une thématique commune. La première convocatoria, au mois de décembre 2023, dans le contexte des premières morts de la répression étatique, a donné lieu à l’œuvre « El anti-memorial », un recensement des données des personnes qui ont perdu la vie lors des manifestations. Compte tenu du silence des principaux médias et du <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/02/peru-lethal-state-repression-is-yet-another-example-of-contempt-for-the-indigenous-and-campesino-population/">racisme systémique</a> qui caractérise historiquement le pays, il s’agissait en priorité de visibiliser les victimes et de rappeler leurs noms, au-delà des chiffres. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=653&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=653&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=653&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=821&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=821&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537112/original/file-20230712-38929-1r913s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=821&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Code QR, imprimé sous forme d’autocollant, donnant accès à l’œuvre « El anti-memorial ».</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La deuxième convocatoria, réalisée pour la manifestation du 24 janvier 2023, s’est inspirée d’une œuvre de Carlos Sánchez Nina, nommée « Pérou cassé » (« Perú roto »). À l’aide de pochoirs et de bombes rouges, les artistes ont peint la carte du Pérou sur la voie publique. Les fractures présentes dans le béton ont été exploitées comme métaphore des blessures qui traversent la géographie du pays. </p>
<p>Cette action improvisée pendant la déambulation a eu le mérite de dynamiser les interactions entre manifestants. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Affiche de Peru Roto, l’œuvre de Carlos Sanchez Nina.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>D’une part, ces derniers, interpellés par ces interventions, posaient des questions aux artistes et participaient ainsi, de manière active, à la coproduction de sens ; de l’autre, « cela permettait [aux artistes, dans une démarche réflexive] de s’écouter » (entretien avec Nereida Apaza Mamani, 2023).</p>
<h2>Le détournement de symboles traditionnels</h2>
<p>La plupart du temps, les œuvres ne portent pas de signature et sont facilement reproductibles ou transportables. C’est par exemple le cas de la <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">convocatoria dédiée aux retables</a>. Ces petits autels triptyques en bois, représentant des événements religieux, historiques et quotidiens des habitants des Andes, sont originaires de la région d’Ayacucho, la plus touchée par le <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/40313">conflit armé</a> qui a opposé, par le passé, les forces gouvernementales à la guérilla du Sentier lumineux (1980-2000). L’emploi du <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">retablo</a>, ici en carton et porté tout au long de la marche, vient réinscrire la violence vécue aujourd’hui dans une plus longue histoire meurtrière.</p>
<p>Ainsi, les artistes ont mis en œuvre un répertoire de symboles facilement reconnaissables mais reformulés dans un but à la fois émancipateur et thérapeutique. L’artiste Augusto Carrasco souligne la difficulté de travailler avec ces symboles délicats, notamment vis-à-vis des accusations de terrorisme de la part du gouvernement. Non seulement cela stigmatise et délégitime la protestation, mais cela sert aussi de justification à l’emploi de la violence dans la répression. Chargé de la ligne graphique du collectif, Carrasco a réalisé une représentation anthropomorphe de femmes aux visages d’oiseau portant une fleur de genêt dans les mains.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Femme avec une fleur de genêt dans ses mains.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il a choisi des mamachas, femmes âgées de la sierra, des citoyennes qu’il décrit comme vulnérables, soit invisibilisées, soit méprisées. « Mais je ne voulais pas les montrer comme on a l’habitude de faire, c’est-à-dire en termes d’une hiérarchie inférieure de pouvoir, comme des victimes avec un visage triste et affligé. Alors, comment résoudre tout ça ? En les transformant, avec un collage, en y apposant une tête d’oiseau […] pour leur regard défiant et les yeux grands ouverts » (entretien avec Carrasco, 2023). La compagnie théâtrale Yuyachkani a ensuite donné vie à ces personnages à travers des performances dans les rues de la capitale, preuve de la densité des échanges et des emprunts entre les différentes scènes artistiques. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Poster d’une convocatoria réalisé par Augusto Carrasco.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Toutes les interventions artistiques ont été couplées avec un registre photographique, une véritable archive ouverte qui a pour ambition de nourrir la mémoire collective des événements. Dans un contexte où la presse accorde son soutien implicite au gouvernement de Dina Boluarte, les portables et les réseaux sociaux ont permis de diffuser la protestation, constituant – comme ailleurs – une arme puissante de politisation. L’artiste Nereida Apaza Mamani souligne le potentiel fédérateur de ces actions sur un tissu social et professionnel déconnecté et inégalitaire. Ces artistes manifestent le besoin de raviver le secteur de la culture, de plus en plus négligé depuis la crise sanitaire. Ils souhaitent également aller au-delà des espaces formels que sont les galeries, considérées comme trop élitistes et stériles.</p>
<p>L’action contestataire apparaît ainsi comme un travail de signification, auquel l’art est appelé à contribuer de manière décisive, en faisant émerger de nouveaux modèles de représentativité et s’inscrivant à l’encontre d’un sentiment de négation constante de l’agentivité des acteurs aux marges de la société. Dans le quatrième pays le plus inégalitaire au monde, sans espace de médiation sociale, ces réseaux de travailleurs et des travailleuses du secteur culturel et artistique peuvent impulser des mouvements de citoyenneté, à la fois nationaux et décentralisés, tout en contribuant au processus de réparation de la mémoire post-conflit.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">Miné par les inégalités et la corruption, le Pérou enlisé dans une crise profonde</a>
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<p>Dans la <a href="https://www.facebook.com/100000512755184/videos/735203677814111/">performance de Miguel Matute</a>, une céramique précolombienne, incarnation de la péruanité, est appuyée sur la terre rocheuse des Andes de Cajamarca, dans une position qui paraît précaire et fragile. Un tir de fusil la fait soudain éclater en morceaux. Le résultat est touchant : effroi, désarroi et une sensation d’impuissance. L’artiste recolle les morceaux… Un travail de reconstruction, bien plus complexe encore, attend les politiciens et la société civile. </p>
<p>Si les protestations et les rassemblements ont fini par se tarir au début du printemps, ces groupes organisés ont néanmoins engendré des espaces singuliers de contestation et cherché à recoudre, par les marges, un tissu social fragmenté. Face à la crise démocratique et aux dérives autoritaires qui traversent actuellement plusieurs pays du monde, l’investissement artistique apparaît comme une modalité de participation politique alternative pour contourner plus discrètement la répression déployée contre les opposants politiques. </p>
<p>Les quelques performances que nous avons décrites transforment les rues en espaces représentatifs, et agissent comme de nouveaux rituels sécularisés œuvrant à la fondation d’un nouveau pacte social. Mais leur pouvoir réside moins dans la performance elle-même que dans leurs capacités d’articulation à d’autres stratégies de mobilisations et aux alliances qu’elle permettra avec d’autres collectifs de critique sociale. </p>
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<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/20649">le blog de la revue_ Terrain</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209648/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emanuela Canghiari ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Au Pérou, le collectif Artistas Unidos dénonce les violentes répressions des mobilisations critiquant la présidente Dina Boluarte et la marginalisation des peuples des Andes.
Emanuela Canghiari, Anthropologue, chargée de recherche au Fonds belge de la Recherche Scientifique, Chargée de cours à l'université de Strasbourg et de Neuchâtel, membre de l'institut français d'études andines (IFEA) et de l'institut de sciences politiques (ISPOLE), Université catholique de Louvain (UCLouvain)
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tag:theconversation.com,2011:article/208800
2023-07-04T20:13:18Z
2023-07-04T20:13:18Z
Une expo, un chercheur : les crânes géants de Ron Mueck vus par un paléoanthropologue
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/534862/original/file-20230629-17-6gxigk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=42%2C18%2C3977%2C2999&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Antoine Balzeau en pleine inspection de l'oeuvre de Ron Mueck, « Mass ».
Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art
contemporain, matériaux divers, dimensions variables.
</span> <span class="attribution"><span class="source">National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018 / Photo Sonia Zannad, The Conversation</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Antoine Balzeau est paléoanthropologue au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. Il étudie l’évolution des humains préhistoriques et s’intéresse surtout aux caractéristiques internes des fossiles, grâce aux méthodes d’imagerie.</em>
<em>Au cours d’une longue visite de l’exposition Ron Mueck à la fondation Cartier pour l’art contemporain, le chercheur nous a confié ses réflexions, entre observations scientifiques liées à la morphologie des crânes, curiosité pour la méthode de l’artiste et étonnement face à une œuvre qui pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses.</em></p>
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<p>Les crânes, je suis bien placé pour trouver ça joli : je les manipule et les examine au quotidien. Mais un crâne, même fossile, ce n’est pas un objet anodin : il s’agit de <a href="https://theconversation.com/faut-il-continuer-a-exposer-les-momies-egyptiennes-dans-nos-musees-203645">restes humains</a>, c’est important de s’en rappeler.</p>
<p>En découvrant l’installation monumentale de Ron Mueck, je suis d’abord saisi par l’image de cette accumulation, qui fait forcément penser à des circonstances dramatiques et violentes, en particulier au moment où la guerre est aux portes de l’Europe et dans le contexte d’un dérèglement climatique inéluctable : impossible de ne pas imaginer une extinction, une tuerie de masse ou un charnier ; une impression décuplée par le gigantisme de l’installation. Les visiteurs sont d’ailleurs très silencieux (<em>Mass</em> signifie à la fois masse et messe en anglais, NDLR), comme recueillis.</p>
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<img alt="Vignette de présentation de la série Une expo, un chercheur, montrant une installation artistique de l'artiste Kusama" src="https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539052/original/file-20230724-21-ipn5gj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
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</figure>
<p><em>« Une expo, un·e chercheur·euse » est un nouveau format de The Conversation France. Si de prime abord, le monde de l’art et celui de la recherche scientifique semblent aux antipodes l’un de l’autre, nous souhaitons provoquer un dialogue fécond pour accompagner la réflexion sans exclure l’émotion. Cette série de rencontres inattendues vous guidera à travers l’actualité des expositions en les éclairant d’un jour nouveau.</em></p>
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<p>Troublante aussi, la proximité avec les catacombes de Paris, qui se trouvent à un jet de pierre de la Fondation Cartier ; l’artiste est d’ailleurs allé y faire un tour avant de peaufiner le montage de son installation. Il y a cependant une grande différence entre le travail de Mueck et les crânes que l’on voit aux catacombes : ici, ils se présentent d’emblée comme « faux », du fait de leur échelle, et ce malgré le réalisme du moulage. </p>
<p>Mais ils sont également disposés les uns sur les autres, dans un désordre apparent, baignés dans la lumière vive d’un bâtiment entièrement vitré. Certains sont renversés, retournés, posés sur le côté, comme en équilibre précaire. On dirait qu’un géant a joué avec, avant de s’en désintéresser, comme dans un roman de science-fiction – je pense à l’univers de Stefan Wul <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Oms_en_s%C3%A9rie">dans <em>Oms en série</em></a>. Aux catacombes, en revanche, la mise en scène morbide des vrais crânes humains est plus ouvertement associée au « memento mori » : ils sont alignés et empilés, orbites vides dirigées vers les visiteurs, semblant questionner notre vanité, dans la pénombre.</p>
<p>À la fondation Cartier, c’est une planche de Franquin, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Id%C3%A9es_noires_(bande_dessin%C3%A9e)">dans ses <em>Idées noires</em></a>, qui me vient à l’esprit : des mouches discutent, installées dans des boîtes crâniennes. Dans l’image « dézoomée », on comprend que le sol est jonché de crânes humains, et que les mouches ont tiré profit de leur violence et/ou de leur bêtise mais aussi qu’elles craignent de répéter les mêmes erreurs.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/534847/original/file-20230629-17-flu2cz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans une planche des « Idées noires », Franquin imagine une colonie de mouches dans des crânes humains.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Les Idées Noires, Franquin.</span></span>
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</figure>
<h2>La question de la méthode</h2>
<p>En observant les crânes de loin, je comprends tout de suite deux choses : il s’agit du même crâne démultiplié, et il s’agit du crâne d’un individu jeune. Difficile, en revanche, d’en déterminer le genre.</p>
<p>Si je sais qu’il s’agit du même crâne démultiplié, malgré les « accidents » provoqués par Ron Mueck pour nous faire croire qu’ils sont différents – l’artiste a cassé certains os ou retiré certaines dents en fonction des crânes – c’est en raison des sutures ouvertes qui sont très apparentes : chez l’être humain, les os du crâne sont en effet unis par des sutures, qui disparaissent avec l’âge, quand le crâne a fini de se former. Cette croissance est presque terminée à l’âge de 12 ans, et complètement achevée lorsqu’on atteint l’âge de 20 ans. Chez un adulte, ces « marques » sont peu visibles. Or ici, on voit même les sutures du palais. Toutes ces marques si nettes sont comme une signature, illustrant que c’est bien le même crâne décliné.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/535510/original/file-20230704-24-79yx9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ron Mueck, Mass (2017), matériaux divers, dimensions variables. Ron Mueck pendant le montage de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain..</span>
<span class="attribution"><span class="source">National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018, photo Marc Domage</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La taille géante des crânes, leur couleur légèrement différente – du blanc éclatant au gris très pâle – et l’utilisation répétée d’un même crâne contribuent à renforcer l’aspect fictionnel de l’ensemble, malgré une première impression « réaliste » : Ron Mueck joue visiblement avec les sens et la raison des visiteurs, pour mieux les déstabiliser peut-être.</p>
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<p>Un réalisme à nouveau mis à mal quand on observe l’intérieur des crânes : certains sont posés au sol, sur le côté, et on peut regarder dedans. Je découvre alors que si le modelé de la surface extérieure est très précis, ce n’est pas du tout le cas de l’intérieur ; d’ailleurs les deux ne « communiquent » pas, les parties habituellement connectées ne le sont pas. On a bien affaire à une représentation artistique, à une interprétation plastique du crâne.</p>
<p>Je détecte également quelques anomalies : on dirait que ce crâne a été moulé après reconstitution en 3D, et le passage par l’informatique lui donne des proportions étranges, comme si certains éléments avaient été déformés ou « rejoués ». Il s’agit peut-être de la combinaison de plusieurs modèles, comme un souhait de multiplier les détails réalistes pour faire encore plus vrai. Décidément, l’impression de vérité ou de réalisme qui fonctionne de loin est vite troublée par une observation plus précise – mais j’ai l’habitude de fréquenter des crânes, ce n’est pas le cas de la plupart des visiteurs.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/535513/original/file-20230704-19-hdro0p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Ron Mueck, <em>Mass</em> (2017). Visiteuses à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.</span>
<span class="attribution"><span class="source">National Gallery of Victoria/Marc Domage</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En tant que scientifique, j’examine mes crânes avec des techniques de pointe : si j’observe un fossile, j’utilise de petites caméras filaires dotées de lampes, qui me permettent de repérer des microdétails. Quant aux modèles 3D, les microtomographes actuels permettent une précision 100 fois supérieure à celle d’un scanner médical, avec un niveau de résolution incroyable. Quand j’explore virtuellement un fossile sur un écran, la question de l’échelle change beaucoup ma perception, et ne permet pas toujours de bien apprécier les dimensions d’un objet et de le percevoir par rapport aux autres fossiles.</p>
<p>En voyant ces crânes géants, je me dis que si je pouvais examiner des répliques parfaites en format « géant », je découvrirais certainement des choses que je ne peux pas voir sur des modèles 3D. Je pourrais me faufiler dans tous les recoins du crâne, observer le moindre détail sans avoir recours à des verres grossissants.</p>
<h2>Un avertissement ?</h2>
<p>La vision des visiteurs qui déambulent parmi ces crânes géants me rappelle un danger qui menace en permanence la connaissance scientifique, celui de la désinformation et du manque d’esprit critique : si on filmait ou photographiait la scène et qu’on la diffusait sur les réseaux sociaux sans contexte ou avec une légende fallacieuse, certaines personnes pourraient croire qu’il s’agit de <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux-numerique/les-squelettes-de-geants-n-existent-pas_1789267.html">fossiles de géants</a>. Des théories de ce type émergent régulièrement sur le net, « fakes » à l’appui : civilisations extra-terrestres, squelettes géants, faux charniers…</p>
<p>La réflexion sur l’origine d’une image, sur la validité d’une expertise, le questionnement systématique de ce qui se présente comme des faits et la recherche du contexte de production d’une information ou d’une image restent les meilleurs outils contre la désinformation. Parmi la foule de questions existentielles que semble nous poser l’œuvre de Ron Mueck, il y a aussi celles-ci : que tenons-nous pour vrai ? Et quel est notre rapport aux images, si « séduisantes » et convaincantes soient-elles ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208800/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Que se passe-t-il quand un paléoanthropologue découvre l’œuvre monumentale de Ron Mueck, faite d’un amoncellement de crânes géants ?
Antoine Balzeau, Paléoanthropologue, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Sonia Zannad, Cheffe de rubrique Culture, The Conversation France
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/206522
2023-06-09T09:36:08Z
2023-06-09T09:36:08Z
Monstres et génies… Comment faire la part entre l’homme et l’artiste ?
<p>Claire Dederer est l’autrice d’un livre sur le réalisateur Roman Polanski. Il y a quarante-cinq ans, Polanski a fui les États-Unis après avoir plaidé coupable pour relations sexuelles illégales avec une mineure.</p>
<p>Samantha Galley (aujourd’hui Geimer), qui avait 13 ans en 1977 lorsqu’elle a déclaré <a href="https://www.abc.net.au/news/2022-07-19/roman-polanski-case-new-testimony/101250020">avoir été droguée et violée par le réalisateur</a>, a raconté sa version de l’histoire à de nombreuses reprises, notamment dans ses mémoires de 2013 <a href="https://www.amazon.com.au/Girl-Life-Shadow-Roman-Polanski/dp/1476716846">_La fille : ma vie dans l’ombre de Roman Polanski _</a>.</p>
<p>Geimer a pardonné à Polanski. Et le mois dernier, <a href="https://www.indiewire.com/features/general/roman-polanski-rape-victim-samantha-geimer-defends-director-1234828246/">dans une interview</a> avec la femme du réalisateur, Emmanuelle Seigner, elle a réaffirmé « ce qui s’est passé avec Polanski n’a jamais été un gros problème pour moi ». Ce qui lui pèse, c’est d’avoir à en parler, encore et encore.</p>
<p>Claire Dederer, qui a commencé sa vie d’autrice en tant que critique de cinéma, est une admiratrice de Polanski depuis longtemps. Mais pour elle, Polanski représente un gros problème. Car, plus que tout autre personnage contemporain, affirme Dederer, c’est Polanski qui rassemble comme personne les forces de « l’absolu de la monstruosité et de l’absolu du génie ».</p>
<p>Elle savait qu’écrire un livre sur Polanski serait compliqué – c’est justement pour ça qu’elle s’est lancée dans l’aventure. Mais en cours de route, son projet s’est transformé en <a href="https://www.hachette.com.au/claire-dederer/monsters-a-fan-s-dilemma"><em>Monsters : A Fan’s Dilemma</em></a> (<em>Monstres : le dilemme d’une fan</em>, non traduit en français, NDLR). Un ouvrage passionnant de critique culturelle féministe essentiel pour celles et ceux d’entre nous qui se débattent avec les questions éthiques liées à ces artistes problématiques.</p>
<p>Tout le monde peut citer au moins une idole déchue, quelqu’un il ou elle admirait et dont l’œuvre est désormais devenue « infréquentable ».</p>
<p>Dederer reconnaît le génie de Polanski, oui, mais savoir ce qui est arrivé à Geimer a également changé sa façon de considérer ses œuvres. Dans son essai, elle s’intéresse aussi au terme « génie » et à l’expression « culture de l’annulation », en explorant leurs limites.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/friday-essay-barry-humphries-humour-is-now-history-thats-the-fate-of-topical-satirical-comedy-117499">Friday essay: Barry Humphries' humour is now history – that's the fate of topical, satirical comedy</a>
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<h2>« Je me sentais comme Woody Allen »</h2>
<p>Parmi mes propres idoles déchues, il y a le réalisateur Woody Allen, qui est aussi l’une des idoles de Dederer. « Quand j’étais jeune », se souvient-elle, « je me sentais comme Woody Allen. J’avais l’intuition ou la conviction qu’il me représentait à l’écran. Il était moi. C’était l’un des aspects particuliers de son génie – cette capacité à se substituer au public ».</p>
<p>J’ai moi aussi eu un jour l’impression d’être Woody Allen – j’étais une adolescente vivant dans la banlieue ouest de Sydney, et lui était un New-Yorkais juif d’âge moyen qui jouait de la clarinette dans un club de jazz tous les lundis soirs. Mais d’une certaine manière, comme Dederer, je m’identifiais à lui. J’aspirais également à vivre un jour à Manhattan dans un appartement rempli de livres à proximité de Central Park. Ma vie future serait pleine de dîners, de liaisons amoureuses, de séances de psy et de répliques brillantes.</p>
<p>Pour Dederer, les révélations sur la relation d’Allen avec la fille adoptive de sa femme d’alors, Mia Farrow, Soon-Yi Previn, ont été vécues comme une « terrible trahison à [son] égard ». Il était passé du statut de « l’un de nous, l’impuissant » à celui de « prédateur ».</p>
<p>Mes propres sentiments étaient plus flous, et ça m’arrangeait bien que la qualité de ses films commence à se dégrader en même temps que sa réputation. Lorsque le récit de sa fille Dylan Farrow sur les abus sexuels qu’il aurait commis sur elle a commencé à être largement diffusé – Allen a <a href="https://www.bbc.com/news/entertainment-arts-56563149">longtemps nié ces allégations</a> – je n’étais plus fan du réalisateur.</p>
<p>Entre la <a href="https://archive.nytimes.com/kristof.blogs.nytimes.com/2014/02/01/an-open-letter-from-dylan-farrow/?mcubz=1">Lettre ouverte</a> de Dylan Farrow sur Allen, publiée dans le <em>New York Times</em> en 2014 (et toujours disponible en ligne, avec plus de 3500 commentaires), et la série documentaire de HBO <a href="https://www.imdb.com/title/tt13990468/"><em>Allen v. Farrow</em></a>, diffusée pour la première fois début 2021, le phénomène #MeToo est devenu viral.</p>
<p>Le fils de Woody Allen et frère de Dylan, Ronan, a été l’un des <a href="https://www.newyorker.com/news/news-desk/from-aggressive-overtures-to-sexual-assault-harvey-weinsteins-accusers-tell-their-stories">journalistes qui ont contribué à exposer</a> l’ampleur stupéfiante des abus perpétrés par le producteur de cinéma Harvey Weinstein, qui purge aujourd’hui de multiples peines de prison.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=496&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=496&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525333/original/file-20230510-4877-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=496&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ronan Farrow, le fils de Woody Allen, (photographié avec sa mère Mia) a contribué à dénoncer Harvey Weinstein.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Chris Pizello/AP</span></span>
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<h2>La tache</h2>
<p>Dans ce contexte, le livre de Dederer peut être considéré à la fois comme tombant à pic et un peu tardif. Pourtant, comme le montre son article de 2017 dans la <em>Paris Review</em> <a href="https://www.theparisreview.org/blog/2017/11/20/art-monstrous-men/">« Que faire de l’art des hommes monstrueux ? »</a>, elle a commencé à explorer la question bien avant que #MeToo ne devienne viral.</p>
<p>En mêlant mémoires, critique culturelle et analyse féministe, Dederer propose une forme hybride encore plus ambitieuse, glissante et compliquée que la réflexion ébauchée dans ce premier article.</p>
<p>Sentant dans le « théâtre psychique de la condamnation publique » des célébrités disgraciées une « sorte de détournement élaboré » ou de déviation, Dederer préfère tourner son regard vers le public, à commercer par elle-même.</p>
<p><em>Monsters</em> suit une logique intuitive, guidée par le sens changeant qu’a Dederer de son propre projet. Au début, elle revoit les films de Roman Polanski, un exercice qui confirme son talent mais ne soulage pas sa conscience. « Polanski ne poserait aucun problème au spectateur, note-t-elle, si les films étaient mauvais. Mais ils ne le sont pas ».</p>
<p>D’emblée, la question « peut-on séparer l’art de l’artiste ? » en ouvre d’autres, plus intéressantes : qui est-ce « on » qui sous-entend qu’une telle séparation est possible, ou souhaitable ?</p>
<p>Lorsque Dederer revient sur <a href="https://www.imdb.com/title/tt0075686/?ref_=fn_al_tt_1"><em>Annie Hall</em></a> (1977), le film d’Allen qui a remporté plusieurs Oscars, elle déclare qu’il s’agit du « plus grand film comique du vingtième siècle » – une évaluation critique dont elle se moquera plus tard pour sa grandiloquence, car elle n’est pas ce genre de critique.</p>
<p>Il n’est pas surprenant que l’autre « classique » de la période de gloire d’Allen, <a href="https://www.nytimes.com/2018/03/01/style/woody-allen-manhattan.html"><em>Manhattan</em></a> (1979) – dans lequel Isaac, le personnage d’Allen, aime l’adolescente Tracy, jouée par Mariel Hemingway – ne s’en sort pas aussi bien.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525326/original/file-20230510-21-hjguta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Manhattan, le film dans lequel Woody Allen vit une romance avec une adolescente, est devenu problématique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MGM/IMDB</span></span>
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<p>Ses amies partagent ses sentiments et ses émotions « compliquées ». Pour de nombreux hommes blancs plus âgés qu’elle, <em>Manhattan</em> reste une œuvre de génie sans équivoque, qui n’est pas entachée par sa proximité avec la vie réelle du réalisateur.</p>
<p>Dès les premiers chapitres sur Polanski et Allen, Dederer s’engage dans toutes sortes de directions productives. Presque immédiatement, elle sape son propre titre, en présentant des arguments convaincants en faveur de la métaphore de la « tache » comme une alternative plus appropriée au « monstre » débordant de rage.</p>
<h2>Vénérer les rock stars</h2>
<p>La catégorie toujours masculiniste du « génie », incarnée par exemple par Pablo Picasso et Ernest Hemingway, est examinée par l’autrice en tant que produit des médias de masse, dont l’héritage est particulièrement évident dans la vénération des rock stars, pour la plupart des hommes blancs.</p>
<p>À plusieurs reprises, Dederer évoque David Bowie, qui, dans sa vie (et maintenant à titre posthume), a largement échappé à l’atteinte à sa réputation pour avoir <a href="https://www.salon.com/2016/01/13/the_dark_side_of_david_bowie_as_the_mourning_goes_on_we_cant_ignore_his_history_with_underaged_groupies_in_70s/">potentiellement eu des relations sexuelles</a> avec des groupies mineures. Elle le fait par curiosité et non pour le condamner, et avec le sentiment de sa propre complicité en tant que fan.</p>
<p>Des stars du rock comme Bowie, Jimmy Page de Led Zeppelin et Mick Jagger – qui ont tous <a href="https://www.thrillist.com/entertainment/nation/i-lost-my-virginity-to-david-bowie">apparemment couché avec</a> l’adolescente Lori Mattix dans les années 1970, pour ne citer qu’un exemple très médiatisé – ont, bien sûr, souvent été excusés pour leur mauvais comportement en invoquant le fait qu’il s’agissait d’une époque différente.</p>
<p>Cet argument repose sur l’hypothèse selon laquelle nous vivrions dans un présent plus éclairé, mais il est permis d’en douter ; il faut du moins y réfléchir.</p>
<p>Claire Dederer met également en lumière les souches persistantes d’antisémitisme et de racisme, y compris l’amnésie historique concernant des personnages tels que <a href="https://www.smh.com.au/entertainment/books/virginia-woolfs-anti-jew-diatribe-20030616-gdgxsg.html">Virginia Woolf</a>, dont les journaux intimes étaient « truffés » de « remarques antisémites désinvoltes ». Lorsque Dederer parle de Woolf avec une amie juive, celle-ci lui répond : « Si nous abandonnons les [artistes] antisémites, nous devrons abandonner tout le monde ».</p>
<p>Le féminisme de l’autrice, au départ, est un féminisme vertueux, critique et punitif – ou blanc, libéral et carcéral. En conséquence, elle décrit son féminisme et son désir d’être « manifestement bonne » comme « entrant en conflit » avec son désir d’être une « citoyenne du monde de l’art » et ses convictions politiques « de plus en plus à gauche ». Cependant, si ces distinctions peuvent être aveugles à la longue histoire du féminisme de gauche (par exemple), elles se dissolvent également au fur et à mesure que le livre avance.</p>
<h2>La revendication du « je » dans la critique</h2>
<p>Dans le chapitre le plus important du livre, Dederer partage sa propre histoire en tant que critique culturelle. Il s’agit d’une contribution importante à la critique féministe, notamment parce que Dederer remet en question le modèle phallocentrique du critique, cette « sorte de prêtre » qui dispense des « déclarations critiques » comme s’il s’agissait d’un évangile.</p>
<p>C’est contre cette posture, dans l’esprit de critiques comme <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vivian_Gornick">Vivian Gornick</a>, qu’elle revendique le « je », la critique comme « implacablement, fièrement subjective ». Les défis féministes de ce type ne sont pas nouveaux, mais les idées de Dederer sont fraîches, bienvenues et bien formulées.</p>
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<p>Les critiques qui dissimulent leurs opinions sous « l’habit de l’autorité », nous rappelle-t-elle, font partie du problème. « La consommation d’une œuvre d’art », conclut Mme Dederer, implique « la rencontre de deux biographies : celle de l’artiste, qui peut perturber l’observation de l’œuvre, et celle du spectateur, qui peut façonner l’observation de l’œuvre ».</p>
<p>Un autre chapitre remarquable se concentre sur sa relecture du roman le plus célèbre de Vladimir Nabokov, <a href="https://theconversation.com/lolita-why-this-vivid-illicit-portrait-of-a-pervert-matters-at-a-time-of-endless-commodification-of-young-girls-189688"><em>Lolita</em></a> (1955). Si <a href="https://www.avclub.com/reminder-pablo-picasso-was-a-bit-of-an-asshole-1836674197">Picasso</a> et <a href="https://bookninja.com/2021/04/12/on-great-writers-who-are-terrible-people-hemingway-edition/">Hemingway</a> ont été largement épargnés, de leur temps, par l’amalgame entre l’art et l’artiste, Nabokov n’a pas eu cette chance. En écrivant du point de vue de Humbert Humbert, « le violeur d’enfants », l’auteur a été largement considéré comme étant lui-même un « monstre ».</p>
<p>Dederer a lu <em>Lolita</em> pour la première fois à l’âge de 13 ans et en a été « horrifiée », notamment parce que Lolita elle-même ne semblait pas être un « vrai personnage », mais seulement une « absence ». L’adulte Dederer finit par comprendre que c’est peut-être précisément le but recherché, que Lolita est « le portrait de l’anéantissement d’une jeune fille ». Dederer ne renie pas pour autant l’adolescente qu’elle était, qui, après tout, était sur la bonne voie.</p>
<p>Elle prend également au sérieux les enfants qui ont grandi en étant obsédés par <a href="https://theconversation.com/rethinking-harry-potter-twenty-years-on-86761"><em>Harry Potter</em></a> et les observations de ses enfants et de leurs amis. Elle remarque que ses enfants ne sont pas torturés par le cas Picasso de la même manière qu’elle, voire pas du tout. Lors d’une exposition de ses œuvres organisée pour raconter l’histoire de « Picasso en tant que trou du cul », ils demandent à partir.</p>
<h2>« Peut-être que je ne suis pas assez monstrueuse »</h2>
<p>La maternité est un thème central dans <em>Monsters</em>. Douée pour l’autobiographie, Dederer s’appuie sur ses précédents livres <a href="https://www.bloomsbury.com/au/poser-9781408817827/"><em>Poser : My Life in Twenty-three Yoga Poses</em></a> (2010) et <a href="https://www.clairedederer.com/love-and-trouble"><em>Love and Trouble : A Midlife Reckoning</em></a> (2017) pour partager son expérience d’« écrivain-mère » et les dilemmes qui en découlent.</p>
<p>Contemplant sa carrière d’écrivain, Dederer se dit « Peut-être que je ne suis pas assez monstrueuse. Toutes les mères écrivains que je connais se sont posé la question : Si j’étais plus égoïste, mon travail serait-il meilleur ? »</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525334/original/file-20230510-21-5490sg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Joni Mitchell a confié son bébé à l’adoption.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Suzanne Plunkett/AP</span></span>
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<p>La version féminine du monstrueux artiste masculin, prédateur sexuel, nous dit Dederer, c’est la mère qui abandonne ses enfants – et ces « monstres féminins » sont beaucoup moins nombreux. Dederer raconte cinq semaines conflictuelles passées dans une retraite d’artistes à Marfa, au Texas, et associe ce séjour aux « mères abandonnantes » : l’écrivaine Doris Lessing (qui, à 23 ans, <a href="https://slate.com/culture/2022/04/doris-lessing-abandoned-children-motherhood-letters.html#:%7E:text=Lessing%20said%20to%20have,been%20both%20vilified%20and%20celebrated.">a laissé ses deux bambins</a> derrière elle dans ce qui était alors la Rhodésie, aujourd’hui le Zimbabwe, pour s’installer à Londres) et l’autrice-compositrice-interprète Joni Mitchell, qui, alors qu’elle était une chanteuse de folk sans ressources, a confié sa petite fille en adoption. Dederer encourage ainsi les lecteurs à contempler les résistances culturelles tenaces et les obstacles à la liberté artistique des femmes.</p>
<p>Dederer crée un espace pour l’ambivalence maternelle et revendique l’ambition féminine. Ces chapitres sur la maternité sont parsemés de perles – comme l’évocation cinématographique de Jane Campion dans son biopic de 1990 <a href="https://www.imdb.com/title/tt0099040/"><em>Un ange à ma table</em></a> sur l’écrivaine Janet Frame (qui n’a pas eu d’enfants) se complaisant dans sa solitude d’écrivain après des années passées dans un hôpital psychiatrique. Mais pour moi, ces passages sont plus prévisibles, moins convaincants et même étrangement rétrogrades par endroits, d’autant plus que la notion binaire mère/non-mère n’est pratiquement pas évoquée.</p>
<p>J’aurais aimé que Dederer ait élargi son champ d’investigation (Sylvia Plath – encore ?) et qu’elle ait davantage remis en question certaines de ses propres hypothèses. Les vies de Toni Morrison ou de Cate Blanchett, par exemple – des mères-artistes de génie – jetteraient certainement un nouvel éclairage sur les dilemmes que Dederer considère comme endémiques et perpétuels chez les « mères-écrivains » comme elle et ses amies.</p>
<p>L’ambition féminine, par exemple, est-elle encore si largement et uniformément découragée ? Et qu’en est-il des modèles moins hétéronormatifs de maternité et de parentalité qui offrent des alternatives et qui sont attaqués partout aux États-Unis par des conservateurs qui les jugent monstrueux ?</p>
<h2>Nos propres monstres</h2>
<p>Quoi qu’il en soit, <em>Monsters</em> est, dans son ensemble, une lecture merveilleusement riche, renforcée par la subjectivité sans équivoque de Dederer. Mais il ne se limite pas non plus à sa vision du monde ou à son canon d’idoles déchues ou « souillées ». Ses artistes préférés (anciens ou actuels) ne correspondent peut-être pas aux vôtres, mais la lecture de <em>Monsters</em> vous fera certainement penser à vos propres « idoles ».</p>
<p>Après avoir lu le chapitre sur Woody Allen, je me suis retrouvée à parcourir les étagères à la recherche de mon exemplaire de <a href="https://www.goodreads.com/book/show/55386.Getting_Even"><em>Getting Even</em></a> (1971), son recueil classique de nouvelles comiques. Il comprend <a href="http://thisrecording.com/today/2009/7/1/in-which-woody-recalls-his-roaring-twenties.html">« A Twenties Memory »</a>, dans lequel Allen se moque allègrement de certains des « génies » dont il est question dans le livre de Dederer : Picasso et Hemingway, entre autres. Mais je ne l’ai pas retrouvé – j’ai dû le jeter, comme les personnes décrites dans <em>Monsters</em> qui ont fait de même avec leurs livres et films d’Allen.</p>
<p>Tout au long de l’ouvrage, Dederer s’associe à d’autres personnes qui ont dû affronter leurs réactions émotionnelles contradictoires face à l’art et à la vie d’hommes monstrueux bien-aimés, comme <a href="https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1993-08-30-vw-29516-story.html">Pearl Cleage sur Miles Davis</a> (musicien qui, comme le note Dederer, « a écrit franchement » dans son autobiographie de 1989, qu’il battait ses femmes). Le livre trabscrit des conversations et les inspire aussi. Depuis que je l’ai lu, j’ai parlé à un certain nombre d’amis de nos sentiments mitigés à l’égard de Woody Allen – y compris des hommes. Il était très populaire auprès de la génération X, tout comme Johnny Depp (mais je ne m’étendrai pas sur ce sujet…).</p>
<p>Et puis il y a Morrissey, l’ancien chanteur des Smiths (le plus grand groupe du 20e siècle !). Il n’est pas mentionné par Dederer, mais il est – pour moi, et au moins cinq autres personnes que je connais – notre « monstre » le plus aimé.</p>
<p>Dans le cas de Morrissey, ce ne sont pas les abus sexuels qui ont « entaché » sa réputation et l’héritage des Smiths, mais son virage néo-fasciste d’extrême droite (bien que j’aie découvert depuis, après une rapide recherche, que « Moz », comme on l’appelait affectueusement, a également <a href="https://www.bbc.com/news/entertainment-arts-42050512">blâmé les victimes</a> qui auraient été abusées par Kevin Spacey et Harvey Weinstein).</p>
<p>Le musicien anglais <a href="https://www.theguardian.com/music/2019/may/30/bigmouth-strikes-again-morrissey-songs-loneliness-shyness-misfits-far-right-party-tonight-show-jimmy-fallon">Billy Bragg</a> a saisi une part du désespoir et de la rage ressentis par les fans de Morrissey lorsqu’il a décrit le chanteur comme « l’<a href="https://www.konbini.com/biiinge/oswald-mosley-peaky-blinders-portrait/">Oswald Mosley</a> de la pop », un artiste qui a trahi ses fans et donné du pouvoir « aux personnes mêmes auxquelles les fans des Smiths s’opposent ».</p>
<p>La nuit où j’ai appris la mort de la reine Élisabeth II, j’ai fait quelque chose que je n’avais pas fait depuis longtemps : j’ai visionné sur You Tube la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=YS3UMjNUqFM">vidéo réalisée par Derek-Jarman</a> de la chanson <em>The Queen Is Dead</em> des Smiths. Puis j’ai envoyé un message à un ami : « J’ai le droit d'écouter The Smiths ce soir ! » Depuis, je les écoute régulièrement.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/YS3UMjNUqFM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Zora Simic s’est sentie « autorisée » à écouter la chanson <em>The Queen is Dead</em> des Smiths après la mort de la reine Élisabeth II, malgré la réputation « souillée » de Morrissey.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pour Dederer, il faut accorder du répit aux fans torturés, en rappelant que dans un monde capitaliste, nos choix de consommation culturelle « ne résoudront rien ». Nous « n’avons pas besoin d’avoir une grande théorie unifiée sur Michael Jackson », écrit-elle. J’ai gloussé en lisant ce passage, me souvenant de ma récente redécouverte du catalogue des Smiths et de la joie contradictoire qu’elle m’a procurée.</p>
<p>Pour moi, ce qui a été le plus gratifiant dans la lecture de <em>Monsters</em>, c’est que Dederer décrit et comprend le plaisir et la douleur mêlés d’être un fan, une féministe, un critique et une personne avec son histoire unique et son imaginaire.</p>
<p>De manière plus générale, <em>Monsters</em> nous rappelle que des dilemmes tels que la manière dont nous devons nous souvenir de Picasso ne seront jamais entièrement résolus – ni par la « pensée », ni par un calcul moral qui pèserait les différentes variables de l’équation.</p>
<p>Ce à quoi nous pouvons prêter attention, cependant, c’est à la manière dont les affirmations péremptoires de « génie » continuent de s’imposer en cette prétendue époque de <a href="https://theconversation.com/friday-essay-joanna-bourke-the-nsw-arts-minister-and-the-unruly-contradictions-of-cancel-culture-189377">« cancel culture »</a>.
“</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206522/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Zora Simic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Que faire des œuvres que nous aimons quand le comportement de leurs auteurs est moralement répréhensible ?
Zora Simic, Senior Lecturer, School of Humanities, UNSW Sydney
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/205777
2023-06-07T19:38:08Z
2023-06-07T19:38:08Z
Comment attribuer une oeuvre à un artiste : un dilemme récurrent
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/530363/original/file-20230606-19-vz5phj.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C988%2C769&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La _Sainte Agnès_ attribuée à Zurbarán.</span> </figcaption></figure><p>Récemment, avec mes collègues chercheurs, nous avons mis en lumière une nouvelle œuvre à inclure – voire à réinclure – dans <a href="http://www.caem.udl.cat/es/tag/santa-ines/">le catalogue de Francisco de Zurbarán (1598-1664)</a>, l’un des principaux artistes du baroque espagnol. </p>
<p>L’accueil positif de cette nouvelle et les questions des médias nous ont fait prendre conscience de la confusion générée par l’attribution d’une œuvre d’art à un auteur spécifique.</p>
<p>Quand l’attribution d’une œuvre d’art peut-elle être considérée comme irréfutable et définitive ? En réalité, jamais.</p>
<h2>La clé, c’est la documentation</h2>
<p>Nous pourrions diviser les œuvres d’art en deux catégories : celles dont la création est clairement documentée et les autres. Alors que pour les premières, l’auteur est connu avec certitude, les secondes seront toujours « attribuées à », même si à un moment donné il y a consensus international sur leur auteur. Ce consensus peut être rompu à tout moment si de nouvelles preuves apparaissent et changent le cours de l’attribution.</p>
<p>Il n’est possible d’être certain à 100 % de la paternité d’une œuvre que si l’on peut retracer son histoire depuis le moment de sa création jusqu’à aujourd’hui, ce qui est rare. Les œuvres d’art, en tant qu’objets matériels, ont souvent un destin mouvementé : elles changent de propriétaire, de lieu, de pays ou de continent, et parfois même d’apparence. Oui, même d’aspect : elles noircissent, se fissurent, s’écaillent et sont repeintes, parfois de manière peu fidèle à leur version originale. D’autres fois, elles changent de dimensions, soit en étant réduites, soit en recevant des ajouts qui les adaptent à un nouveau cadre.</p>
<p>Plus d’une œuvre importante, pourtant conservée et identifiée dans un grand musée, a changé d’attribution à plusieurs reprises. Y compris des œuvres moins éloignées dans le temps que ce Zurbarán.</p>
<h2>Le cas de Goya et de « son colosse »</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’un géant écrasant un camp" src="https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=672&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=672&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=672&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=845&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=845&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523204/original/file-20230427-608-yjanau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=845&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>Le Colosse</em> attribué à Francisco de Goya.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-de-arte/el-coloso/2a678f69-fbdd-409c-8959-5c873f8feb82">Museo del Prado</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il y a quelques années, la paternité de plusieurs œuvres considérées comme étant de Goya a commencé à osciller – un peu frénétiquement – entre le maître aragonais et son proche collaborateur <a href="https://www.museodelprado.es/aprende/enciclopedia/voz/julia-asensio/628943ab-d844-46c3-a1b1-c61c71d4ae57">Asensio Juliá</a>, dans une intéressante controverse entre spécialistes.</p>
<p>Actuellement, la fiche technique du <em>Colosse</em> du musée du Prado n’indique pas qu’il s’agit de l’œuvre de Francisco de Goya mais qu’elle est <a href="https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-de-arte/el-coloso/2a678f69-fbdd-409c-8959-5c873f8feb82">« attribuée à… »</a>, car sa paternité a été remise en question.</p>
<p>Comme elle n’est pas documentée, cette œuvre était déjà « attribuée » avant que la spécialiste Manuela B. Mena <a href="https://www.museodelprado.es/recurso/el-coloso-y-su-atribucion-a-goya/306960a6-606a-4be0-8128-bde78bea3ab3">mette publiquement en doute sa paternité</a>. Mais tant que cette controverse ne concernait que les spécialistes et n"était pas connue du grand public, il n’a pas semblé important de l’affirmer officiellement. Cette nuance devrait apparaître pour beaucoup plus d’œuvres qu’on ne le pense.</p>
<h2>La <em>Sainte Agnès</em></h2>
<p>La <em>Sainte Agnès</em> que le Centre d’Art de l’Époque Moderne de l’Université de Lleida a attribuée à Zurbarán a été en réalité, comme le <em>Colosse</em> de Goya, « réattribuée » à Zurbarán, car elle avait déjà été considérée comme étant de la main de Zurbarán auparavant.</p>
<p>Cela ne faisait aucun doute lorsqu’en 1900, le duc de Béjar l’a prêtée pour sa première exposition publique à Madrid, et depuis lors, elle a été décrite comme l’une des plus belles œuvres du maître d’Estrémadure. Pendant plus de cent ans, le consensus sur son attribution a été unanime parmi les grands spécialistes. À une exception près : l’historien de l’art <a href="https://arthistorians.info/soriam">Martín S. Soria</a> qui, en 1944, notait sa parenté avec une œuvre d’Alonso Cano, autre grand maître du baroque espagnol.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Portrait de femme avec un agneau et une palme" src="https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=804&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=804&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=804&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1010&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1010&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523205/original/file-20230427-689-g91hvf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1010&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La <em>Sainte Agnès</em> réattribuée à Zurbarán.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.caem.udl.cat/es/caem-confirma-autoria-de-obra-a-zurbaran/">CAEM</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette similitude n’a cependant pas empêché l’attribution de l’œuvre à Zurbarán, car Alonso Cano, Zurbarán et Velázquez (le triumvirat de la peinture baroque espagnole à son apogée) se connaissaient et produisaient des œuvres influencées les unes par les autres. Ce qui n’était jamais arrivé auparavant, c’est que cette œuvre d’une si grande qualité artistique soit attribuée à un artiste mineur, comme cela s’est produit en 2010 lorsqu’elle a été <a href="https://dialnet.unirioja.es/servlet/libro?codigo=431669">attribuée au Maître de San Hermenegildo</a>.</p>
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<p>Tous ceux qui ont parlé de l’œuvre se sont appuyés sur leur « œil clinique » : un œil hautement entraîné par l’observation assidue des œuvres d’un artiste ou d’une période donnée.</p>
<p>Bien que cette seule méthodologie soit aujourd’hui considérée comme peu fiable, il est merveilleux de constater le nombre d’attributions correctes qui ont été faites par les grands historiens de l’art jusqu’à aujourd’hui, sur la base de leur seule expérience et expertise. Les grands « connaisseurs » ont consacré toute leur vie à l’observation des œuvres d’un cercle très restreint d’artistes, ce qui leur a permis d’acquérir une grande connaissance des détails qui leur étaient propres.</p>
<p>Cependant, le besoin de preuves objectives et démontrables conduit l’historien de l’art d’aujourd’hui à se tourner vers l’étude des matériaux et des processus créatifs.</p>
<h2>Évolution de la science et de l’histoire de l’art</h2>
<p>Initialement, l’étude des matériaux était basée sur l’extraction d’échantillons qui, analysés chimiquement, permettaient de dater la production de l’œuvre d’art. Récemment, cependant, la priorité a été donnée à des techniques d’analyse moins invasives mais plus riches en informations.</p>
<p>C’est le cas de l’<a href="https://www.researchgate.net/publication/340432945_Imagen_tecnica_multi-banda_en_la_investigacion_del_proceso_de_ejecucion_de_las_pinturas_El_caso_del_retrato_de_Carlos_IV_de_Francisco_de_Goya">étude multibande</a>, une combinaison de différentes techniques d’analyse physico-optique qui nous permet d’obtenir des conclusions décisives sur la composition matérielle et le processus de production de n’importe quelle œuvre d’art. Mais aussi de la photographie sous rayonnement ultraviolet, qui permet de distinguer le matériau d’origine des ajouts ultérieurs provenant d’autres périodes.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux comparaisons d’un tableau : le tableau réel et l’étude aux ultraviolets" src="https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523423/original/file-20230428-14-wjexy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Étude aux ultraviolets de la <em>Vierge au lait</em> attribuée au cercle très proche de Joos van Cleve, pour sa restauration au CAEM.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.caem.udl.cat/es/restauraciones-2/">CAEM</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Parfois, des techniques lumineuses combinées telles que l’infrarouge ou les rayons X sont utilisées pour observer les différentes couches de l’œuvre et dévoiler des aspects clés de la technique artistique d’un maître particulier. L’interprétation de ces études permet de différencier les œuvres originales des copies ou des faux, qu’ils soient anciens ou récents.</p>
<p>Pour revenir au cas de la <em>Sainte Agnès</em> et de son attribution à Francisco de Zurbarán, c’est une somme d’indices qui nous a conduits à cet auteur : les matériaux de l’époque, les pigments de sa palette, les caractéristiques plastiques et la technique de composition du maître d’Estrémadure.</p>
<p>Malgré cela, l’œuvre présente la même faiblesse que tant de grandes œuvres accrochées aux murs de nombreux musées, à savoir que son histoire ne peut être retracée qu’à l’aide d’une documentation datant de 1900.</p>
<p>Cela signifie-t-il que cette attribution est douteuse ? Absolument pas. La science et l’histoire de l’art nous amènent à penser que Zurbarán est le seul auteur possible de cette œuvre. Cependant, ces deux disciplines évoluent et nous ne pouvons pas exclure que de nouvelles méthodes d’analyse, ou l’apparition d’autres types de documentation, puissent apporter à l’avenir des informations qui pourraient conduire à un changement d’attribution.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/205777/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jésica Martí Egea travaille pour le Centre d'Art d'Època Moderna de l'Universitat de Lleida.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>María Antonia Argelich dirige le Centre d'Art d'Època Moderna de l'Universitat de Lleida.</span></em></p>
Quand l’attribution d’une œuvre d’art peut-elle être considérée comme irréfutable et définitive ? En réalité, jamais.
Jésica Martí Egea, Perito forense de obras de arte, Universitat de Lleida
María Antonia Argelich, Directora del Centre d'Art d'Època Moderna, Universitat de Lleida
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/197295
2023-01-08T16:41:43Z
2023-01-08T16:41:43Z
Des œuvres d’art pour continuer de vivre avec les morts
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/503273/original/file-20230105-19-ucbg5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C77%2C7337%2C4825&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un pont. 2016. Oscar Tuazon. Ce type d’œuvre, commanditée par un individu ou un collectif avec l'organisation des 'Nouveaux Commanditaires' permet une forme d'intercession entre les défunts et 'ceux qui restent'.</span> <span class="attribution"><span class="source">© Œuvre réalisée dans le cadre de l'action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : Samuel Cornavali</span></span></figcaption></figure><p><em>Les morts peuvent-ils faire agir les vivants ? Dans la continuité de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/au_bonheur_des_morts-9782707194084">ses travaux précédents</a>, la philosophe Vinciane Despret raconte dans « Les morts à l’œuvre » <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_morts_a_l_oeuvre-9782359252439">cinq histoires</a> où des morts proches ou éloignés dans le temps ont obligé les vivants à leur donner une nouvelle place. Ceux qui « restent » ont en effet commandé une œuvre grâce à un protocole politique et artistique nommé le programme des <a href="http://www.nouveauxcommanditaires.eu/">Nouveaux Commanditaires</a>. Ce protocole consiste à choisir un artiste et à décider en commun d’une œuvre. Il va transformer en profondeur les commanditaires. Extrait de l’introduction.</em></p>
<hr>
<p>Je me suis particulièrement intéressée aux œuvres commandées dans le cadre de ce <a href="http://www.nouveauxcommanditaires.eu/fr/44/le-protocole">protocole</a> où la demande d’œuvre émergeait suite à un décès – qu’il soit proche ou éloigné dans le temps.</p>
<p>Ces commandes me touchaient tout particulièrement parce que j’y voyais un exemple remarquable du fait que des morts font agir des vivants. Par la grâce du protocole, <a href="https://www.lespressesdureel.com/sommaire.php?id=2903&menu=">véritable intercesseur</a>, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde, non seulement en aidant les vivants à « faire avec ce monde » mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre. Ce sont ces morts que j’ai appelés « ceux qui insistent ».</p>
<h2>« Nos morts en commun »</h2>
<p>Ils insistent, et ils peuvent le faire parce que certains les ont entendus insister – parfois des proches, parfois des très éloignés. Et parfois les proches sont rejoints, dans la réponse à une telle insistance, par des très éloignés. Aussi ces défunts qui prolongent leur existence par la grâce de ceux qui entendent leur appel deviennent-ils « nos morts en commun » (cette formulation avait été proposée par Xavier Douroux).</p>
<p>Ils étaient les morts de quelques-uns, parfois ceux des proches endeuillés, parfois, pour les plus anciens d’entre eux, ceux de leurs contemporains ; puis des collectifs s’agencent autour d’eux, répondent à l’insistance, « commandent » l’œuvre, et ces morts de quelques-uns, ou ces morts d’un passé quasi oublié, prennent de l’importance, trouvent une nouvelle place ou reviennent au présent, et leur aura et ce qu’ils rendent capable de faire s’étendent dans l’espace et dans le temps.</p>
<p>Les voilà donc, par l’étrange puissance des œuvres, eux-mêmes à déborder. Alors, si le protocole a bien une dimension politique, avec ces morts qui insistent et avec ces vivants qui prennent en charge la réponse à cette insistance par une mise en œuvre, ces commandes inscrivent le processus dans une pratique résolument <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/cosmopolitiques-9782359252224">« cosmopolitique »</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts" src="https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/503269/original/file-20230105-24-bm41jz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>L’histoire n’est pas terminée</h2>
<p>Ils insistent, disais-je, mais ils insistent à propos de quoi ? Je crois que nul ne le sait précisément au début. Tout ce que l’on peut dire, c’est que quelqu’un ou quelques-uns disent qu’ils sentent qu’il y a quelque chose à faire. Que l’histoire n’est pas terminée. L’un ou l’autre de « ceux qui restent » va sentir l’insistance et s’en saisir. Sans nécessairement savoir ce qui est attendu, et surtout sans savoir où cela mènera.</p>
<p>C’est une insistance sourde, un appel <a href="https://www.cnrtl.fr/definition/inchoatif">inchoatif</a> : c’est l’œuvre qui donnera forme à cette insistance, qui lui offrira, tant dans son élaboration que dans son aboutissement, une réponse. Une réponse, qui, on va le voir, débordera largement la question.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski" src="https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/503270/original/file-20230105-14-4s0jeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : Bertrand Gautier</span></span>
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<p>L’œuvre, ici, quelle que soit sa forme – plastique, musicale, architecturale, théâtrale, littéraire –, devient alors monument, au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Qu_est_ce_que_la_philosophie__-2024-1-1-0-1.html"><em>Qu’est-ce que la philosophie ?</em></a> « L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. »</p>
<p>En d’autres termes, l’acte du monument n’est pas le relais d’un passé à préserver, mais écart au départ de ce dont il s’agit de faire mémoire – débordement, encore. Il s’agit de reprendre ce passé, c’est un acte de reprise, et de le reprendre dans des formes fabulatives qui lui donnent une chance de modifier le futur du présent qui commémore ce passé – et le terme « reprise » désigne à la fois, par ces heureuses coïncidences sémantiques, l’art de la couture et du ravaudage, l’art de combler ce qui manque, l’art de guérir les tissus, et l’art d’assurer un relais.</p>
<p>Il s’agit bien, je l’ai découvert au cours de mon enquête, d’une pragmatique de la commémoration comme fabrique d’une mémoire qui « fait commun ».</p>
<h2>Reprendre la vie autrement</h2>
<p>« Faire avec une fois encore. » Cela n’a rien à voir avec le deuil, dans sa forme classiquement surannée – voire sa forme un peu autoritaire dans les théories psychologiques qui enjoignent à l’oubli : c’est la reprise d’une vie qui insiste.</p>
<p>C’est avec la vie, celle qui n’est plus mais qui est encore d’une autre manière, celle qui résiste à son effacement, que le faire avec opère ce que je considère comme une série de métamorphoses, par l’œuvre, par ses débordements inattendus.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="L’affaire des incendies. En souvenir de Vaux et Petit. 2009. Anita Molinero ADAGP, Paris, 2009/Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : André Morin" src="https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/503271/original/file-20230105-2013-rscs3m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’affaire des incendies. En souvenir de Vaux et Petit. 2009. Anita Molinero.</span>
<span class="attribution"><span class="source">ADAGP, Paris, 2009/Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : André Morin</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le travail de commémoration est inéluctablement dans ce cas création : commémorer, « faire mémoire avec » ceux qui insistent, les faire exister au présent sur un mode qui oblige et qui (nous) tienne. Non pas porter le deuil, moins encore en assumer le « travail » – ce qui ne serait qu’une autre façon de rendre absent, insistons là-dessus. Il s’agit de répondre à ceux qui insistent et expérimenter les manières de le faire.</p>
<p>Faire honneur à ce qui arrive ou à ce qui est arrivé en inventant, même s’il s’agit d’un désordre du monde, d’un drame, de quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire. Avec cette invention, il s’agit de se donner une chance non de défaire ce qui a été tramé, non de refaire ce qui a été défait par la mort, mais de prolonger ailleurs, irriguer vers le futur, changer un petit bout de monde (pour commencer !) pour lui donner une nouvelle chance. Ceux qui ne sont plus continuent alors, par la grâce de l’œuvre qu’ont commandée ceux qui restent, d’aider à renouer avec la vie, avec les autres, à faire exister d’autres perspectives, d’autres liens, d’autres façons de vivre ensemble.</p>
<h2>Une forme très singulière de l’héritage</h2>
<p>Chacune de ces œuvres, de ce fait, s’apparente alors à une forme très singulière de l’héritage. D’abord parce que la dimension du don y est très présente, et que le travail de la commande s’inscrit dans ce type d’échanges – les fonds qu’il s’agit de trouver, l’engagement des commanditaires, le travail des médiateurs financé par un mécène – pendant trente ans, dans le cadre de sa tradition de soutien de l’innovation dans tous les domaines, la Fondation de France a assumé toute la mise en œuvre en France et en Europe de ce nouveau mode d’action – le temps que consacrera l’artiste et qui débordera très rapidement celui de la simple commande.</p>
<p>Mais l’œuvre relève également de l’héritage dans un autre sens. En quoi est-elle un don ? Elle a beau être orientée « pour » celui ou celle qui n’est plus et même si chacun de ceux qui participent à la commande a bien le sentiment qu’il y a une forme – voire une nécessité – de don fait à l’intention d’un ou de plusieurs défunts, la question « qui lègue ? » et « qui lègue quoi ? » reçoit de multiples réponses, dont aucune n’est déterminante et n’élimine les autres.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=879&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=879&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=879&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1105&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1105&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/503272/original/file-20230105-20-gvgj5j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1105&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Couverture de l’ouvrage de Vinciane Despret, « Les morts à l’œuvre », 2023.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_morts_a_l_oeuvre-9782359252439">La Découverte</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sont-ce les vivants aux morts ? Oui, sans conteste, les vivants offrent à leurs défunts ce supplément biographique qui leur permet d’agir sous d’autres formes – l’œuvre de ce fait « représente » quelque chose de la vie de celui ou celle qui n’est plus, au double sens d’une représentation et d’une manière de permettre de se re-présenter, d’être à nouveau présent.</p>
<p>Est-ce le mort aux vivants ? Oui également, d’une certaine manière, l’œuvre devient son legs à ceux qui restent. Mais c’est plus qu’un legs ; comme on le verra, dans chacune des situations que je vais relayer, les vivants vont être amenés bien ailleurs, vont bénéficier de bien d’autres choses dont le « faire œuvre » sera le vecteur. Et les vivants se sentent redevables de ce que le mort continue, à travers ce processus, à faire pour eux, et des effets de sa présence. L’œuvre assure la continuité de la vie, et comme œuvre elle en offre les excès : elle fait excéder la présence. Sous d’autres formes.</p>
<hr>
<p><em>L’autrice vient de publier <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_morts_a_l_oeuvre-9782359252439">« Les morts à l’œuvre »</a> aux éditions de la Découverte, 2023.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197295/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vinciane Despret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
En commémorant un défunt à travers une œuvre d’art on se donne une chance prolonger ailleurs un petit bout de monde.
Vinciane Despret, Professeur de philosophie, Université de Liège
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/196164
2022-12-22T19:07:27Z
2022-12-22T19:07:27Z
Des craquelures dans les peintures, quand le temps fait son œuvre
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/501040/original/file-20221214-8014-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=22%2C7%2C5073%2C4003&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les craquelures nous en apprennent beaucoup sur les tableaux.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.decitre.fr/livres/la-joconde-9782916407081.html">«La Joconde, Essai scientifique», ouvrage collectif sous la direction de C. Lahanier, Codex Images International, 2007</a></span></figcaption></figure><p>C’est bien Mona Lisa que vous voyez sur cette image, entièrement faite de fissures et de craquelures. Même sans les couleurs, les motifs de fissures diffèrent selon les pigments et les liants. On peut même voir les fissures dans la profondeur du tableau, par exemple sur le front, dont les fissures parallèles se distinguent bien de celles du paysage ou du ciel qui n’ont pas d’orientation particulière.</p>
<p>Les craquelures sont une des altérations qui mémorisent la vie d’une peinture. Avec une grande variété de morphologies dans la <a href="https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1179/sic.1997.42.3.129">plupart des peintures de chevalet</a>, elles présentent plusieurs intérêts pour les historiens d’art et les restaurateurs.</p>
<p>Tout d’abord, c’est un moyen d’authentifier les peintures. L’analyse des craquelures de Mona Lisa enregistrées sur des photographies prises depuis 1880 a permis d’authentifier la peinture et de lever les doutes exprimés après le vol du tableau en 1911.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=499&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=499&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=499&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=627&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=627&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/501044/original/file-20221214-8014-mmm3ty.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=627&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Image multispectrale révélant les craquelures sur une partie de Mona Lisa.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.decitre.fr/livres/la-joconde-9782916407081.html">Codex Images International, 2007</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les craquelures sont une « empreinte digitale » de l’œuvre d’art. En tentant de les reproduire, un faussaire laisse inévitablement et involontairement la marque de son époque. Ainsi, des composés chimiques découverts à une période bien postérieure à celle attribuée à une œuvre ont pu être utilisés pour <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00158845/document">développer des craquelures de manière artificielle</a>. La classification approfondie de la craquelure dans les peintures de chevalet au fil des années est un moyen de discriminer celles qui se forment au cours du vieillissement et celles créées de manière accélérée, par exemple par des variations de température. Les craquelures ne mentent pas !</p>
<h2>Étudier les craquelures pour mieux comprendre les œuvres et les processus créatifs</h2>
<p>Les craquelures sont également révélatrices de la matière et des méthodes utilisées par les artistes. Elles ne se forment pas au hasard, mais obéissent aux lois de la physique et de la mécanique : une craquelure se propage en étant guidée par les tensions du milieu (la toile par exemple). Une fois les tensions relâchées, l’organisation des craquelures diffère par plusieurs caractéristiques, comme leur densité ou leur orientation.</p>
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<p>Ces caractéristiques sont affectées en particulier par la rigidité et l’épaisseur des couches, et parfois par la direction des coups de pinceau, les hétérogénéités de la peinture, ainsi que par le mode de sollicitation de la peinture : séchage, vieillissement de la peinture, déformation infligée par le support (panneau de bois, toile).</p>
<p>Les craquelures permettent donc d’obtenir des informations sur l’ensemble d’un tableau. Nous les étudions grâce à l’« imagerie multispectrale » qui permet d’enregistrer le spectre complet des couleurs, de l’ultraviolet à l’infrarouge, avec une extrême précision spectrale.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/501039/original/file-20221214-7401-zbcqis.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Des craquelures avec des motifs caractéristiques se forment aussi dans la boue qui sèche.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Ludovic Pauchard</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les craquelures apparaissent alors comme de brusques variations de luminosité. Nous les recherchons sur l’ensemble des images multispectrales afin de localiser et différencier ces altérations en profondeur dans la couche picturale (la couche de peinture, qui peut être hétérogène avec un mélange de pigments de différentes tailles et de différentes rigidités, et de solvants sur différentes couches).</p>
<p>Cette technique d’imagerie préserve l’intégrité de l’œuvre. Elle est utilisée en complément d’analyses structurelles de la matière picturale, à l’aide d’analyses de prélèvements permettant, entre autres, une identification des pigments employés et d’autres techniques d’imagerie, comme la fluorescence sous éclairage UV ou la radiographie X par exemple.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-correspondance-de-marie-antoinette-aux-rayons-x-173766">La correspondance de Marie-Antoinette aux rayons X</a>
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<p>Par exemple, l’image permet de mettre en valeur trois régions spécifiques. Les craquelures verticales et parallèles très visibles dans le front de Mona Lisa sont très profondes, jusqu’à la surface du panneau de peuplier constituant le support de la peinture ; elles ont la même direction que celle des fibres du bois. Ainsi, ces craquelures semblent fortement liées aux tensions transmises par le support au cours du temps.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Différents motifs de craquelures apparaissent sur différentes couches de peinture" src="https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/501047/original/file-20221214-8034-cj9xs2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Craquelures obtenues par des expériences en laboratoire permettant de modéliser (1) l’effet de la déformation d’un support sur les craquelures dans une couche rigide modèle (front de Mona Lisa) ou au contraire (2) l’absence de cet effet dans une couche de peinture modèle molle (paysage) ; (3) absence de craquelures dans des couches modèles de faibles épaisseurs (1µm).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://aip.scitation.org/doi/10.1063/1.4960438">Frédérique Giorgiutti-Dauphiné et Ludovic Pauchard, Journal of Applied Physics, reproduite avec avec la permission de AIP Publishing</a>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>À l’opposé, dans le ciel ou le paysage, les craquelures forment un réseau délimitant des polygones plus ou moins réguliers, sans orientation préférentielle, à l’image des craquelures décimétriques formées sur un lac asséché. Ces craquelures ne retracent plus la déformation du support, la peinture ayant pu amortir les contraintes mécaniques de celui-ci, conséquence d’une matière picturale moins fragile que celle utilisée dans <a href="https://www.decitre.fr/livres/la-joconde-9782916407081.html">le visage de la peinture</a>.</p>
<p>C’est l’absence de craquelure qui souligne l’intérêt d’une autre région du tableau. En effet, le voile sur le pourtour du visage de Mona Lisa a été sans doute peint à l’aide d’une technique picturale basée sur l’application d’une succession de couches très fines, c’est-à-dire peu chargées en pigments. Cette technique, le « sfumato », permet ainsi de jouer sur les effets de profondeur et d’ombres de l’image. Or une couche est en général exempte de craquelures lorsque son épaisseur est suffisamment fine. C’est pourquoi aucune craquelure n’est visible dans ces régions spécifiques de la peinture.</p>
<p>Ces hypothèses ont été appuyées par des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1296207420304398">études en laboratoire</a>. Les études en question sont effectuées en utilisant des matériaux modèles faisant appel à des pigments bien calibrés, dans des conditions de solidification contrôlées (séchage), sur des sous-couches contrôlées de manière à découpler au mieux les mécanismes physiques mis en jeu. L’intérêt de ces études modèles tient au fait qu’une <a href="https://aip.scitation.org/doi/10.1063/1.4960438">peinture d’art est un milieu complexe</a> de par sa géométrie (superposition de couches) et la matière utilisée (pigments de propriétés mécaniques variables dans un mélange de solvants volatils et non volatils).</p>
<h2>Les craquelures donnent un sentiment d’authenticité</h2>
<p>Les craquelures sont également inhérentes à une peinture. Elles présentent un grand intérêt en conservation et restauration. La variation des motifs de craquelure sur une peinture peut avoir un <a href="https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1179/sic.1997.42.3.129">impact significatif sur la perception de l’image par l’observateur</a>. En général, la craquelure dessine un réseau complexe interconnecté fait de lignes plus ou moins contrastées. Ces lignes peuvent être considérées comme indésirables, car l’aspect du tableau est radicalement modifié. L’illusion du tableau peut être compromise par de telles caractéristiques visuelles, qui peuvent nuire à la perspective d’enveloppement voulue par le peintre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-certains-tableaux-vieillissent-mieux-que-dautres-142744">Pourquoi certains tableaux vieillissent mieux que d'autres</a>
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<p>Mais les craquelures peuvent aussi être perçues comme des traces familières, qui donnent un sentiment d’authenticité. Mona Lisa serait-elle Mona Lisa sans ses craquelures ? Les craquelures donnent une apparence plus ancienne aux tableaux ; leurs valeurs marchandes, quand elles sont liées au temps écoulé, peuvent en être augmentées. Les craquelures peuvent également être souhaitables pour leurs qualités esthétiques qui rompent la monotonie d’une surface plane.</p>
<p>Cependant le réseau de craquelures ne doit pas évoluer de manière incontrôlée en fonction des variations des conditions environnementales (humidité, température) et conduire à des phénomènes tels que des décollements ou à des pertes de matière lacune). Des études de la stabilité d’un réseau de craquelures en fonction de la matière picturale et des conditions de sollicitations de celle-ci sont en cours.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196164/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ludovic Pauchard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Les craquelures des œuvres d’art sont un vrai sujet d’étude pour les physiciens, les restaurateurs… et les faussaires !
Ludovic Pauchard, Chercheur CNRS au laboratoire FAST (Fluides, Automatique et Systèmes Thermiques), Université Paris-Saclay
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tag:theconversation.com,2011:article/193756
2022-12-20T15:58:32Z
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La bande dessinée, un modèle de gentrification culturelle ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/571197/original/file-20240124-25-wvrpam.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C1050%2C751&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Élissa Alloula, Claïna Clavaron et Sephora Pondi dans « Culottées », à la Comédie française.</span> <span class="attribution"><span class="source">Comédie Française</span></span></figcaption></figure><p>Ce jeudi 25 janvier marque le coup d'envoi du 51ᵉ Festival de la bande-dessinée à Angoulême. C'est aussi la première d'une pièce adaptée de la série de BD <em>Culottées</em> de Pénélope Bagieu - dans laquelle elle revient sur de grandes figures féminines de l'histoire - <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/culottees23-24">sur la scène de la Comédie française</a>. Une première pour cette institution culturelle, et la preuve que la bande dessinée fait désormais partie du monde de la culture « légitime » : elle est connue, reconnue, scrutée ; de plus en plus d’autrices et auteurs de bande dessinée sont devenus des personnages publics.</p>
<p>À l’université Paris 3, <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-L%E2%80%99Art_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9tat_vif-2267-1-1-0-1.html">dans mon cours intitulé « Cultures à l’état vif »</a>, je retrace les trajectoires sociales de pratiques culturelles nées dans les milieux les plus pauvres, les plus minoritaires, les moins éduqués ou chez les plus jeunes ; cultures des « marges » à leurs débuts, comme le jazz, le rap et le rock, ou cultures dites populaires comme le cirque ou le théâtre de rue, le cinéma et la photographie aussi, elles connaissent souvent une ascension qui finit par les classer dans la culture « légitime », ou à les institutionnaliser. Pourtant, ces pratiques, lorsqu’elles émergent sont tantôt exécrées, tantôt raillées, toujours <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2003-1-page-3.htm">discréditées esthétiquement par les élites intellectuelles</a>.</p>
<p>Avec le temps cependant, bien souvent, elles deviennent dignes d’intérêt(s) pour les catégories sociales les plus favorisées. Acquérant le statut « d’art intermédiaire » par rapport aux Beaux-Arts, certaines disciplines <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2009-2-page-45.htm">semblent même être érigées au rang d’art à part entière.</a></p>
<p>Ce fut le cas de la BD ce 26 octobre 2022, qui faisait son entrée au Collège de France avec le <a href="https://www.college-de-france.fr/agenda/lecon-inaugurale/un-art-neuf/un-art-neuf">cours inaugural</a> de l’historien Benoît Peeters. Apothéose de reconnaissance artistique pour une discipline qui était déjà adoubée avec l’entrée à l’Académie française de l’historien et critique de bande dessinée <a href="https://www.actuabd.com/Pascal-Ory-50-ans-d-historiographie-de-la-bande-dessinee-francaise-VIDEO">Pascal Ory</a> en 2021 puis désormais avec Catherine Meurisse, première dessinatrice de bandes dessinées entrée à l’Académie des beaux-arts, le 30 novembre 2022. C’est la concrétisation d’un processus institutionnel de légitimation de la planche devenue art. La BD avait en effet coché au fil du temps toutes les cases de cette trajectoire ascendante désormais bien connue <a href="https://doi.org/10.4000/lectures.8155">que l’on nomme depuis les travaux de Roberta Shapiro et de Nathalie Heinich : artification</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/lO8MlTAxPBE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>En apôtre de cette artification, Benoît Peeters exposait ainsi sur France Culture ce même 26 octobre, durant plus d’une heure, toutes les raisons qui permettent de considérer la bédé comme un art. Dès le début de l’interview, il lui donne une profondeur historique.</p>
<p>À contre-courant des conceptions communes qui associent la BD au XX<sup>e</sup> siècle, il fait remonter son origine au début du XIX<sup>e</sup> siècle en <a href="https://lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/m-topffer-invente-la-bande-dessinee/">mobilisant la figure de Rodolphe Töpffer</a>, pédagogue, écrivain, homme politique et auteur de bande dessinée suisse, considéré comme le créateur et le premier théoricien de cet art. Il donne ainsi au genre la légitimité de la durée tout en l’inscrivant, dès ses débuts, dans l’histoire de l’art. Il se trouve en effet que Töpffer avait été adoubé par Goethe, « preuve » de la dimension artistique de la BD dès sa création, loin de l’image d’un divertissement enfantin.</p>
<h2>Un genre à part entière</h2>
<p>Simultanément, pour suivre le processus d’artification, cette historicité devait s’accompagner d’une affirmation de l’originalité esthétique indubitable de la discipline BD, en tant que genre à part entière. Cette reconnaissance d’un procédé, le dessin mis en case, et d’une esthétique unique, incomparable, intervient pour faire de la BD un art véritable. Et Benoît Peeters d’évacuer ce doute persistant en réaffirmant qu’« il y a une poétique de la bédé qui ne mime ni la littérature, ni la peinture, ni le cinéma ». Autonomisation du genre donc, qui se poursuit par l’invention d’une forme, le livre de BD, l’objet de bande dessinée qui n’existait pas véritablement jusqu’à la Première Guerre mondiale.</p>
<p>Au cours du XX<sup>e</sup> siècle, enfin, s’invente le langage artistique de la discipline. Un langage fait de termes spécifiques, inconnus du grand public, qui en achève l’artification en se cristallisant dans la bouche de critiques ou d’historiens. Benoît Peeters souligne :</p>
<blockquote>
<p>« Quand je parle de bande dessinée […] il s’agit bien de séquences narratives qui n’ont pas forcément de phylactère, mais le phylactère connu depuis longtemps n’est pas l’unique façon de raconter en image. »</p>
</blockquote>
<p>Avec ces termes techniques et cette esthétisation du genre, la consécration artistique de la discipline confère à la BD un statut sérieux, savant, original, historique. Elle peut alors entrer dans les espaces consacrés de l’histoire de l’art : musées, écoles des beaux-arts, universités.</p>
<p>Notons enfin que, la valeur artistique se créant toujours dans une interaction <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/23412">entre les institutions publiques et le marché</a>, l’artification s’accompagne du développement de galeries privées, <a href="https://www.galeriebarbier.com/a-propos">qui la mettent en scène comme un art contemporain</a> et de salons qui <a href="https://www.bdangouleme.com">consacrent le dessinateur en artiste à part entière</a>. Petit à petit se constitue ce qui, dans le milieu, est de plus en plus considéré comme une « caste d’auteurs élus », bien loin de la <a href="https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/panorama-de-la-bande-dessinee-en-france">condition précaire de la majorité des dessinateurs</a>.</p>
<p>La gentrification culturelle va plus loin que l’artification. Comme elles s’approprient un quartier, les classes supérieures s’approprient un style, une discipline artistique. Elles en redéfinissent les normes, les contours, le bon usage, monopolisant l’espace du débat public sur cette discipline, excluant ceux <a href="https://journals.openedition.org/labyrinthe/4071#ftn21">qui n’en ont pas le même usage, les dénigrant</a>. Le divertissement culturel ne suffit pas à ces nouveaux adeptes, membres de la « bourgeoisie » dont Pierre Bourdieu écrivait qu’elle « est toute révérence envers la culture ». Les pratiques culturelles de ces milieux bourgeois sont principalement orientées vers une dimension cognitive, heuristique sur le monde – le divertissement n’est pas une fin en soi. C’est même <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2011-1-page-9.htm">ce qui la constitue en classe à la fin du XVIIIᵉ siècle contre l’aristocratie</a>. La recherche de vérité en définit le cœur, autant que l’esthétique.</p>
<h2>Appropriation par les élites</h2>
<p><a href="https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1992_num_90_87_6745">Depuis Alexander Gottlieb Baumgarten</a> et surtout Hegel, la culture, cette culture de classe, ne peut plus être une simple distraction oisive ou un mode d’intégration sociale.</p>
<p>Quelle que soit la discipline, cette artification instaure une appropriation par les élites culturelles de la forme « populaire », la modifiant profondément. Avec cette confiscation se construit aussi la validation de forme légitime. Comme les animaux ou l’exploit physique ont été bannis du cirque devenu « arts du cirque », la gentrification de la BD essaie de gommer son caractère enfantin, ses formes humoristiques les plus populaires, ses avatars politiques ou le dessin de presse.</p>
<p>Cette négation s’effectue par la mise en avant du roman graphique qui incarne véritablement son passage à l’art. En parallèle, un monde artistique distinct se crée, consacré à l’enfance, qui se présente également dans une version artistique à travers l’édition jeunesse, consacrée au festival de Montreuil chaque année.</p>
<p>Avec le roman graphique, la sacralisation esthétique de la forme s’installe, on parle de chefs-d’œuvre, de nouveaux auteurs font référence. Parmi eux, Art Spielgelman incarne ce tournant en 1992. Le propos n’est plus uniquement humoristique ou distrayant : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=JS7kZQjd_zc">avec <em>Maus</em></a>, on entre dans l’histoire.</p>
<p>Benoît Peeters renchérit en parlant de <em>Persépolis</em> de Marjane Satrapi, autre exemple de ce passage de la légèreté d’un loisir culturel à l’accès au débat de société, à l’histoire, à la géopolitique. La BD gentrifiée est aujourd’hui marquée par cette injonction à produire, si ce n’est de la vérité au moins un éclairage original du monde. Et les styles de BD <a href="https://arenes.fr/livre/kessel/">ne cessent d’évoluer dans ce sens avec la BD historique</a>, <a href="https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2021/03/26/quand-la-bd-rencontre-la-sociologie/">biographique ou sociologique</a>.</p>
<p>Malgré tout, le mode de consommation distrayant ou humoristique ne disparaît pas, il reste même majoritaire – <em>Dragon Ball</em> et <em>One Piece</em> sont en bonne place dans le récent <a href="https://actualitte.com/article/108876/television/les-25-livres-favoris-des-francais-devoiles">classement des 25 livres préférés des Français</a>. Même si ce mode populaire de rapport à la BD se réfugie aujourd’hui dans le manga ou certains comics, elle garde la légèreté et la facilité d’accès que n’ont pas les autres formes de cultures savantes. Reste qu’une gamme de styles artistiques nouveaux apparaissent sans cesse, selon la même logique de recentrage sur l’enjeu esthétique et cognitif.</p>
<p>Les formes esthétiques naviguent ainsi souvent vers le haut de l’échelle sociale. Quand elles parviennent dans les classes supérieures, on les regarde avec nostalgie. Selon les milieux sociaux, on est satisfait de voir qu’elles ont acquis des atours « artistiques » ou un peu triste de les voir dépossédées de leur caractère spontané, distrayant, de l’énergie et parfois du militantisme de leurs débuts. D’autres formes d’expression prennent le relais, et la BD dans sa forme et par ses origines reste potentiellement populaire, donc véhicule possible de subversion, de transformations, de surprises.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193756/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La bande dessinée a coché au fil du temps toutes les cases d’une trajectoire ascendante qui en fait désormais une catégorie culturelle « légitime ».
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/193890
2022-11-08T19:02:11Z
2022-11-08T19:02:11Z
Sortir du blasement en entreprise : les leçons du graphiste polonais Roman Cieslewicz
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/493510/original/file-20221104-19-xtot2q.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=21%2C28%2C1018%2C684&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_Circulez… Circulez…_ (Roman Cieslewicz, collage, collection _Pas de Nouvelles, Bonnes Nouvelles_, 1986).
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.auction.fr/_fr/lot/roman-cieslewicz-pas-de-nouvelles-bonnes-nouvelles-hellip-1150633">Collection privée </a></span></figcaption></figure><p>Dans un <a href="https://theconversation.com/le-blase-en-entreprise-une-victime-de-la-routine-172344">article précédent</a>, nous analysions le cas du blasé en entreprise en proposant notamment une relecture de l’ouvrage <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/les-grandes-villes-et-la-vie-de-lesprit-9782228920643"><em>Les grandes villes et la vie de l’esprit</em></a> du philosophe et sociologue allemand <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/georg-simmel/">Georg Simmel</a>. L’objectif était de transposer l’analyse de la mentalité métropolitaine développée par Simmel au travail quotidien d’un salarié du secteur tertiaire. Bien souvent confronté à un flux d’informations qui circule d’écran en écran, le salarié finit blasé : l’hyperexcitation perpétuelle entraîne une anesthésie des facultés sensorielles.</p>
<p>C’est ce que nous ont confirmé les jeunes diplômés interrogés dans le cadre d’une enquête de terrain récente. Ainsi, Charles a insisté sur le flot d’e-mails qui inonde son écran toute la journée :</p>
<blockquote>
<p>« C’est pénible d’avoir des gens qui nous sollicitent tout le temps. En plus, comme je suis dans une grande <a href="https://theconversation.com/fr/topics/entreprises-20563">entreprise</a>, on est souvent dans des listes d’e-mails… et puis on se retrouve bombardé par des sujets qui nous ne concernent pas du tout. Donc il y en a un certain nombre tous les jours qui finissent à la poubelle, mais c’est gênant. Tu vois quelque chose s’afficher, t’es sollicité en permanence, c’est quelque chose qui t’est imposé, tu n’es pas maître face à l’écran. »</p>
</blockquote>
<p>Cette sursollicitation finit par rendre les jeunes diplômés amorphes, indifférents et blasés.</p>
<p>Dans son essai, Simmel rapproche le blasement qui règne dans les grandes villes de l’omniprésence de l’argent dans les relations urbaines. Voici ce qu’il écrit :</p>
<blockquote>
<p>« Aux yeux du blasé, les [choses] apparaissent d’une couleur uniformément terne et grise, indigne d’être préférée à l’autre. Cette attitude d’âme est le reflet subjectif fidèle de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire […]. [Ainsi, l’argent] se pose comme le commun dénominateur de toutes les valeurs, il devient le niveleur le plus redoutable. […] [Les choses] flottent toutes d’un même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui progresse, elles se trouvent toutes sur le même plan et ne se séparent que par la taille des parts de celui-ci qu’elles occupent. »</p>
</blockquote>
<p>Finalement, le blasement du citadin n’est que le reflet subjectif de l’intériorisation de cette économie financière qui est à son apogée dans les aires métropolitaines. Dès lors, en quoi ce processus de nivellement est-il caractéristique de notre modernité ?</p>
<h2>La torpeur de Roman Cieslewicz</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=574&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=574&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=574&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=721&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=721&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493293/original/file-20221103-22-idgfcs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=721&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’artiste Roman Cieslewicz dans son atelier de Varsovie en 1962.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Roman_Cieslewicz#/media/Fichier:Portrait_de_Roman_Cieslewicz.tiff">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 1985, le graphiste polonais <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/roman-cieslewicz/">Roman Cieslewicz</a> est hospitalisé à Paris à la suite d’un accident. Alors qu’il se rétablit lentement dans sa chambre, il n’a que la télévision pour passer le temps. Cependant, il est très vite abasourdi par le flux d’informations qui défile devant ses yeux.</p>
<p>Cieslewicz est blasé au sens de Simmel : il est bombardé de stimuli au point de sombrer dans la torpeur. Les images que l’artiste a sous les yeux sont à la fois si violentes et si nombreuses qu’elles en deviennent banales et imperceptibles. Leur accumulation jusqu’à la saturation fait qu’elles perdent de leur puissance de frappe. Tous les événements sont mis sur le même plan : d’un mariage princier à l’annonce d’une épidémie meurtrière en passant par une victoire sportive.</p>
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<p>Une fois sa convalescence terminée, Cieslewicz est déterminé à rendre aux images d’actualité toute leur violence. Armé d’une paire de ciseaux, le graphiste découpe dans les journaux de l’époque les images qu’il souhaite remettre en avant. C’est ainsi que naît sa série de collages <em>Pas de Nouvelles, Bonnes Nouvelles</em>, véritable manifeste minimaliste en faveur de la colle et des ciseaux dans l’exercice de la critique politique.</p>
<h2>La singularité derrière l’uniformité</h2>
<p>Pour rendre aux images leur force de frappe, le graphiste polonais pratique un art de la juxtaposition et de l’assemblage d’éléments bruts. Il ne retouche aucune image mais s’ingénie à les relier par des traits d’union rouges et des étiquettes dont le message est percutant.</p>
<p>Voici ce qu’écrit sur ce point le théoricien de l’art <a href="https://www.cairn.info/publications-de-Jean-Marc-Lachaud--23231.htm">Jean-Marc Lachaud</a> dans un article consacré à <a href="https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/120">« l’usage du collage en art au XXᵉ siècle »</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Deux étapes caractérisent le processus de fabrication de l’œuvre collagiste : celle de la déconstruction et celle de la reconstruction. Dans un premier temps, l’artiste puise et sélectionne au cœur de la réalité un ensemble de morceaux hétéroclites. Pour ce faire, il pratique une intervention de type chirurgical : il prélève, découpe, ampute. Parfois, le hasard de la trouvaille ou l’accidentel accompagnent sa récolte. Dans un second temps, il assemble (sans être préoccupé par un ordonnancement pré-établi) et met en rapport (de manière conflictuelle) les pièces de ce puzzle. Il les juxtapose, les superpose, les mixe. Ces brisures du réel, arrachées à leur univers habituel, sont insérées, sans toutefois perdre leurs propriétés originelles et leur mémoire, au sein d’une structure mouvante. Tout en résistant aux manipulations de l’artiste et en conservant une relative autonomie, elles sont néanmoins décontextualisées. »</p>
</blockquote>
<p>Parmi les collages réalisés par Cieslewicz, on trouve par exemple l’image d’un nouveau-né meurtri par la famine juxtaposée à celle d’un astronaute qui évolue dans le vide intersidéral. Au-dessus du personnage muni de jumelles, le graphiste a collé l’étiquette « Non-sens ». Cette mise en miroir est une façon pour l’artiste de souligner l’absurdité de conquérir l’espace alors que des enfants meurent de faim sur Terre.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493294/original/file-20221103-26-9iie5y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>Non-sens</em> (Roman Cieslewicz, collage, collection <em>Pas de Nouvelles, Bonnes Nouvelles</em>, 1987).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.maisonpop.fr/faire-voir-faire-dire-la-question-de-l-engagement">Collection privée</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les œuvres de Cieslewicz visent notamment la télévision qui favoriserait l’ignorance en déformant l’information. En effet, la violence y est omniprésente à tel point qu’elle ne scandalise plus personne. Les informations sont jetées pêle-mêle, sans transition au regard des téléspectateurs. On retrouve ici les intuitions de Georg Simmel qui présentait « le fleuve d’argent » comme « le commun dénominateur de toutes les valeurs » et « le niveleur le plus redoutable ».</p>
<p>Grâce à ses œuvres, Cieslewicz cherche à rendre toute leur singularité aux événements avalés par le flot informationnel. Ainsi, Jean-Marc Lachaud précise que :</p>
<blockquote>
<p>« les failles béantes et les espaces vacants qui articulent les [collages] invitent à la découverte de l’indéterminé, du différend, du non-encore là. »</p>
</blockquote>
<p>Dans le même esprit, la journaliste <a href="https://www.lemonde.fr/vous/article/2006/03/05/le-graphisme-a-l-honneur_747613_3238.html">Roxana Azimi</a> rappelle que :</p>
<blockquote>
<p>« ces collages ironiques permettent une lecture en raccourci de l’actualité d’une décennie […]. À la “pollution de l’œil”, ils opposent une “hygiène de la vision” très efficace. »</p>
</blockquote>
<p>Dès lors, en quoi la pratique artistique de Cieslewicz peut-elle devenir une source d’inspiration pour sortir du blasement en entreprise ?</p>
<h2>Les humanités pour disséquer l’entreprise</h2>
<p>Par ses collages, Cieslewicz donne du relief aux événements nivelés et absorbés par le flot d’informations. Son geste artistique est une façon de puiser dans la nappe uniforme de l’ordinaire des éléments de matière brute chargés de signification.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=928&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=928&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=928&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1166&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1166&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493297/original/file-20221103-17-w1dad0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1166&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>La philosophie qui se fait</em> (Patrice Maniglier & Philippe Petit, Éditions du Cerf, 2019).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Tel est le rôle de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/philosophie-21470">philosophie</a> et plus largement des <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/sciences-humaines/2-l-etude-des-humanites/">humanités</a> (arts, histoire, littérature, etc.) pour penser les phénomènes organisationnels. À la façon de Cieslewicz qui dissèque le monde avec sa paire de ciseaux, les humanités cherchent à pointer du doigt les absurdités en entreprise, à bousculer les idées reçues et à donner toute leur ampleur à des événements souvent présentés comme insignifiants.</p>
<p>Dans ses <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18654/la-philosophie-qui-se-fait">entretiens</a> avec <a href="https://www.marianne.net/auteur/philippe-petit">Philippe Petit</a>, le philosophe <a href="https://www.franceculture.fr/personne/patrice-maniglier">Patrice Maniglier</a> défend l’idée d’un travail d’investigation philosophique à la fois vivifiant et original.</p>
<p>Ainsi, la philosophie doit être envisagée de la façon suivante :</p>
<blockquote>
<p>« [un] temps arrêté où l’on s’enferme dans un travail de rassemblement des données, de réflexion, d’enquête, un temps libre où l’on ne sait pas où l’on va et grâce auquel on revient vers ces pratiques d’une manière plus fraîche, avec plus d’élan, avec la capacité à prendre les choses autrement. »</p>
</blockquote>
<p>Si Cieslewicz s’appuie sur l’art pour redonner du sens à un monde nivelé et sans relief, les humanités peuvent devenir un outil pertinent pour interroger et mettre en perspective les phénomènes organisationnels. Ainsi, les <a href="https://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780199595686.001.0001/oxfordhb-9780199595686">« Critical Management Studies »</a> (ou <em>Études critiques en management</em>) qui se sont développées depuis le début des années 1990 ont pour objectif d’explorer les limites et les apories des techniques classiques de gestion. Elles s’appuient notamment sur des philosophes comme <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Michel_Foucault/120008">Michel Foucault</a> ou <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Jacques_Derrida/116181">Jacques Derrida</a> pour dénoncer les mécanismes sournois et les absurdités à l’œuvre dans les organisations.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/arts-histoire-philosophie-les-employeurs-apprecient-de-plus-en-plus-les-competences-non-techniques-182715">Arts, histoire, philosophie… les employeurs apprécient de plus en plus les compétences non techniques</a>
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<p>Malheureusement, ces études sont parfois contre-productives en incarnant une contestation systématique et mécanique à tous les phénomènes relatifs à la vie en entreprise. Uniquement focalisées sur un travail de déconstruction, ces critiques purement négatives deviennent alors stériles, incapables de s’ériger en forces de proposition.</p>
<p>Dès lors, ne faut-il pas dépasser cette opposition dogmatique et caricaturale pour opérer une reconstruction à la façon de Cieslewicz ? C’est en tout cas ce que proposent les philosophes rassemblés autour de <a href="https://www.franceculture.fr/personne-laurent-de-sutter.html">Laurent de Sutter</a> dans un ouvrage collectif intitulé <a href="https://www.puf.com/content/Postcritique"><em>Postcritique</em></a>. Les penseurs de ce manifeste se rejoignent sur la nécessité impérieuse de comprendre les phénomènes avant de les juger négativement.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/xocYGPhUwPY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ghislain Deslandes : <em>Postcritique</em> : pour une critique vraiment constructive (Xerfi Canal, 2020).</span></figcaption>
</figure>
<p>Finalement, s’il n’y avait qu’une seule chose à retenir de la pratique du collage de Cieslewicz ou du recours aux humanités pour penser le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/management-20496">management</a>, ce serait cette éducation du regard, ce travail de dissection des phénomènes et cette aptitude à voir que derrière la vie de tous les jours se cache la vie de chaque instant.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-blase-en-entreprise-une-victime-de-la-routine-172344">Le « blasé » en entreprise, une victime de la routine ?</a>
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<img src="https://counter.theconversation.com/content/193890/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Simon travaille pour Montpellier Business School en tant que Professeur Assistant.</span></em></p>
Les collages de l’artiste, fruits d’un travail de déconstruction puis de reconstruction, incitent à changer de point de vue sur les organisations en prenant du recul sur les situations du quotidien.
Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business School
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/181826
2022-09-20T13:41:27Z
2022-09-20T13:41:27Z
Jetons non fongibles dans le monde de l’art : révolution ou désillusion ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/469853/original/file-20220620-14209-o88hmb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C7%2C994%2C552&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une large part des créateurs de NFT (jetons non fongibles) sont issus d’une pratique de modélisation 3D, de design graphique, d’animation ou de conception de jeu vidéo.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Les NFT ou <em>jetons non fongibles</em> sont des objets numériques qui représentent une chose, par exemple une œuvre d’art, une vidéo, ou même un <a href="https://techno.konbini.com/fr/societe/gavage-jack-dorsey-vend-son-premier-tweet-pour-29-millions-de-dollars/">tweet</a>. Leur particularité est de certifier l’existence et la propriété de cette chose grâce à un enregistrement de données sur une chaîne de blocs (un <a href="https://www.cpacanada.ca/fr/ressources-en-comptabilite-et-en-affaires/domaines-connexes/technologies-et-gestion-de-linformation/publications/introduction-a-la-technologie-de-la-chaine-de-blocs">registre numérique distribué et sécurisé</a>).</p>
<p>Depuis l’émergence des NFT en 2016, de nombreux artistes ont expérimenté ce nouveau dispositif numérique pour commercialiser leurs créations. Les NFT s’achètent et se revendent le plus souvent via des sites de mise aux enchères, où les paiements se font en cryptomonnaie (telle la <a href="https://ethereum.org/fr/eth/">monnaie Ether</a>). C’est cette notion de certificat enregistré sur une chaîne de blocs qui distingue le NFT d’une œuvre numérique standard.</p>
<p>Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le discours public et médiatique au sujet des NFT est polarisant : pour les plus enthousiastes, les NFT représentent l’avenir de l’art, alors que pour leurs détracteurs, ils sont une vaste arnaque et un gaspillage d’énergie.</p>
<p>Comment caractériser ce phénomène NFT ? Dans quelle mesure bouscule-t-il les codes établis de l’art contemporain ?</p>
<p>Je propose de faire un bref état de la situation en tant que chercheuse spécialisée en étude des médias et en sociologie de la culture.</p>
<h2>Crypto-évangélistes et crypto-sceptiques</h2>
<p>D’un côté, on trouve un pôle qu’on peut qualifier de <em>crypto-évangéliste</em> : c’est-à-dire un ensemble de discours qui présentent les NFT comme une nouvelle révolution qui va radicalement tout changer.</p>
<p>C’est le discours qui entoure la vente sensationnelle d’une œuvre de l’artiste Beeple (un collage de vignettes créées par logiciel numérique) chez la prestigieuse société de vente aux enchères Christie’s, pour près 70 millions de dollars américains en 2021. Selon les <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/beeple-how-i-changed-the-art-world-for-ever-tggbx99vm">deux principaux acquéreurs</a> de cette œuvre, elle serait « emblématique d’une révolution en marche », et marquerait « le début d’un mouvement porté par toute une génération ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1361670588608176128"}"></div></p>
<p>De l’autre côté, on trouve le <em>crypto-scepticisme</em>. C’est la position de Hito Steyerl, artiste largement reconnue en arts médiatiques. <a href="https://www.holo.mg/stream/hito-stereyl-nfts-like-toxic-masculinity/">Elle estime</a> que les NFT doivent leur développement aux « pires acteurs » qui exploitent la précarité des créateurs, en plus de monopoliser les ressources et l’attention en créant un environnement toxique.</p>
<p>Cette polarisation fait en sorte que le potentiel réel des NFT, tout comme leurs failles, elles aussi bien réelles, tendent à être éclipsés par des positions de principe souvent caricaturales. Il existe pourtant dans cet écosystème des NFT un ensemble de pratiques artistiques riches et plurielles.</p>
<h2>Des scènes créatives en émergence</h2>
<p>Le format NFT constitue résolument une nouvelle forme d’objet à échanger. Il est fondé sur un nouveau type de contrat (dit « intelligent »), lui-même issu de l’innovation de la technologie de la chaîne de blocs. En cela, le format NFT a suscité l’émergence d’une nouvelle scène créative. Ou plutôt de scènes au pluriel, caractérisées par une grande effervescence – et par certaines contradictions.</p>
<p>Les scènes <em>natives</em> du format NFT, c’est-à-dire nées avec l’invention de ce format, se caractérisent par une forte visibilité médiatique, un volume d’investissement financier faramineux, et, pour certains de ses acteurs, une volonté de rebattre les cartes du monde l’art en critiquant son ordre établi.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1541993095218307073"}"></div></p>
<p>Une large part des créateurs de NFT sont issus d’une pratique de modélisation 3D, de design graphique, d’animation ou de conception de jeu vidéo. En d’autres termes, du secteur des industries créatives. Ce secteur a généré dans les dernières décennies un très important bassin de compétences, dont le <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07053436.2004.10707657">surplus créatif</a> trouve dans le format des NFT un mode d’expression. Mais aussi une source de revenus complémentaires pour faire face aux conditions du travail créatif, souvent précaires.</p>
<p>De très nombreuses figures des scènes natives des NFT sont, pour reprendre le terme anglais du <a href="https://www.cairn.info/outsiders--9782864249184.htm">sociologue H. Becker</a>, des <em>outsiders</em> (des profanes) par rapport aux mondes de l’art établis. C’est-à-dire qu’ils socialisent dans des cercles autres que ceux du monde de l’art institutionnel, et ils en transgressent les règles à de nombreux égards.</p>
<h2>Un monde de l’art plus égalitaire ?</h2>
<p>Le discours des principaux acquéreurs de l’œuvre sensation de Beeple est très éclairant en ce sens. Dans une <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/beeple-how-i-changed-the-art-world-for-ever-tggbx99vm">entrevue</a> accordée au magazine <em>Slate</em>, MetaKovan et Twobadour (deux investisseurs du monde de la crypto, d’origine indienne) font les déclarations suivantes :</p>
<blockquote>
<p>On nous a conditionnés, depuis notre plus jeune âge, à penser que l’art ne nous était pas destiné. […] Nous avons toujours été contre l’idée d’exclusivité. Le métavers est tout ce qu’il y a de plus inclusif. […] Un métavers dans lequel chacun aura les mêmes droits, pouvoirs, sera légitime. […] C’est particulièrement égalitaire.</p>
</blockquote>
<p>Mais entre le discours d’égalitarisme qui est prôné ici, et sa mise en pratique dans les projets de ces deux investisseurs, il y a des contradictions majeures. Par exemple, lors de l’événement d’art technologique <a href="https://www.dreamverse.life/ticketing.html"><em>Dreamverse</em></a> qu’ils ont organisé à New York en 2021, le prix d’entrée à la soirée variait entre 175$ et 2 500$ américains. Un coût inaccessible pour de nombreux amateurs. Cette hiérarchie des prix conduit plutôt à reproduire une logique d’exclusivité pour les plus fortunés.</p>
<h2>Des musées frileux</h2>
<p>L’écart entre la valorisation marchande des NFT et leur valorisation muséale est sans précédent. La première atteint des sommets inégalés, tandis que l’autre touche encore le fond. En effet, le collectionnement de NFT par des musées reste, à ce jour, une pratique très marginale. Seule une poignée de NFT est intégrée dans des collections muséales. Certains sont acquis à la suite d’une exposition dans un musée, où ils sont présentés sur des écrans numériques accrochés au mur.</p>
<p>Un des facteurs de ce déficit de légitimité culturelle tient au processus de désintermédiation (élimination des intermédiaires) et réintermédiation (introduction de nouveaux intermédiaires) qui caractérise le monde des NFT. C’est-à-dire que dans son élan disruptif (tout changer, rebattre les cartes), la « révolution » proclamée des NFT s’est coupée d’une chaîne d’intermédiaires légitimes bien établis : les galeristes, commissaires, critiques d’art, collectionneurs conventionnels, subventionneurs publics.</p>
<p>Elle les a remplacés par de nouveaux intermédiaires – en premier lieu, des « baleines » : autrement dit des investisseurs ayant fait fortune dans la cryptomonnaie, ou encore des célébrités du monde de la culture populaire. Ces nouveaux intermédiaires surinvestissent en capital financier la production de NFT, dans le but de gagner une position de prestige comme collectionneur, ou de s’enrichir en faisant monter la valeur des œuvres. Mais il leur manque bien souvent le capital social et le capital culturel pour trouver une voie d’accès vers les musées, leurs espaces d’exposition et leurs collections.</p>
<h2>À la recherche d’une légitimité</h2>
<p>Ces œuvres sont toutefois accessibles au public, puisque tous les NFTs sont librement consultables sur le portefeuille électronique de leurs acquéreurs. Certains collectionneurs achètent des œuvres seulement pour spéculer. D’autres gagnent en visibilité en exposant leurs NFTs dans un métavers (un monde virtuel) comme <a href="https://decentraland.org/">Decentraland</a>, un des plus connus, ou <a href="https://www.tryspace.com/">Space</a>, un nouveau venu.</p>
<p>Et pour d’autres encore, la quête de légitimité va plus loin : au printemps 2022, un groupe d’artistes, de commissaires d’art, de collectionneurs et de plates-formes de NFT ont organisé un <a href="https://decentralartpavilion.io/">Decentral Art Pavilion</a>, en parallèle de la Biennale de Venise de 2022. Restée hors du programme officiel, l’exposition avait pour ambition de positionner les NFTs dans l’orbite de ce rendez-vous incontournable de l’art contemporain.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1527990090319790080"}"></div></p>
<p>Mais la présence des NFTs est restée marginale dans cette édition de la biennale. Seul le <a href="https://www.labiennale.org/en/art/2022/cameroon-republic">pavillon du Cameroun</a> a exposé des NFTs sous la houlette d’un commissaire à la <a href="https://www.lejournaldesarts.fr/le-pavillon-du-kenya-la-biennale-de-venise-represente-par-six-artistes-chinois-125043">réputation sulfureuse</a>, avec un résultat décevant (manque de cohérence, accrochage négligé).</p>
<p>La reconnaissance des NFTs par le monde de l’art consacré passera peut-être plutôt par des chemins de traverse, comme les pratiques plus expérimentales présentées à la <a href="https://documenta-fifteen.de/en/">documenta de Kassel</a> cette année (un autre évènement phare d’art contemporain), ou les revendications d’artistes des pays en développement, comme le projet <a href="https://balot.org/">Balot</a>, qui utilise le format NFT pour critiquer l’appropriation d’une œuvre originaire du Congo par un musée américain.</p>
<p>Une reconnaissance par les marges donc, mais dans ces derniers cas, ce sont des marges plus facilement intégrables par le milieu de l’art établi, car elles en partagent les codes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181826/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Les créateurs d’œuvres d’art NFT (œuvres sur la chaîne de blocs) s’organisent en nouvelles scènes artistiques, mais elles sont encore en quête de légitimation culturelle, et les musées restent frileux.
Nathalie Casemajor, Professeure, Institut National de la Recherche Scientifique, Institut national de la recherche scientifique (INRS)
Sophie Herrmann, Étudiante au doctorat, Institut national de la recherche scientifique (INRS)
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tag:theconversation.com,2011:article/189577
2022-09-05T22:54:54Z
2022-09-05T22:54:54Z
Le volant, symbole technologique d’un autre temps ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/482771/original/file-20220905-2243-acsa0g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C2%2C960%2C635&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Data driven sans les mains, une oeuvre de Filipe Vilas-Boas.</span> <span class="attribution"><span class="source">Page Facebook de l'artiste / Émile Ouroumov, La Ferme du Buisson</span></span></figcaption></figure><p>Dans l’exposition collective <a href="https://seine-et-marne.fr/fr/fiche-evenement/le-palais-des-villes-imaginaires">« Le palais des villes imaginaires »</a> qui s’est tenue au Centre d’Art Contemporain de la Ferme du Buisson de Noisiel, Filipe Vilas-Boas présentait trois œuvres entre mars et juillet. L’une d’elles, créée en 2022, s’intitule <em>Data driven. Sans les mains</em>. Fixés sur un mur blanc, placés à égale distance les uns des autres, neuf volants correspondant à différentes marques de voitures tournent sans fin.</p>
<p>Ils tournent à droite, puis à gauche, puis reviennent dans leur position « aller tout droit », pour tourner à nouveau à droite ou à gauche. Apparemment, ils passent leur temps à « conduire » chacun une voiture virtuelle dans une sorte de Google Maps. L’écran sur le mur latéral montre les neuf petites voitures en mouvement, allant chacune vers sa destination choisie par un visiteur.</p>
<h2>L’intention de l’artiste</h2>
<p>Le texte de la feuille de salle qui accompagne l’œuvre précise :</p>
<p>« À l’instar des dispositifs de conduite autonome, Filipe Vilas-Boas propose avec l’œuvre <em>Data driven. Sans les mains</em>, de regarder passivement les volants effectuer les trajets que nous leur demandons. À l’aube d’une ère où la surconsommation énergétique peut nous amener à moins voyager, l’œuvre nous propose de penser à une infinité de destinations. Entre la rêverie et la flemmardise, l’artiste questionne les relations entre humains et automatisation des machines. »</p>
<p>J’ai eu la chance de rencontrer Filipe Vilas-Boas. Il m’avait décrit son travail avec les volants de voiture sans me dire ni le titre, ni son intention, sans « divulgâcher »… puis je me suis retrouvé face à son œuvre à La Ferme du Buisson.</p>
<p>Dès mon entrée dans la salle, j’ai vu neuf volants continuer leur vie de volant, comme « dans un jeu vidéo pour volants de voitures », privés de conducteurs et de voitures. Conduire encore un moment. Faire encore un tour. Avec l’énergie du désespoir. Et même si ce n’est qu’un tour en avatar de voiture dans un espace virtuel. Et même si, en l’absence de conducteur, pour faire encore ce tour, il faut devenir le jouet, inutile et presque ridicule, des « data ». Les capteurs et le logiciel deviennent les réels pilotes, que ce soit d’ailleurs dans cette œuvre comme dans la vie réelle. Il n’y a pas de mains. Le logiciel nourri de flots de « data » n’a pas besoin d’une interface comme un volant pour prendre le contrôle d’un véhicule qu’il soit virtuel ou réel d’ailleurs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=598&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=598&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=598&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/482788/original/file-20220905-7047-seyac7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Sur l’écran, on peut suivre les mouvements des voitures virtuelles symbolisées concrètement par les volants.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://filipevilasboas.com/Data-Driven-Sans-les-mains">Site de l’artiste</a></span>
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<h2>Le véhicule autonome et la fin du volant</h2>
<p>Le véhicule réel est en passe de devenir autonome. Plus de volant à la fin de l’histoire. On dit qu’Elon Musk a changé le paradigme de la voiture en mettant le logiciel au centre. Une voiture autonome en kit c’est à peu près : des capteurs disséminés dans la structure de la voiture, un ordinateur connecté et son logiciel interne remis à jour à distance, un moteur, des freins, une direction. Et un habitacle pour les passagers, éventuellement. Il faut ajouter bien sûr une batterie pour alimenter l’ensemble en énergie. </p>
<p>Les capteurs transmettent toutes les données nécessaires sur le monde environnant. Le logiciel les reçoit, les traite et prend directement les commandes : les freins, le moteur et la direction. Et donc pas de rétroviseur, pas de pédales… et disparition du volant.</p>
<h2>Naissance du volant</h2>
<p>Voilà ce que dit Wikipedia quand on cherche « volant directionnel » :</p>
<blockquote>
<p>« Dans une automobile, le volant est la pièce mécanique permettant au conducteur de choisir la direction du véhicule. Le volant fait donc partie du mécanisme de direction du véhicule. Il fut introduit pour la première fois en 1894, dans l’épreuve Paris-Rouen, par M. Alfred Vacheron et son numéro 24. »</p>
</blockquote>
<p>La voiture était une Panhard 4CV. Cela signifie-t-il que l’invention du volant directionnel est consécutive à l’apparition des premières voitures ? Il semble bien. En tous cas, on rapporte qu’en 1905, une décennie après sa première apparition, le volant est devenu pratiquement la norme dans la production automobile.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=578&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=578&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/482791/original/file-20220905-5965-kj20jv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=578&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Voiture Panhard conduite par Ivor Bertie Guest, 1ᵉʳ Baron Wimborne (1835-1914), vers 1902.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Lafayette archive/V&A Museum/Wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>J’ai vu <em>Data driven. Sans les mains</em> et j’ai pensé à <em>Fondation foudroyée</em>, le 4<sup>e</sup> tome du cycle de romans de science-fiction « Fondation » d’Isaac Asimov publié en 1982 :</p>
<blockquote>
<p>« Trevize plaça les mains contre les contours dessinés sur le plateau, contours positionnés de telle sorte qu’il pût le faire sans effort.</p>
<p>“Fermez les yeux, je vous en prie, détendez-vous. Nous allons établir la connexion.”</p>
<p>Par les mains ?</p>
<p>Les mains ? Pourquoi pas ?</p>
<p>C’étaient les mains, la surface active du corps, les mains qui touchaient et manipulaient l’Univers.</p>
<p>L’homme pensait avec ses mains. C’étaient ses mains qui répondaient à sa curiosité, qui tâtaient et pinçaient et tournaient et levaient et soupesaient. »</p>
</blockquote>
<h2>Prendre le volant</h2>
<p>L’expression « je prends le volant » le dit bien, mettre les mains sur le volant d’une « belle voiture » reste encore un rêve pour certains conducteurs. On peut relire ce texte d’Asimov écrit au XX<sup>e</sup> siècle comme une description simple et immédiate de la relation du conducteur à la voiture, par le volant, par les mains. Les films et séries basés sur cette relation sont légion avec des scènes – des poursuites, entre autres – d’anthologie.</p>
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<p>Le volant comme symbole de la civilisation de la voiture, celle des Trente Glorieuses. Après cette lecture, <em>Data driven. Sans les mains</em> devient pour moi : des volants qui tentent désespérément de retrouver ensemble, et même « en faisant semblant », le bon vieux temps, celui où ils étaient les rois, avant la disparition des conducteurs.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-bill-fontana-redonne-vie-aux-cloches-de-notre-dame-185522">Quand Bill Fontana redonne vie aux cloches de Notre-Dame</a>
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<h2>Une extension du corps</h2>
<p>Entre l’invention de Alfred Vacheron en 1894 et <em>Fondation foudroyée</em> en 1982, un miracle s’est produit. Le volant devient la norme dès 1905. Ensuite il envahit le monde. Bien sûr entre une voiture de luxe aujourd’hui et ce volant initial, il y a beaucoup de différences, mais elles restent marginales. Il s’agit encore et toujours d’une voiture avec un volant pour orienter les deux roues directrices. La direction assistée complète le dispositif et il rencontre alors parfaitement le conducteur, la précision de ses mouvements, ses anticipations, son appréciation du volume et des formes du véhicule en mouvement, et même à grande vitesse.</p>
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<p>Alfred Vacheron en avait-il conscience ? Avec le volant, il complétait la voiture et en faisait littéralement une extension du corps par les mains. Chez Filipe Vilas-Boas comme Isaac Asimov, la conduite passe toujours par les mains qui établissent cette connexion intuitive et sensible, en fait extraordinaire, entre la machine et son conducteur. Comment analyse-t-on la qualité exceptionnelle de l’adéquation du volant comme interface entre la voiture et le conducteur ?</p>
<h2>Le volant comme interface homme-machine</h2>
<p>L’état des technologies en 1982 permettait à Isaac Asimov d’envisager ce futur éventuel du volant. Les interfaces tactiles et haptiques sont encore jeunes mais elles sont déjà là, et travaillent aux interactions entre nos mains et la technologie au-delà des claviers. Elles le font toujours d’arrache-pied. Les travaux de Vincent Hayward <a href="https://images.cnrs.fr/video/4226">sur le toucher et sur l’haptique</a>, dès cette époque, l’ont conduit aujourd’hui à l’Académie des Sciences. </p>
<p>De fait comme le montre Wendy Mackay dans son cours inaugural sur les interfaces homme-machine (IHM) au Collège de France en 2022, les IHM ont connu des évolutions fulgurantes dans les dernières décennies et ont accompagné le déploiement massif des technologies numériques dans le monde. Finalement Isaac Asimov décrit peut-être plus l’écran tactile de nos ordinateurs ou smartphones que le poste de contrôle d’un véhicule automobile aujourd’hui.</p>
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<h2>Filipe Vilas-Boas inverse le jeu</h2>
<p>Une voiture, un volant, un conducteur : toutes les configurations sont aujourd’hui possibles. Les jeux de course automobile utilisent un volant connecté à une console de jeux. Ils gardent le pilote et le volant. La voiture n’est plus qu’un avatar dans un univers virtuel construit par les données. Filipe Vilas-Boas, lui, enlève la voiture réelle et le conducteur. Des flots de données circulent depuis l’espace virtuel, celui de l’avatar de la voiture, vers le volant motorisé. Dans une inversion absurde, au lieu d’être le cœur du pilotage, il exécute et tourne à vide. La troisième configuration est la voiture autonome. Ni volant, ni conducteur. Filipe Vilas-Boas nous prévient-il du sort qui nous attend ? Celui du volant ?</p>
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<p><em>L'oeuvre de Filipe Vilas-Boas sera visible au musée des Arts et Métiers à partir de janvier 2023, dans le cadre de l'exposition <a href="https://www.arts-et-metiers.net/musee/nuit-blanche-2022-plein-phares">« Permis de conduire »</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/189577/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Chevrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Pour l’artiste Filipe Vilas-Boas, la voiture n’est plus qu’un avatar dans un univers virtuel construit par les données.
Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/177679
2022-08-22T18:24:20Z
2022-08-22T18:24:20Z
Frida Kahlo racontée aux enfants : une artiste symbole de résilience
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/479942/original/file-20220818-3903-b3qomw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C3%2C2029%2C1358&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Statue de l'artiste Frida Kahlo, dans le parc du même nom. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a8/Frida_Kahlo_Statue_in_Frida_Kahlo_Park.jpg">Jeff Reuben, Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>En racontant des histoires autour du vivre-ensemble, de la solidarité et de l’inclusion, la littérature de jeunesse ouvre sur une meilleure <a href="https://enseignements.ehess.fr/2021-2022/ue/1000">sensibilisation à la différence</a>. En s’identifiant à des personnages témoins d’une altérité culturelle et/ou corporelle, ou tout du moins, en se projetant dans leur vie fictionnelle, les jeunes lecteurs et lectrices sont incités à poser un regard plus avisé et tolérant sur l’autre. Ce qui passe notamment par la proximité entre l’enfant/lecteur et l’enfant/personnage, en raison de similitudes d’âge et d’expériences familières et quotidiennes.</p>
<p>Le handicap est souvent mis en scène dans la littérature de jeunesse contemporaine. Par rapport aux années 1980 et 1990, les représentations y sont moins stéréotypées, moins moralisatrices et surtout beaucoup plus diversifiées et complexifiées. Raconter le handicap permet de mieux y sensibiliser les enfants, tout en brisant les tabous qui y sont liés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-les-contes-parlent-de-handicap-aux-enfants-117118">Comment les contes parlent de handicap aux enfants</a>
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<p>Les personnages apparaissent comme des passeurs pour leurs lecteurs. À l’instar des personnages valides, ils sont incités à adopter une attitude solidaire et tolérante vis-à-vis des personnes handicapées. Les lecteurs et lectrices handicapés trouvent, de leur côté, à travers le personnage handicapé un parfait double fictif. Ils se retrouvent pleinement dans son quotidien parce qu’ils sont probablement confrontés aux mêmes difficultés d’accessibilité, de mobilité ou encore d’intégration auprès de leurs pairs. Ils trouvent, par ailleurs, du réconfort et de l’espoir face à l’amélioration du quotidien du protagoniste handicapé.</p>
<p>La littérature de jeunesse offre un <a href="http://ethnocritique.com/index.php/fr/actualite/enfances-handicapees-une-marge-indepassable-ethnocritique-de-la-litterature-de-prime">riche réservoir de représentations du handicap</a>, à hauteur d’enfants et d’adolescents. Le recours fréquent à un personnage animal ainsi qu’à l’imaginaire permet de parler de façon détournée et onirique du handicap, par exemple en ayant recours aux métaphores de l’animal blessé, de la fée sans ailes, comme dans <a href="https://www.seuiljeunesse.com/ouvrage/la-fee-sans-ailes-martine-delerm/9791023505139">l’album du même nom</a>, de Martine Delerm, ou <a href="https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/tico-ailes-dor"><em>Tico et les ailes d’or</em></a>, de Léo Lionni, ou encore de la poupée cassée.</p>
<p>Les mises en mots et en images des corps handicapés se révèlent dans toute leur féconde force symbolique et créative. Elles sont référentielles, métaphoriques ou euphémiques : le corps animalisé et notamment le « corps ailé », le corps prothétique (symbole, parfois, d’un corps augmenté), ou encore le corps-fauteuil. Cette dernière image est polysémique, en ce sens qu’elle est synonyme d’entrave ou, à l’inverse, de mobilité.</p>
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<p>Grâce à l’imaginaire et à l’art, le personnage se façonne un corps mouvant et hybride ; il saisit de fait la possibilité et même la liberté de se recréer une ou des identité(s) notamment corporelle(s), qui lui ressemble(nt) véritablement. L’altérité du personnage devient alors choisie et assumée, valorisée et même sublimée. Le personnage réinvente, transcende et donc se détourne, s’affranchit de son seul corps handicapé, dans lequel il est, par essence, défini et figé.</p>
<p>La littérature de jeunesse dévoile des imaginaires et des esthétiques du handicap. Certains albums se font symboliquement œuvres d’art, par le mariage parfait de la poétique de l’image à la poétique du texte. C’est le cas du livre animé <em>Frida</em>, de Sébastien Perez, qui se révèle spectaculaire, par son grand format ainsi que par l’interférence de ses planches illustrées découpées et aux couleurs chatoyantes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Bande-annonce du livre « Frida « par Sébastien Perez & Benjamin Lacombe, Éditions Albin Michel 2016.</span></figcaption>
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<p>Cette galerie de tableaux en relief recrée l’œuvre de Frida Kahlo, sous le pinceau du talentueux Benjamin Lacombe. Cette immersion picturale dans l’enfance et l’univers de Frida Kahlo se retrouve, dans d’autres albums tels que <a href="https://www.editions400coups.com/400-coups/la-poupee-cassee"><em>La poupée cassée : un conte sur Frida Kahlo</em></a>, de Marie-Danielle Croteau et Rachel Monnier ou <a href="https://www.museo-editions.com/frida-c-est-moi"><em>Frida c’est moi</em></a> de Sophie Faucher et Carmina Cara.</p>
<h2>Frida Kahlo, une artiste déterminée</h2>
<p>Depuis les années 2000 à aujourd’hui, une vingtaine de documentaires jeunesse et d’albums ont été consacrés à cette artiste. Certains albums s’inscrivent dans des éditions ou des collections spécifiquement consacrées à des artistes et/ou à des scientifiques. Ainsi, l’album <a href="https://www.ine-ine.com/jeux-d-eveil-et-livres/388-livre-frida-kahlo-coll-petite-grande-kimane.html"><em>Frida Kahlo</em></a> des éditions Kimane est publié dans la collection « Petite § Grande » qui valorise des femmes inspirantes et courageuses, devenues célèbres.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=783&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=783&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=783&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=984&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=984&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/480058/original/file-20220819-1510-3v4orz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=984&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">éd.Kimane</span></span>
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<p>La renommée de la peintre mexicaine Frida Kahlo renvoie tant à la singularité, à l’importance de sa peinture qu’aux grandes épreuves qu’elle a traversées : la poliomyélite dont elle est atteinte, le tragique accident qui, à dix-sept, lui a causé de multiples fractures et l’a contrainte à porter un corset orthopédique, toute sa vie. Alors qu’elle reste alitée à la suite de cet accident, elle s’initie à la peinture et notamment à l’autoportrait pour mieux apprivoiser mais aussi mettre à distance son corps meurtri. Elle trouve ainsi la force de vivre, d’extérioriser son moi intérieur, ses traumatismes ainsi que sa douleur.</p>
<p>Frida Kahlo symbolise, pour les jeunes lecteurs et surtout les jeunes lectrices, une héroïne remarquable. Elle incarne l’émancipation féminine et la créativité, si bien qu’elle a marqué l’histoire culturelle du XX<sup>e</sup> siècle, tant par l’originalité et la richesse de ses œuvres que par son parcours personnel. Sa vie et son œuvre témoignent de sa détermination inébranlable, puisée dans ses souffrances corporelles et psychologiques. Grâce à son talent créatif, sa vulnérabilité est devenue sa force même. Son expérience artistique est corrélée à son expérience du handicap.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=608&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=608&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=608&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=763&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=763&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/480059/original/file-20220819-22-8sxjet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=763&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">Éditions les 400 coups</span></span>
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<p>La renaissance symbolique de la jeune femme en artiste est au cœur des albums. L’art permet à Frida Kahlo de contourner, compenser et même transcender les souffrances, les limites imposées par son corps diminué et brisé. Sa souffrance, souvent extériorisée sans fard dans sa peinture-miroir, est ainsi conjurée. Aussi les pinceaux de Frida symbolisent-ils les ailes de sa liberté, à l’origine de son vital élan créatif. Son esprit combatif corrélé à une forme de dépassement de soi ou encore de résilience par la peinture ouvre sur un message d’espoir, à l’adresse des jeunes lecteurs et lectrices pour les inciter à réaliser leurs rêves, malgré les épreuves de la vie.</p>
<p>Dans <a href="https://www.editions400coups.com/400-coups/la-poupee-cassee"><em>La poupée cassée</em></a>, le portrait final de Frida Kahlo la dépeint assise majestueusement sur son lit à baldaquin et les bras croisés. Le drap blanc, chamarré et drapé qui recouvre ses jambes concourt à l’effacement symbolique de son corps handicapé.</p>
<h2>L’art intimiste et cathartique de Frida Kahlo</h2>
<p>Les albums offrent une immersion dans l’œuvre de Frida Kahlo, à travers son processus créatif. D’où les portraits récurrents de l’artiste au travail, entourée des toiles vierges ou peintes et de son matériel : une palette, un chevalet, des pinceaux, des crayons… <em>Frida Kahlo</em> et <em>Frida c’est moi</em> s’achèvent, à merveille, sur la mise en scène d’une exposition de l’artiste, entourée de ses œuvres. La consécration de l’artiste qui se révèle ici concourt à héroïser Frida Kahlo.</p>
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<figcaption><span class="caption">Entrevue de Paloma Martínez avec l’auteure et l’illustratrice de l’album jeunesse Frida c’est moi, Sophie Faucher et Cara Carmina (Norma Andreu) respectivement (Radio Canada International).</span></figcaption>
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<p>Si les autoportraits sont recréés de façon plus enfantine, ils n’en demeurent pas moins empreints de la souffrance corporelle et psychologique de l’artiste. D’ailleurs, les albums figurent deux emblématiques autoportraits de Frida Kahlo qui exacerbent le plus le corps souffrant et/ou blessé : « La colonne brisée » et « Les deux Fridas ».</p>
<p>Le corps fracturé de l’artiste est transfiguré, dans la représentation assez fidèle de <em>La colonne brisée</em>, dans <em>Frida</em> : de son buste nu et fracturé en deux, se dévoile une colonne ionique grecque. Son corps mutilé est exacerbé et sublimé par la technique de la découpe au laser.</p>
<p>Dans Frida Kahlo, tous les motifs du tableau d’origine « Les deux Fridas » sont dépeints, tels que les deux cœurs apparents et même exhibés des femmes qui les relient l’une et l’autre, par les veines, etc. L’impression d’une peinture qui jaillit de la chair et du sang de Frida se retrouve bien ici. D’ailleurs, la brutale mise à nu des corps souffrants est à peine atténuée par les traits un peu plus schématiques du cœur écorché ou par le visage plus enfantin et moins grave des sujets peints. Les couleurs ici un peu plus claires et douces amoindrissent quand même un peu l’âpreté du tableau. Ils témoignent d’une vision plutôt fidèle de son art, ainsi que de sa dimension intime et cathartique.</p>
<p>Dans <em>Frida c’est moi</em>, les tableaux sont complètement recréés et euphémisés pour être complètement adaptés à des petits enfants. Ils sont beaucoup plus colorés, naïfs, simplifiés et moins sombres aussi. Ils ne gardent que quelques motifs centraux des autoportraits originaux, à l’instar du corset dans <em>La colonne brisée</em>. Or, ce corset suffit à signifier l’immobilisation partielle du corps. Frida Kahlo est dépeinte, sous les traits d’une très jeune fille afin de susciter la proximité mais aussi l’empathie avec les lecteurs et lectrices. Les albums proposent, somme toute, une passionnante entrée dans l’univers artistique de la peintre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/177679/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eugénie Fouchet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Célébrée cet automne dans une grande exposition au Palais Galliera, à Paris, l'artiste Frida Kahlo est aussi devenue une ambassadrice de l'inclusion dans la littérature de jeunesse.
Eugénie Fouchet, Docteure ès lettres, au CREM, Université de Lorraine
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/187401
2022-07-28T19:54:38Z
2022-07-28T19:54:38Z
Le difficile combat des artistes russes qui s’opposent à Poutine et à sa guerre en Ukraine
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/476339/original/file-20220727-1257-5mxdqn.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C3%2C1268%2C741&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En mars, la star du hip-hop russe Oxxxymiron a organisé à Istanbul, Berlin et Londres une série de concerts de charité dont les recettes ont été consacrées à l’aide aux réfugiés ukrainiens.
</span> <span class="attribution"><span class="source">@JonnyTickle/Twitter</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un certain nombre de représentations d’artistes russes dans les pays occidentaux ont été annulées par les organisateurs au nom de la solidarité avec Kiev. C’est ainsi que, entre autres exemples, le ballet du Bolchoï <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-ballet-du-bolchoi-est-banni-du-royal-opera-house-de-londres-77a7cc22-9677-11ec-8a8c-4c622ba3ed85">n’a pas pu se produire à l’opéra de Londres</a> ; l’orchestre du théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg, dirigé par Valéri Guerguiev, connu pour sa proximité avec le Kremlin, a été <a href="https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/guerre-en-ukraine-des-artistes-russes-retires-du-programme-de-la-saison-22-23-de-la-philharmonie-de-paris/">retiré du programme de la Philarmonie de Paris</a> ; et la Russie a été <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/eurovision/invasion-de-l-ukraine-la-russie-bannie-du-concours-de-l-eurovision_4981467.html">bannie du concours de l’Eurovision</a>. Il est également arrivé que des œuvres du répertoire russe soient <a href="https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/guerre-en-ukraine-le-compositeur-russe-tchaikovski-deprogramme-par-lorchestre-philharmonique-de-cardiff/">déprogrammées</a>.</p>
<p>Chaque épisode de ce type constitue une aubaine pour la propagande du Kremlin, qui les relaie largement auprès de son opinion publique afin de la convaincre que l’Occident tout entier est en proie à une scandaleuse flambée de « russophobie » et que la culture russe dans son ensemble fait l’objet d’un boycott intégral – les médias du pouvoir, et <a href="https://www.usnews.com/news/world/articles/2022-03-25/putin-says-west-trying-to-cancel-russian-culture-including-tchaikovsky">Poutine en personne</a>, parlant à cet égard d’un déchaînement de <a href="https://www.rollingstone.com/politics/politics-news/russian-official-blames-sanctions-cancel-culture-1316045/">« cancel culture »</a> visant spécifiquement la Russie.</p>
<p>En réalité, si « cancellation » de la culture russe il y a aujourd’hui, c’est plutôt en Russie même qu’elle se déroule. Depuis des années, le régime se livre à une persécution politique constante visant réalisateurs, chanteurs, écrivains et autres artistes russes. Un phénomène qui s’est encore intensifié à partir de février 2022.</p>
<h2>Avant la guerre : dix ans de répression</h2>
<p>Après le début de l’attaque contre l’Ukraine, Moscou a mis en place une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/guerre-en-ukraine-cinq-questions-sur-la-loi-de-censure-votee-en-russie-qui-condamne-toute-information-mensongere-sur-l-armee_4992688.html">censure quasi militaire</a> qui <a href="https://www.telegraph.co.uk/art/what-to-see/worse-ussr-censors-returned-russian-art/">rappelle</a> à bien des égards la <a href="https://www.jstor.org/stable/777221">pratique soviétique</a>. Il s’agit d’un nouveau tour de vis dans la guerre culturelle qui se déroule en Russie depuis une bonne décennie : elle met aux prises, d’un côté, de nombreux artistes russes qui réclament la liberté d’opinion et d’expression, et de l’autre côté, les fonctionnaires du monde de la culture et les idéologues du Kremlin déterminés à sanctionner durement la moindre manifestation d’opposition à la ligne du pouvoir.</p>
<p>Avant le début de la guerre, seule une minorité du monde artistique et culturel russe osait faire part publiquement de son désaccord avec le régime de Vladimir Poutine, devenu de plus en plus autoritaire au cours des années. La majorité avait opté pour une posture – <a href="https://www.themoscowtimes.com/2016/12/05/putins-command-to-the-arts-self-censor-a56414">très commode pour le pouvoir</a> – consistant à se placer « hors de la politique », à « rester neutre » et à « se concentrer sur son art ».</p>
<p>Les rares artistes à critiquer ouvertement Poutine et son système se voyaient largement empêchés de travailler normalement et de rencontrer leur public. Par exemple, en 2012, Iouri Chevtchouk, l’une des plus grandes stars russes du rock depuis les années 1980, leader du groupe culte DDT, s’est vu interdire de partir comme prévu en tournée à travers le pays après participé à des manifestations à Moscou contre les fraudes survenues pendant l’élection présidentielle organisée en mai de cette année-là, qui s’est soldée par le retour au Kremlin de Vladimir Poutine après l’interlude Medvedev. C’est surtout à partir de ce moment-là que le pouvoir s’est mis à s’en prendre systématiquement aux personnalités du monde de la culture qui se permettaient de prendre publiquement position contre lui.</p>
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<p>L’annexion de la Crimée en 2014 a tracé une nouvelle ligne de séparation entre le gouvernement russe et les artistes, spécialement les plus jeunes d’entre eux. Des <a href="https://eurosorbonne.eu/2019/03/22/rap-against-the-regime-hip-hop-catalyseur-politique/">rappeurs</a> populaires comme <a href="https://fr.rbth.com/art/culture/2017/04/08/oxxxymiron-leminem-russe-le-rap-made-in-russia-a-la-conquete-du-monde_737232">Oxxxymiron</a>, <a href="https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20121005.RUE2948/noize-mc-le-rappeur-qui-secoue-la-russie.html">Noize MC</a>, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/rap/le-rappeur-russe-husky-critique-envers-les-autorites-libere-apres-arrestation_3351449.html">Husky</a>, ou encore <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Qqsu5Ili7ho">Face</a> ont participé à des manifestations politiques, s’en sont pris en paroles au régime et ont donc eu, eux aussi, des difficultés à poursuivre leur activité professionnelle en Russie, certains ayant même connu des démêlés avec la justice du fait de leurs prises de position.</p>
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<figcaption><span class="caption">Oxxxymiron, Face, IC3PEAK : les artistes russes s’opposent à Poutine, Arte, 5 avril 2022.</span></figcaption>
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<p>Au pays de Vladimir Poutine, la justice est en effet régulièrement mise à contribution pour ramener à la raison les personnalités de la société civile jugées suspectes. En 2017, une procédure pénale, officiellement pour motifs économiques, est lancée contre l’éminent réalisateur et metteur en scène Kirill Serebrennikov, fondateur du théâtre « Gogol Center » à Moscou, devenu l’un des lieux culturels centraux de la Russie contemporaine. En 2018, son film <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/leto-le-film-evenement-du-russe-kirill-serebrennikov-a-t-il-convaincu-les-critiques-du-masque-la-plume-7420423">« Leto »</a> (L’Été) a reçu plusieurs prix internationaux y compris au Festival de Cannes. En 2019, il a été fait par la France <a href="https://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/le-realisateur-serebrennikov-poursuivi-par-la-justice-russe-recoit-sa-decoration-francaise_2103375.html">commandeur des Arts et des Lettres</a>. Serebrennikov était connu pour sa position critique envers le régime de Poutine. Pour la majorité de l’intelligentsia russe, les poursuites déclenchées à son encontre par le Kremlin n’ont rien à voir avec le motif officiellement invoqué et relèvent d’une nouvelle manifestation de la persécution de toute dissidence. Le metteur en scène a été placé en résidence surveillée pour presque deux ans. Lors de son procès, finalement tenu en 2020, il a été jugé coupable et condamné à une peine de prison avec sursis. Il a quitté le pays peu après l’invasion de l’Ukraine.</p>
<h2>Le point de non-retour entre le régime de Poutine et la culture russe</h2>
<p>Après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, les autorités russes ont nettement accru leur contrôle sur l’espace public. L’objectif, désormais, n’est plus simplement de taper sur les doigts des contestataires, mais de purger le pays de tous les éléments insuffisamment « patriotes » : dans son fameux <a href="https://theconversation.com/linquietante-rhetorique-bestialisante-de-vladimir-poutine-180153">discours du 16 mars</a>, Vladimir Poutine n’a-t-il pas appelé à une « purification naturelle » de la société contre « les racailles et les traîtres » ?</p>
<p>Depuis l’adoption d’une <a href="https://www.lesoir.be/428198/article/2022-03-05/russie-jusqua-15-ans-de-prison-en-cas-de-propagation-dinformations-visant">loi ad hoc</a>, la moindre expression d’une opinion indépendante sur la guerre en cours est susceptible d’être qualifiée de « tentative de jeter le discrédit sur l’armée russe » et de « diffusion de fausses nouvelles » – des infractions passibles d’une peine de prison ferme <a href="https://www.interfax.ru/russia/826310">pouvant aller jusqu’à 15 ans</a>. Cette législation, similaire à celle de la loi martiale, a permis aux siloviki (les responsables des structures de sécurité et de justice de l’État) de placer sous une pression maximale ceux des artistes russes qui ont pris la décision de ne pas garder le silence. Et pourtant, certains, y compris une proportion non négligeable des représentants de la culture dite populaire, qui étaient jusqu’ici considérés comme plutôt loyaux envers le régime, n’ont pas craint de défier le pouvoir.</p>
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<img alt="La chanteuse russe Monetotchka en concert" src="https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La très populaire chanteuse russe Monetotchka, qui s’est exilée après le début de la guerre, participe à Varsovie (Pologne) à un concert de charité visant à lever des fonds pour les réfugiés ukrainiens, le 25 avril 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Janek Skarzynski/AFP</span></span>
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<p>Les artistes de la culture pop étaient restés largement apolitiques pendant les 22 ans du régime de Poutine. Mais la guerre déclenchée par le Kremlin a révélé qu’une partie d’entre eux, y compris parmi les plus célèbres, étaient aptes à défendre une position éthique dans des circonstances périlleuses. Des <a href="https://www.dw.com/en/russian-artists-speak-out-against-the-war-in-ukraine/a-60946690">idoles de la variété et de la pop</a>, dont les Russes connaissaient les chansons par cœur (parfois depuis l’enfance) – tels que la superstar <a href="https://www.youtube.com/watch?v=2MB7xXWE8Qo">Alla Pougatcheva</a>, mais aussi <a href="https://www.instagram.com/p/CaWj5NCl-9k/">Valéry Meladze</a>, <a href="https://wiwibloggs.com/2022/02/24/we-dont-want-war-eurovision-singers-from-ukraine-and-russia-respond-to-russian-invasion/270262/">Sergueï Lazarev</a>, <a href="https://fr.timesofisrael.com/un-animateur-tv-russe-aurait-fui-en-israel-apres-avoir-critique-la-guerre-en-ukraine/">Ivan Ourgant</a>, etc – ont osé de déclarer au grand public leur désaccord avec les bombardements du pays voisin.</p>
<p>Même si d’autres artistes – comme le « rappeur de cour » et businessman <a href="https://vk.com/wall-24581636_379900">Timati</a>, en passe de <a href="https://news.yahoo.com/putin-supporter-rapper-timati-co-115200296.html">reprendre les cafés abandonnés par la chaîne Starbucks</a>, ou l’acteur <a href="https://www.indy100.com/news/russian-actor-father-called-traitor">Vladimir Machkov</a> – ont accepté de diffuser la propagande officielle, l’effet qu’a sur la société le courage des artistes anti-guerre (qui, en dénonçant la guerre ou en quittant la Russie, ont mis leur carrière professionnelle, voire leur liberté, en péril) ne doit pas être sous-estimé.</p>
<p>Les représentants des générations les plus jeunes, comme les rappeurs évoqués plus haut, <a href="https://jordanrussiacenter.org/news/what-russian-rap-can-teach-us-about-anti-war-discourse-in-russia/">n’ont pas été en reste</a>, à commencer par le plus célèbre, Oxxxymiron, qui est parti pour l’étranger et y a organisé de nombreux concerts réunissant ses compatriotes sous le slogan sans équivoque <a href="https://www.r-a-w.live/">« Russians against war »</a>, et dont les recettes sont reversées à des organisations d’aide aux réfugiés ukrainiens.</p>
<p>Une position partagée par les emblématiques punkettes de <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/l-horreur-et-le-degout-les-pussy-riot-s-expriment-sur-les-viols-de-guerre-russes-en-ukraine_VN-202205220276.html">Pussy Riot</a> – l’une d’entre elles, menacée de prison, a d’ailleurs <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/11/une-membre-des-pussy-riot-parvient-a-quitter-la-russie-deguisee-en-livreuse-de-repas_6125679_3210.html">fui la Russie dans circonstances particulièrement rocambolesques</a> – et par les membres de l’un des rares groupes russes connus à l’international, Little Big, qui se sont exilés et ont publié un <a href="https://www.courrierinternational.com/article/musique-le-groupe-little-big-publie-generation-cancellation-un-clip-antiguerre-et-quitte-la-russie">clip</a> établissant implicitement un lien entre la destruction de l’Ukraine et la « cancellation » de la culture en Russie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Little Big, Generation Cancellation, 24 juin 2022.</span></figcaption>
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<p>Enfin, la majeure partie de l’intelligentsia culturelle russe est également hostile à la guerre. Si, là encore, certains – par conviction (comme <a href="https://www.kyivpost.com/article/opinion/op-ed/russian-ultranationalists-becoming-more-influential.html">l’écrivain Zakhar Prilépine</a>) et le cinéaste <a href="https://esprit.presse.fr/actualites/antoine-arjakovsky/nikita-mikhalkov-le-cineaste-devenu-propagandiste-44033">Nikita Mikhalkov</a>, ou par calcul – chantent les louanges du régime et saluent son « opération spéciale », une large majorité des écrivains, poètes, réalisateurs et musiciens connus internationalement se sont opposés à l’invasion du pays voisin. Quelques-uns sont même passés des paroles aux l’action et ont fondé une association baptisée <a href="https://truerussia.org/">« La vraie Russie »</a>.</p>
<p>Parmi les plus actifs, citons les célèbres écrivains <a href="https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20220406.OBS56702/ludmila-oulitskaia-la-guerre-avec-l-ukraine-est-une-folie-absolue.html">Lioudmila Oulitskaïa</a>, <a href="https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/140322/un-entretien-avec-boris-akounine">Boris Akounine</a> et <a href="https://fr.euronews.com/2022/06/09/non-a-la-guerre-en-ukraine-l-ecrivain-russe-dmitri-gloukhovski-sous-mandat-d-arret">Dmitri Gloukhovski</a> ; le metteur en scène <a href="https://www.ouest-france.fr/culture/cinema/festival-cannes/non-a-la-guerre-lance-le-realisateur-russe-serebrennikov-au-festival-de-cannes-d6c8557a-d6cb-11ec-9b2d-786031940fdf">Kirill Serebriannikov</a>, déjà cité ; le réalisateur <a href="https://www.courrierinternational.com/article/cinema-andrei-zviaguintsev-se-confie-sur-la-guerre-en-ukraine-et-sur-sa-convalescence-du-Covid-19">Andreï Zviaguintsev</a> ; la chanteuse lyrique <a href="https://www.radiofrance.fr/francemusique/anna-netrebko-condamne-la-guerre-en-ukraine-et-annonce-son-retour-sur-scene-8496202">Anna Netrebko</a> ; la poétesse <a href="https://globalhappenings.com/entertainment/118930.html">Vera Polozkova</a> ; les vétérans du rock <a href="https://www.dw.com/en/russian-rock-musicians-speak-out-against-the-war/a-61971990">Boris Grebenchtchikov, Iouri Chevtchouk et Andreï Makarevitch</a> ; les acteurs <a href="https://globalhappenings.com/entertainment/111795.html">Lia Akhedkajova</a>, l’acteur <a href="https://newsfounded.com/ukraineeng/artur-smolyaninov-russian-actor-smolyaninov-doubts-the-kremlins-justification-for-the-attack-on-ukraine-30-04-22-1117-abroad/">Artur Smolyaninov</a>… liste non exhaustive).</p>
<p>Certains d’entre eux ont déjà été désignés par le gouvernement russe comme <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« agents de l’étranger »</a> et ont dû quitter le pays. Ajoutons que <a href="https://www.artforum.com/news/leaders-of-major-russian-art-institutions-resign-as-ukraine-action-grinds-on-88055">plusieurs responsables d’institutions culturelles de premier plan ont démissionné</a> pour protester contre la guerre en Ukraine.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1515295794835902465"}"></div></p>
<p>Persécuter l’intelligentsia artistique contemporaine sera une tâche plus facile pour le Kremlin que démanteler les fondements éthiques de la culture russe classique, qui s’est toujours opposée aux horreurs de la guerre, mettant au centre de la réflexion l’individu (le problème du « petit homme » chez Pouchkine, Gogol, Tchekhov) et considérait l’âme russe comme ouverte, paisible et tournée vers le monde (l’idée de « vsemirnaïa doucha » de Fedor Dostoïevski).</p>
<p>Les auteurs classiques sont encore étudiés à l’école en Russie… pour le moment. Mais au rythme où vont les choses, il est permis de se demander si le plus célèbre roman de la littérature russe, <em>Guerre et Paix</em>, ne sera pas jugé contraire à l’esprit de l’époque, puisque le mot « guerre » lui-même a disparu de l’espace public, si bien qu’un meme populaire présente la couverture de l’ouvrage portant ironiquement pour titre « L’opération militaire spéciale et la paix »…</p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187401/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vera Grantseva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Malgré l’intense pression exercée par le pouvoir, de nombreux représentants du monde russe de la culture disent leur opposition à la guerre. Un comportement inacceptable pour le Kremlin.
Vera Grantseva, Professeur associée de la Haute école des études économiques (Russie), Sciences Po
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/185631
2022-07-03T17:05:18Z
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Quand Lorca et de Falla célébraient le chant flamenco
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/470263/original/file-20220622-23-73vwgx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C797%2C582&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De gauche à droite : Francisco García Lorca, Antonio Luna, María del Carmen de Falla, Federico García Lorca, Wanda Landowska, Manuel de Falla et le Dr José Segura à Grenade en 1922.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.manueldefalla.com/es/imagenes/galeria-granada-1919-1939">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013.</a></span></figcaption></figure><p>En juin 1922, Manuel de Falla et Federico García Lorca lancent un événement qui marque un jalon dans la vie intellectuelle espagnole de l’époque : c’est le concours, <em>I Concurso de Cante Jondo</em>.</p>
<p>Soutenus par le Centro Artístico y Literario de Granada, ils obtiennent le soutien de grands intellectuels et d’artistes de l’époque, et cet événement relativement modeste au départ a un impact très important pour la reconnaissance du flamenco comme patrimoine culturel de premier ordre.</p>
<p>Dans l’annonce du concours, les deux artistes mettent en garde contre le risque de disparition de ce qu’ils appellent le <em>Canto Primitivo Andaluz</em>, ce qui amène Lorca à s’exclamer : « Señores, el alma musical del pueblo está en gravísimo peligro ! Falla considérait que « ce trésor de beauté non seulement menace ruine, mais est sur le point de disparaître à jamais ».</p>
<h2>Réunion à Grenade</h2>
<p>C’est à Grenade, ville symbole de la culture espagnole depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, que Manuel de Falla s’installe en 1920 : « Chaque jour, je suis de plus en plus heureux d’être allé vivre à Grenade. », écrit-il dans une lettre au chef d’orchestre suisse Ernst Ansermet.</p>
<p>Le compositeur est déjà internationalement reconnu lorsqu’il rencontre le jeune Lorca, âgé d’à peine 22 ans. Le poète, passionné de musique, s’intéresse particulièrement au folklore : il réalise, plusieurs années après ce concours, les célèbres enregistrements où il accompagne au piano <em>La Argentinita</em> sur les chansons populaires qu’il avait compilées.</p>
<p></p>
<p>Les deux artistes s’entendent très bien et s’associent rapidement pour promouvoir ce concours depuis une ville évoquée et rêvée par les plus grands peintres et musiciens, même si beaucoup, comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Bjj3-0ZMoM8">Debussy</a>, ne la connaissent que de loin.</p>
<p>Le concours reflète l’intérêt de Falla et de Lorca pour le flamenco, qui se manifeste dans différentes créations des deux artistes : c’est le cas d’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=P2hcB4oxSkM"><em>El amor brujo</em></a> ou dans le <a href="https://www.cervantesvirtual.com/obra/poema-del-cante-jondo-785126/"><em>Poema del cante jondo</em></a>.</p>
<p>Le concours n’est pas ouvert à la participation de professionnels : bien que la professionnalisation du flamenco soit à l’origine de la reconnaissance du genre en tant que tel, il s’agit de récompenser ceux qui transmettent un trésor populaire ancestral non contaminé par le <em>flamenquismo</em> des scènes, qui, selon le poète et le compositeur, menace d’en détruire la beauté originelle.</p>
<p>D’une certaine manière, le concours visait la recherche de la pureté dans la tradition comme base idéale pour le langage de l’avant-garde, ce que reflète parfaitement la <a href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">célèbre affiche annonçant l’événement</a>, signée par le peintre Manuel Ángeles Ortiz. Ce type de débat est très présent dans la création contemporaine du premier tiers du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Affiche du concours Cante Jondo créée conjointement par Manuel Ángeles Ortiz et Hermenegildo Lanz.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">Universo Lorca</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Point de rencontre</h2>
<p>Le concours se déroule pendant la grande fête de la ville, le Corpus Christi. Les artistes sont partout dans Grenade : la danseuse <a href="https://www.rtve.es/play/videos/biografia/antonia-merce-argentina-bailaora-1967/5793315/">Antonia Mercé, la Argentina</a> se produit ; six concerts de l’Orquesta Sinfónica de Madrid sous la direction de <a href="https://dbe.rah.es/biografias/9340/enrique-fernandez-arbos">Fernández Arbós</a> et deux récitals d’<a href="https://dbe.rah.es/biografias/7864/andres-segovia-torres">Andrés Segovia</a> sont organisés. Au cours d’un de ces récitals, le guitariste a joué le <a href="https://youtu.be/mYrPSv6EdjI"><em>Homenaje a Debussy</em></a>, une œuvre récemment composée par Manuel de Falla, qui, selon la presse, « a été tellement appréciée que Segovia l’a rejouée à la fin du programme ».</p>
<h2>Grands noms du flamenco</h2>
<p>Le concours se déroule les 13 et 14 juin. Ramón Gómez de la Serna, grand chroniqueur de son temps, qui présente l’événement. Les plus grandes figures du flamenco, à une période brillante de son histoire, sont présentes : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=NoarrUPB3UQ">la Niña de los Peines</a>, Ramón Montoya, Juana la Macarrona, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/58866/manuel-gomez-velez">Manolo de Huelva</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=oJghsmgN4xU">Manuel Torre</a> et, en tant que président du jury, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/12030/antonio-chacon-garcia">don Antonio Chacón</a>, une figure exceptionnelle dans l’histoire du chant flamenco.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Photo de groupe pendant le goûter offert par l’Association de la presse de Grenade aux participants du Concurso de Cante Jondo, qui s’est tenu au Casino de Grenade les jours du concours, les 13 et 14 juin 1922.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En raison de la philosophie particulière invoquée par les organisateurs, et peut-être à cause d’un excès de purisme en magnifiant les racines populaires comme principe salvateur du « cante », le jury ne décerne pas de prix spécial.</p>
<p>Diego Bermúdez el Tenazas remporte le prix Zuloaga. Manuel de Falla fait en sorte que, quelques mois plus tard, le cantaor vétéran enregistre quelques disques à Madrid, le seul témoignage que nous ayons actuellement de son cante. Parmi les lauréats figure également un très jeune <a href="https://dbe.rah.es/biografias/10614/manuel-ortega-juarez">Manolo Caracol</a>, qui a commencé sa vaste carrière à l’âge de treize ans.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/QD52AlarHoQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Diego Bermúdez el Tenazas chante la caña, accompagné par Hijo de Salvador à la guitare.</span></figcaption>
</figure>
<p>.</p>
<p>Nombreuses sont les chroniques publiées dans la presse de l’époque, comme la <a href="http://www.papelesflamencos.com/2009/10/luis-bagaria-entrevista-antonio-chacon.html">célèbre interview</a> que le célèbre caricaturiste catalan Luis Bagaría réalise avec Antonio Chacón pour le journal <em>La Voz</em>.</p>
<p>Le cinéaste et écrivain Edgar Neville salue également ces journées intenses dans la presse : </p>
<blockquote>
<p>« L’affiche annonçant le Concurso de Cante Jondo, avec sa vignette ultramoderne, était vue à tous les coins de rue, et était contemplée avec le même respect et la même admiration par le public que s’il s’agissait d’un dessin au goût classique. »</p>
</blockquote>
<p>Des années plus tard, Neville réalise <a href="https://archive.org/details/DuendeYMisterioDelFlamencoKrs947XaZoo"><em>Duende y misterio del flamenco</em></a>, un grand classique du cinéma espagnol et un long métrage documentaire novateur sur ce genre musical.</p>
<p>Après le concours, Manuel de Falla choisit une nouvelle voie esthétique et semble oublier que le flamenco fut un élément d’inspiration pour son œuvre. Mais ce lien entre tradition et modernité infusé nombre de ses initiatives qui ont beaucoup compté pour la vie culturelle espagnole, comme <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Misiones_Pedag%C3%B3gicas">las Misiones Pedagógicas</a> et <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/La_Barraca_(grupo_de_teatro)">La Barraca</a>.</p>
<p>Ce concours a indubitablement aidé à attirer l’intérêt du monde intellectuel sur la richesse et la vitalité créative du flamenco.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185631/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ana Vega Toscano no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>
Retour sur le concours qui donna au flamenco une place de premier choix dans la culture espagnole.
Ana Vega Toscano, Profesora asociada en la Facultad de Filosofía y Letras, Universidad Autónoma de Madrid
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/184100
2022-07-03T17:03:50Z
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Les ultrasons au service de la restauration des peintures
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/472091/original/file-20220701-22-fvjtgc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=33%2C0%2C7343%2C5087&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Tableau « Chausey » de Henri-Edmond Rudaux (Musée d’art et d’histoire de Granville) </span> <span class="attribution"><span class="source">La Fabrique de patrimoines en Normandie / A.Cazin </span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>On connaît tous l’échographie, la technique d’imagerie ultrasonore couramment utilisée pour le suivi des grossesses et le diagnostic médical, une application dans laquelle notre équipe de recherche <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-0-387-76540-2_10">est impliquée depuis sa création</a>.</p>
<p>Plusieurs membres de ma famille ayant exercé le métier d’artisan d’art, ayant pratiqué la peinture, la sculpture ou le tournage sur bois, c’est tout naturellement que j’ai cherché à rapprocher mon métier de scientifique du domaine artistique. En évoquant cela avec Faddoul Khallouf, un ami restaurateur de tableaux, l’idée est née d’envisager l’utilisation des ultrasons pour explorer l’état d’œuvres picturales. En particulier, on peut s’attendre à ce que certaines dégradations telles que des décollements entre couches internes (entre la toile et la couche de préparation, entre cette dernière et les couches de peinture) réduisent fortement la transmission des ultrasons à travers l’œuvre, alors que de tels défauts sont très difficiles à détecter par les techniques actuellement à disposition.</p>
<p>De plus, une recherche bibliographique a montré que pratiquement aucune étude en ce sens n’avait été publiée. Il n’en fallait pas plus pour se décider à explorer cette voie.</p>
<p>D’emblée, on est confronté à une difficulté : une œuvre peinte ne doit être mise en contact ni avec un liquide ni avec un autre objet, alors que les mesures ultrasonores classiques nécessitent soit l’emploi d’un gel couplant entre les transducteurs (les dispositifs qui convertissent des signaux électriques en ondes ultrasonores et vice-versa) et l’objet exploré, soit l’immersion dans un liquide, afin de favoriser le transfert d’énergie acoustique.</p>
<h2>Un premier dispositif</h2>
<p>Or, depuis quelques années les <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0041624X16302232">transducteurs ultrasonores</a> dédiés à des applications dans l’air ont vu leurs performances augmenter, de sorte qu’il est possible de réaliser sans contact des images de transmission à travers des structures de faible épaisseur telles qu’une toile peinte : un émetteur d’ultrasons est placé d’un côté de la toile, un récepteur placé en face de l’autre côté, les deux sont alors balayés de façon à couvrir toute la surface de l’œuvre. L’onde transmise est enregistrée en chaque point, permettant d’obtenir une image.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/472074/original/file-20220701-15-7cuq8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Photographie du dispositif de balayage ultrasonore.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Une thèse de doctorat a pu être initiée à l’automne 2019 par l’Université de Tours afin de mettre au point un système d’imagerie ultrasonore sans contact, puis d’explorer son potentiel pour caractériser des œuvres peintes. Le doctorant, Victor Takahashi, encadré par Jérôme Fortineau, Michaël Lemâtre et moi-même, a d’abord conçu et mis en place le système en utilisant des éléments disponibles au laboratoire ainsi que des transducteurs, des modules électroniques et des axes de déplacement motorisés acquis spécialement.</p>
<p>Les résultats obtenus sur des matériaux connus ont d’abord été comparés à des simulations acoustiques et à des mesures issues de la littérature scientifique afin de valider les méthodes. Un article détaillant les simulations et une procédure permettant de remonter aux propriétés des matériaux <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0041624X21002377">a été publié</a>.</p>
<p>Les fréquences ultrasonores choisies, dans la gamme de 300 à 400 kHz, soit 15 à 20 fois la fréquence la plus élevée que puisse entendre l’oreille humaine, et une focalisation des ondes ont permis d’atteindre une résolution des images de l’ordre de 2 millimètres (il est possible de différencier deux points du tableau à cette distance).</p>
<h2>Les ultrasons apportent de riches informations</h2>
<p>Après des essais sur des toiles peintes faites par nos soins, une œuvre datant de 1742 dont j’avais hérité il y a quelques années a été imagée. Les résultats et l’œuvre ont été présentés à des professionnels de la restauration de tableaux qui ont pu relier certaines zones de l’image ultrasonore correspondant à de fortes variations de la transmission des ondes à des inhomogénéités visibles à l’œil nu à la surface de la toile.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/472162/original/file-20220703-21-es7e5a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">À gauche : Photographie du tableau de Fra. M. de Herrera (Mexique 1742). Rectangle vert : zone imagée par ultrasons, cercles blancs : inhomogénéités repérées par les restaurateurs de tableaux. À doite : Image en fausses couleurs de transmission ultrasonore de la partie centrale du même tableau. Couleurs chaudes : forte transmission, couleurs froides : faible transmission, cercles blancs : zones correspondant à des inhomogénéités repérées par les restaurateurs de tableaux.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces résultats <a href="https://asa.scitation.org/doi/abs/10.1121/10.0007559">ont été présentés</a> à la communauté scientifique des acousticiens. Pour confirmer ces résultats encourageants, un tableau nécessitant une restauration a été partiellement imagé. Ensuite, lors des travaux, la restauratrice Stéphanie Teyssier a établi des corrélations entre les images ultrasonores et des défauts ou irrégularités qu’elle a observés : variations d’épaisseur, fissurations, petites perforations, usure, empâtement de l’épaulette, etc.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/472163/original/file-20220703-26-dczrsf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Tableau « Chausey » de Henri-Edmond Rudaux (Musée d’art et d’histoire de Granville) éclairé par différentes techniques. La Fabrique de patrimoines en Normandie/A.Cazin.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour aller plus loin, nous avons pris contact avec le <a href="https://www.musees-normandie.fr/musees-normandie/musee-d-art-et-d-histoire-de-granville/">musée d’art et d’histoire de Granville</a>, via sa conservatrice adjointe Alexandra Jalaber, ainsi qu’avec Antoine Cazin de la Fabrique de patrimoines en Normandie à Caen, un spécialiste de l’imagerie des tableaux. Deux œuvres appartenant au musée de Granville ont pu être imagées par Antoine Cazin d’une part par rayons X et, d’autre part, par plusieurs techniques photographiques dans le spectre visible (lumière directe ou rasante) et aux marges du visible (infrarouge, ultraviolet). Les tableaux étant revenus au musée, nous nous sommes rendus sur place et y avons installé notre système d’imagerie par ultrasons. Nos images ont été comparées à celles obtenues par d’autres techniques et cette analyse a d’ores et déjà permis de tirer quelques conclusions :</p>
<ul>
<li><p>Les ultrasons en transmission permettent d’obtenir des images de peintures sur toile avec une résolution de l’ordre de 2mm, avec une possible amélioration pour atteindre le mm en augmentant la fréquence ;</p></li>
<li><p>Des inhomogénéités, à savoir des zones où l’amplitude des ondes transmises est significativement plus élevée ou plus faible que dans l’ensemble de l’image, peuvent être attribuées à des anomalies sur l’œuvre, certaines étant aussi observables par d’autres techniques ;</p></li>
<li><p>Les images ultrasonores révèlent certaines inhomogénéités qui ne sont pas visibles par d’autres techniques.</p></li>
</ul>
<p>Ainsi, grâce à son faible coût en comparaison de celui d’autres techniques telles que les rayons X et au fait que les ondes utilisées ne sont pas nocives, l’imagerie ultrasonore sans contact des œuvres peintes a le potentiel de devenir une modalité complémentaire au service de la communauté de la préservation et de la restauration des œuvres du patrimoine artistique.</p>
<p>Nous espérons pouvoir poursuivre cette étude au-delà de la thèse de doctorat afin d’obtenir de nouveaux résultats, d’améliorer la résolution des images et d’en tirer des informations quantitatives. Pour cela nous souhaitons établir des partenariats avec d’autres institutions impliquées dans la conservation des œuvres et identifier de potentiels futurs utilisateurs de la technique ultrasonore.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/184100/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Lethiecq ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Les ultrasons pourraient devenir un nouvel outil pour étudier puis restaurer les tableaux anciens.
Marc Lethiecq, Professeur des Universités en électronique et acoustique, INSA Centre Val de Loire
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/183663
2022-05-24T18:04:33Z
2022-05-24T18:04:33Z
Quand Anish Kapoor ouvre une faille dans notre vision du monde
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/465081/original/file-20220524-26-rxzbk.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=213%2C0%2C1399%2C634&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Anish Kapoor, « Descent into Limbo », 1992, exposé au Serralves museum de Porto en 2018. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.dailymotion.com/video/x6sbmj3">Capture d'écran Dailymotion</a></span></figcaption></figure><p>En 2016, l’artiste plasticien britannique Anish Kapoor s’est emparé du <a href="https://www.youtube.com/watch?v=SxQddU2MuFk">Vantablack</a>, l’une des matières réputées parmi les plus noires jamais produites par l’humanité, pour son usage artistique exclusif. Produire des matériaux noirs est l’objet de recherches scientifiques et technologiques permanentes. On peut se demander quels enjeux se cachent derrière cette quête sans fin de nouveaux matériaux toujours plus noirs, et pourquoi le plasticien britannique Anish Kapoor s’en est saisi.</p>
<h2>Noir, lumière et infini, trois interrogations universelles</h2>
<p>Le noir, la lumière et l’infini, pour les scientifiques, sont des questions permanentes. Si dans la station spatiale internationale, Thomas Pesquet tourne la tête à l’opposé de la Terre, il ne reste plus que l’espace, infini, noir et parcouru par des lumières dont le rayonnement fossile issu tout droit du big bang, imperceptible pour ses yeux.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/cest-comme-un-marshmallow-noir-decrire-linfini-de-lespace-un-defi-extraterrestre-158814">« C’est comme un marshmallow noir » : décrire l’infini de l’espace, un défi extraterrestre</a>
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<p>On l’a vu précédemment, l’astronaute américain Story Musgrave s’est tourné de ce côté-là et a fait part de son expérience de l’espace, du noir, de ces lumières et de cet infini. Il a magnifiquement décrit comment sa perception mise à mal se trouvait transformée dans ces moments uniques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1519466353769463808"}"></div></p>
<h2>Le corps noir, un idéal en physique</h2>
<p>En physique, l’interaction entre la lumière et la matière est au cœur de multiples recherches fondamentales. Deux des prix Nobel français, <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-02-novembre-2020">Serge Haroche et Claude Cohen-Tannoudji</a>, ont passé leur vie scientifique à étudier cette question. Elle est au centre de l’information quantique dont on attend des applications nouvelles étonnantes. La <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Planck">« théorie quantique du corps noir »</a> due à Max Planck révolutionne au début du XX<sup>e</sup> siècle la compréhension de l’interaction entre la lumière et la matière. En physique, un corps noir désigne un objet idéal qui absorbe parfaitement toute la lumière qu’il reçoit. L’absorption de cette énergie électromagnétique conduit à son échauffement et à la réémission d’une lumière dont les longueurs d’onde sont déterminées par la seule température de ce corps noir.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/465076/original/file-20220524-24-e0esr2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le Vantalblack, plus noir que noir.</span>
<span class="attribution"><span class="source">AnugrahSamMatthew/Wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sur Terre, la lumière reçue est essentiellement de la lumière visible. Celle réémise à la température ambiante est de la lumière infrarouge, laquelle est invisible pour nos yeux. D’un tel objet noir suivant cette définition, il ne provient alors rien de visible pour nos yeux. Si l’environnement de l’objet qui réfléchit la lumière est visible, seul le contraste permet de situer le corps noir dans l’espace. Il est une faille, une sorte de trou noir dans notre réalité. Au demeurant nos yeux sont des détecteurs avec des performances limitées, et un objet noir même sans l’être idéalement peut nous apparaître comme ce trou noir. C’est avec cette limite de notre perception que joue Anish Kapoor depuis des années et plus récemment en utilisant le Vantablack.</p>
<p>Des projets comme la mise au point du matériau Vantablack ont des motivations très claires dans les domaines, spatial, scientifique ou militaire. Faire des écrans pour absorber la <a href="https://www.news.uliege.be/cms/c_13914325/fr/une-methode-revolutionnaire-pour-reduire-drastiquement-la-lumiere-parasite-sur-les-telescopes-spatiaux">lumière parasite</a> en est une.</p>
<p>Le Vantablack rassemble des forêts de <a href="https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/matiere-nanotube-carbone-3868/">nanotubes de carbone</a> qui piègent la lumière et joue sur tous les mécanismes d’absorption en même temps. Résultat, 99,965% de la lumière incidente est absorbée. C’est extraordinaire mais un simple petit pointeur laser rouge envoie une énorme quantité de photons par seconde. Le Vantablack en renvoie quand même beaucoup. 99,965% ce n'est pas 100%. Et cette différence, ce n’est pas rien pour certaines applications! Le MIT a annoncé 99,995% en 2019. La course continue.</p>
<h2>Noir, lumière et infini préoccupent aussi les artistes</h2>
<p>Le peintre qui, dans son œuvre, a peut-être le plus exploré la lumière dans l’espace est Pierre Soulages. Sa préoccupation pour le noir est connue et au centre de son œuvre, mais celle-ci n’a rien à voir avec le corps noir idéal.</p>
<p>Il s’intéresse au contraire à des surfaces noires bien réelles qui présentent des interactions très sophistiquées avec la lumière. Il suffit de regarder autour de soi pour le rejoindre : la plupart des surfaces noires réfléchissent la lumière rasante. Certaines réfléchissent d’ailleurs beaucoup de lumière dans ces conditions.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"922001322710392832"}"></div></p>
<p>Pierre Soulages joue de la lumière sur le noir dans toutes ces variations. J’ai passé de nombreuses heures à tous les moments de la journée et des saisons devant le grand <em>Outrenoir</em> du Musée de Grenoble exceptionnellement éclairé. Pierre Soulages peint le premier <em>Outrenoir</em> en 1969. Il continue encore aujourd’hui sur ce chemin pour notre bonheur.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-les-outrenoirs-de-pierre-soulages-dialoguent-avec-la-science-70608">Quand les « Outrenoirs » de Pierre Soulages dialoguent avec la science</a>
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<p>Mais il ne s’agit pas d’une recherche des effets du noir absolu en peinture. Il n’y a, je crois, aucun lien entre la démarche artistique de Anish Kapoor et celle de Pierre Soulages. Anish Kapoor se rapproche ici bien plus de l’astronaute Story Musgrave que de Pierre Soulages. Story Musgrave insiste sur l’expérience de ce noir absolu qu’il a « vu » dans l’espace par le hublot de la navette spatiale : des zones de l’espace, infinies et noires, face à lui, ne lui renvoient aucune lumière. En scientifique, il les sait vides. Mais sa perception ne le sait pas…</p>
<h2>L’œuvre <em>Descente dans les limbes</em>, un trou noir pour notre perception</h2>
<p>Le bruit médiatique autour du Vantablack pointe alors un cas fascinant. L’impression s’installe qu’une avancée scientifique et technologique a radicalement ouvert de nouvelles possibilités pour la création artistique. Peut-être fallait-il cette combinaison arts et sciences, pour regarder ainsi ces « noirs » ?</p>
<p>Pourtant Anish Kapoor n’a pas attendu le Vantablack pour créer et exposer des œuvres d’art fascinantes qui travaillent ces questions, et qui fonctionnent. Que voit-on quand, pour notre perception, aucune lumière n’est là ? Qu’est-ce qui existe devant nous dans ce cas ?</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1032903546126168064"}"></div></p>
<p>Anish Kapoor crée l’installation <em>Descente dans les limbes</em> (peut-être en référence <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Descente_dans_les_limbes#/media/Fichier:MantegnaDescentLimbo.jpg">à la peinture Mantegna</a>) en 1992, bien avant le noir Vantablack, principe qu’il reprendra ensuite dans de nombreuses œuvres. Le dispositif de cette œuvre est très simple : un trou de 2,5 m de profondeur avec un diamètre d’environ 1,5 m. Son revêtement ne réfléchit que très peu la lumière visible, et rend ce trou irréel en égarant la perception.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/cloud-gate-danish-kapoor-la-sculpture-miroir-qui-reflete-la-finitude-du-monde-100107">« Cloud Gate » d’Anish Kapoor, la sculpture-miroir qui reflète la finitude du monde</a>
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<p>Dans le recueil d’entretiens au titre ironique <em>Je n’ai rien à dire</em> publié en 2011, là aussi avant l’invention du Vantablack, Anish Kapoor parle d’ailleurs d’une peinture bleue très foncée et ajoute : « Il se trouve, tout simplement, que le bleu produit une obscurité beaucoup plus dense que le noir parce que nous ne voyons pas la couleur entièrement avec les yeux. Les yeux sont des instruments de l’intellect si bien que nous percevons même les couleurs avec notre esprit. »</p>
<p>Il se disait heureux de la colère d’un visiteur qui au lieu d’un trou finalement bleu très sombre n’avait vu qu’un tapis noir… <a href="https://www.lesinrocks.com/actu/un-homme-tombe-dans-une-oeuvre-danish-kapoor-et-finit-lhopital-170003-21-08-2018/">et était tombé dedans</a>.</p>
<h2>Le corps noir idéal et notre humanité</h2>
<p>Finalement, le croisement entre arts et sciences est ici remarquable. Le corps noir idéal en physique est parfait. Toute la lumière incidente est absorbée par la matière. Ce corps noir idéal des physiciens n’existe pas. </p>
<p>Pour nos yeux, si. Anish Kapoor crée ces situations dans lesquelles, pour l’œil, tout est absorbé et rien n’est apparemment réémis. C’est une situation idéale à l’aune de notre perception, mais évidemment pas pour la physique. Anish Kapoor en explore alors les potentialités pour nous. Toujours dans le même recueil, il déclare : « C’est une vision de l’obscurité. La peur est une obscurité dans laquelle l’œil se perd, vers laquelle la main se tend dans l’espoir d’un contact, et d’où seule l’imagination peut s’échapper. » Et Story Musgrave d’ajouter dans le film de Dana Rana, devant le noir de l’espace : « Ce serait quelque chose avec les mains, vous savez, quelque chose que vous pouvez sentir avec les mains. Quelque chose que vous pouvez sentir couler à travers vous, quelque chose qui pourrait être un peu spongieux. » Tous deux nous disent que le « noir » absolu est un choc. Extraterrestre, il nous déroute jusqu’à nous perdre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183663/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Chevrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Quels enjeux se cachent derrière la quête de matériaux toujours plus noirs ? Et quel intérêt présentent-ils pour les artistes ?
Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/181795
2022-04-26T19:47:27Z
2022-04-26T19:47:27Z
Chroniques d’Ukraine : L’art face à la guerre
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/459784/original/file-20220426-26-ta9413.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1326%2C867&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une œuvre contemporaine&nbsp;? Non une œuvre protégée. À Kiev, le 18&nbsp;avril.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">Chroniques d'Ukraine</a>, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d'une population. Sur le terrain durant les mois d'avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation.</em></p>
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<p>Lviv, 18-20 avril 2022. La ville est calme. Les rues sont remplies de badauds qui se promènent sous un soleil intermittent. À première la vue, la vie y parait normale. En réalité, les changements sont profonds.</p>
<p>Lviv a accueilli <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-la-gare-de-lviv-le-desespoir-des-refugies-ukrainiens-1392337">plusieurs dizaines de milliers de réfugiés</a> venant de toute l’Ukraine, en particulier de Kiev et des villes de l’Est. Un couvre-feu est imposé de 22h à 5h. La vente d’alcool vient tout juste d’être à nouveau autorisée, mais avant 20h. Les alcools forts sont strictement interdits. Autour de la ville s’accumulent quelques checkpoints, des barricades installées par les civils volontaires, de menues protections contre certaines vitres, des sacs de sable ou de grandes bâches pour protéger les monuments d’éventuels éclats d’explosion. Durant ces deux jours, six ou sept alertes ont retenti dans la ville, n’interrompant que temporairement la vie collective. Le 18 avril, un des missiles russes <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-sept-morts-dans-de-puissantes-frappes-de-missiles-sur-lviv-la-grande-ville-de-l-ouest-20220418">a tué sept personnes à Lviv</a>.</p>
<p>L’expérience de la guerre incite à focaliser l’attention sur la résistance armée. Ce n’est là qu’un aspect du problème. Elle engendre aussi des résistances non violentes. Il existe une <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2018-3-page-89.htm?contenu=plan">économie ordinaire</a> de la guerre, faite de débrouilles et d’<a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2001-4-page-5.htm">arrangements</a> collectifs. À l’arrière, on ravitaille le front, on accueille les réfugiés, on tisse des réseaux internationaux, on cherche des fonds. C’est le maintien d’une économie de paix dans un temps de guerre.</p>
<p>J’ai voulu m’approcher des artistes et de leurs façons d’envisager la résistance. L’art est une ressource indispensable pour mettre en langage ce qu’il se passe. La guerre se déroule <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/nadia-kaabi-linke-artiste-plasticienne">aussi dans ce domaine</a> pour faire face à l’hégémonie culturelle russe dans l’espace post-soviétique.</p>
<h2>Denys Metelin, street-artiste</h2>
<p>Je rencontre Denys Metelin, <a href="https://www.instagram.com/metelin_denys/?hl=fr">street-artiste</a>. Il est originaire de Crimée. En 2014, à la suite de l’invasion russe, son père a fait ses bagages et l’a jeté dans le premier train pour Lviv. Il avait 19 ans. Depuis ce jour, il est hanté par la guerre.</p>
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<p>Il en a fait le sujet principal de son travail. Son point de vue est clair. Il ne veut pas tomber dans le tragique. Il « faut trouver une perspective pour appréhender les bombes » pour changer le regard sur la guerre. Il joue avec l’humour, travaille et détourne les symboles de l’Union soviétique. Il ôte à la guerre sa part d’atrocité et célèbre les forces collectives ukrainiennes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459263/original/file-20220422-11-orrhbn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Denys Matelin dans son atelier. 18 avril.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<span class="caption">Œuvre de Denys Metelin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<span class="caption">Œuvre de Denys Metelin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Dans les deux premiers jours de l’invasion, Denys, comme des milliers d’Ukrainiens, s’est rendu aux services de volontariat qui jaillissaient un peu partout dans la ville. Il ne savait que faire :</p>
<blockquote>
<p>« Le premier jour, j’ai été tellement dérouté et paniqué que je suis allé acheter des bonbons pour les enfants réfugiés et leur arracher un sourire. Le deuxième jour, on a construit des barricades un peu partout dans la ville. Le troisième, j’ai appris à confectionner des cocktails Molotov. »</p>
</blockquote>
<p>Depuis, il a suivi quelques cours de volontariat pour apprendre les gestes de premiers secours et la formation au combat. Aujourd’hui encore, il s’y rend trois fois par semaine « pour être prêt si les Russes arrivent ici ».</p>
<h2>Viktor Kudin, peindre le texte urbain</h2>
<p>Je rencontre également Viktor Kudin, architecte et artiste. Au commencement de la guerre, il a fui Kiev pour Lviv. </p>
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<span class="caption">Œuvre de Viktor Kudin. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span></span>
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<p>À côté de son travail d’artiste, sa préoccupation est de réunir des fonds pour soutenir l’armée. Il a vécu l’invasion russe comme un véritable choc moral. Envahi par le stress et les « sentiments négatifs », il s’en est allé acheter du matériel pour peindre. Chaque jour, on le retrouve sur les toits de Lviv pour peindre la ville, les maisons, les rues.</p>
<p>Ses peintures montrent un paysage légèrement transformé. Un détail s’y insère et témoigne de la présence de la guerre : un tag insultant Poutine, une affichette qui annonce la localisation des abris, des fumées noires qui s’envolent dans le ciel, un drapeau ukrainien qui résiste au vent. Les hommes sont absents de ses tableaux :</p>
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<p>« Souvent, quand je peins, j’entends les sirènes qui annoncent un bombardement. Je suis seul sur les toits, les rues se vident. »</p>
</blockquote>
<p>La guerre transforme la vie. Elle affecte aussi les textes et les paysages urbains. Il me confie que son inspiration a profondément été touchée. Il oscille entre « larmes et haine […] Je ne peux pas vivre avec des sentiments aussi vifs. Je veux nommer ces énergies qui me traversent, je veux les comprendre ».</p>
<p>Ses mots sont noués dans sa gorge. Sa colère les libère : « Il faut détruire la Russie. Nous allons tous les tuer. »</p>
<h2>Effroi et fatalisme</h2>
<p>Tous les artistes que je rencontre témoignent d’une réaction constante : un mélange d’effroi et de fatalisme. Le 24 février 2022, c’est d’abord l’incrédulité qui s’est emparée d’eux. <a href="https://www.antiqvitas-nova.art/press/">Alexander Denysenko</a>, artiste dans le même atelier que son père, Oleh Denysenko, me confie :</p>
<blockquote>
<p>« J’étais effaré. Je ne savais plus quoi faire. Je suis sorti de la maison, et j’ai commencé à marcher. J’ai marché sans savoir où aller. Il m’était impossible de m’arrêter. Et puis, j’ai appelé mes amis. On se demandait que faire. »</p>
</blockquote>
<p>Cette incrédulité est d’autant plus forte que nombre d’entre eux étaient éloignés des cercles de volontariat qui s’activaient dans le Donbass depuis 2014. La guerre était en toile de fond, mais elle était normalisée. Elle ne produisait pas d’effet sur le plan sensible.</p>
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<p><strong>Chroniques d'Ukraine :</strong></p>
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<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a></li>
<li>L’art face à la guerre</li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Volontaire pour entrer en guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-peut-on-tourner-le-dos-a-sa-guerre-182192">Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre</a></li>
</ol>
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<p>Désormais, elle fait effraction dans le quotidien. À Lviv ou ailleurs en Ukraine, elle est devenue incontournable, même si son intensité est variable. Son incrédulité s’est rapidement transformée en une conviction que l’invasion russe était réelle. Seulement, tout paraît submergé. Jusqu’alors, il ignorait la guerre dans sa réalité concrète. Soudainement, elle vous tombe dessus. La vie est brutalement transformée. Elle doit désormais s’organiser « avec » la guerre. Après la stupéfaction et son cortège d’émotions qui impuissantent, leur accablement est devenu révolte. Il n’existe pas une infinie de réactions possibles dans ce genre de situation : fuir, tenter de sauver les habitudes dans un quotidien tout aussi retourné qu’incertain, ou se rendre utile sans trop savoir comment. Certains artistes ont pris les armes et se sont rendus sur le front. D’autres sont restés et ont continué « malgré tout » à pratiquer leur art.</p>
<h2>La guerre a ses opportunités : promouvoir l’art ukrainien</h2>
<p>Leur détermination est de faire connaître l’art ukrainien. <a href="https://www.instagram.com/marta_trotsiuk/?hl=fr">Marta Trotsiuk</a> est galeriste. Avant la guerre, elle organisait des expositions partout dans Lviv. Désormais, elle tente d’arranger la solidarité des artistes de la ville pour faire face à l’urgence de la situation. Marta Trotsiuk est énergique. Elle me paraît en ébullition. Elle l’est d’autant plus qu’elle est invitée dans les jours prochains à la Biennale de Venise. Elle vit ce moment comme une aubaine pour faire connaître la singularité de l’art ukrainien.</p>
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<p>Son premier travail a été d’initier une pétition puis une lettre collective pour dénoncer l’agression de la Russie et pour appeler à des sanctions contre ses artistes. Elle le justifie car la « culture est une des voies privilégiées utilisées par Moscou pour conduire sa propagande : « C’est ni plus ni moins que du soft power ».</p>
<p>Aux côtés de cette initiative politique, les artistes ukrainiens tentent de mettre en place une série d’événements culturels à destination des réfugiés : concerts, théâtres, cinémas, expositions, autant d’événements quotidiens qui pourraient aider les réfugiés à « se relaxer ».</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/Cb0aksONfB3","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<p>Dans cette période d’écroulement du monde, l’art console face à une réalité insoutenable. Ces manifestations culturelles ne visent pas directement à donner un visage à la guerre ou à la regarder autrement. Il s’agit essentiellement de soulager les êtres tourmentés par la guerre et obligés à l’exil. Marta, comme d’autres, se donnent le défi de :</p>
<blockquote>
<p>« décomplexer les gens vis-à-vis de l’art, les aider à venir et à se dire que cette exposition est aussi pour eux, qu’elle leur parlera […]. Les gens viennent de partout : de Kiev, d’Odessa et de bien d’autres villes. Ils sont timides, ils gardent leurs distances, mais quand ils viennent, ils sont toujours contents ».</p>
</blockquote>
<h2>« C’est insupportable d’être assimilé à l’Union soviétique »</h2>
<p>Cette revendication de la singularité de l’art ukrainien est particulièrement vive. D’un esprit désabusé et lassé par les habitudes, Marta comme d’autres, s’insurge contre les confusions systématiques qui sont faites entre l’art russe et l’art ukrainien.</p>
<blockquote>
<p>« Quand, nous ne sommes pas confondus avec les Russes, on nous présente comme leurs “petits frères” […]. C’est insupportable d’être assimilés à l’Union soviétique. Notre histoire est différente. D’ailleurs, notre langue est plus proche du polonais que du russe. Nous sommes indépendants depuis 1991. Depuis cette date nous luttons contre l’impérialisme russe et sa redoutable propagande », s’emporte-t-elle.</p>
</blockquote>
<p>Marta revendique sans hésitation sa fierté pour l’Ukraine :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis fière de l’Ukraine. Nous devons continuer à nous battre. Nous devons même nous battre pour retrouver notre frontière de 1991, date de l’indépendance. Nous devons changer de gouvernement en Russie, faire en sorte que ce gouvernement reconnaisse ce qu’il a fait : un génocide en Ukraine. »</p>
</blockquote>
<p>Ce discours nationaliste est assumé. L’essentiel de la tension autour du nationalisme me paraît se poser dans les mots de Marta :</p>
<blockquote>
<p>« On doit être patriotique, garder nos traditions parce qu’on a été offensés. Sinon, on sera effacé en tant que peuple. »</p>
</blockquote>
<p>Le sentiment national s’épanouit là où le peuple est menacé de disparition. La guerre donne au peuple le sentiment de retrouver une puissance collective, une unité d’autant plus forte que les menaces sont réelles. Derrière la révolte de Marta s’esquissent quelques perspectives ouvertes par la guerre : que le monde s’intéresse à la culture ukrainienne, à ses artistes, ses œuvres et sa singularité. Dans l’écroulement du monde, ces artistes se prennent à rêver d’un avenir neuf : un peuple qui prend conscience de lui-même, qui s’invente et fait reconnaître ses singularités dans le monde. L’imagination est un terrain où la réalité peut être défiée.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Chroniques d’Ukraine : Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a>
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<h2>Regarder pour devenir témoin</h2>
<p>Il est assez remarquable de constater que l’art n’est pas déployé comme on peut l’envisager en temps de paix. Il ne s’agit pas de rendre intelligible la guerre ou de forger une pause où le monde, dans sa cruauté, vient se déployer. Il est plutôt question d’accompagner la guerre. L’art console ceux dont l’âme est anxieuse et les nerfs rongés à vif. Il encourage le soulèvement et le refus de toute résignation pour ceux qui ont encore quelques forces. Enfin, il fixe la mémoire. Toutes ces œuvres qui s’édifient dans le cours de la guerre sont autant d’actes qui captent les actions des hommes, leurs gestes et leurs paroles et leur permettent ainsi d’échapper à l’éphémère. Les artistes espèrent faire de nous des spectateurs qui deviennent témoins.</p>
<p>Et alors que certains continuent à créer dans le présent de la guerre, d’autres tentent de sauver les œuvres présentes partout dans le pays. Bogdana Brylynska travaille <a href="https://cityofliterature.lviv.ua/mans/bogdana-brylynska">au Musée de la terreur à Lviv</a>. Dès le début de la guerre, elle s’est préoccupée des œuvres dispersées en Ukraine, notamment au Sud et à l’Est où se situe une partie considérable de l’héritage national : « Sauver l’héritage, à Marioupol et dans tant d’autres villes, voilà notre objectif. » Les volontaires s’activent alors à protéger les monuments soit par des bâches soit par des sacs de sable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459268/original/file-20220422-16-ryrfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>L’essentiel est de les protéger des éclats de bombes. Certaines statues sont cachées dans des lieux sûrs, à l’étranger ou dans des souterrains. Les volontaires s’organisent également pour transporter les œuvres les plus importantes jusqu’à Lviv. Dans tous les musées du pays, on s’active par la débrouille pour les faire sortir :</p>
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<p>« On n’attend pas les instructions du gouvernement pour sauver ces œuvres. Depuis le Maïdan, on s’est habitués à s’organiser par nous-mêmes. Depuis, nous avons organisé tellement de relations avec tout le pays qu’on est en contact avec des volontaires partout. Depuis le Maïdan, on a compris nos capacités collectives. »</p>
</blockquote>
<p>Le transport des œuvres est réalisé par des volontaires. Il se pose quelques questions pratiques, par exemple comment emballer des œuvres sans risquer de les abîmer :</p>
<blockquote>
<p>« Au début, on ne savait vraiment pas comment faire. On a essayé plein de procédés avant de trouver les techniques qui ne fonctionnaient pas trop mal […]. Et puis, ce n’est pas le seul problème. On doit transporter des œuvres sans avoir de quelconques autorisations de la part de l’État. Cela suppose de longues négociations dans les checkpoints pour assurer qu’on ne les vole pas mais qu’on les protège. C’est de la débrouille, on connaît. »</p>
</blockquote>
<p>Dans une telle situation, la résistance consiste à sauver la matérialité du monde, la mémoire du pays : préserver autant que se peut le monde de sa destruction. Je quitte Lviv pour Kiev puis Kharkiv.</p>
<hr>
<p><em>Prochaine étape : <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Kiev</a>.</em></p>
<p><em>Cet article n’aurait pu être réalisé sans l’aide précieuse de Julia Sinkevych, productrice de films. Je lui dois les nombreuses rencontres faites à Lviv</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181795/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.</span></em></p>
L’expérience de la guerre donne aussi lieu à des forme de résistance non violentes.
Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2
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