tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/conflit-russo-ukrainien-117340/articlesconflit russo-ukrainien – The Conversation2024-03-28T16:36:23Ztag:theconversation.com,2011:article/2254172024-03-28T16:36:23Z2024-03-28T16:36:23ZLe médiateur européen et la guerre en Ukraine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582853/original/file-20240319-26-cqx29y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1797%2C1199&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’Irlandaise Emily O’Reilly exerce la fonction d’ombudsman de l’UE depuis 2013.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.europarl.europa.eu/topics/en/article/20210610STO05909/new-rules-to-allow-eu-ombudsman-to-serve-europeans-better">Fred Marvaux/Parlement européen</a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article a été co-écrit avec Dimitri Oudin, président départemental et membre du Bureau national du Mouvement européen, adjoint au maire de Reims en charge des relations internationales et des affaires européennes.</em></p>
<p>La fonction d’<a href="https://www.un.org/ombudsman/fr/about-us/an-ombudsman">ombudsman</a>, aussi appelé « médiateur », ou « Défenseur des droits », existe désormais dans plus de 120 pays du monde. Dans les pays où l’ombudsman n’est pas qu’un <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-36112536">poste fantoche</a>, il est l’un des garants essentiels de l’État de droit. Sa raison d’être est de contribuer à protéger les citoyens d’un éventuel mauvais fonctionnement du service public et à prévenir d’éventuels abus de pouvoir de l’administration.</p>
<p>Au niveau de l’UE, l’ombudsman est <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/18/le-mediateur-europeen">élu par le Parlement européen</a> pour la durée de sa législature, c’est-à-dire cinq ans. Il a pour rôle de <a href="https://doi.org/10.51149/ROEA.1.2020.1">promouvoir la démocratie</a> et de garantir une <a href="https://doi.org/10.1007/978-3-319-98800-9_19">administration européenne transparente et éthique</a>. Il agit à la fois en tant que médiateur au niveau de l’ensemble de l’UE et en tant que coordinateur du <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/european-network-of-ombudsmen/about/fr">Réseau européen des médiateurs</a>, qui regroupe les médiateurs de chacun des membres de l’Union et au-delà (notamment les pays candidats à l’adhésion à l’UE tels que la Moldavie, l’Albanie, la Serbie ou l’Ukraine).</p>
<p>À l’heure de la guerre en Ukraine, ce poste stratégique, détenu depuis 2013 par l’Irlandaise <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/emily-oreilly;jsessionid=18048767AB23EAA19EA1C3931EA68A71">Emily O’Reilly</a>, mérite d’être particulièrement mis en lumière.</p>
<h2>Des prérogatives progressivement étendues</h2>
<p>Le médiateur européen naît « dans les textes » en 1992, dans le cadre du <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:11992M/TXT">Traité de Maastricht</a>, avant de trouver sa première expression opérationnelle en 1995, lorsque le premier d’entre eux, le Finlandais Jacob Söderman, est élu par le Parlement européen. Il exercera cette fonction jusqu’en 2003, année où lui succédera pour dix ans le Grec Nikifóros Diamandoúros, lui-même remplacé en 2013 par Emily O’Reilly.</p>
<p>Créé concomitamment à la <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/la-citoyennete-europeenne">citoyenneté européenne</a>, institutionnalisée elle aussi par le Traité de Maastricht, le médiateur européen est censé <a href="https://doi.org/10.3917/poeu.061.0114">renforcer cette notion de citoyenneté supranationale</a>, comme l’explique la chercheuse Hélène Michel : « La possibilité pour les citoyens de saisir le Médiateur ne consiste pas seulement en l’augmentation de la protection du citoyen face à l’administration européenne. Elle s’inscrit dans une perspective plus générale, d’une part de renforcement de la légitimité des institutions en donnant le droit au citoyen de demander des comptes aux institutions européennes, et d’autre part de réduction de la distance qui séparerait ces institutions et les citoyens ».</p>
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<p>Précisons que la formule « médiateur européen » désigne à la fois la personne en charge de la fonction et l’entité que cette personne dirige (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/office/staff">75 personnes</a>, pour un budget d’<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/pdf/en/167855">environ 13 millions d’euros</a>).</p>
<p>Malgré un nombre de plaintes relativement faible (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/doc/annual-report/en/183636">750 par an en moyenne, tournées pour un tiers contre la Commission européenne, les autres concernant des institutions de moindre importance</a>, et souvent formulées par des citoyens ayant un lien professionnel avec l’Europe) au regard de la taille de l’espace politique européen, le médiateur a peu à peu étendu son influence symbolique et politique comme instrument de « transparence » et de support à l’exercice de la citoyenneté européenne.</p>
<p>La <a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/690635/EPRS_ATA(2021)690635_FR.pdf">réforme de 2021</a> a considérablement contribué à l’« institutionnalisation » de sa légitimité politique car elle a étendu ses prérogatives : sa fonction n’est désormais exclusivement plus uniquement défensive puisqu’il peut notamment utiliser le <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.181.0189">dispositif d’enquête d’initiative stratégique</a>, qui vise à identifier en amont, de manière dite proactive, les <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2022-1-page-187.htm?ref=doi">domaines d’importance considérée comme stratégique</a>. À titre d’exemple, le médiateur européen vient de lancer, début 2024, une <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/case/fr/65545">initiative stratégique</a> visant à garantir une transparence suffisante quant à la manière dont la Commission européenne utilise l’intelligence artificielle.</p>
<p>Le mandat du médiateur européen couvre « l’ensemble de l’administration de l’UE, à l’exception du Parlement européen dans son rôle politique et de la Cour de justice de l’Union européenne dans son rôle judiciaire. Le médiateur européen <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/en/speech/en/175670">n’enquête pas sur les actions politiques des députés européens ou sur les décisions de la Cour</a> ».</p>
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<p>Le médiateur est européen parce que son action se concentre sur les institutions de l’UE ; il l’est aussi parce qu’il est une déclinaison supranationale d’une initiative qui est née en Europe, <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.123.0387">scandinave</a>, sous le terme d’ombudsman.</p>
<p>L’influence de la « version » suédoise est manifeste puisqu’elle avait pour objectif, sans remettre en question les décisions de la Couronne, de se retourner contre les excès de pouvoir de l’administration royale au nom des individus. Désormais, cette institution existe dans la quasi-totalité des États membres de l’UE, avec des compétences certes légèrement différentes selon les pays ; le médiateur européen <a href="https://doi.org/10.4337/9781785367311.00006">joue le rôle de coordinateur</a> entre ces différents médiateurs nationaux.</p>
<p>Ce besoin de coordination est apparu nécessaire puisque le médiateur européen ne peut investiguer que sur les cas de maladministration au niveau des institutions européennes, avec lesquelles les citoyens européens sont très peu en contact direct. Ces derniers peuvent en revanche être sujets à un excès de pouvoir d’une administration nationale, en raison d’une mise en application, par l’État membre dont ils sont résidents, d’une loi européenne. De telles situations font émerger un besoin de coopération entre le niveau européen et les niveaux nationaux de la médiation citoyen/administration.</p>
<p>C’est ainsi que, dès 1996, le Réseau européen des médiateurs a été créé, avec pour objectif, notamment, d’échanges de bonnes pratiques et d’investigations menées en bonne intelligence lorsqu’elles concernent des sujets qui peuvent toucher les deux niveaux de maladministration, nationale et européenne – et tout cela dans une perspective horizontale, ni contraignante, ni hiérarchique, entre l’Ombudsman européen et les institutions médiatrices nationales.</p>
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<p>À ce jour, le Réseau se compose de près de 95 bureaux, présents dans 36 pays européens, qu’il s’agisse de pays membres de l’UE, de pays qui ne le sont pas, ou de pays candidats à l’adhésion à l’UE, comme l’Ukraine.</p>
<p>Sur ce point, il convient de rappeler que la garantie du respect de la démocratie, de l’État de droit et par conséquent des droits fondamentaux des citoyens figure parmi les conditions d’adhésion des pays candidats à l’Union. Cette conditionnalité a été d’autant plus importante que les élargissements successifs, depuis le <a href="https://theconversation.com/comprendre-lhistoire-de-lue-par-ses-elargissements-successifs-de-1973-a-1986-cap-au-sud-226063">milieu des années 1980 avec l’Espagne et la Grèce notamment</a>, puis au début des années 2000 avec les pays d’Europe centrale et orientale post-communistes, ont souvent concerné des États qui étaient en train d’opérer ou venaient de réaliser une transition démocratique – transition que leur entrée dans l’UE a permis de consolider.</p>
<p>Aujourd’hui, l’institution de l’Ombudsman, <a href="https://www.ombudsman.gov.ua/en/about">présente en Ukraine</a>, et la qualité de son travail, font explicitement partie des éléments de l’évaluation forgée par la Commission européenne <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52022DC0407">dans le cadre de l’examen de la candidature ukrainienne à l’UE</a>.</p>
<h2>L’action menée par l’ombudsman depuis le début de la guerre en Ukraine</h2>
<p>Nous avons recensé les principales minutes et décisions du Réseau européen des médiateurs sur la période mai 2022-octobre 2023 avec comme principal critère de sélection sa saisine au regard du rôle des institutions européennes en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.</p>
<p>Plus particulièrement, nous avons identifié trois thématiques dominantes : 1) l’accueil des réfugiés au sein de l’UE ; 2) la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE en lien avec les sanctions envers la Russie ; et 3) l’adhésion prochaine de l’Ukraine à l’UE examinée à l’aune des progrès du pays en matière de démocratie, d’État de droit et de lutte contre la corruption.</p>
<p>Le 10 mai 2022, <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/event/fr/1438">lors de la Conférence du Réseau européen des médiateurs à Strasbourg</a>, Emily O’Reilly soulignait qu’elle souhaitait avant tout définir « de quelle manière nous (les médiateurs européens) pouvons soutenir et surveiller au mieux les efforts déployés par l’UE pour offrir un abri et une protection à tous ceux qui sont contraints de quitter leur foyer et leur famille en Ukraine ». Le rôle des médiateurs européens est ainsi de veiller à ce que les réfugiés bénéficient de leurs droits, à savoir principalement d’« un accès aux soins de santé, à l’emploi, au logement, à l’éducation et au soutien social », dans les États membres où ils ont fui, tout en alertant sur le risque de traite des êtres humains.</p>
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<p>En ce qui concerne les sanctions infligées à la Russie, le médiateur européen a avant tout cherché à s’assurer de la capacité des citoyens européens à pouvoir consulter auprès de la Commission les documents relatifs à ces sanctions. En juin 2022, il a demandé au Conseil de l’UE la mise à disposition proactive de documents concernant l’adoption des sanctions contre la Russie, afin d’évaluer la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE relatif à ces sanctions, ce qui lui a toutefois été refusé.</p>
<p>Par ailleurs, le médiateur européen a été saisi par un citoyen européen, suite au refus de la Banque centrale européenne d’accorder l’accès du public à des documents relatifs à la mise en application de ces sanctions vis-à-vis de la Russie. Le médiateur a été en capacité de consulter les documents en question et ainsi d’évaluer la réponse de la BCE qui justifiait ce refus par le fait qu’une divulgation intégrale porterait atteinte à la protection de l’intérêt public en ce qui concerne la politique financière, monétaire ou économique de l’Union et les relations financières internationales. Suite à son enquête, le médiateur <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/opening-summary/fr/158540">a conclu</a> qu’il n’y avait « pas eu de mauvaise administration par la Banque centrale européenne ».</p>
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<p>Quant à la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, Emily O’Reilly s’est publiquement interrogée sur la conditionnalité de cette adhésion au respect de l’État de droit sur le territoire ukrainien : « L’UE a-t-elle la patience stratégique d’attendre la transformation des institutions ukrainiennes que le gouvernement a promise dans le cadre de ses réformes de lutte contre la corruption ? Ou le désir de créer rapidement un contrepoids géopolitique cohérent à la puissance dure russe et chinoise impliquera-t-il de fermer les yeux sur les lacunes institutionnelles ? »</p>
<p>Ces lacunes institutionnelles, si elles sont acceptées en l’état pour accélérer le processus d’adhésion, seront mises à l’épreuve par la possibilité pour tout citoyen européen de saisir le médiateur. C’est d’ailleurs déjà le cas, à l’image de la décision rendue le 18 août 2022 concernant le refus du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) de donner au public l’accès à un document concernant la suspension de partis politiques en Ukraine (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/decision/fr/159606">affaire 952/2022/MIG</a>).</p>
<h2>L’ombudsman ukrainien, un cas à part ?</h2>
<p>Une adhésion de l’Ukraine à l’UE renforcerait le poids du médiateur européen dans l’évaluation de la nécessaire transformation institutionnelle du pays. D’autant plus que l’indépendance de l’institution de l’ombudsman ukrainien vis-à-vis du pouvoir politique ne semble pas totale à ce stade. Ainsi, au terme du mandat de la médiatrice Valeria Lutkovska en 2017, il a fallu près d’un an au Parlement ukrainien pour désigner sa successeure, durée pendant laquelle la <a href="https://www.dw.com/en/why-ukraines-human-rights-chief-lyudmyla-denisova-was-dismissed/a-62017920">communauté internationale s’est inquiétée du manque de transparence et de l’ultra-politisation de cette nomination</a>. Deux des trois candidats étaient membres du Parlement (instance électrice de l’ombudsman) alors que les dispositions légales étaient relativement floues à ce sujet, puisqu’ils étaient censés être inéligibles à cette élection, sauf à démissionner de leur mandat – ce que Lyudmila Denisova fit, une fois enfin élue à ce poste en mars 2018.</p>
<p>Fin mai 2022, trois mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, Lyudmila Denisova a été <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/en-ukraine-le-parlement-renvoie-la-chargee-des-droits-humains-faute-de-resultats-20220531_O3AIETOU75DE7E6EUTUCOZQ7CQ/">démise de ses fonctions par le Parlement</a>. Elle avait été publiquement critiquée, notamment par un certain nombre d’associations humanitaires, pour sa gestion de la crise, notamment pour <a href="https://www.newsweek.com/lyudmila-denisova-ukraine-commissioner-human-rights-removed-russian-sexual-assault-claims-1711680">sa communication concernant les crimes sexuels supposément commis par des soldats russes à l’égard d’enfants</a> ; pour autant, <a href="https://ganhri.org/ganhri-and-ennhri-letter-on-nhri-ukraine/">ces mêmes associations se sont émues de la manière dont son mandat a été interrompu</a>, alors que rien dans la Constitution ni dans la loi ordinaire ne prévoyait une telle disposition.</p>
<p>Cette procédure n’a pu être justifiée que par l’instauration de la loi martiale, compte tenu des circonstances exceptionnelles ; elle n’en a pas moins été dénoncée par la <a href="https://www.ohchr.org/fr/countries/ukraine/our-presence">Mission de surveillance des droits de l’homme de l’ONU en Ukraine</a>, qui y a vu une « violation du droit international ». À notre connaissance, les représentants des institutions européennes, y compris de l’Ombudsman européen, n’ont pas publiquement dénoncé le limogeage de Denisova.</p>
<p>On peut néanmoins supposer que la nomination rapide, dès juin 2022, du nouvel ombudsman, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/dmytro-lubinets-commissaire-aux-droits-humains-ukrainien-le-comite-international-de-la-croix-rouge-doit-publiquement-condamner-la-russie_6161241_3210.html">Dmytro Lubinets</a>, montre que Kiev accorde une importance certaine à ce poste, notamment dans la perspective de sa candidature à l’adhésion à l’UE.</p>
<h2>Les futurs élargissements et l’importance de l’ombudsman</h2>
<p>Dans un monde en tension et face aux ambitions de plus en plus affirmées des puissances russe et chinoise, l’UE semble déterminée à accélérer le processus d’adhésion de certains États candidats, comme l’Ukraine mais aussi la Moldavie et, à plus lointaine échéance, la Géorgie. Les lacunes institutionnelles constatées dans ces États devront être rapidement corrigées, quand bien même l’UE ferait preuve d’une certaine mansuétude à leur égard, au vu du contexte international qui l’incite à agir prestement.</p>
<p>À terme, chacun de ces pays devra disposer d’un médiateur national qui agira à la fois de façon indépendante à l’intérieur et en concertation, si besoin, avec le Réseau européen des médiateurs, dont l’ombudsman européen est le coordinateur. Dès lors, ce dernier pourrait se trouver ainsi renforcé dans son influence au sein des frontières de l’Europe.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225417/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Guillaume Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’ombudsman, ou commissaire aux droits de l’homme, se fait progressivement une place au cœur des institutions de l’UE, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine.Guillaume Martin, Maître de conférences, Centre de recherche en management (LAREQUOI), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2266662024-03-26T19:07:57Z2024-03-26T19:07:57ZL’attaque de l’État islamique (EI-K) à Moscou risque d’aggraver la guerre entre la Russie et l’Ukraine<p>Un concert de musique dans la banlieue de Moscou a été le théâtre d’une attaque terroriste sanglante le 22 mars, lorsque des hommes équipés d’armes automatiques et de cocktails Molotov <a href="https://ici.radio-canada.ca/info/videos/1-8913079/attentat-moscou-au-moins-143-morts-et-182-blesses">ont tué plus de 140 personnes</a> et en ont blessé des dizaines d’autres. </p>
<p>Immédiatement après l’attentat, des spéculations sont apparues pour déterminer qui étaient les responsables.</p>
<p>Bien que l’Ukraine ait rapidement <a href="https://www.lesoir.be/576371/article/2024-03-22/une-attaque-moscou-fait-au-moins-40-morts-lukraine-nie-toute-implication">nié toute implication</a>, le président russe <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240323-attentat-de-moscou-poutine-%C3%A9voque-l-ukraine-qui-r%C3%A9fute-tout-r%C3%B4le-dans-la-tuerie-revendiqu%C3%A9e-par-l-ei">Vladimir Poutine a fait une brève déclaration télévisée</a> à sa nation pour suggérer, sans preuve, que l’Ukraine était prête à aider les terroristes à s’échapper.</p>
<p>Cependant, l’État islamique et plus particulièrement sa filiale afghane État islamique-Khorasan, EI-K, a par la suite <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Y1kuQ7aK8zY">revendiqué la responsabilité de l’attaque</a>.</p>
<p>La Russie <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240325-attentat-de-moscou-poutine-impute-l-attaque-%C3%A0-des-islamistes-radicaux-mais-pointe-toujours-l-ukraine">a fini par reconnaître l’implication d’islamistes radicaux dans l’attentat</a>, mais Vladimir Poutine pointe toujours l’Ukraine comme « commanditaire » du massacre. </p>
<p>Mais indépendamment de l’identité des terroristes, l’attentat de Moscou met en évidence deux problèmes majeurs.</p>
<p>Premièrement, les organisations terroristes — c’est-à-dire celles qui recourent à la violence à des fins politiques sans l’appui spécifique d’un gouvernement — peuvent utiliser des conflits préexistants et l’attention médiatique qui en résulte pour promouvoir leurs intérêts. Deuxièmement, les actions de ces organisations peuvent exacerber les conflits en cours.</p>
<h2>L’utilisation d’entités paramilitaires infra-étatiques</h2>
<p>De nombreux pays jugent utile d’employer des entités infra-étatiques et des paramilitaires pour atteindre leurs objectifs. <a href="https://theconversation.com/paramilitaries-in-the-russia-ukraine-war-could-escalate-and-expand-the-conflict-206441">La Russie et l’Ukraine ont eu recours et continuent d’avoir recours à de tels groupes</a> pour mener des actions que leurs soldats ne sont pas en mesure d’exécuter.</p>
<p>Si l’utilisation de ces forces présente certains <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.4324/9781003193227/serbian-paramilitaries-breakup-yugoslavia-iva-vuku%C5%A1i%C4%87">avantages pour un pays</a>, elle est en même temps problématique parce qu’elle conduit à se demander qui sont réellement derrière les actes.</p>
<p>Les attaques menées au début de l’année par des groupes houthis basés au Yémen contre des navires en mer Rouge en sont un exemple. Les Houthis sont <a href="https://www.cfr.org/in-brief/irans-support-houthis-what-know">généralement considérés</a> comme un groupe mandataire de l’Iran. Même s’il existe des liens étroits entre les deux, les Houthis <a href="https://theconversation.com/yemens-houthis-and-why-theyre-not-simply-a-proxy-of-iran-123708">ne sont pas contrôlés par l’Iran</a>. Supposer que l’Iran est directement à l’origine de l’attaque contre les navires de la mer Rouge est au mieux discutable, au pire carrément faux.</p>
<p>S’il est difficile d’évaluer le rôle d’un État dans la <a href="https://www.lawfaremedia.org/article/five-myths-about-sponsor-proxy-relationships">direction de ses proxys et paramilitaires</a>, cela n’est rien en comparaison de la difficulté à établir un lien entre les États et les organisations terroristes internationales. C’est une ambiguïté que les groupes terroristes peuvent exploiter.</p>
<h2>L’attention des médias : de l’oxygène pour les terroristes</h2>
<p>Définir le terrorisme est un exercice périlleux. La <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/disciplining-terror/terrorism-fever-the-first-war-on-terror-and-the-politicization-of-expertise/12E123D58AA0437750CB882B066E2B6B">politisation du terme</a> depuis la guerre contre le terrorisme qui a suivi le 11 septembre 2001 a donné un nouveau sens à l’expression selon laquelle <a href="https://www.theatlantic.com/politics/archive/2012/05/is-one-mans-terrorist-another-mans-freedom-fighter/257245/">« le terroriste de l’un est le combattant de l’autre »</a>.</p>
<p>En règle générale, cependant, les <a href="https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/defining-terrorism">décideurs politiques</a> <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/political-science-research-and-methods/article/is-terrorism-necessarily-violent-public-perceptions-of-nonviolence-and-terrorism-in-conflict-settings/9BA6C161346EEE1563A7DC2639066A02">et les universitaires</a> définissent les groupes terroristes comme des organisations non étatiques qui cherchent à recourir à la violence ou à la menace de violence contre des civils pour atteindre des objectifs politiques, avec une certaine ambiguïté quant aux entités qui peuvent s’en charger.</p>
<p>Au XXI<sup>e</sup> siècle, la diffusion des <a href="https://www.igi-global.com/dictionary/scales-dynamics-outsourcing/14566">technologies de communication</a> et le <a href="https://archive.org/details/whatsnextproblem0000unse/page/82/mode/2up">cycle d’information 24 heures sur 24</a> ont donné aux groupes terroristes de nouveaux moyens d’attirer l’attention de la communauté internationale.</p>
<p>Des vidéos peuvent être téléchargées en temps réel par des groupes terroristes, et l’attention internationale ne tarde pas à suivre. Les médias d’information sont toutefois <a href="https://www.aljazeera.com/opinions/2019/7/9/the-problem-is-not-negative-western-media-coverage-of-africa/">très sélectifs</a> dans ce qu’ils couvrent.</p>
<p>En raison de la sélectivité des médias, les organisations terroristes cherchent <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0047272717301214">à maximiser leur audience</a>. L’un des moyens d’y parvenir est de lier leurs activités à des événements en cours. L’attaque de l’EI-K à Moscou illustre cette tendance.</p>
<p>La décision de l’EI-K d’attaquer la salle de concert de Moscou n’était pas purement opportuniste. L’État islamique et ses organisations subsidiaires <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/fusillade-en-russie-l-etat-islamique-et-la-russie-ont-une-dette-de-sang-qui-remonte-a-plusieurs-annees-analyse-un-specialiste-du-jihadisme-apres-la-revendication-de-Daech_6441190.html">reprochent à la Russie</a> son rôle dans la destruction de l’EI en Syrie et en Irak.</p>
<p>L’attaque de l’EI-K contre Moscou correspond donc à son propre agenda, tout en faisant progresser ses objectifs. Le problème est le potentiel d’escalade.</p>
<h2>L’escalade du conflit entre la Russie et l’Ukraine</h2>
<p>Il reste encore beaucoup d’inconnues sur l’attaque. Il est toutefois possible d’en tirer certaines conséquences potentielles.</p>
<p>Les autorités américaines avaient <a href="https://www.youtube.com/watch?v=iDEkly_6P4A">précédemment averti la Russie</a> qu’une attaque était imminente. Les autorités russes n’ont pas tenu compte de cet avertissement.</p>
<p>Poutine a même déclaré avant l’attaque que les <a href="https://www.rtbf.be/article/attentat-a-moscou-washington-avait-averti-poutine-parlait-alors-de-mensonges-11348726">avertissements américains à cet effet</a> étaient une forme de chantage. Ainsi, même un avertissement sincère des États-Unis a été perçu par les autorités russes à la lumière du conflit plus large entre la Russie et l’Ukraine.</p>
<p>Les suites de l’attaque risquent d’amplifier ces inquiétudes. Poutine a affirmé que quatre personnes impliquées dans le conflit avaient été capturées en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/direct-attentat-terroriste-pres-de-moscou-les-quatre-suspects-ont-ete-places-en-detention-provisoire_6445771.html">tentant de fuir</a> vers l’Ukraine.</p>
<p>Cela semble discutable : la frontière entre la Russie et l’Ukraine est l’un des endroits les plus militarisés du pays en raison de la guerre. Le résultat, cependant, est que la tentative d’évasion présumée a permis aux politiciens russes de <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2024-03-26/le-fsb-accuse-l-ukraine-et-l-occident-d-avoir-facilite-l-attentat-pres-de-moscou.php">relier l’attaque</a> aux autorités ukrainiennes, malgré les <a href="https://fr.news.yahoo.com/pr%C3%A9sidence-ukrainienne-affirme-navoir-rien-194842346.html">protestations contraires</a> de ces dernières.</p>
<p>Les autorités russes devront agir, comme le ferait n’importe quel État à la suite d’une telle agression. Mais les représailles sont d’autant plus probables que <a href="https://www.nytimes.com/2024/03/23/world/europe/putin-russia-moscow-attack.html">Poutine</a> se présente comme le protecteur du peuple russe.</p>
<p>L’élimination du terrorisme est cependant une tâche <a href="https://www.nytimes.com/2021/09/10/world/europe/war-on-terror-bush-biden-qaeda.html">extrêmement difficile, voire impossible</a>, comme le montre l’expérience américaine. La guerre entre la Russie et l’Ukraine offre toutefois aux autorités russes un terrain propice pour canaliser ailleurs le chagrin et l’indignation suscités par le tragique attentat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226666/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>James Horncastle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine a nié toute implication dans l’attentat terroriste de Moscou. Cela ne signifie pas que la Russie n’essaiera pas d’utiliser cet événement pour intensifier sa guerre avec l’Ukraine.James Horncastle, Assistant Professor and Edward and Emily McWhinney Professor in International Relations, Simon Fraser UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2262532024-03-26T16:40:31Z2024-03-26T16:40:31ZLes guerres d’Ukraine et de Gaza vont-elles redynamiser le droit international ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583758/original/file-20240322-22-cwnsz5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C2907%2C1961&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Riad Al-Malki, ministre des Affaires étrangères de la Palestine (à gauche), salue le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le 21&nbsp;février 2024 à La Haye.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/CourPenaleInt/status/1759961734733873192/photo/1">Compte Twitter de la Cour pénale internationale</a></span></figcaption></figure><p>L’effectivité du droit international est souvent remise en cause, surtout durant les conflits armés, quand les déclarations des diverses juridictions ne semblent avoir aucun effet sur les belligérants.</p>
<p>Pourtant, les deux grands conflits armés en cours actuellement qui attirent particulièrement l’attention occidentale, à savoir le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien, pourraient, à terme, conférer au droit international une dynamique nouvelle.</p>
<h2>L’activisme judiciaire des parties prenantes</h2>
<p>Les parties prenantes de ces deux conflits se sont en effet saisies de l’outil judiciaire comme moyen complémentaire de combat. Les exemples de l’Ukraine et de la Palestine sont pour le moins instructifs à cet égard.</p>
<p>Présentons d’abord le cas de l’Ukraine. En réaction à l’agression russe entamée en 2014, l’Ukraine a saisi pas moins de sept juridictions internationales, dont la Cour internationale de Justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) est également impliquée.</p>
<p>La CIJ connaît de deux affaires. La première est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/166"><em>Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale</em></a>. C’est une affaire contentieuse introduite par l’Ukraine en 2017 contre la Russie et dont l’arrêt a été publié par la Cour le 31 janvier 2024, suscitant <a href="https://www.justsecurity.org/91781/taking-stock-of-icj-decisions-in-ukraine-v-russia-cases-and-implications-for-south-africas-case-against-israel/">quelques déceptions</a> chez certains observateurs qui ont pu regretter le rejet par la Cour de la majorité des requêtes ukrainiennes.</p>
<p>La seconde affaire introduite par Kiev devant la CIJ est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182"><em>Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</em></a>. Elle a été introduite en 2022 contre la Russie et est toujours pendante.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/w0pcg34WLos?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Si l’Ukraine n’est évidemment pas le premier État à saisir la juridiction onusienne dans le cadre d’un conflit armé, aucun État ne l’avait saisie si rapidement. En effet, l’affaire concernant la convention sur le génocide a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022, soit seulement deux jours après le lancement de l’invasion russe. C’est un délai extrêmement court, qui dépasse le plus court jusqu’à présent <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/150">(Costa Rica contre Nicaragua en 2010, en raison d’une incursion de l’armée nicaraguayenne en territoire costaricien)</a>, qui était de 17 jours entre l’incident et l’introduction de l’affaire.</p>
<p>Le cas de la CPI est tout aussi intéressant, et démontre aussi un fort volontarisme ukrainien. Kiev n’est pas partie au Statut de Rome, ce qui élimine en théorie toute possibilité pour la Cour d’être compétente à son sujet. Toutefois, il existe une procédure <em>ad hoc</em>, décrite à l’article 12§3 du <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut</a>, qui permet à un État de se soumettre à la juridiction de la Cour sur une situation particulière. L’Ukraine a utilisé cette procédure afin que la CPI puisse être compétente pour enquêter sur les crimes qui auraient pu être commis sur le territoire ukrainien depuis la fin de l’année 2013. L’examen préliminaire a débuté le 25 avril 2014 et l’enquête a effectivement commencé le 2 mars 2022.</p>
<p>S’agissant de la Palestine, la dynamique judiciaire est similaire, au moins vis-à-vis de la CPI. On constate une véritable volonté que la juridiction pénale internationale soit en capacité de se saisir de la situation, avec une double action : une <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/letat-de-palestine-ratifie-le-statut-de-rome">ratification du Statut de Rome</a> et un dépôt de déclaration en vertu de l’article 12§3, le temps que l’adhésion soit officielle – ce qu’elle sera le 1<sup>er</sup> avril 2015.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Si l’Ukraine a bénéficié d’un renvoi par un groupe d’États parties au Statut – sur lequel nous reviendrons –, la Palestine a <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/22/gaza-les-palestiniens-demandent-une-enquete-de-la-cour-penale-internationale-sur-israel_5302764_3218.html">déféré elle-même sa situation au Procureur le 22 mai 2018</a>. L’examen préliminaire s’est clôturé le 20 décembre 2019, date à laquelle le Procureur de l’époque, Fatou Bensouda, a annoncé demander une expertise juridique plus précise de la Chambre préliminaire I sur l’étendue de la compétence territoriale de la Cour. Celle-ci <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-chambre-preliminaire-i-de-la-cpi-rend-sa-decision-sur-la-demande-du-procureur-relative-la">a statué</a> le 5 février 2021 « que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».</p>
<p>Le Procureur a par conséquent <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-mme-fatou-bensouda-propos-dune-enquete-sur-la-situation-en">annoncé</a> le 3 mars 2021 l’ouverture d’une enquête à propos de la situation en Palestine, sur les crimes qui auraient été commis depuis le 13 juin 2014.</p>
<p>L’activisme judiciaire de l’Ukraine et de l’Autorité palestinienne pourrait encourager, à notre sens, une modification de la perception du droit international par les États impliqués dans un conflit armé. Si auparavant, il était perçu comme un outil disponible une fois que les hostilités ont cessé, il est désormais vu comme un outil mobilisable en même temps que les armes, ce qui accroît potentiellement ses chances d’utilisation. Mais, signe supplémentaire d’une redynamisation du droit international, les parties prenantes aux conflits ne sont pas les seules à se saisir de l’outil judiciaire.</p>
<h2>L’implication des États tiers</h2>
<p>Concernant l’affaire soumise par l’Ukraine à la CIJ sur la base de la convention sur le génocide, on constate l’implication d’une trentaine d’États tiers. En effet, le <a href="https://www.icj-cij.org/fr/statut">Statut de la CIJ</a> prévoit à ses articles 62 et 63 que les États tiers peuvent intervenir dans une affaire déjà portée devant la Cour. Si l’article 62 a une portée générale, l’article 63 concerne spécifiquement l’interprétation d’une convention. Il s’agit alors pour les États de pouvoir s’exprimer sur l’interprétation d’un traité et de se soumettre par la même occasion à la sentence rendue par le juge – ce qui n’est, sans intervention, pas automatique, étant donné que l’article 59 du Statut prévoit que la décision du juge n’est obligatoire que pour les parties en litige.</p>
<p>Dans l’affaire soumise par Kiev en 2022, <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182/intervention">33 États tiers</a> ont déposé une « Déclaration d’intervention » selon la procédure ci-dessus, y compris la France. Aucun de ces États n’est directement impliqué dans le conflit armé, ce qui démontre le fort attrait exercé par le droit international. C’est encore plus frappant si on fait une comparaison avec des affaires similaires précédentes.</p>
<p>Sur toutes les affaires soumises à la CIJ depuis 1947, la procédure d’intervention a été utilisée une vingtaine de fois. La plupart du temps, une affaire ne voit qu’une déclaration déposée par un seul État. Le cas de l’affaire ukrainienne apparaît ainsi tout à fait nouveau, avec une mobilisation de plus de trente États.</p>
<p>Pour ce qui est de la CPI, nous l’avons évoqué, c’est un groupe d’États parties qui a déféré la situation ukrainienne au Procureur. Cette façon de saisir la Cour est une option qui reste assez rare : elle représente à ce jour 12 % des saisines.</p>
<p>Sur les quatre façons disponibles, celle-ci était la plus rapide. L’Ukraine n’aurait pas pu saisir le Procureur car elle n’est pas partie au Statut de Rome. Le Procureur aurait pu ouvrir une enquête de sa propre initiative et agir <em>propio muto</em>, mais cela aurait nécessairement pris du temps. Le renvoi par le Conseil de sécurité était tout bonnement inenvisageable, la Russie étant membre permanent. La dernière option était donc le renvoi par un État partie. C’est en ce sens qu’un groupe de 39 États a déféré la situation en Ukraine devant le Bureau du Procureur. Le titulaire actuel du poste, Karim Khan, a <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de">déclaré l’ouverture de l’enquête</a> le 2 mars 2022. Dans le mois qui a suivi, quatre autres États parties se sont joint au groupe ayant déféré la situation.</p>
<p>La forte implication d’États tiers se retrouve aussi dans le conflit israélo-palestinien.</p>
<p>Parlons d’abord de ce qui se passe à la CIJ, qui n’a pas été impliquée par la Palestine mais bien par des États tiers. Deux affaires distinctes concernent ce conflit : un avis consultatif demandé par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 et une procédure contentieuse lancée plus récemment par l’Afrique du Sud.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1725523434896031821"}"></div></p>
<p>La première affaire s’intitule <em>Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est</em>. Elle fait suite à une <a href="https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n23/004/71/pdf/n2300471.pdf?token=J1VS9T939kSviJkGQT&fe=true">requête pour avis consultatif</a> déposée par l’AG le 30 décembre 2022. La procédure est toujours en cours, les audiences publiques s’étant terminées le 26 février 2024. On attend désormais l’avis consultatif, qui sera donné ultérieurement, certains observateurs évoquant un <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/turkey-tells-world-court-occupation-is-root-cause-israeli-palestinian-conflict-2024-02-26/">délai de six mois</a>.</p>
<p>La seconde affaire, relevant elle de la procédure contentieuse, s’intitule <em>Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Gaza</em>. Elle a été déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et enregistrée au Greffe de la Cour le 28 décembre 2023.</p>
<p>Pretoria a en effet déposé une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-fr.pdf">requête introductive d’instance</a> pour manquements israéliens à la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention sur le génocide</a> ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires vis-à-vis de la situation à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Suite à la tenue d’audiences publiques, la Cour a publié le 26 janvier 2024 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf">ordonnance</a> dans laquelle elle décide de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël, dont l’obligation pour Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », tels que le meurtre ou l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.</p>
<p>Le 12 février, l’Afrique du Sud a demandé l’indication de mesures additionnelles, demande qui a été rejetée par la Cour, qui a réitéré la nécessité de « la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées […] dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ».</p>
<p>Tout récemment, le 6 mars, <a href="https://www.reuters.com/world/south-africa-asks-world-court-more-measures-against-israel-2024-03-06/">l’Afrique du Sud a soumis une requête urgente</a> pour prévenir la famine dans la bande de Gaza. Tandis qu’Israël a fait part de ses observations à ce sujet le 15 mars, la Cour ne s’est pas encore prononcée.</p>
<p>Il est frappant de voir que des États tiers, individuellement ou collectivement, soient aussi dynamiques sur le volet judiciaire d’une affaire qui ne les concerne pas directement.</p>
<p>C’est également le cas avec la CPI. Si la Palestine a pu elle-même saisir le Procureur suite à son adhésion au Statut de Rome, cela n’a pas empêché des États tiers de s’engager dans cette affaire. Elle a récemment bénéficié de deux renvois par des groupes d’États parties : <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-11/ICC-Referral-Palestine-Final-17-November-2023.pdf">cinq États</a> (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) ont renvoyé la situation devant le Procureur le 17 novembre 2023 et <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2024-01/2024-01-18-Referral_Chile__Mexico.pdf">deux autres</a> (Chili et Mexique) l’ont fait le 18 janvier 2024. Ce renvoi par des États tiers après que le Procureur s’est saisi de l’affaire, qui a pour but d’« attirer l’attention du Bureau du Procureur » dans un contexte de « nécessaire priorisation de certaines situations », est inédit et est significatif du rôle que les États veulent faire jouer au droit international.</p>
<h2>Des conséquences sur le système juridique international ?</h2>
<p>Au moment où est commémoré le trentième anniversaire du génocide rwandais, qui a constitué l’occasion de mettre en place <a href="https://unictr.irmct.org/fr/tribunal">« le premier tribunal international à rendre des jugements contre les personnes présumées responsables de génocide »</a>, ces recours multiples à la CIJ et à la CPI pourraient avoir des conséquences sur le système juridique international. La nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne a d’ailleurs renouvelé l’intérêt d’établir des <a href="https://theconversation.com/les-crimes-commis-en-ukraine-pourront-ils-un-jour-faire-lobjet-dun-proces-international-181021">juridictions pénales internationales spéciales</a>, notamment concernant le crime d’agression.</p>
<p>Cet engagement vis-à-vis du droit pourrait inviter à considérer la promotion de mécanismes d’acception <em>ad hoc</em> de juridictions internationales, qui peuvent s’avérer constituer des leviers intéressants pour les juristes qui souhaitent voir le droit international occuper une place plus grande dans les relations internationales contemporaines.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226253/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samantha Marro-Bernadou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors même qu’ils sont toujours en cours, les deux grands conflits armés actuels ont donné lieu à plusieurs saisines de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale.Samantha Marro-Bernadou, Doctorante en science politique - Institut de recherche Montesquieu, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2264792024-03-24T17:58:04Z2024-03-24T17:58:04ZLa Russie face au terrorisme<p>En Europe, le <a href="https://www.20minutes.fr/monde/russie/4082892-20240323-attaque-moscou-direct-plus-60-personnes-tuees-salle-concert">massacre perpétré le 22 mars au soir</a> dans une salle de concert de la région de Moscou ne peut que susciter l’horreur. Mais il peut aussi interroger, et même surprendre.</p>
<p>D’abord, par le lieu de son déroulement, Krasnogorsk, à quelques kilomètres à peine de Moscou, et par l’ampleur de son bilan, plus de 130 victimes : comment un attentat de masse a-t-il pu être préparé et perpétré dans le centre névralgique d’un État où la <a href="https://www.themoscowtimes.com/2023/08/17/mass-survellience-in-russia-expands-rapidly-since-ukraine-invasion-mt-russian-a82151">place des services de sécurité est si importante</a> ? La <a href="https://www.liberation.fr/international/quest-ce-que-lei-k-cette-filiale-de-letat-islamique-qui-pourrait-etre-derriere-lattaque-terroriste-dune-salle-de-concert-pres-de-moscou-20240323_KFZXNM6XRBB3JCFJRQ3G2BXV74/">revendication par l’organisation État islamique au Khorassan</a> peut, elle aussi, prendre les Européens à contrepied : pourquoi l’EI frapperait-il la Russie alors même que ses cibles privilégiées, lors de son apogée, étaient les démocraties libérales de l’Ouest ? Enfin, les réactions des pouvoirs publics russes – et de la présidence au premier chef – peuvent également susciter un certain étonnement de ce côté-ci du continent : pourquoi <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240323-attentat-de-moscou-poutine-%C3%A9voque-l-ukraine-qui-r%C3%A9fute-tout-r%C3%B4le-dans-la-tuerie-revendiqu%C3%A9e-par-l-ei">faire supposer une complicité de Kiev</a> alors même que la menace islamiste est, en Russie, ancienne, profonde et même antérieure à la crise ukrainienne ?</p>
<p>Notre étonnement ou notre surprise se dissipent si l’on examine en détail l’exposition structurelle de la Russie au terrorisme islamiste et sa doctrine de l’anti-terrorisme. Malheureusement, les meurtres de masse du Crocus City Hall sont un épisode tragique supplémentaire dans la longue histoire de l’affrontement entre la Fédération de Russie et certains réseaux islamistes.</p>
<h2>Le terrorisme, ennemi des sociétés ouvertes… et des régimes autoritaires</h2>
<p>Depuis le 11 septembre 2001, l’idée s’est profondément enracinée que les terroristes islamistes ont pour cibles principales les démocraties libérales : en elles, ils viseraient tout à la fois des « infidèles » (à l’islam), des « croisés » (autrement dit des colonisateurs invétérés) et des « décadents » (coupables d’un relâchement moral inacceptable).</p>
<p>En outre, les islamistes exploiteraient les marges d’action ménagées par les « sociétés ouvertes », pour reprendre <a href="https://www.cairn.info/philosophie-auteurs-et-themes--9782361060275-page-112.htm">l’expression de Karl Popper</a> – les libertés d’opinion, de croyance, de mouvement, d’association, etc. – pour les retourner contre les Occidentaux. D’où l’incrédulité, parmi les Européens, devant le massacre de Krasnogorsk. Comment un tel attentat est-il envisageable dans un État explicitement fondé sur l’autorité, le rétablissement de la <a href="https://theconversation.com/comment-vladimir-poutine-a-mis-en-place-une-verticale-de-la-peur-en-russie-201796">« verticale du pouvoir »</a> et l’hypertrophie des services de sécurité (les siloviki) ?</p>
<p>Cette vision des choses est toutefois contredite par ce constat que font de nombreux observatoires du terrorisme (tel <a href="https://www.fondapol.org/etude/les-attentats-islamistes-dans-le-monde-1979-2021/">celui de la Fondation pour l’Innovation Politique</a>) : les attentats islamistes se multiplient aussi dans des États non libéraux, spécialement en <a href="https://www.rts.ch/info/monde/9016433-le-terrorisme-tue-vingt-fois-plus-en-afrique-quen-europe.html">Afrique</a> et <a href="https://www.europe1.fr/international/attentat-en-iran-malgre-un-net-recul-dans-la-region-la-menace-de-daesh-na-jamais-vraiment-disparu-au-moyen-orient-4223438">au Moyen-Orient</a>. Même dans des régimes policiers, les services de sécurité ne peuvent être ni omniscients ni omnipotents. En outre, l’organisation État islamique n’est-elle pas <a href="https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2017-1-page-136.htm?ref=doi">née de la double contestation du régime syrien de Bachar Al-Assad et du « nouvel Irak »</a> issu de l’invasion américaine et de l’installation d’un pouvoir chiite à Bagdad ? L’attentat de Krasnogorsk doit nous inviter à réviser notre idée trop définitive sur l’affrontement entre démocratie et islamisme : elle est exacte, mais très partielle.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=237&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=237&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=237&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=298&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=298&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/583880/original/file-20240324-22-irw02l.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=298&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les attentats islamistes dans le monde (1979-2019). Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.fondapol.org/carte-des-attentats-islamistes-dans-le-monde/">Site de la Fondapol</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Le terrorisme en général et celui de l’EI en particulier visent aussi bien les démocraties libérales que les régimes autoritaires. La section de l’EI au Khorassan qui a revendiqué le massacre en Russie est en effet implantée en Asie centrale et défie, par la violence, des États politiquement bien éloignés des membres de l’UE. Elle a notamment pris pour cibles, ces dernières années, aussi bien les <a href="https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/letat-islamique-khorasan-terroristes-plus-sanguinaires-dafghanistan">talibans afghans</a> que le <a href="https://www.voanews.com/a/us-warned-iran-of-isis-k-threat-ahead-of-deadly-blasts-us-official-says/7457546.html">régime iranien</a>.</p>
<p>C’est tout le problème que pose le terrorisme djihadiste aujourd’hui : défait militairement au Moyen-Orient et jugulé en Europe et aux États-Unis, il s’est reporté vers des zones comme le Sahel, l’Afrique centrale, l’Afrique orientale ou encore l’Asie centrale, où les États sont autoritaires mais souvent faibles. <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/attaque-a-moscou-ce-que-l-on-sait-des-11-suspects-arretes-dont-quatre-assaillants-presumes_AV-202403230289.html">Les suspects arrêtés par les forces russes quelques heures après l’attentat</a>, même s’il convient en la matière de se garder de conclusions trop hâtives, sont d’ailleurs des ressortissants du Tadjikistan, un pays identifié depuis plusieurs années comme un <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/le-djihadisme-tadjik-nouvelle-menace-pour-l-europe-20240118">terrain de recrutement fertile pour les djihadistes</a>.</p>
<p>D’un point de vue géopolitique, le massacre de Krasnogorsk ouvre une perspective inquiétante : les réseaux reconstituent leurs forces dans ces aires « molles » ou « grises » pour se reporter sur des théâtres plus centraux en Europe. Le profond antagonisme actuel entre la Fédération de Russie et l’Union européenne ne doit pas masquer la réalité : du point de vue des islamistes de l’EI, les régimes politiques respectifs des deux entités se valent et <a href="https://www.politico.com/magazine/story/2017/04/russia-jihadists-number-one-target-214977/">sont des cibles au même titre l’un que l’autre</a>.</p>
<h2>Pourquoi viser la Russie ?</h2>
<p>Que le rival géopolitique de l’UE, envahisseur de l’Ukraine et adversaire autoproclamé de l’Occident, soit victime d’un attentat de masse ne peut étonner que si le regard reste rivé sur l’affrontement avec l’Ukraine, latent depuis les années 2000 et virulent depuis 2013.</p>
<p>En effet, le risque terroriste est très élevé en Russie depuis la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) et, plus encore, <a href="https://www.nytimes.com/2024/03/23/world/europe/moscow-attacks-shootings-bombings.html">depuis l’accession de Vladimir Poutine à la primature puis à la présidence de la Fédération</a>, en 2000. La première menace terroriste contre la Russie est interne : radicalisant une frange de la forte minorité (<a href="https://www.themoscowtimes.com/2019/03/05/russia-will-be-one-third-muslim-in-15-years-chief-mufti-predicts-a64706">10 % environ</a>) musulmane historique (non issue de l’immigration) du pays, exploitant les rancœurs des périphéries (Daghestan, Tchétchénie) contre le centre russe anciennement conquérant et colonisateur, utilisant des vétérans et des fonds venus d’Asie centrale (Afghanistan) et du Golfe, les réseaux terroristes ont commis contre la population civile et les forces de sécurité russes de nombreux attentats.</p>
<p><em><a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/accents-d-europe/20240328-le-retour-du-service-militaire">Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire</a></em></p>
<p>Plusieurs d’entre eux – sans même parler des <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/11/17/qui-a-commis-les-attentats-de-1999_4247480_1819218.html">explosions de plusieurs immeubles d’habitation en 1999</a> quand Poutine était premier ministre, officiellement attribuées aux Tchétchènes mais dont bon nombre d’observateurs <a href="https://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20131011.OBS0834/le-crime-qui-a-fait-poutine.html">soupçonnent les services russes d’avoir été les auteurs</a> – ont profondément marqué les présidences Poutine : la <a href="https://www.rtbf.be/article/russie-20-ans-apres-la-tragique-prise-dotages-du-theatre-de-moscou-les-proches-des-victimes-se-souviennent-11092368">prise d’otages du théâtre de la Doubrovka en 2002</a> (130 morts, dont sans doute une majorité du fait de l’intervention des services de sécurité) ; la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/1er-septembre-2004-la-prise-d-otages-de-beslan-par-un-commando-tchetchene_3065109.html">prise d’otages dans une école à Beslan (Ossétie du Nord) en 2004</a> (334 morts dont 186 enfants) ; les <a href="https://www.lejdd.fr/international/double-attentat-moscou-60591">explosions dans le métro de Moscou en 2010</a> (40 morts) et <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/russie/saint-petersbourg-ce-que-l-sait-sur-l-explosion-dans-le-metro-4903758">celles dans le métro de Saint-Pétersbourg en 2017</a> (14 morts), liste loin d’être exhaustive.</p>
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<p>Toutes ces actions violentes de masse ont été revendiquées par des réseaux islamistes implantés en Fédération de Russie même. L’importance du risque terroriste islamiste interne est si grande qu’elle a en partie justifié la <a href="https://www.jstor.org/stable/20788646">reconstitution de services de sécurité intérieure très puissants</a> et qu’elle a conduit Moscou à laisser le violent et imprévisible <a href="https://theconversation.com/chechnyas-boss-and-putins-foot-soldier-how-ramzan-kadyrov-became-such-a-feared-figure-in-russia-216418">Ramzan Kadyrov</a> gérer à sa guise « sa » Tchétchénie, dès lors qu’il y réprime avec la plus grande dureté la moindre menace, réelle ou supposée, de résurgence de djihadisme.</p>
<p>À l’extérieur également, la lutte contre l’islamisme armé est une priorité politique ancienne. C’est contre elle que la Russie et la Chine ont <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2001-4-page-99.htm">créé en 2001 l’Organisation de Coopération de Shanghai</a>, installant le centre de lutte contre celle-ci à Tachkent et <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2018/05/21/lorganisation-de-cooperation-de-shaghai-face-au-terrorisme-dasie-centrale/">fournissant aux États d’Asie centrale formations, renseignements et matériel</a>.</p>
<p>C’est – officiellement – pour lutter contre le terrorisme islamiste que la Russie a répondu aux demandes de la présidence syrienne, en août 2015, pour <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2017-7-page-30.htm">déclencher la première opération militaire extérieure loin de ses frontières</a>. C’est aussi au nom de la lutte contre l’islamisme que, non officiellement, des experts militaires et des mercenaires russes sont intervenus et sont toujours implantés en Afrique du Nord (<a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-societes-militaires-privees-russes-au-Moyen-Orient-2-2-En-Libye-le-groupe.html">Libye</a>), en Afrique de l’Ouest (<a href="https://www.theguardian.com/world/2023/may/20/russian-mercenaries-behind-slaughter-in-mali-village-un-report-finds">Mali</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/11/15/le-burkina-faso-resserre-son-alliance-avec-la-russie_6200216_3212.html">Burkina Faso</a>) et en Afrique centrale (<a href="https://www.rts.ch/info/monde/13264727-quand-les-mercenaires-russes-de-wagner-deboisent-la-foret-centrafricaine.html">République centrafricaine</a>).</p>
<p>Enfin, et surtout pour les Européens, les soutiens de Moscou dans l’Union ont, avant 2015 et surtout 2022, tiré argument de ses actions anti-terroristes pour <a href="https://www.ouest-france.fr/politique/marine-le-pen/terrorisme-de-moscou-le-pen-appelle-cooperer-avec-la-russie-4881050">attribuer à la Russie un rôle de pionnier de la défense de l’Occident</a>. Dans le narratif global russe, avant l’invasion de l’Ukraine, la lutte contre le terrorisme islamiste était l’un des principaux « titres de gloire » revendiqué par le Kremlin.</p>
<p>Viser la Russie fait sens, pour les terroristes islamistes en général et pour l’EI en particulier : les forces russes ont en effet contribué à la défaite militaire de l’EI en Syrie (et au maintien du régime de Bachar Al-Assad). Même si elle n’a rien d’une démocratie libérale, la Russie est pour l’EI une cible d’autant plus privilégiée qu’il tente de se replier notamment sur la zone centrasiatique. Le massacre du Crocus City Hall, qui n’est qu’un épisode supplémentaire dans la longue série des attentats terroristes perpétrés en Russie, illustre la résurgence de la menace islamiste dans ces zones de fragilité pour Moscou que sont l’Asie centrale mais aussi le Caucase russe (début mars, le FSB a ainsi annoncé <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/la-russie-dit-avoir-tue-six-terroristes-lors-d-une-operation-en-ingouchie-20240303">avoir démantelé une cellule djihadiste en Ingouchie</a>).</p>
<h2>Vers de nouveaux fronts ?</h2>
<p>Une fois rappelée l’histoire longue de la menace terroriste en Russie, les allusions et les sous-entendus des autorités russes sur une implication ou une connivence ukrainienne paraissent d’autant plus opportunistes et fantaisistes.</p>
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<p>Que le moment de l’attentat soit un défi à l’autorité de Vladimir Poutine, triomphalement réélu (en l’absence de la moindre opposition) quelques jours plus tôt, c’est l’évidence. Que l’éventuel affaiblissement de son pouvoir qui pourrait résulter du massacre (si les Russes reprochent au régime de s’être montré incapable de prévenir une attaque d’une telle ampleur) serve indirectement l’Ukraine, c’est manifeste. Mais de la conjonction des crises à la convergence des luttes, il y a un pas que la connaissance du terrorisme islamiste en Eurasie ne permet pas de franchir.</p>
<p>L’invasion de l’Ukraine est une décision militaire de politique extérieure contre une ancienne République socialiste soviétique (RSS) tentée de rejoindre l’Union européenne et l’OTAN. La lutte contre le terrorisme islamiste est un défi intérieur et extérieur qui se rattache aux actions de la Russie sur ses marches sud.</p>
<p>Le narratif manifestement opportuniste déployé par le Kremlin <a href="https://www.tbsnews.net/worldbiz/europe/not-isis-rt-editor-chief-moscow-concert-attack-814951">et par ses propagandistes</a> justifiera peut-être des actions supplémentaires contre l’Ukraine. Mais ce qui mérite l’examen, c’est l’inflexion que les politiques russes, intérieures et extérieures, sont susceptibles de prendre à court et moyen terme.</p>
<p>Tout d’abord, il est fort possible que, ayant fixé le front ukrainien et ayant engagé le <a href="https://theconversation.com/annexions-russes-en-ukraine-quand-la-force-tord-le-bras-au-droit-192125">processus d’intégration de quatre districts ukrainiens</a>, la Russie se reporte sur d’autres fronts : en Europe du Nord pour « tester » la résistance des deux nouveaux membres de l’OTAN (Suède et Finlande) ; en Asie centrale, pour relancer sa coopération avec la Chine et les anciennes RSS de la région, et la cimenter par une reprise de la lutte contre le terrorisme ; vis-à-vis de l’Occident, au mieux pour critiquer son absence de solidarité et au pire pour l’accuser de complaisance ; au Moyen-Orient en relançant des actions estampillées anti-terroristes avec ses alliés locaux (Iran, Turquie, Syrie).</p>
<p>Sur le plan intérieur, en outre, l’attentat du 22 mars sera immanquablement interprété comme un outrage à la « verticale du pouvoir ». La lutte contre le terrorisme est déjà la cause d’une vague d’arrestations de suspects. Mais elle peut donner un nouveau motif à une plus large vague de répression. Car le rapport de la Russie au terrorisme est en partie différent de celui de l’Europe : pour les pouvoirs publics russes, les attentats sont non seulement des meurtres de civils et des troubles à l’ordre public, mais surtout un défi inacceptable à l’État.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226479/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le massacre de Krasnogorsk s’inscrit dans une longue litanie d’actes terroristes djihadistes visant la Russie.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2254862024-03-19T16:56:56Z2024-03-19T16:56:56ZLa Russie a-t-elle les moyens économiques de vaincre l’Ukraine en 2024 ?<p>Dans les années 1980, la stagnation de l’économie prive progressivement l’URSS des moyens de ses ambitions de puissance mondiale. L’échec, acté en 1989, de la guerre menée pendant dix ans pour dominer l’Afghanistan signe le début de la fin de l’URSS, qui se disloque en décembre 1991. La transition brutale vers l’économie de marché se traduit en 1998 par une faillite économique complète, une phase d’<a href="https://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_1992_num_21_2_1843">hyperinflation</a>, un appauvrissement brutal de la population, la quasi-cessation du versement des salaires des fonctionnaires…</p>
<p>Avec la complicité des anciens du KGB, les futurs oligarques en profitent pour s’approprier les ressources du pays, parfois par la violence. En 1999, la Fédération de Russie est menacée d’éclatement par la révolte tchétchène.</p>
<h2>Un rétablissement de courte durée au début du XXIᵉ siècle</h2>
<p>L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine cette même année correspond au début du rétablissement l’économie de la Fédération, qui bénéficie d’une envolée des prix des matières premières. L’indice des prix de l’énergie calculé par la Banque mondiale sur la base de 100 pour la moyenne de l’année 2016 est multiplié par 6 entre 2000 et 2007. Depuis 2008, ces prix fluctuent autour d’une moyenne élevée de 176.</p>
<p><iframe id="0pkww" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/0pkww/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>L’économie russe connaît une embellie de 2000 à 2008 : le PIB par habitant de la Russie remonte de 50 % du niveau des pays développés en l’an 2000 à 62 % en 2008. La crise financière mondiale inverse le mouvement à partir de 2009, et le ratio retombe à 45 % en 2022.</p>
<p><iframe id="QtkkL" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/QtkkL/3/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>La crise de 2008 met un terme à la politique de modernisation de la Russie. Le tandem dirigeant, Poutine-Medvedev, rejette la libéralisation économique et politique de leur pays, responsable selon eux du chaos, et revient à la grande tradition russe autour du triptyque répression, militarisation et rente énergétique.</p>
<p>Au tournant des années 2010, Poutine perçoit les faiblesses du camp occidental : <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2010-2-page-443.htm">abandon par Obama</a> en 2009 du projet d’installation d’un bouclier antimissile à l’est de l’Europe puis, en 2013, son <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2017/04/07/le-jour-ou-barack-obama-avait-efface-sa-ligne-rouge-sur-la-syrie_5107363_3210.html">refus d’intervenir en Syrie</a> quant Bachar Al-Aassad franchit la « ligne rouge » qu’avait tracée le président américain (l’utilisation des armes chimiques). Commence alors pour la Russie une stratégie d’alliances, de soutien aux forces anti-occidentales dans le monde et d’interventions militaires directes dans un certain nombre de conflits : en Géorgie, en Syrie, en Libye, en Afrique subsaharienne, etc. Poutine place la lutte contre l’hégémonie occidentale au centre de sa stratégie.</p>
<p>Lorsqu’en 2013 Xi Jinping arrive au pouvoir, il est bien décidé, lui aussi, à remettre en question la domination de l’« Occident décadent ». Dès sa nomination, <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2013/03/21/01003-20130321ARTFIG00492-xi-jinping-choisit-la-russie-pour-sa-premiere-visite-d-etat.php">il se rend en Russie</a> pour réaffirmer l’« amitié indéfectible » entre les deux pays face à l’Occident. Mais la Chine reste prudente car son développement industriel exceptionnel dépend de manière vitale de son accès aux marchés, aux technologies et aux investissements directs des pays développés.</p>
<p>Dès 2014, Poutine, au contraire, envahit la Crimée et une partie de l’Ukraine. La faiblesse des réactions européennes à cette agression d’un pays souverain le conforte dans l’idée que l’Europe est le maillon faible de l’Occident ; il prépare dès lors l’invasion de toute l’Ukraine, qu’il tente en 2022. Cette invasion sera un double échec cinglant : militaire, devant la formidable résistance ukrainienne ; diplomatique et stratégique, devant la mobilisation de l’Occident réunifié pour soutenir Kiev.</p>
<p>La guerre en Ukraine devient alors une guerre d’attrition qui entraîne la mobilisation totale des deux pays. Dans ce conflit, les capacités économiques des deux belligérants jouent un rôle majeur.</p>
<h2>La surprenante résilience de l’économie russe en 2022</h2>
<p>L’année 2022 a été extrêmement contrastée pour la Russie : d’une part, elle a perdu son pari de mener une guerre éclair et d’annexer l’Ukraine, mais d’autre part elle a <a href="https://theconversation.com/un-an-apres-linvasion-de-lukraine-une-insolente-resilience-de-leconomie-russe-199528">bénéficié d’une année économique exceptionnelle</a> en dépit des sanctions occidentales.</p>
<p>Celles-ci avaient pour but de la priver des ressources extérieures que lui procuraient ses exportations de produits primaires. Or les recettes d’exportation russes ont atteint des niveaux exceptionnels grâce au <a href="https://www.lexpress.fr/economie/politique-economique/sanctions-contre-la-russie-le-grand-contournement-les-magouilles-secretes-de-societes-europeennes-LYQNTJB26BELFMTLB4JXVLVCCI/">contournement de ses flux d’exportation habituels</a>, et surtout grâce à la flambée des prix de l’énergie primaire (cf. graphique 1). Elles se traduisent par des excédents de sa balance des paiements courants tout aussi exceptionnels (cf. graphique 3) : alors qu’ils s’élevaient en moyenne à 63 milliards de dollars par an lors de la période 2000-2020, leur niveau de 2022 a été proche de 250 milliards.</p>
<p><iframe id="8pMyG" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/8pMyG/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Par ailleurs, les sanctions voulues par les pays occidentaux <a href="http://www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/lettre/abstract.asp?NoDoc=13860">n’ont pas été appliquées par les pays du « Global South »</a>. Par ordre d’importance, la Chine, l’Inde et la Turquie ont été et sont encore aujourd’hui, pour plus de 75 %, les principaux destinataires des exportations énergétiques russes.</p>
<p>Cette réorientation du commerce a été extrêmement rapide. Les opérateurs du commerce international sont en majeure partie des compagnies de transport à capitaux occidentaux ou des compagnies « fantômes ». Souvent confrontés à des crises d’approvisionnement de toute sorte, ces opérateurs ont développé une extraordinaire capacité d’adaptation. De leur côté, les Européens, à deux exceptions près (l’Autriche et la Hongrie), ont eux aussi réussi en un an, parfois dans la douleur, à réorienter leurs sources d’approvisionnement. Pour la France, <a href="http://www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/lettre/abstract.asp?NoDoc=13936">l’impact du recul des échanges avec la Russie est aujourd’hui secondaire</a>.</p>
<h2>Une année 2023 et des perspectives économiques et financières 2024 nettement moins favorables</h2>
<p>L’année 2023 apparaît beaucoup moins favorable, même s’il y a une reprise apparemment remarquable de la croissance du PIB, <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/la-russie-renoue-avec-la-croissance-economique-malgre-les-sanctions-occidentales-990010.html">évaluée à 3,6 %</a>. Mais c’est un chiffre claironné par Poutine qui a été aussitôt <a href="https://investir.lesechos.fr/marches-indices/economie-politique/une-croissance-economique-russe-en-trompe-loeil-georgieva-fmi-2075768">mis en doute par la présidente du FMI</a>, qui a souligné que cette croissance était le fait du complexe militaro-industriel au détriment du secteur civil.</p>
<p>Depuis le milieu de l’année 2022, les excédents courants de la Russie chutent. D’un sommet proche de 80 milliards de dollars au deuxième trimestre 2022, on tombe à <a href="https://www.cbr.ru/eng/statistics/macro_itm/svs/bop-eval/">10 milliards au quatrième trimestre 2023</a>. Dans le même temps, le <a href="https://www.sipri.org/media/press-release/2023/russias-new-budget-law-signals-determination-see-war-ukraine-through-according-new-sipri-analysis">budget de la défense s’alourdit</a>. D’une moyenne de dépenses militaires de 47 milliards de dollars avant-guerre, on passe en 2021-2023 à un peu plus 60 milliards. Pour 2024, les prévisions budgétaires font apparaitre une explosion de ces dépenses, qui atteindraient près de 140 milliards de dollars, soit plus de 7,1 % du PIB (la moyenne européenne est de 1,5 % environ jusqu’en 2022) et plus de 35 % du budget de la Fédération (de 4 % pour la moyenne européenne). Le déficit budgétaire atteindrait 24 milliards de dollars.</p>
<p>Cette flambée des dépenses militaires soutient certes la croissance mais elle ne suffit pas à combler les besoins de l’armée, comme en témoignent le <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-09-13/guerre-en-ukraine/les-munitions-nord-coreennes-un-coup-de-pouce-a-moscou-pour-durer.php">recours aux importations de munitions nord-coréennes</a> et les <a href="https://english.alarabiya.net/News/world/2023/11/09/Russia-asks-countries-among-its-arms-customers-to-return-weapons-sold-to-them-Report">tentatives de rachat du matériel militaire</a> que la Russie avait exporté massivement avant la guerre. L’Égypte, le Brésil, le Pakistan et la Biélorussie ont été approchés à cette fin.</p>
<p>Dans un autre domaine, la pénurie de composants aéronautiques contraint la Russie à réduire son activité de transport aérien et à cannibaliser une partie de sa flotte. Selon <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/12/dans-le-secteur-aerien-la-russie-ne-pourra-brader-la-securite-sans-passer-pour-une-republique-bananiere_6216073_3232.html"><em>Le Monde</em> du 12 février 2024</a>, « plus de la moitié de la flotte actuelle sera mise hors service d’ici à 2025 ». Les <a href="https://www.lefigaro.fr/international/russie-crash-d-un-avion-de-transport-militaire-iliouchine-pres-de-moscou-20240312">incidents de vol</a> se multiplient en ce début de 2024. Or le transport aérien est vital pour la Fédération russe.</p>
<p>Cette hausse des dépenses publiques traduit aussi le coût humain élevé de cette guerre à travers <a href="https://tass.com/society/1729573">l’accroissement des pensions versées aux familles des soldats mis hors de combat</a>. Selon les estimations d’un rapport présenté au Congrès américain, <a href="https://edition.cnn.com/2023/12/12/politics/russia-troop-losses-us-intelligence-assessment/index.html">315 000 soldats de nationalité russe ont été mis hors de combat</a> depuis le début de la guerre, sur un effectif initial de 360 000 combattants mobilisés. Pour 2024, la hausse prévue est liée à l’accroissement de 15 % du nombre de combattants (soit 170 000 de plus, pour atteindre un effectif total de 2,2 millions, contre 1,5 million avant l’agression).</p>
<p>L’économie russe souffre par ailleurs d’une insuffisance de main-d’œuvre, ce qui s’explique par une multiplicité de facteurs : le déclin démographique, les centaines de milliers d’hommes qui ont fui l’enrôlement, les 315 000 victimes, et les 700 000 soldats mobilisés en supplément par rapport à l’avant-guerre. Cette pénurie se reflète dans la forte montée des salaires. <a href="https://www.jeune-independant.net/le-salaire-minimum-en-russie-a-augmente-de-185-depuis-le-1er-janvier-2024/">L’augmentation de 18,5 % du salaire minimum</a>, effective au 1<sup>er</sup> janvier 2024, concernerait plus de 4 millions de travailleurs. Autant de dynamiques qui devraient fortement peser sur l’inflation à venir.</p>
<h2>Les finances suffiront-elles à soutenir l’effort de guerre ?</h2>
<p>Si la dette extérieure de la Russie est faible, et se réduit encore, cela est dû au fait que les créanciers potentiels ne se précipitent pas. Les réserves extérieures de la Russie se monteraient à 630 milliards de dollars, dont 300 milliards sont détenus par les pays occidentaux et sont gelés du fait des sanctions.</p>
<p>La tentative de dédollariser les paiements extérieurs de la Russie se heurte à la faiblesse du rouble sur les marchés mondiaux. Sur un an, la devise russe est passée de 71,4 roubles pour un euro en janvier 2023 à 97,1 roubles pour un euro et, pour enrayer une chute incontrôlée, la <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/russie-contrainte-par-l-inflation-la-banque-centrale-releve-son-taux-directeur-a-16-985819.html">banque de Russie a relevé ses taux à long terme à 16 %</a>, face à une inflation de plus de 7 % en 2023. Cette hausse pèse sur l’économie et alourdit d’autant le coût de la dette.</p>
<p>Ces dépenses supplémentaires devront être financées par un accroissement des impôts sur les entreprises et par la planche à billets, l’endettement extérieur étant exclu. En effet, si la dette extérieure de la Russie ne représente que moins de 5 % du PIB, l’agence de notation <a href="https://www.fitchratings.com/research/sovereigns/fitch-downgrades-russia-to-c-08-03-2022">Fitch classe cette dette en catégorie C</a>, juste au-dessus de la catégorie D, correspondant au défaut de paiement.</p>
<p><a href="https://www.lefigaro.fr/vox/monde/exclusion-de-la-russie-du-reseau-bancaire-swift-quelles-consequences-pour-l-europe-20220302">L’exclusion su système Swift</a> conduit la Russie à tenter de dédollariser ses transactions commerciales et financières internationales, mais elle ne rencontre pas beaucoup de succès en la matière du côté des BRICS, qui en ont pourtant <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/les-brics-revent-de-dedollariser-l-economie-mondiale-20230822">pris l’engagement</a>. Par ailleurs, la tentation de la Russie de créer un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/15/la-russie-lance-un-rouble-numerique-esperant-contourner-les-sanctions-internationales_6185479_3210.html">« rouble numérique »</a> se heurte à des difficultés : d’une part, cette monnaie reposerait sur une monnaie faible, le rouble – ce qui n’est pas très attrayant ; d’autre part, l’État russe souhaite contrôler étroitement l’usage qui en serait fait, ce qui est en contradiction avec ce type de monnaie.</p>
<h2>L’année 2024 sera décisive</h2>
<p>L’accroissement considérable des dépenses militaires prévues pour 2024 et la baisse de ses ressources financières donnent le sentiment que la Russie joue son va-tout cette année.</p>
<p>Du côté de l’Ukraine, c’est l’aide occidentale et, en particulier, européenne qui sera déterminante, surtout en cas de défection de l’allié américain. L’aide occidentale a souvent donné l’impression d’être en retard sur les besoins de l’Ukraine. Le réarmement européen prend du temps, mais le potentiel industriel et les capacités financières ne manquent pas. L’Europe sera-t-elle capable de fournir à temps et en quantité suffisante les aides nécessaires à l’Ukraine ?</p>
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<p><em>Une version plus longue de cet article est disponible sur <a href="https://geopoweb.fr/?LA-RUSSIE-A-T-ELLE-LES-MOYENS-DE-VAINCRE-EN-2024-Michel-FOUQUIN">Geopoweb.fr</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225486/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Fouquin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’économie russe a tenu le choc des sanctions et de la guerre en 2022, mais 2023 aura été plus difficile. 2024 sera une année décisive pour les finances de Moscou, et donc pour sa guerre en Ukraine.Michel Fouquin, Professeur d'Economie à la Faculté de Sciences Sociales et Économiques (FASSE) , Conseiller au CEPII, CEPIILicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2207422024-03-17T15:33:22Z2024-03-17T15:33:22Z« L’envers des mots » : Urbicide<p><a href="https://fr.euronews.com/2015/02/11/la-nuit-ou-dresde-fut-reduite-en-cendres">Dresde</a> et <a href="https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/gallery/bombing-of-warsaw">Varsovie</a> pendant la Seconde Guerre mondiale ou, plus récemment, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/guerre-en-ukraine-les-villes-meurent-elles-aussi-1787296">Marioupol</a> en Ukraine sont autant d’exemples de villes entièrement détruites lors d’un conflit armé contemporain. Nœud logistique, centre industriel et cœur du pouvoir politique, la ville est toujours un objectif militaire, théâtre et enjeu des combats.</p>
<p>Si la destruction de la ville répond à des raisons stratégiques, et ce, depuis longtemps, son anéantissement pour des raisons symboliques est devenu un véritable objet d’étude depuis la diffusion par <a href="https://geographie-ville-en-guerre.blogspot.com/2008/10/la-notion-durbicide-dimensions.html">Benedicte Tratnjek</a> de la notion d’urbicide. Pour cette géographe spécialiste de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et de Sarajevo, <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/urbicide">l’urbicide</a> renvoie à la « destruction rituelle » de la ville en tant que mode de vie pour des raisons souvent identitaires.</p>
<p>Composé de la racine latine <em>urbs</em> (la ville) et du suffixe <em>cide</em> (tuer), l’urbicide ne désigne pas la seule destruction matérielle d’une ville au cours d’un conflit mais aussi le meurtre de ce que les géographes appellent <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/urbanite">l’urbanité</a>, c’est-à-dire l’essence de l’urbain. Cette essence se définit souvent, sous la plume des géographes, par la densité (la ville est le lieu des fortes concentrations humaines) et le cosmopolitisme (la ville est le lieu où des populations aux identités plurielles se rencontrent).</p>
<p>En conséquence, mettre à bas l’urbanité revient à s’attaquer méthodiquement à ce qui permet ou symbolise le vivre-ensemble propre à l’environnement urbain. C’est dans cette optique que Tratnjek analyse la <a href="https://hal.science/medihal-00705117/">destruction de la bibliothèque de Sarajevo</a> lors du siège mené par les Serbes de 1992 à 1995. Fréquenté par toutes les communautés de la ville, ce bâtiment abritait des ouvrages provenant de toutes les populations des Balkans et symbolisait un passé commun à tous les Sarajéviens.</p>
<p>Dès lors, l’urbicide revient souvent à priver une ville de son identité de façon à anéantir tout trait d’union, tout sentiment d’appartenance commune aux populations diverses qui la composent.</p>
<p>L’urbicide est alors intimement lié à la destruction du patrimoine puisqu’il consiste souvent à « faire table rase du passé » comme le montrent les <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto">destructions perpétrées par Daech à Mossoul en 2015</a>. La destruction des <a href="https://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/05/16/en-irak-l-etat-islamique-revendique-la-destruction-d-une-partie-des-ruines-antiques-de-ninive_4920404_4864102.html">ruines de Ninive</a> et des églises chrétiennes syriaques vise à faire disparaître les traces de l’histoire pré-islamique de la ville ainsi que son passé cosmopolite pour lui substituer une identité nouvelle fondée sur un sunnisme rigoriste.</p>
<p>Dès lors, « la mise à mort » de l’identité d’une ville, de son histoire, s’intègre souvent à des politiques d’épuration ethnique ou religieuse comme <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto">celles menées par Daech envers les chrétiens ou les chiites à Mossoul</a> ou <a href="https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_2006_num_83_4_2526">par les Serbes envers les musulmans en Bosnie</a>.</p>
<p>C’est pourquoi l’urbicide est souvent justifié par un discours, une <a href="https://shs.hal.science/halshs-00702685/">idéologie urbanophobe</a> qui condamne la ville en tant que telle. Assimilée au cosmopolitisme, aux identités plurielles et mouvantes, la ville se voit condamnée par tous les totalitarismes et les acteurs soucieux de diviser les territoires, de les délimiter autour d’identités qu’ils veulent pures et éternelles.</p>
<p>Dès lors, l’urbicide constitue bien un terme dont l’utilisation se diffuse de plus en plus dans les champs médiatique et politique. Il permet d’analyser les nouvelles modalités de nettoyage ethnique employées dans les régimes autoritaires. Ces États, à l’image de la Russie à Marioupol ou de la Turquie à <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/gosse-diyarbakir">Diyarbakir</a> (Kurdistan), entendent parfois effacer ainsi l’identité des peuples, des lieux et des villes qu’ils habitent afin d’annexer ou d’accroître leur contrôle sur un territoire.</p>
<p>Ensuite, le concept d’urbicide a une forte <a href="https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/lurbicide-en-ukraine-un-crime-contre-lhumanite-20220425_WOZ5QSAVB5GTFJSTR2VSW4MUSY/">résonance médiatique</a> : il permet de mobiliser, d’attirer l’attention de la communauté internationale sur des drames qui, faute de mots pour les caractériser, pourraient sombrer dans l’oubli.</p>
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<p><em>Cet article s’intègre dans la série <strong><a href="https://theconversation.com/fr/topics/lenvers-des-mots-127848">« L’envers des mots »</a></strong>, consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?</em></p>
<p><em>De <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-validisme-191134">« validisme »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-silencier-197959">« silencier »</a>, de <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-bifurquer-191438">« bifurquer »</a> à <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-degenrer-191115">« dégenrer »</a>, nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :</em></p>
<ul>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-technoference-199446"><em>« L’envers des mots » : Technoférence</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-ecocide-200604"><em>« L’envers des mots » : Écocide</em></a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-neuromorphique-195152"><em>« L’envers des mots » : Neuromorphique</em></a></p></li>
</ul><img src="https://counter.theconversation.com/content/220742/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La notion d’urbicide ne désigne pas seulement la destruction matérielle d’une ville au cours d’un conflit mais aussi le « vivre-ensemble » qu’elle représente.Pierre Firode, Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251462024-03-15T15:40:37Z2024-03-15T15:40:37ZL’exaltation du « sacrifice pour la patrie » au cœur de l’idéologie du régime poutinien<p>La Russie actuelle est une société marquée par la répression systématique de toute contestation. Cette situation n’est pas récente. Quand il y a dix ans, en mars 2014, la Russie a annexé la Crimée et déclenché le « printemps russe » dans l’est de l’Ukraine, de nombreuses lois visant à faire taire les voix dissonantes y étaient déjà en vigueur, notamment les tristement célèbres <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« loi sur les agents étrangers »</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/06/30/russie-poutine-promulgue-deux-lois-denoncees-comme-liberticides_3439201_3214.html">« loi interdisant la propagande de l’homosexualité »</a>.</p>
<p>Au cours des années suivantes, et spécialement depuis l’invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022, le pouvoir s’est encore durci, au point d’opérer un <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2024/01/11/russie-la-repression-atteint-de-nouveaux-sommets">nettoyage total</a> de l’espace politique et culturel du pays.</p>
<h2>La répression et la guerre</h2>
<p>Comme <a href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">rapporté</a> par Proekt.Media – un groupe de journalistes indépendants dont les membres ont été eux-mêmes dernièrement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/15/la-russie-interdit-proekt-un-media-d-investigation-repute_6088377_3210.html">réduits au silence ou contraints à quitter le pays</a> –, uniquement sur la période 2018-2023, c’est-à-dire lors du mandat actuel de Vladimir Poutine, environ 110 000 personnes ont été poursuivies en Russie en vertu d’articles politiques du code administratif (qui exposent à des amendes, parfois très élevées), et 5 613 en vertu d’articles politiques du code pénal (qui exposent à des peines de prison).</p>
<p>Ce dernier chiffre, observé, répétons-le, en moins de cinq ans, est supérieur à l’ensemble des poursuites pour infractions politiques au code pénal recensées au total sous Khrouchtchev et Brejnev (1954-1982).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sous Poutine, en plus des 5 613 personnes jugées au pénal pour « extrémisme » et autres articles politiques, près de 100 000 personnes ont comparu devant la justice pour des délits administratifs à teneur politique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">Graphique réalisé par Proekt.Media</a></span>
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<p>En outre, l’enquête souligne que ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que l’ampleur réelle de la répression pourrait être bien plus importante : certains autres articles répressifs, a priori non politiques, sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes supposées hostiles au Kremlin. Ainsi, de nombreux Russes ayant pris part à des rassemblements non autorisés ont été jugés pour « refus d’obtempérer » ou pour « infraction aux restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ».</p>
<p>Depuis février 2022, entre 600 000 et 1 million de Russes ont <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65790759">quitté le pays</a>. Parmi ceux qui sont restés et sont allés combattre en Ukraine, entre 47 000 (<a href="https://zona.media/casualties">estimation minimale, les noms de chacun d’entre eux ayant été répertoriés</a> et 360 000 (<a href="https://war.ukraine.ua/faq/what-are-the-russian-death-toll-and-other-losses-in-ukraine/">chiffres avancés par les forces armées ukrainiennes</a>) y ont trouvé la mort.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/N6AdNvFM8jk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Selon les calculs du ministère britannique de la Défense, <a href="https://www.euronews.com/2024/03/03/russia-likely-suffered-at-least-355000-casualties-in-ukraine-war-uk-mod">l’armée russe a déploré en moyenne 983 soldats morts ou blessés chaque jour</a> en février 2024. En 2023, <a href="https://www.forumfreerussia.org/en/news-en/2023-09-22/average-life-expectancy-of-mobilized-russians-in-ukraine-war-was-4-5-months">l’espérance de vie moyenne d’un mobilisé russe</a> n’était que de quatre mois et demi.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-la-plainte-etouffee-des-mobilises-et-de-leurs-familles-224678">En Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles</a>
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<p>Ces chiffres effarants, de même que le <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/mauvaises-conditions-materiel-obsolete-des-soldats-russes-crient-leur-desespoir-dans-une-video_AV-202210070261.html">niveau calamiteux des vêtements et équipements fournis aux soldats</a>, témoignent du peu de cas que fait le pouvoir russe de la vie de ses militaires – et, plus généralement, de ses citoyens. Ce pouvoir met en œuvre ce que l’on appelle une <a href="https://modernrhetoric.files.wordpress.com/2018/12/thanatopolitics-bloomsbury-handbook.pdf">thanatopolitique</a>, c’est-à-dire une politique où la mort violente des habitants est perçue comme une issue souhaitable dès lors qu’elle participe à la grandeur de l’État.</p>
<h2>Offrir sa vie à l’État, seule existence utile</h2>
<blockquote>
<p>« Il y a des gens dont on peine à dire s’ils ont vraiment vécu ou non. Ils meurent d’on ne sait quoi, par exemple d’un abus de vodka… Votre fils, lui, a vécu. Il a atteint son but. Cela signifie que sa mort a eu un sens. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=4tRQIn6GRiU">Cette tirade</a> a été adressée par Vladimir Poutine, en 2022, à une femme dont le fils avait été tué dès la première guerre du Donbass, en 2014.</p>
<p>L’idéologie du régime de Poutine est <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vladimir-poutine-nous-irons-au-paradis-en-martyrs">eschatologique</a> : elle normalise la mort et la destruction. Un exemple éloquent en a été donné lors d’un récent concert de <a href="https://www.watson.ch/fr/soci%C3%A9t%C3%A9/poutine/447821235-shaman-le-parafasciste-voici-le-chanteur-prefere-de-poutine">Shaman, l’un des chanteurs les plus populaires du pays</a>, où en criant « Je suis russe ! », le refrain de son titre-phare, il appuie sur un bouton rouge simulant le bouton nucléaire, ce qui provoque immédiatement un feu d’artifice géant, à la plus grande joie du public :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720919264796836076"}"></div></p>
<p>Pour l’État totalitaire qu’est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14782804.2019.1651699">devenue la Russie de Poutine</a>, les citoyens n’ont de valeur qu’en tant que corps patriotiques dont le seul but est de mourir pour le souverain si nécessaire.</p>
<p>C’est pourquoi la loyauté envers le gouvernement et la possession d’un corps sain capable, le cas échéant, de faire la guerre, sont les principaux critères d’après lesquels l’État totalitaire trace les frontières entre « les nôtres » et « les autres », entre « les gens nécessaires » et « les gens superflus ». Ces « gens en trop », aux yeux du régime poutinien, ce sont les membres de l’opposition politique et culturelle, la communauté LGBTIQ+, ou encore les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1729804563572556268"}"></div></p>
<p>C’est pourquoi, aussi, les propagandistes de Poutine <a href="https://cepa.org/article/morality-shouldnt-get-in-the-way-russias-genocidal-state-media/">affirment</a> que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (l’euphémisme que le régime emploie pour désigner la guerre actuelle) n’est pas de tuer tous les Ukrainiens en tant que peuple, mais seulement ceux qui ne se considèrent pas comme faisant partie du « monde russe ».</p>
<p>C’est pourquoi la Russie <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-recherche-des-enfants-deportes-par-la-russie-une-course-contre-la-montre-avant-qu-ils-ne-disparaissent_6319473.html">a kidnappé des enfants ukrainiens</a> et tue leurs parents : le psychisme des enfants est flexible et ils peuvent être <a href="https://www.kyivpost.com/post/25213">« rééduqués »</a>, contrairement aux adultes.</p>
<p>C’est pourquoi de nombreuses épouses de soldats russes, après avoir appris que leurs maris violaient des Ukrainiennes, <a href="https://filmscosmos.com/intercepted/">légitiment ces actes</a> – parce que, selon elles, les femmes ukrainiennes ne sont pas des femmes comme elles.</p>
<p>Les détracteurs du régime de Poutine qualifient volontiers sa politique à l’égard des Ukrainiens de manifestation par le néologisme <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/25/rachisme-le-nouveau-mot-de-la-guerre-en-ukraine_6138996_3210.html">« rachisme »</a>, une contraction de « Rossia » (Russie) et de « fachizm » (fascisme) qu’employait déjà le premier président indépendantiste de la Tchétchénie (la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_tch%C3%A9tch%C3%A8ne_d%27Itchk%C3%A9rie">République d’Itchkérie</a>) Djokhar Doudaïev. En 1995, décrivant la politique de Moscou pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il l’a qualifiée d’« extrêmement cruelle, inhumaine, basée sur le chauvinisme grand-russe et sur la tactique de la terre brûlée ». Le concept a depuis été évoqué de nouveau dans le contexte de la guerre russo-géorgienne en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014, de la guerre subséquente dans le Donbass et de <a href="https://www.nytimes.com/2022/05/19/opinion/russia-fascism-ukraine-putin.html">l’invasion russe de l’Ukraine</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1650960946506919942"}"></div></p>
<p>Le régime de Poutine a nourri cette idéologie en réhabilitant dans une large mesure le stalinisme. En 2023, il y avait en Russie <a href="https://www.rferl.org/a/russia-stalin-victims-memorials-vandalism/32620956.html">110 monuments à la gloire de Staline</a> ; 95 d’entre eux ont été érigés sous Vladimir Poutine. La société russe se réapproprie rapidement les méthodes soviétiques de gouvernance et de contrôle, comme en témoigne la <a href="https://www.geo.fr/geopolitique/donos-dans-russie-en-guerre-de-vladimir-poutine-la-delation-est-redevenue-un-sport-national-218137">multiplication des dénonciations</a> de citoyens russes les uns contre les autres pour « manque de fiabilité politique », qui a entraîné l’emprisonnement de nombreuses personnes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/70-ans-apres-la-mort-de-staline-son-spectre-hante-toujours-la-russie-199489">70 ans après la mort de Staline, son spectre hante toujours la Russie</a>
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<h2>Peut-on évaluer l’attachement réel des Russes à l’idéologie du pouvoir ?</h2>
<p>Les sondages réalisés dans une société non libre ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, mais ils peuvent donner un aperçu de la situation.</p>
<p><a href="https://www.levada.ru/2023/12/08/konflikt-s-ukrainoj-otsenki-noyabrya-2023-goda/">Selon une enquête effectuée en novembre 2023 par le Centre Levada</a>, les deux principaux sentiments – contradictoires – que la guerre avec l’Ukraine a suscités chez les Russes depuis qu’elle a démarré sont, d’une part, la terreur (32 %) et, d’autre part, la fierté pour leur pays (45 %). Cette fierté est principalement ressentie par les hommes et les personnes plus âgées, qui ont connu l’URSS. L’anxiété, la peur et l’horreur sont plus souvent ressenties par les femmes et par l’ensemble des Russes nés sous Poutine.</p>
<p>Pourtant, selon cette même enquête, la proportion de Russes qui pensent qu’il faut entamer des pourparlers de paix reste élevée : elle s’élève à 57 %, soit le même niveau qu’en octobre 2022 (après l’annonce de la mobilisation partielle). 36 % des personnes interrogées sont favorables à la poursuite de l’action militaire. Environ autant (40 %) ont collecté de l’argent et des biens pour les faire parvenir aux participants à l’« opération spéciale » au cours de l’année écoulée.</p>
<p><a href="https://www.bbc.com/russian/news-64764949">Selon les auteurs du projet de recherche indépendant « Chroniques »</a>, les Russes ne répondent pas sincèrement à la question de savoir s’ils soutiennent l’« opération spéciale », de crainte de subir les représailles du pouvoir s’ils assument leur opposition. Certains disent qu’ils la soutiennent uniquement pour « se fondre dans la foule » des conformistes. Pour d’autres, il y a une différence entre soutenir la guerre et soutenir les Russes qui y ont été envoyés. Dans l’ensemble, cependant, les sociologues estiment que les sanctions fonctionnent et que les réfrigérateurs vides « annuleront » l’effet de la propagande de Poutine, et que ceux qui tentent encore d’éviter les jugements politiques sur la guerre seront alors contraints de les formuler.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-soutien-de-facade-des-russes-a-la-guerre-en-ukraine-216314">Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine</a>
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<p>Pour l’heure, en tout cas, il semble très difficile d’imaginer que le peuple russe puisse renverser le régime. La <a href="https://www.20minutes.fr/monde/russie/4079320-20240302-mort-alexei-navalny-milliers-russes-defilent-tombe-opposant-apres-funerailles">réaction massive à la mort d’Alexeï Navalny</a> démontre sans doute qu’il existe une vraie demande intérieure de changements démocratiques, mais celle-ci est à ce stade insuffisante pour provoquer ce souffle immense de mécontentement populaire qui pourrait ébranler profondément le système.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandra Yatsyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le poutinisme repose sur la thanatopolitique – de thanatos, la mort – qui proclame que la vie des citoyens n’a de sens que si elle est vécue, et sacrifiée, dans « l’intérêt de la Russie ».Alexandra Yatsyk, Chercheuse en sciences politiques, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249932024-03-14T18:56:17Z2024-03-14T18:56:17ZLa fulgurante conversion de la Finlande à l’OTAN<p>Le nouveau président finlandais, <a href="https://www.touteleurope.eu/vie-politique-des-etats-membres/finlande-le-conservateur-alexander-stubb-remporte-l-election-presidentielle/">Alexander Stubb</a>, a prêté serment le 1<sup>er</sup> mars 2024. Ancien premier ministre (2014-2015) et ministre des Affaires étrangères (2008-2011), le candidat du parti conservateur (<em>Kokoomus</em>) a devancé l’écologiste Pekka Haavisto, lui aussi ancien ministre des Affaires étrangères (2019-2023).</p>
<p>Stubb a succédé à un autre conservateur, Sauli Niinistö, qui avait occupé ce poste pendant 12 ans (et battu Haavisto lors des deux élections précédentes). Dès lors, faut-il s’attendre à ce que la continuité soit de mise en matière de politique étrangère et de sécurité, principale prérogative constitutionnelle du président finlandais ? Oui… mais avec une nuance, de taille : au cours des deux dernières années, la Finlande a connu le bouleversement le plus spectaculaire de sa politique étrangère et de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale.</p>
<p>La neutralité, <a href="https://www.cairn.info/les-democraties-europeennes--9782200601621-page-151.htm">terme étroitement associé au pays pendant près de 70 ans</a>, appartient désormais au passé. En avril 2023, la Finlande est devenue le 31<sup>e</sup> État membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).</p>
<h2>Consensus total</h2>
<p>La Finlande de 2024 n’est plus le même pays que la Finlande de 2018 ou de 2012, années des deux dernières élections présidentielles. Du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, sa traditionnelle neutralité a rapidement été abandonnée au profit de l’adhésion à l’OTAN. <a href="https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2023/08/30/adhesion-de-la-finlande-a-lotan-gros-plan-sur-un-parcours-logique-mais-inattendu/index.html">Le drapeau finlandais a été hissé devant le siège de l’OTAN à Bruxelles le 4 avril 2023</a>, moins d’un an après le dépôt de la demande officielle d’adhésion.</p>
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<p>On aurait pu s’attendre à ce que cette décision, qui avait indéniablement constitué la plus grande transformation de la politique étrangère et de sécurité du pays depuis la Seconde Guerre mondiale, suscite d’âpres débats lors de la campagne présidentielle qui s’est déroulée quelques mois plus tard. Or il n’en fut rien. Stubb et Haavisto étaient sur la même ligne : le temps était venu pour le pays de rejoindre l’OTAN. Les sept autres candidats qui avaient participé au premier tour des élections en janvier, y compris Li Anderson, de l’Alliance de gauche, n’avaient pas non plus exprimé de doutes quant à la nouvelle orientation de la politique de sécurité de Helsinki. Les désaccords étaient essentiellement théoriques : la Finlande autoriserait-elle le déploiement d’armes nucléaires sur son territoire ? Alors que Haavisto s’est catégoriquement opposé à cette idée, Stubb a dit en substance qu’il fallait « ne jamais dire jamais ». En tout état de cause, cette éventualité ne paraît pas d’actualité.</p>
<p><a href="https://www.rferl.org/a/finland-nato-survey-membership/32145117.html">L’évolution de l’opinion publique</a> sur les questions de l’adhésion à l’OTAN et de la neutralité a été d’une rapidité tout à fait remarquable. En 2017, seuls 19 % des Finlandais étaient favorables à ce que le pays intègre l’alliance. Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce chiffre a bondi à 68 %. En février 2023, il était de 80 %. Même les deux tiers des partisans de l’Alliance de gauche, traditionnellement méfiante envers l’OTAN, étaient en faveur de l’adhésion.</p>
<p><em><a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/accents-d-europe/20240328-le-retour-du-service-militaire">Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire</a></em></p>
<p>Comment en est-on arrivé à un tel consensus ? En réalité, le basculement n’a pas été aussi spectaculaire qu’on pourrait le penser de prime abord. L’histoire de la politique étrangère et de sécurité finlandaise a toujours été un exercice de funambulisme entre, d’une part, les réalités géopolitiques (la nécessité de faire en sorte que le pays subsiste) et, d’autre part, une forte adhésion aux valeurs « occidentales » (démocratie, droits de l’homme et État de droit). Cela n’a jamais changé.</p>
<h2>Un pays prisonnier de sa géographie</h2>
<p>La neutralité finlandaise est apparue comme une stratégie de survie après la Seconde Guerre mondiale. Ayant combattu et perdu, cédé 10 % de son territoire et été contrainte d’accepter la présence d’une base militaire soviétique à proximité d’Helsinki, la Finlande n’était pas en position de force. La signature d’un <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/858">traité avec l’URSS en 1948</a> empêchait expressément toute adhésion à une structure telle que l’OTAN, créée l’année suivante. « Nous ne pouvons pas changer la géographie », avait souligné le premier président de l’après-guerre, Juho K. Paasikivi. Tout soupçon de la possibilité que les puissances occidentales puissent attaquer l’URSS depuis le territoire finlandais <a href="https://www.jstor.org/stable/42670936">devait être écarté</a>.</p>
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<p>Alors que la guerre froide divisait l’Europe, les dirigeants finlandais ont usé d’acrobaties diplomatiques pour édifier une position crédible « entre l’Est et l’Ouest ». Dans les années 1970, leur persévérance a porté ses fruits et Helsinki a accueilli la première réunion de la <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/cde6b81f-de28-4cf9-8581-77e6f0d93ee3">Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe</a> (CSCE), devenue plus tard, après la fin de la guerre froide, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont le siège se trouve à Vienne. Entre-temps, le traité finno-soviétique de 1948 a été remplacé par le <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/129830-presentation-du-traite-signe-entre-la-france-et-la-russie-sur-la-coopera">traité finno-russe de 1992</a> ; celui-ci était fondé sur le concept d’« égalité souveraine » et reconnaissait donc le droit de la Finlande à conclure des traités sans tenir compte des intérêts sécuritaires de la Russie.</p>
<p>Du fait du succès apparent de la neutralité en tant que doctrine de politique étrangère et de sécurité depuis 1945, il n’y a pas eu dans le pays, durant toutes ces années, de discussion sérieuse sur une éventuelle adhésion à l’OTAN. Comme deux autres pays neutres, l’Autriche et la Suède, la Finlande a adhéré à l’Union européenne en 1995. Pendant plusieurs décennies, Helsinki a semblé ne pas avoir de raison de craindre la Russie. Cette dernière avait beau se comporter de façon de plus en plus impérialiste à l’extérieur de ses frontières (par exemple en Géorgie en 2008), seule une minorité de Finlandais a continué à mettre en garde contre toute complaisance excessive à l’égard de Moscou. Même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la plupart des Finlandais (et des Suédois) sont restés méfiants envers l’OTAN.</p>
<h2>Février 2022, le moment charnière</h2>
<p>Ce qui a changé après l’annexion de la Crimée, en revanche, c’est la perception que la plupart des Finlandais se faisaient de la Russie de l’après-guerre froide. En novembre 2014, lors d’une conférence des dirigeants de l’Europe du Nord accueillie à Helsinki par Alexander Stubb, alors premier ministre, les dirigeants finlandais <a href="https://www.theguardian.com/world/2014/nov/05/finland-warns-cold-war-russia-eu">ont insisté auprès de leurs homologues</a>, dont le premier ministre britannique David Cameron, sur la nécessité de reconnaître le danger que représente la Russie.</p>
<p>Dans les années suivantes, les rencontres entre les dirigeants finlandais et russes, y compris les présidents Niinistö et Poutine, sont devenues de plus en plus tendues. Des rapports réguliers ont font état <a href="https://www.nytimes.com/2018/10/31/world/europe/sakkiluoto-finland-russian-military.html">d’actes d’espionnage russe en Finlande</a>. Comme la Suède, la Finlande a participé aux exercices militaires de l’OTAN en tant que « partenaire ». Toutefois, la majeure partie des hommes politiques finlandais ainsi que la majorité de l’opinion publique se montraient très réticents à rompre avec la tradition de neutralité chère à Helsinki. Élu haut la main pour un second mandat en février 2018, Niinistö avait alors déclaré : « Je pense qu’il n’y a aucune raison de demander l’adhésion [à l’OTAN] tant que les circonstances sont telles qu’elles sont aujourd’hui. » Mais, avait-il ajouté, « s’il y a des changements cruciaux dans notre environnement, alors il n’en irait peut-être plus de même ».</p>
<p>Ces changements cruciaux survinrent le 24 février 2022, lorsque les troupes russes pénétrèrent en Ukraine. Les dirigeants finlandais ont immédiatement <a href="https://yle.fi/a/3-12331397">condamné cette invasion en des termes très clairs</a>. Quatre jours après le début de l’offensive, un sondage a indiqué que, pour la première fois dans l’histoire, la majorité des Finlandais était favorable à l’adhésion à l’OTAN. Une semaine plus tard, Niinistö <a href="https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/03/04/readout-of-president-bidens-meeting-with-president-of-finland-sauli-niinisto/">rencontrait le président américain Joe Biden</a> à la Maison Blanche.</p>
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<p>Un seuil avait été franchi. Le 15 mai, en étroite coordination avec la Suède, la Finlande a annoncé sa demande d’adhésion à l’OTAN. Moins d’un an plus tard, le processus était achevé. Il a été incroyablement rapide.</p>
<h2>Pas le choix ?</h2>
<p>Il apparaît, à ce stade, que les dirigeants finlandais ont réagi avec une rapidité remarquable à un bouleversement brutal de la situation géopolitique dans leur voisinage immédiat. L’invasion russe a mis en évidence le fait que la géographie restait primordiale : la Finlande partage 1 300 kilomètres de frontière avec un pays qui vient d’envahir – et pas pour la première fois – un de ses voisins. Cette fois, l’opinion publique finlandaise exigeait une réaction rapide, une forme d’assurance que son pays ne serait pas la prochaine cible de Poutine. Dès lors, la demande d’adhésion à l’OTAN était presque une évidence.</p>
<p>Presque, mais pas entièrement. L’abandon de la neutralité n’était, en effet, pas la seule voie possible. Les Finlandais auraient pu réaffirmer leur engagement en faveur de la neutralité et suggérer que cela leur permettrait de jouer les médiateurs entre Russes et Ukrainiens. Niinistö et d’autres auraient pu mettre l’accent sur une version de la realpolitik soulignant la nécessité de « construire des ponts » (un discours similaire à celui que tenaient les États neutres de l’époque de la guerre froide). Ils auraient également pu souligner que la dépendance de la Finlande à l’égard de l’approvisionnement énergétique russe rendait <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/05/20/apres-l-electricite-la-russie-coupe-le-gaz-vers-la-finlande_6127027_3234.html">risqué</a> le fait de contrarier Moscou.</p>
<p>Le fait que les Finlandais aient préféré l’OTAN à la neutralité en dit long sur le choc qu’ils ont ressenti le 24 février 2022. Qu’ils restent unis deux ans plus tard ne prouve pas, en soi, qu’ils ont fait le bon choix. Mais cela témoigne d’un consensus national remarquable – rare dans les démocraties occidentales – en matière de politique étrangère. L’ironie de cette situation réside en cela que ce consensus est tel qu’il évoque inévitablement le consensus antérieur en Finlande sur la politique étrangère : celui sur la neutralité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224993/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jussi Hanhimäki a reçu des financements de Swiss National Foundation. </span></em></p>Dès le 24 février 2022, l’opinion publique et la classe politique finlandaises ont basculé d’un attachement marqué à la neutralité à une volonté partagée par tous d’adhérer au plus vite à l’OTAN.Jussi Hanhimäki, Professeur d'histoire et de politique internationales, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2250052024-03-12T16:07:02Z2024-03-12T16:07:02ZOTAN-Russie : pourquoi parler de « nouvelle guerre froide » est une dangereuse illusion<p>Deux années de guerre en Ukraine ont-elles ressuscité la vocation de l’OTAN, fondée le 4 avril 1949, il y a pratiquement 75 ans ? Privée depuis 1991 de son ennemi existentiel, l’URSS, la plus grande alliance militaire intégrée au monde avait traversé deux décennies de <a href="https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2016-1-page-71.htm">crise de vocation</a>. Rompant avec le bloc soviétique, la nouvelle Fédération de Russie était devenue un partenaire stratégique au sein du <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm">Conseil OTAN-Russie créé en 2002</a>. De plus, plusieurs anciens pays du « bloc de l’Est », y compris trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie) avaient même <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49212.htm">rejoint l’Organisation</a> entre 1999 et 2020. De 19 membres à la fin de la guerre froide, elle était passée à 28 membres en 2009 (32 aujourd’hui). Sa raison d’être était de contenir le bloc communiste en Europe et de contrer le Pacte de Varsovie sur le terrain militaire.</p>
<p>L’annexion de la Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass depuis lors et l’invasion à grande échelle de 2022 ont mis fin à cette introspection inquiète. Dans la Russie de 2022, elle retrouvait son « ennemi » théorisé par Carl Schmitt dans <a href="https://editions.flammarion.com/la-notion-de-politique-theorie-du-partisan/9782081228733"><em>La notion de politique</em></a> (1932) comme celui avec lequel l’affrontement est radical et inévitable, dans la mesure où aucun terrain commun ne peut être trouvé.</p>
<p>L’impression de « déjà-vu » géopolitique est aujourd’hui si puissante que l’idée s’est partout imposée : l’Occident serait entré dans une « nouvelle guerre froide » avec une Fédération russe héritière agressive de l’URSS. Seule la carte des blocs aurait évolué, avec l’intégration dans l’Alliance d’anciens États communistes et de deux pays anciennement neutres (Finlande et Suède).</p>
<p>Le « désir du même », si rassurant soit-il, ne doit pas offusquer « la recherche de l’autre ». Le retour de l’histoire ne devrait pas se faire au prix de l’oubli de la géopolitique. Si l’Europe se considère elle-même engagée dans cette nouvelle guerre froide, elle risque de négliger les risques nouveaux auxquels elle est exposée. Les déclarations (provocatrices) <a href="https://www.leparisien.fr/international/propos-de-donald-trump-sur-lotan-ce-nest-pas-alliance-a-la-carte-sagace-la-diplomatie-europeenne-12-02-2024-Q4NZZ4GO7JARLCX565I2PPSHKM.php">du candidat Trump sur l’OTAN</a>, les annonces (isolées ou contestées) <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-emmanuel-macron-annonce-la-creation-d-une-coalition-pour-fournir-des-missiles-et-bombes-20240226">du président Macron sur l’envoi de troupes en Ukraine</a> et <a href="https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2023/08/30/adhesion-de-la-finlande-a-lotan-gros-plan-sur-un-parcours-logique-mais-inattendu/index.html">l’entrée de la Finlande</a> et celle (longtemps retardée par la Hongrie) du <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/otan-pourquoi-lentree-de-la-suede-inquiete-la-russie-de-poutine-ZWLZ5QID4FABHEE33OEWUIDK6Y/">Royaume de Suède dans l’OTAN</a> doivent nous alerter : le Vieux Continent fait aujourd’hui face à des risques géopolitiques de nature bien différente de ceux dont la guerre froide était porteuse. L’histoire bégaie rarement. Et, en tout cas, elle ne dit jamais la même chose. Et les dangers d’aujourd’hui ne gagnent pas à être réduits aux alertes d’hier.</p>
<h2>Retour vers le futur : l’Ukraine, guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie ?</h2>
<p>En géopolitique comme ailleurs, les adorateurs des cycles sont nombreux. Combien de fois l’adage de Marx sur les coups d’État des Bonaparte n’est-il pas invoqué aujourd’hui ? Selon lui, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/08/02/marx-et-la-repetition-historique_2995189_1819218.html">tout événement se produirait deux fois</a> : une première, sous une forme tragique et une deuxième, sous les dehors d’une farce – parfois sanglante. Il en irait ainsi de la guerre froide : sa première occurrence avait émergé du deuxième conflit mondial pour mettre aux prises les Alliés occidentaux et le bloc soviétique. Et nous serions entrés depuis 2022, ou même depuis 2013, dans la deuxième guerre froide.</p>
<p>Face à l’horreur de la guerre en Ukraine et à la crainte que suscite la Russie en Europe, il est tentant de retrouver une grille d’analyse éprouvée. La déstabilisation puis l’invasion de l’Ukraine au nom d’une « dénazification » fictive ne rappellent-elles pas les subversions politiques et les interventions militaires de l’URSS en <a href="https://www.herodote.net/17_juin_1953-evenement-19530617.php">Allemagne</a> en 1953, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/11/03/26010-20161103ARTFIG00310-le-4-novembre-1956-les-chars-sovietiques-deferlent-sur-budapest.php">Hongrie</a> en 1956, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/08/20/26010-20180820ARTFIG00203-21-ao%C3%BBt-1968-les-chars-du-pacte-de-varsovie-envahissent-la-tchecoslovaquie.php">Tchécoslovaquie</a> en 1968 ou encore en <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2016-3-page-55.htm">Afghanistan</a> en 1979 ? Comme lors de cette première guerre froide, on observe aujourd’hui une scission de l’Europe en deux blocs militaires, politiques, stratégiques et diplomatiques. Le Rideau de fer tomberait aujourd’hui sur la ligne de front en Ukraine plutôt que sur la frontière entre RFA et RDA, mais la même césure est en passe de s’installer, dans tous les domaines.</p>
<p>Sur le plan politique, les deux camps revendiquent des modèles radicalement opposés : la Russie <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-occident-vu-par-poutine-menace-et-decadence-1605991">critique ainsi le libéralisme décadent</a> des sociétés ouvertes pour mieux affirmer son modèle politique ouvertement et explicitement autoritaire, conservateur et nationaliste.</p>
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<p>Sur le plan stratégique, chacun des pôles de puissance se considère menacé par l’autre et contraint de développer à l’échelle continentale, puis à l’échelon mondial, une stratégie de refoulement de l’autre. Pour la Russie, les vagues d’élargissement de l’OTAN poursuivraient ainsi la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pactomanie_am%C3%A9ricaine">« Pactomanie »</a> des États-Unis dans les années 1940 et 1950 destinée à contenir et refouler le péril rouge. Pour l’Ouest, Moscou a multiplié les formats de coopération anti-occidentaux (OTSC, UEE, OCS, etc.) pour contrecarrer ces extensions otaniennes, de la même façon qu’elle avait à l’époque soviétique signé de nombreux accords, notamment militaires, avec des « États frères » aux quatre coins de la planète.</p>
<p>Sur le plan économique, les vagues de sanctions <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/les-sanctions-contre-la-russie-fonctionnent-2023-12-21_fr">européennes</a> et <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/les-etats-unis-declenchent-la-plus-importante-salve-de-sanctions-contre-la-russie-depuis-deux-ans-on-se-vengera-repond-medvedev-991311.html">américaines</a> se sont succédé et ont eu pour réponses des <a href="https://alrud.com/publications/62693dc8af5f2a5e0d0bb0f2">contre-sanctions</a> russes ; si bien que les anciens partenaires essaient désormais de se passer des approvisionnements de l’autre.</p>
<p>Sur le plan militaire et industriel, la course aux armements et la (re)militarisation battent leur plein, comme au moment de la phase stalinienne de la guerre froide. L’effort de défense des États de l’OTAN s’est considérablement accentué : en 2024, 18 des 32 membres consacrent plus de 2 % de leur PIB aux dépenses militaires. Quant à la Russie elle affiche pour 2024 un budget de défense représentant 6 % du PIB, en hausse de +70 % par rapport à 2023, pourtant déjà année de guerre.</p>
<p>Dans cette polarisation, la guerre d’Ukraine aurait accéléré, accentué et catalysé la renaissance d’un clivage indépassable entre l’OTAN et son Autre radical, la Russie, nouvel avatar de l’URSS. Bien plus, l’Ukraine serait le théâtre d’une « guerre par procuration » typique de la guerre froide comparable à celles que les deux Corées, le Vietnam ou encore l’Angola et le Mozambique avaient connues durant la guerre froide. Dans le Donbass, en Crimée et ailleurs en Ukraine, l’OTAN et la Russie se combattraient à distance, à l’ombre d’une menace nucléaire globale.</p>
<p>Certains attendus de cette grille d’analyse sont parfaitement exacts. En particulier, tous les mécanismes de dialogue, de négociation et de vérification sont bloqués à l’OTAN, à l’ONU et à l’OSCE. Avec « l’ennemi » schmittien ou « l’Autre » radical, la communication est devenue impossible – a fortiori toute forme de coopération.</p>
<h2>Les risques de l’illusion</h2>
<p>Si elle est suggestive, cette vision de la mission de l’OTAN et de la stratégie de la Russie est toutefois trompeuse. Outre qu’elle justifie la rhétorique obsidionale développée par le président russe depuis son fameux <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1886">discours sur l’OTAN à la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007</a>, elle masque les dangers réels de la situation présente. Trois événements récents doivent nous en convaincre.</p>
<p>Le 10 février dernier, le candidat, ancien président et possible futur président des États-Unis Donald Trump a réitéré <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/12/donald-trump-suscite-l-effroi-chez-les-allies-en-mettant-en-cause-le-principe-de-solidarite-au-sein-de-l-otan_6216070_3210.html">son souhait de prendre ses distances avec l’OTAN</a> et de réduire ainsi l’exposition de son pays aux conflits européens. Cette déclaration ne doit être accueillie ni comme une foucade coutumière d’un provocateur compulsif ni comme un argument électoral d’un novice en politique étrangère. Elle donne le ton du <em>Zeitgeist</em> international car elle résume plusieurs tendances lourdes incompatibles avec la guerre froide.</p>
<p>L’engagement dans l’OTAN n’est plus l’instrument privilégié d’intervention de Washington dans le rapport de force avec son Autre. La bipolarisation américano-soviétique et la gigantomachie OTAN-Pacte de Varsovie ont disparu parce des puissances tierces ont émergé : la République Populaire de Chine, les BRICS et l’Union européenne au premier chef. Le duopole militaire mondial OTAN-Pacte de Varsovie, relativement stable et axé sur la dissuasion nucléaire mutuelle, n’existe plus. Les risques de dérapage s’en trouvent accrus. Les provocations de Donald Trump sur l’OTAN se multiplieront car les déséquilibres européens ne sont plus régulés par la tension maîtrisée entre deux blocs stables et disciplinés. Voilà un risque spécifique à nos temps qu’il ne faut pas négliger au nom de la théorie de la « nouvelle guerre froide ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758541368710807586"}"></div></p>
<p>Facteur aggravant : tous les espaces de neutralité, de médiation ou de régulation sont en passe de disparaître entre l’OTAN et la Fédération de Russie appuyée sur son OTSC qui réunit plusieurs anciennes républiques soviétiques. <a href="https://theconversation.com/finlande-une-nouvelle-ere-203576">La fin de la neutralité finlandaise en 2023</a> puis de la neutralité suédoise cette année atteste de cette tendance. La guerre froide avait laissé subsister des espaces ouvertement ou implicitement neutres : les deux États nordiques avaient ainsi échappé au système communiste tout en assurant des relations correctes avec leur voisin soviétique. Des glacis, des zones tampons et des aires grises réduisaient les contacts directs entre OTAN et Pacte de Varsovie.</p>
<p>Les risques de frictions et de dérapage (réels) s’en trouvaient réduits. Désormais, l’espace européen est devenu une vaste zone de confrontation directe (Ukraine) ou indirecte (Baltique, mer Noire). L’abandon des neutralités nordiques – et, à terme, peut-être de la neutralité <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_221155.htm?selectedLocale=fr">moldave</a> – fait de l’Autre russe le Voisin direct. Voilà un danger que la « nouvelle guerre froide » risque d’occulter. L’affrontement européen ne se fait plus à distance, par-delà des zones tampons.</p>
<p>Enfin, la déclaration si controversée d’Emmanuel Macron le 26 février au soir a souligné combien les dangers actuels sont distincts de ceux du deuxième XX<sup>e</sup> siècle. Pour l’OTAN, envoyer officiellement des troupes au sol dans un pays tiers, extérieur à l’Alliance, changerait la nature du conflit actuellement en cours. Pour le moment, celui-ci ne met aux prises que deux États, un agresseur et un envahi. Chacun mobilise ses propres réseaux d’alliances afin de soutenir son effort de guerre. Mais le conflit est bilatéral – et ce point n’est ni à minorer, ni à négliger, ni à récuser en fiction.</p>
<p>Même si l’OTAN comme tout, et ses États membres comme parties, soutiennent l’Ukraine de multiples façons, ils ne sont pas parties au conflit car la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_110496.htm">clause d’assistance mutuelle de l’article 5</a> ne peut être déclenchée pour l’Ukraine, non-partie au Traité de 1949. Le risque rappelé – à tort ou à raison – par le président français est qu’une confrontation armée OTAN-Russie est désormais possible. La régionalisation des hostilités, l’entrée en guerre d’autres États, la nucléarisation de certaines opérations, etc. : tels sont des risques actuels.</p>
<h2>Une guerre déjà chaude</h2>
<p>L’OTAN n’est aujourd’hui pas engagée dans une nouvelle guerre froide : la stratégie américaine ne repose plus principalement sur elle ; d’autres puissances militaires différentes de l’Organisation ont émergé ; son « ennemi » existentiel, le Pacte de Varsovie, discipliné, régulé et donc relativement prévisible, n’existe plus ; la guerre par procuration n’est plus la règle. Les risques sont ceux d’une guerre déjà chaude et même très chaude.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225005/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La situation actuelle rappelle à bien des égards la guerre froide, mais il est dangereux de s’en tenir à ce parallèle, car les risques de conflit ouvert sont aujourd’hui nettement plus élevés.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2246782024-03-11T16:14:31Z2024-03-11T16:14:31ZEn Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles<p>Le 26 février 2024, le <a href="https://www.kommersant.ru/doc/6533550">premier débat officiel de la campagne présidentielle russe a lieu à la télévision d’État</a>. Des quatre candidats autorisés à concourir, deux sont présents sur le plateau. Un troisième a envoyé un représentant à sa place. Le président sortant Vladimir Poutine, quatrième candidat de cette campagne, a déclaré, comme lors de tous les scrutins précédents, qu’il ne prendrait pas part aux débats.</p>
<p>La campagne électorale de 2024 se déroule dans un contexte sans précédent : la Russie conduit depuis deux ans une guerre de haute intensité contre l’Ukraine ; l’économie russe est placée sous de <a href="https://theconversation.com/russie-les-sanctions-occidentales-commencent-a-faire-effet-221623">lourdes sanctions</a> décrétées par les pays occidentaux ; plusieurs centaines de milliers de Russes ont quitté le pays ; et <a href="https://meduza.io/en/feature/2024/02/24/at-least-75-000-dead-russian-soldiers">au moins 75 000 soldats russes</a> ont perdu la vie sur le front.</p>
<p>On aurait pu s’attendre à ce que le sujet de la guerre soit central dans la campagne électorale. L’un des débats de la campagne a bien été consacré à « l’opération militaire spéciale » et a permis aux trois candidats de dérouler leur positionnement sur la guerre : attachement à la victoire totale pour les candidats communiste (Nikolaï Kharitonov) et nationaliste (Léonid Sloutski), volonté de lancer un processus de négociation pour le candidat se présentant comme libéral (Vladislav Davankov), sans que les contours ou les conditions de cette négociation ne soient précisés.</p>
<p>Cependant, l’essentiel des débats – qui n’ont pas passionné le public russe – ont été consacrés à d’autres sujets : l’éducation, la culture, l’économie, l’agriculture, la démographie, le logement, dans une confrontation routinisée et encadrée… Les candidats eux-mêmes ne se sont pas toujours déplacés pour les débats, se faisant représenter par d’autres personnes appartenant à leurs partis politiques.</p>
<h2>La guerre est l’affaire des familles des soldats</h2>
<p>De l’autre côté du spectre médiatique, la guerre est une réalité bien différente. Sur la chaîne Telegram <a href="https://t.me/putdomo/543">« Le chemin de la maison »</a>, qui regroupe les membres des familles des combattants mobilisés et compte plus de 70 000 abonnés, le deuxième anniversaire de la guerre n’est pas l’occasion d’une autocongratulation, mais d’une commémoration. « Voilà deux ans que l’opération militaire spéciale déchire et brise sans pitié nos cœurs. Détruit les familles. Fabrique des veuves, des orphelins, des personnes âgées isolées », peut-on y lire.</p>
<p>La critique de la guerre est <a href="https://t.me/PYTY_DOMOY/902">explicite</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a deux ans, la Russie tout entière a plongé dans le chaos et l’horreur. Plus personne ne peut faire des projets d’avenir. […] Nous nous sommes tous retrouvés en enfer. Nos familles ont été les premières à être broyées par l’appareil d’État, et votre famille et vos amis risquent de subir le même sort après notre destruction. »</p>
</blockquote>
<p>C’est en septembre-octobre 2022, au moment du déclenchement de la mobilisation militaire qui a permis à l’État russe d’enrôler de force et d’envoyer sur le front ukrainien près de 300 000 civils, souvent à peine formés au combat, que les premiers groupes de familles de soldats se sont formés. Se réunissant devant les administrations locales et postant des vidéos en ligne, ces femmes ne s’opposaient pas au principe de la mobilisation, mais critiquaient son déroulement chaotique.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/aAgja19-_as?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Vidéo du 4 novembre 2022.</span></figcaption>
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<p>La consigne donnée par le pouvoir central aux autorités locales était alors d’être réceptives aux demandes de ces familles, et de tenter de résoudre les problèmes qu’elles soulevaient. Après plusieurs mois de silence, le mouvement est redevenu actif à l’approche du premier anniversaire de la mobilisation, à la fin de l’été 2023.</p>
<p>Ce premier anniversaire n’était pas seulement un seuil symbolique : il s’accompagnait d’une attente de démobilisation. Si la durée de l’enrôlement n’était précisée dans aucun document ni formalisée dans aucune promesse, la fatigue et la conviction d’avoir déjà trop donné commençaient à se répandre dans les familles des mobilisés.</p>
<p>Loyaliste à ses débuts, demandant une nouvelle vague de mobilisation pour remplacer la première, la chaîne Telegram « Le chemin de la maison » s’est progressivement radicalisée et politisée face au refus des autorités d’entendre la demande de démobilisation. À l’approche de la campagne présidentielle, les activistes des groupes de femmes ont cherché à prendre contact avec les candidats pour leur demander d’endosser leurs revendications. Un seul candidat, Boris Nadejdine, opposé à la guerre, leur avait réservé un accueil favorable, mais avait été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/08/russie-le-candidat-antiguerre-boris-nadejdine-exclu-a-son-tour-de-la-presidentielle_6215417_3210.html">rapidement empêché de concourir</a>. Le candidat Davankov a bien évoqué, lors du débat télévisé consacré à l’« opération militaire spéciale », le désir des familles de voir la guerre se terminer, sans aller plus loin. Vladimir Poutine, quant à lui, n’a pas abordé le sujet lors de son <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/29/vladimir-poutine-dans-son-discours-annuel-a-la-nation-met-en-garde-les-occidentaux-contre-une-menace-reelle-de-guerre-nucleaire_6219303_3210.html">discours annuel à la nation</a> : la démobilisation des combattants n’est pas vraiment à l’ordre du jour de cette campagne.</p>
<h2>Dans les pas des mouvements de mères de soldats ?</h2>
<p>L’analogie de ces groupes de femmes de mobilisés avec les mouvements des mères de soldats se rappelle rapidement à l’esprit de ceux qui connaissent l’histoire russe contemporaine. Les <a href="https://journals.openedition.org/lectures/12594">associations des mères de soldats</a> créées dans les dernières années de l’Union soviétique, à la fin de la guerre en Afghanistan, ont été des opposantes actives et puissantes aux deux guerres conduites par l’État russe en Tchétchénie, en 1994-1996, puis en 1999-2004.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Rassemblement de mères de soldats russes pendant la guerre de Tchétchénie, 1996. Sur les pancartes, on lit notamment des appels à la démobilisation adressés au ministre de la Défense de l’époque Pavel Gratchev.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://rightlivelihood.org/app/uploads/2016/09/1996-Soldiers-Mothers-Against-the-Chechen-war-Salzb05.jpg">rightlivelihood.org</a></span>
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<p>En dehors des situations de guerre, elles ont aussi sauvé des dizaines de milliers de conscrits des mauvais traitements, violences et risques de mort encourus dans l’armée russe. Les Mères de soldats ont été l’un des mouvements sociaux les plus influents dans la Russie des années 1990 et 2000. Les épouses de mobilisés reprennent-elles leur flambeau, et peuvent-elles peser sur la représentation de la guerre dans la société russe ?</p>
<p>Lorsque les premiers groupes de femmes ont pris la parole en septembre 2022, beaucoup de commentateurs <a href="https://eu.usatoday.com/story/opinion/columnists/2022/05/02/russian-mothers-putin-war-ukraine/9546447002/">y ont vu un espoir d’opposition de la société à la guerre</a>, mais ils ont rapidement déchanté devant le loyalisme affiché de ces épouses, mères et sœurs. En réalité, ce n’est pas l’absence de critique de la guerre qui distingue ces femmes de leurs illustres prédécesseuses. Bien des mamans de soldats envoyés combattre en Tchétchénie formulaient leur protestation de la même manière : si mon fils doit accomplir son devoir pour sa patrie, je n’ai rien à y redire, mais qu’en retour l’État le respecte. Ce qui distingue les deux mouvements, c’est plutôt la possibilité même de conduire une action collective.</p>
<h2>L’impossible dénonciation publique de la guerre</h2>
<p>Si les premières années postsoviétiques qui ont vu le développement des mouvements de Mères de soldats ont été une époque de chaos et de pauvreté, elles étaient aussi caractérisées par un pluralisme politique et une authentique liberté d’expression. Les activistes n’encouraient pas de risques personnels à manifester leur opposition, et leurs revendications étaient librement relayées par les médias et par des acteurs politiques.</p>
<p>L’efficacité de l’action des Mères tenait aussi à leur capacité à tisser des relations de travail avec des institutions militaires, dans une logique gagnant-gagnant : la vigilance des mères de soldats permettait à l’armée de repérer et de réparer un certain nombre de dysfonctionnements flagrants ; la coopération des militaires permettait aux Mères de mieux venir en aide aux soldats et à leurs proches.</p>
<p>Peu d’éléments de cette équation sont réunis dans la Russie de 2024. Si les mouvements de mères de soldats existent encore, leurs leaders ne peuvent plus dénoncer ouvertement la guerre. <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/russie-des-lois-pour-reduire-les-voix-antiguerre-ukraine">Toute parole critique est sévèrement sanctionnée</a>, y compris dans la classe politique censée représenter l’opposition au parti du pouvoir. Les journalistes tentant de couvrir les cérémonies commémoratives des femmes de mobilisés sont <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/03/reporters-detained-at-moscow-protest-by-soldiers-wives-afp-a83966">immédiatement interpellés par les forces de l’ordre</a>. L’espace médiatique verrouillé ne permet pas aux activistes de se faire entendre au-delà des réseaux sociaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1753770811108762038"}"></div></p>
<p>La marge de manœuvre dans la discussion avec les autorités militaires semble aussi ténue, tant la marge d’action de l’armée est elle-même verrouillée par le contexte répressif et par une guerre difficile et vorace en ressources.</p>
<p>Enfin, la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/russie-plus-de-75-000-euros-aux-familles-de-certains-soldats-morts-en-ukraine-ou-en-syrie_5181916.html">manne financière promise aux combattants et à leurs familles</a> freine aussi, paradoxalement, le mouvement des femmes de mobilisés, en forçant certaines d’entre elles à se taire, et en ternissant l’image des autres, jalousées pour le pactole qu’elles sont supposées toucher.</p>
<h2>L’embarras du pouvoir</h2>
<p>Cependant, l’équation est aussi délicate à tenir pour le pouvoir russe, qui hésite à se lancer dans une répression ouverte contre les femmes de mobilisés. Les combattants engagés sur le front sont non seulement l’un des socles du récit héroïque sur la guerre, mais aussi un groupe sensible et potentiellement dangereux.</p>
<p>Si la rotation des troupes demandée par les femmes des mobilisés n’a pas encore été mise en œuvre, c’est sans doute en raison d’une difficulté à remplacer les combattants désormais aguerris, mais peut-être aussi d’une peur de l’effet que pourrait provoquer le retour de ces hommes dans leurs foyers. Traumatisés, maltraités, porteurs d’une expérience violente en décalage avec le récit officiel, les mobilisés, comme les soldats sous contrat, pourraient être difficiles à contrôler par le pouvoir après leur retour d’Ukraine.</p>
<p>Il est possible également que les autorités redoutent aujourd’hui une réaction de ces hommes s’ils apprenaient, alors qu’ils sont sur le front, que leurs épouses sont victimes de répressions. <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">La marche des combattants du groupe Wagner sur Moscou</a> est un précédent de mutinerie que le pouvoir ne souhaite sans doute pas voir se répéter.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/2nOASfejREU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>De la même manière que le Kremlin a évité jusqu’à maintenant d’envoyer combattre des conscrits de 18 ans, pour ne pas voir se soulever les mères de soldats, il ménage pour l’heure les femmes de mobilisés. Le choix est donc celui, déjà éprouvé, de l’invisibilisation, de la répression indirecte et des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/25/la-rencontre-tres-encadree-de-vladimir-poutine-avec-des-meres-de-soldats-mobilises_6151660_3210.html">tentatives de cooptation</a>. Les forces de l’ordre n’emprisonnent pas les femmes de mobilisés, mais les militaires font pression sur elles, et tout espace médiatique leur est refusé. Un récit différent de la guerre ne doit pas percer dans la campagne présidentielle.</p>
<p>Cette stratégie s’inscrit parfaitement dans la volonté du pouvoir de rendre la guerre le moins présente possible dans l’espace public, afin de rassurer la population russe. Cependant, la fatigue de la guerre que le Kremlin espère voir se développer dans les sociétés occidentales <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/apres-deux-ans-de-guerre-en-ukraine-la-fatigue-de-l-opinion-publique-russe-7838880">est déjà visible à l’intérieur de la Russie</a>. Si le nombre de Russes viscéralement attachés à la poursuite de l’« opération militaire spéciale » a diminué au cours de l’année 2023 et <a href="https://www.chronicles.report/en">représente moins de 20 % de la population</a>, une majorité croissante, estimée à deux tiers de la population, <a href="https://www.extremescan.eu/post/second-demobilisation-how-public-opinion-changed-during-the-second-year-of-the-war">serait soulagée de voir la guerre s’arrêter</a>, même s’ils ne s’opposent pas ouvertement au conflit armé conduit par leur pays.</p>
<p>Pour ceux-là, le discours ronronnant d’une campagne dont la guerre est quasi absente joue un effet anesthésiant. Cependant, la partie de la Russie, combattants en tête, qui vit quotidiennement la guerre est une bombe à retardement pour la société russe, quels que soient les efforts du pouvoir pour la rendre invisible aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224678/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au moins 75 000 soldats russes sont morts en deux ans de guerre en Ukraine. Les familles des combattants mobilisés peinent à faire entendre leur inquiétude dans l’espace public.Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2253872024-03-10T16:48:05Z2024-03-10T16:48:05ZL’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes<p>Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un <a href="https://www.jstor.org/stable/24469972">partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme</a>. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/ei/2012-v43-n4-ei0387/1013364ar/">« partenariat stratégique »</a> avec ce pays…</p>
<p>Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/g%C3%A9opolitique/20240309-pr%C3%A9sidentielle-russe-un-faux-scrutin">nouveau scrutin totalement contrôlé</a>, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.</p>
<h2>Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…</h2>
<p>Malgré <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/rmc_gomart_xp.pdf">l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale</a>, Moscou acceptait en 2002 la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_19572.htm">mise en place d’un Conseil OTAN-Russie</a> et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/177/russie">« quatre espaces »</a> de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.</p>
<p>Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/la-politique-europeenne-de-voisinage/">« politique de voisinage »</a> de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.</p>
<p>L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le <a href="http://www1.rfi.fr/actufr/articles/107/article_74837.asp">sommet de Nice en novembre</a>, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dmitry_Medvedev_14_November_2008-1.jpg">Sergey Guneyev/Kremlin.ru</a></span>
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<p>En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20100601-bilan-mitige-sommet-ue-russie-rostov-le-don">sommet de Rostov</a>, et la Russie <a href="https://www.wto.org/french/news_f/news11_f/acc_rus_16dec11_f.htm">faisait son entrée dans l’OMC en 2011</a>.</p>
<h2>… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles</h2>
<p>Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.</p>
<p>De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de <a href="https://www.rferl.org/a/1058688.html">« plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle »</a>. En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-poutine/russie-ce-discours-de-vladimir-poutine-en-2007-qui-resonne-avec-la-crise-actuelle-en-ukraine_4968344.html">discours menaçant</a> contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’<a href="https://www.cairn.info/revue-esprit-2006-11-page-148.htm">Anna Politkovskaïa</a> et d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/alexandre-litvinenko-victime-d-un-permis-de-tuer-6453795">Alexandre Litvinenko</a> en 2006.</p>
<h2>Début des années 2010, la montée des tensions</h2>
<p>Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.</p>
<p>On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine <a href="https://www.slate.fr/story/36013/russie-libye-medvedev-poutine">reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973</a> du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.</p>
<h2>L’Ukraine au cœur des contentieux</h2>
<p>Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2005-2-page-109.htm">« Révolution orange »</a> à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.</p>
<p>À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2008/03/07/l-otan-tempere-les-espoirs-d-adhesion-de-la-georgie-et-de-l-ukraine_1019968_3210.html">perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008)</a>. Barack Obama, lui, <a href="https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/us-russia-relations-reset-fact-sheet">proposa un « reset » à la Russie en 2009</a>. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.</p>
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<p>La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/restrictive-measures-against-russia-over-ukraine/">premières sanctions</a> incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les <a href="https://www.jean-jaures.org/publication/tout-ce-quil-faut-savoir-sur-les-accords-de-minsk-en-22-questions/">accords de Minsk</a> (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.</p>
<p>L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les <a href="https://www.polkamagazine.com/quand-emmanuel-macron-accueillait-vladimir-poutine-a-versailles/">tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie</a>, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.</p>
<h2>La fracture du 24 février 2022</h2>
<p>Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/la-volonte-ukrainienne-de-recuperer-la-crimee-constitue-une-menace-directe-pour-la-russie-20211202">attaque ukrainienne</a> sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/15/le-retrait-americain-d-afghanistan-tourne-a-la-deroute-pour-l-administration-biden_6091491_3210.html">l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan</a> ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il <a href="https://theconversation.com/vladimir-poutine-et-le-fiasco-des-services-secrets-russes-en-ukraine-194206">laissé intoxiquer par ses services</a> sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?</p>
<p>Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2008/08/26/01003-20080826ARTFIG00361-le-pari-perdu-de-mikhail-saakachvili-.php">c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités</a>) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.</p>
<p>Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?</p>
<p>Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.</p>
<p>Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une courte lune de miel lors des premières années de pouvoir de Vladimir Poutine a été suivie par une dégradation continue et une fracture nette le 24 février 2022.Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249402024-03-06T16:13:14Z2024-03-06T16:13:14ZRT et Sputnik : comment les médias internationaux russes se restructurent après leur interdiction dans les pays occidentaux<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/579388/original/file-20240303-26-j1qrt6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1880%2C1156&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vladimir Poutine visite les locaux de RT à Moscou, le 10 décembre 2015, en compagnie de Margarita Simonian, rédactrice en chef de la chaîne RT, du site Sputnik et de l'agence d'informations Rossia Segodnia (en russe, la Russie aujourd'hui, soit le même nom que Russia Today). </span> <span class="attribution"><span class="source">Kremlin.ru</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Le chercheur Maxime Audinet est l’un des meilleurs spécialistes français du complexe dispositif d’influence de la Russie, au cœur duquel se trouve le réseau RT (anciennement Russia Today). Son ouvrage très complet, <a href="http://www.inatheque.fr/publications-evenements/publications-2021/russia-today-rt-un-m-dia-d-influence-au-service-de-l-tat-russe-.html">« Un média d’influence d’État »</a>, paru en 2021, faisait déjà référence ; il ressort ces jours-ci, toujours aux éditions de l’INA, dans une version mise à jour et enrichie au regard des nombreux développements observés depuis que, le 24 février 2022, la confrontation entre la Russie et l’Ukraine, en cours depuis 2014, a pris une ampleur nouvelle. Nous vous en présentons ici quelques extraits où l’auteur revient sur les répercussions qu’a eues l’invasion à grande échelle de l’Ukraine sur la galaxie RT.</em></p>
<hr>
<h2>Un média sanctionné et interdit dans les pays occidentaux</h2>
<p>Saper les capacités informationnelles de l’État agresseur russe après son invasion de l’Ukraine s’impose rapidement comme un objectif prioritaire parmi les « mesures restrictives » émises par l’Union européenne contre Moscou. Les médias russes transnationaux RT et Sputnik se retrouvent à ce titre en ligne de mire.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> mars 2022, quelques jours après le lancement de l’offensive, le Conseil de l’Union européenne adopte un <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32022R0350">règlement</a> visant à lutter contre les « actions de propagande » mises en œuvre par la Russie pour « justifier et soutenir son agression de l’Ukraine ».</p>
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<p>Le texte de mars 2022 […] conduit à la suspension de l’ensemble des canaux de diffusion numérique et audiovisuelle de RT et Sputnik sur le territoire de l’Union, à leur déréférencement des principaux moteurs de recherche, ainsi qu’à leur <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-ukraine-plateformes-numeriques-gafam-deplateformisation-interdiction">« déplateformisation »</a>, autrement dit la fermeture de leurs comptes et chaînes sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, Telegram, etc.).</p>
<p>[…]</p>
<p>Certaines rédactions cessent purement et simplement leurs activités, comme RT America (abandonné par ses plates-formes de distribution), RT UK (après la révocation définitive de la licence accordée par le régulateur britannique Ofcom), ainsi que les branches grecque, italienne, tchèque, polonaise et allemande de Sputnik.</p>
<p>[…]</p>
<p>En Allemagne, où la chaîne RT DE, à peine lancée, est interdite quelques semaines avant l’invasion […], la double rédaction berlinoise de RT (composée du site RT DE et de l’agence Ruptly) fait face à des <a href="https://www.tagesspiegel.de/gesellschaft/medien/russischen-medien-in-berlin-laufen-mitarbeiter-davon-4314460.html">départs massifs après le 24 février</a>.</p>
<p>[…]</p>
<p>En France, les fonds de RT France sont gelés par la Direction générale du Trésor, rendant impossible la poursuite de ses activités. Dans une atmosphère particulièrement tendue, RT France est d’abord placée en redressement judiciaire en mars 2023, avant qu’un jugement en liquidation judiciaire ne soit <a href="https://www.bodacc.fr/pages/annonces-commerciales-detail/?q.id=id:A202300763039">acté par le tribunal de commerce de Nanterre</a> le 7 avril 2023, entraînant avec lui le licenciement de plusieurs dizaines de salariés de la chaîne et du site qui avaient décidé de rester après les sanctions de mars 2022.</p>
<p>Un certain nombre d’employés de RT France <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/020923/le-jdd-nouveau-porte-voix-du-kremlin">trouvent progressivement des emplois dans l’écosystème médiatique « alternatif » ou de droite radicale et d’extrême droite française</a> (CNews, <em>Journal du dimanche</em>, Omerta, Sud Radio, Prisma, Europe 1, etc.). Un de mes enquêtés, ancien de RT France, parle même d’un « effet de vase communicant » et de « passerelle » avec la chaîne d’opinion CNews, et plus largement des médias détenus par le groupe Vivendi de Vincent Bolloré, tout en indiquant que la plupart des autres rédactions ne répondent pas aux sollicitations de recrutement des anciens employés de la chaîne russe.</p>
<p>Après une phase de transition « saisissante » et marquée par un « sentiment de dépassement » de la direction, pour reprendre les mots de ce même enquêté à Paris, les rédactions de RT France et RT DE, et avec eux une partie importante de la production de leurs contenus, sont relocalisées au cours de l’année 2023 en Russie, au siège moscovite.</p>
<h2>En quête de nouvelles audiences depuis 2022</h2>
<p>Au-delà de ces manœuvres, RT tente de compenser la perte d’une partie des audiences occidentales par la recherche de nouveaux débouchés médiatiques.</p>
<p>[…] C’est surtout vers l’Afrique subsaharienne que les regards se tournent, parallèlement à une <a href="https://www.irsem.fr/media/5-publications/etude-irsem-83-audinet-le-lion-ok.pdf">nouvelle phase d’expansion de la présence russe sur le continent</a>. Ce tournant vers l’Afrique – principalement dans ses régions francophone et anglophone – concerne en premier lieu la rédaction francophone de Sputnik.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1550492119395082244"}"></div></p>
<p>Sputnik France avait déjà consolidé son réseau de correspondants dès 2018, en amont du sommet Russie-Afrique de Sotchi. En août 2022, après avoir quitté la France et cessé de produire des contenus entre mars et juillet, le site en français de Sputnik, rebaptisé « Sputnik Afrique », rouvre dans les locaux moscovites de Rossia Segodnia avec une nouvelle identité éditoriale et un nouveau site (« sputniknews.africa »), qui remplace l’ancien nom de domaine « fr.sputniknews.com ». Sa branche anglophone Sputnik Africa ouvre en avril 2023, et la croissance de ses audiences africaines se confirme depuis lors.</p>
<p>[…]</p>
<p>En dépit des [déclarations des autorités russes sur la nécessité de développer la présence de RT en Afrique], de l’enregistrement en 2022 par TV-Novosti de plusieurs noms de domaine sans ambiguïté (rt-afrique.com, rtafrica.media, etc.), d’une campagne de recrutement de journalistes avortée au Kenya et de plusieurs annonces <a href="https://mid.ru/ru/foreign_policy/news/themes/id/1898648/">prônant un élargissement du réseau sur le continent</a>, RT n’a toujours pas ouvert un bureau en Afrique subsaharienne au moment de l’écriture de ces lignes, fin 2023. La tendance n’en reste pas moins à la conquête de nouvelles audiences non occidentales, alors que la Russie cherche à préserver sa réputation et <a href="https://meduza.io/en/feature/2022/11/11/putin-the-anti-colonialist">engranger des soutiens dans les pays du « Sud global »</a>, en parallèle du conflit de haute intensité dont elle est responsable en Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224940/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Audinet a reçu des financements du CNRS (CEFR/UMIFRE) pour mener des recherches en Russie.</span></em></p>Porte-voix du Kremlin, RT et Sputnik, interdits en Europe depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, tentent de continuer d’émettre vers l’Occident et développent leur présence en Afrique.Maxime Audinet, Chercheur « Stratégies d’influence » à l’Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM). chercheur associé au Centre de recherches pluridisciplinaires multilingues (CRPM) de l’Université Paris Nanterre, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2243422024-02-27T16:13:33Z2024-02-27T16:13:33ZL’interview de Poutine par Tucker Carlson et sa réception par l’extrême droite occidentale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578015/original/file-20240226-28-fli2ug.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C0%2C1857%2C1156&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’interview accordée par le président russe à l’éditorialiste superstar de la galaxie trumpiste, le 8&nbsp;février au Kremlin, a donné lieu à de très longs développements de Vladimir Poutine sur l’histoire de la Russie et de l’Ukraine, au grand désarroi de son interlocuteur.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://www.kremlin.ru/events/president/news/73411/photos/74852">Kremlin.ru</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.marianne.net/monde/ameriques/pro-trump-ex-fox-news-qui-est-tucker-carlson-lamericain-qui-a-interviewe-poutine">Tucker Carlson</a>, l’ancien présentateur star de la chaîne conservatrice Fox, est une figure bien connue au sein de l’univers « MAGA » (<em>Make America Great Again</em>, l’éternel slogan de campagne de Donald Trump). Avec son ton « politiquement incorrect », il est depuis des années l’un des grands représentants du trumpisme et, au-delà, de la rhétorique provocatrice de l’extrême droite occidentale – un style qualifié par Ruth Wodak et al. de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0957926520977217">« normalisation éhontée de l’impolitesse »</a>.</p>
<p>Sur les questions de politique étrangère, Carlson a <a href="https://eu.usatoday.com/story/news/world/2023/05/01/tucker-carlson-fox-news-russia/11757930002/">largement épousé la présentation russe de la guerre russo-ukrainienne</a>, se montrant très critique à l’égard de Kiev et tout à fait favorable à Moscou, si bien qu’il est <a href="https://www.motherjones.com/politics/2022/03/exclusive-kremlin-putin-russia-ukraine-war-memo-tucker-carlson-fox/">considéré depuis longtemps par le Kremlin</a> comme un moyen privilégié de toucher l’opinion publique américaine.</p>
<p>Mais le coup de maître de Carlson a été, de toute évidence, <a href="https://tuckercarlson.com/the-vladimir-putin-interview/">son interview de deux heures avec Vladimir Poutine</a>, à Moscou, le 8 février dernier. Au vu du déroulement de l’entretien, il semble que les questions n’avaient pas été discutées à l’avance et que les deux parties avaient des attentes divergentes sur les propos qui y seraient tenus : Carlson espérait que Poutine approuverait la vision trumpiste du monde et ses griefs contre le libéralisme, tandis que Poutine, pour sa part, espérait convaincre le grand public américain que les États-Unis et la Russie finiront par se réconcilier d’une manière ou d’une autre et trouver une issue à la guerre qui soit favorable à Moscou.</p>
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<h2>« L’interview la plus suivie de toute l’histoire »</h2>
<p>Les médias occidentaux ont réagi à cette interview controversée de deux manières opposées. Certains ont décidé de ne pas l’évoquer du tout, une décision contestable dans la mesure où l’entrevue entre le journaliste américain et le président russe a suscité un très large écho : avec plus de 200 millions de vues, X (anciennement Twitter) a notamment affirmé que cet événement aurait été le <a href="https://eu.statesman.com/story/news/2024/02/09/tucker-carlson-putin-interview-video-twitter-most-watched-video-russia-ukraine-war/72536955007/">plus suivi sur sa plate-forme depuis la création de celle-ci</a>.</p>
<p>Sachant qu’une « vue » est comptabilisée à partir de deux secondes de connexion, ce chiffre de 200 millions est gonflé et correspond non pas au nombre de visionnages de la vidéo mais au nombre de clics sur des posts la contenant. YouTube considère qu’une vidéo a été vue à partir du moment où la connexion a duré au moins 30 secondes : la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=fOCWBhuDdDo">vidéo</a> y affiche 18 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites. Ce chiffre est probablement plus proche de la vérité. Cela en fait malgré tout un succès médiatique colossal.</p>
<p>D’autres médias ont parlé de l’interview, qualifiant comme d’habitude Carlson d’<a href="https://www.politico.eu/article/tucker-carlson-joins-long-line-useful-idiot-journalists-helping-tyrants/">idiot utile de Poutine</a> et affirmant que leur discussion démontrait une fois de plus que la coalition MAGA était <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2024/02/07/tucker-carlson-putin-russia-ukraine/">à la solde du Kremlin</a>.</p>
<p>Ces deux postures – ne pas parler de l’interview, ou la dénoncer – passent toutes deux à côté de l’essentiel : une figure clé de la galaxie MAGA et le chef de l’État russe ont tenté de dialoguer, et cette tentative a donné lieu à un résultat pour le moins mitigé.</p>
<p>L’entreprise a été un relatif succès, car elle a permis à Poutine de s’adresser au grand public américain et de tenter de saper le soutien de celui-ci à la politique pro-ukrainienne conduite par l’administration Biden, dans un contexte où les dirigeants russes sont privés d’accès aux grands médias occidentaux. Le président russe s’est donc vu offrir la possibilité d’exposer longuement sa vision géopolitique du monde – quoi qu’on pense de celle-ci. En outre, les <a href="https://theconversation.com/how-you-can-tell-propaganda-from-journalism-lets-look-at-tucker-carlsons-visit-to-russia-223829">vidéos ultérieures tournées par Carlson en Russie</a> et publiées sur ses réseaux sociaux ont montré qu’à Moscou la vie continuait comme si de rien n’était, ce qui n’est que rarement mis en avant par les grands médias occidentaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1760616703287853139"}"></div></p>
<p>Mais l’entretien a également mis en évidence les limites du partenariat supposé entre les conservateurs américains et la Russie. Contrairement aux attentes des observateurs, Poutine n’a pas profité de l’occasion pour mener une offensive de charme auprès de l’électorat républicain et de l’opinion conservatrice mondiale. Il ne s’est pas non plus étendu sur « l’Occident libéral décadent » et ses « valeurs perverties ». Interrogé sur Dieu, il n’a pas parlé de spiritualité et de valeurs traditionnelles, alors que la religion est au cœur de tout discours conservateur américain.</p>
<p>Il a préféré faire à son hôte un <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/europe/putin-history-tucker-carlson-russia-b2499837.html">long exposé sur l’histoire commune de la Russie et de l’Ukraine</a>, ce à quoi Carlson ne semblait manifestement pas préparé. Comme l’a <a href="https://landmarksmag.substack.com/p/a-symposium-on-tucker-carlsons-controversial">joliment formulé</a> Paul Greiner, Carlson « aurait été ravi d’entendre un “discours d’ascenseur” sur l’histoire russe qui aurait duré trente secondes, puis une longue liste de griefs » à l’encontre de l’OTAN. Il a eu droit aux deux, mais le passage sur l’Occident a été plutôt court, celui sur l’histoire très long.</p>
<p>Cela nous donne un aperçu de l’écart de perception entre, d’une part, les conservateurs américains, pour qui l’exaltation des « racines historiques » n’implique pas une connaissance approfondie de l’histoire mondiale, et d’autre part l’establishment politique russe, qui voit l’histoire <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/l-histoire-de-l-ukraine-selon-poutine-contredit-tous-les-faits-etablis_2170236.html">comme un élément essentiel de légitimation de sa politique actuelle</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-reactions-ukrainiennes-a-la-reecriture-de-lhistoire-par-vladimir-poutine-168136">Les réactions ukrainiennes à la réécriture de l’histoire par Vladimir Poutine</a>
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<p>À plusieurs reprises, Poutine s’est montré irrité par les questions de Carlson relatives à l’expansion de l’OTAN et à la légitimité du récit de « dénazification » de l’Ukraine propagé par la Russie. Les deux hommes se sont également opposés sur leur vision de la Chine : le présentateur américain a répété le discours républicain habituel selon lequel la Chine est le nouvel ennemi global aussi bien des États-Unis que de la Russie, tandis que le chef de l’État russe a non seulement défendu une vision positive du partenariat entre Moscou et Pékin, mais a aussi <a href="https://tass.com/politics/1744037">replacé la montée en puissance de la Chine et le déclin de l’Occident dans un contexte mondial plus large</a>. Là encore, les deux visions du monde sont loin d’être convergentes.</p>
<h2>Les réactions de l’extrême droite européenne</h2>
<p>Les difficultés de l’extrême droite occidentale et de l’establishment russe à trouver un langage commun se sont également manifestées dans les réactions à l’interview. Même l’extrême droite allemande, la plus ouvertement pro-russe, ne s’est pas spécialement attardée sur le contenu de l’entretien. Certains responsables de l’AfD en ont fait l’éloge ; ainsi, Steffen Kotré a souligné l’offre de Poutine de reprendre l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne – mais ce fut le seul communiqué de presse sur le sujet publié sur le site officiel de l’AfD au Bundestag. Björn Höcke, chef officieux de la mouvance la plus radicale de l’AfD, a également salué la vidéo, la qualifiant de <a href="https://t.me/BjoernHoeckeAfD/2016">« tour de force journalistique »</a>.</p>
<p>Dans le reste de l’Europe, l’événement a été largement passé sous silence, soit parce que les dirigeants d’extrême droite ne souhaitent pas être perçus comme chantant les louages de Poutine, soit parce qu’ils ne partagent pas les orientations géopolitiques de la Russie. Nigel Farage, l’ex-chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, connu pour avoir à titre personnel noué des liens étroits avec l’extrême droite américaine, a par exemple <a href="https://www.gbnews.com/politics/us/putin-manipulating-debate-usa-ukraine-tucker-carlson">commenté</a> l’interview, mais s’est montré largement critique, la qualifiant de tentative de « propagande » pour atteindre le public américain. Il a également déclaré que Carlson aurait dû se montrer plus incisif et <a href="https://www.nationalreview.com/corner/what-tucker-carlson-didnt-ask-putin/">interroger Poutine sur Alexeï Navalny</a> (qui était encore en vie au moment de l’entretien).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758523710707810726"}"></div></p>
<p>En France, où <a href="https://theconversation.com/entre-le-rassemblement-national-et-la-russie-une-longue-lune-de-miel-181633">l’extrême droite penche nettement du côté de Moscou</a>, la stratégie a consisté à atténuer les appréciations positives pour éviter de prêter le flanc à des critiques publiques. Ainsi, ni les comptes officiels sur les réseaux sociaux du Rassemblement national, ni ceux de Reconquête n’ont publié quoi que ce soit sur l’interview. Seules quelques voix l’ont commentée individuellement, comme <a href="https://twitter.com/ChagnonPatricia/status/1756307189755470134">Patricia Chagnon-Clevers</a>, députée RN au Parlement européen, ou <a href="https://twitter.com/NicolasDumasLR/status/1755950436413059170">Nicolas Dumas</a>, élu régional de Reconquête.</p>
<p>En Espagne, la couverture de l’interview a été faible. Plusieurs articles <a href="https://www.publico.es/internacional/putin-despacha-periodista-ultra-amigo-abascal-paz-depende-washington.html">ont souligné que Carlson est un « ami » du leader de Vox, Santiago Abascal</a>, l’a récemment interviewé et a assisté à un meeting à ses côtés en novembre dernier, mais ils se sont davantage intéressés à Carlson qu’à Poutine. L’extrême droite italienne n’a pas non plus beaucoup évoqué l’interview elle-même, puisque Georgia Meloni est de toute façon très atlantiste et pro-ukrainienne.</p>
<p>Cela contraste avec la visibilité médiatique, du côté russe, de la visite de Carlson à Moscou, qui a été largement suivie et commentée par les médias nationaux. À cette occasion, l’idéologue ultra-radical Alexandre Douguine a notamment publié un billet exalté consacré au « <a href="https://www.arktosjournal.com/p/tucker-carlson-and-maga-communism">communisme MAGA</a> », réunissant Trump et Marx, et a déclaré que les patriotes américains et les forces de gauche pouvaient œuvrer ensemble pour saper l’hégémonie libérale des États-Unis dans le monde.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1757015299268727146"}"></div></p>
<h2>Les réactions des conservateurs et de l’extrême droite aux États-Unis</h2>
<p>Même aux États-Unis, la réaction de la droite à l’interview a été très faible. Certains commentateurs conservateurs « mainstream », comme Ben Shapiro, Richard Hannia et Matt Walsh, se sont montrés favorables à Carlson, mais ont estimé que l’interview n’était pas efficace. Hannia a jugé que l’interview montrait que Poutine, dans son obsession de l’histoire, était <a href="https://twitter.com/RichardHanania/status/1755750991964913902">« déconnecté »</a> et Shapiro est allé encore plus loin, <a href="https://twitter.com/benshapiro/status/1755950137803722820">qualifiant</a> la longue diatribe de Poutine sur l’histoire russe de mauvaise justification pour ce qui était en fin de compte « une invasion barbare d’un pays souverain ».</p>
<p>D’autres ont semblé acquiescer aux commentaires de Poutine. Charlie Kirk, fondateur de « Turning Point USA », a choisi de publier des extraits de l’entretien sans commentaire, concluant seulement que Carlson avait livré avec cette interview une « masterclass ». Candice Owens, personnalité médiatique de droite radicale et contributrice régulière du Daily Wire, a soutenu l’affirmation de Poutine selon laquelle les États-Unis (y compris le président) étaient contrôlés par les services de renseignement américains et a <a href="https://youtu.be/5BdtMv-vyn0?si=OgpjyFAYDhoNXHR2">loué</a> la version de l’histoire russe donnée par Poutine.</p>
<p>Les personnalités de la droite la plus radicale se sont montrées nettement plus réceptives à l’interview. L’activiste politique d’extrême droite Jack Posobiec a <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756054087425040484">déclaré</a> que, bien qu’il ne soit pas d’accord avec une grande partie des propos de Poutine, il était intéressant de noter que celui-ci était prêt à faire la paix malgré les griefs historiques qu’il a rappelés. Il a également <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756046152519020611">considéré</a> que Poutine était impressionnant dans sa capacité à parler longuement de l’histoire de la Russie, tandis les États-Unis sont, selon lui, dirigés par un président qui est « pratiquement un légume ». Jackson Hinkle, apologiste de la Russie et commentateur d’extrême droite bien connu, a livré une <a href="https://twitter.com/ElijahSchaffer/status/1755795057284927808">analyse chaotique</a> de l’interview dans sa conversation avec le podcasteur Elijah Schaffer. Les deux hommes ont soutenu Poutine et ont déploré que Zelensky soit traité avec trop de complaisance par les journalistes occidentaux.</p>
<p>Cette opinion est partagée par d’autres commentateurs d’extrême droite, comme Tim Pool, qui s’est <a href="https://twitter.com/Timcast/status/1755595593982886043">plaint</a> que les médias avaient fait un moins bon travail en interviewant Zelensky, ou <a href="https://rumble.com/v4c905i-putin-x-tucker-interview.html">Nick Fuentes</a>, qui a exprimé à plusieurs reprises son admiration à l’égard de Poutine, même s’il a estimé que sa leçon d’histoire ne trouverait pas d’écho auprès du public américain et que l’ensemble de l’entretien n’avait « pas été révolutionnaire » puisqu’il n’avait apporté aucune nouvelle information ou révélation.</p>
<p>Quant aux élus républicains, ils sont pour la plupart restés critiques à l’égard de Poutine et ont <a href="https://www.politico.com/news/2022/02/01/gop-tucker-carlson-ukraine-00004370">rejeté</a> les efforts de Carlson visant à saper le soutien américain à l’Ukraine. Toutefois, cette position n’est pas partagée par tous. Quand Carlson a annoncé que l’entretien aurait lieu, l’élue de Géorgie Marjorie Taylor Greene a <a href="https://www.businessinsider.com/taylor-greene-defends-prospect-tucker-carlson-interviewing-putin-in-moscow-2024-2">défendu</a> cette initiative. Matt Gaetz (élu de Floride) a également salué l’interview et, après sa diffusion, <a href="https://twitter.com/mattgaetz/status/1755991276476924208">a fait remarquer</a> à quel point il trouvait impressionnante la capacité de Poutine à parler longuement d’histoire, alors que Joe Biden semble avoir des problèmes de mémoire. Le sénateur de l’Ohio JD Vance a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756031269517902297">critiqué</a> le fait que Carlson n’ait pas interpellé Poutine sur l’emprisonnement des journalistes, mais a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756091114732269846">souligné</a> l’importance de la longue diatribe de Poutine sur l’histoire.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758200227217932653"}"></div></p>
<p>Aussi divisée que soit la droite américaine dans son interprétation de l’interview, une chose est certaine : celle-ci n’a pas été au cœur de ses préoccupations. L’entretien a été éclipsé par deux autres événements qui ont eu lieu le 8 février. D’abord, <a href="https://www.politico.com/news/2024/02/08/trump-supreme-court-oral-arguments-transcript-00140499">l’audition par la Cour suprême</a> des arguments des parties dans l’affaire en cours <a href="https://www.oyez.org/cases/2023/23-719">Trump v. Anderson</a> sur la question de savoir si Donald Trump peut être empêché de se présenter à la prochaine présidentielle en raison de son implication dans l’insurrection du 6 janvier 2021. Les juges de la Cour suprême se sont montrés uniformément sceptiques à l’égard de l’argument selon lequel les États peuvent choisir de disqualifier des candidats en vertu du 14<sup>e</sup> amendement, un point de vue qui a été largement salué par la droite.</p>
<p>Le deuxième événement qui a éclipsé l’interview de Poutine est la conférence de presse surprise du président Joe Biden sur le <a href="https://www.npr.org/2024/02/08/1229805332/special-counsel-report-biden-classified-documents">rapport</a> du ministère de la Justice concernant sa gestion de documents classifiés. Prenant la parole à peu près au moment où l’interview de Tucker Carlson était diffusée, Joe Biden s’est montré à cette occasion vif d’esprit, mais a commis une <a href="https://www.theguardian.com/us-news/video/2024/feb/09/israeli-offensive-on-gaza-over-the-top-says-biden-video">gaffe malencontreuse</a> : parlant du refus égyptien d’ouvrir le point de passage de Rafah entre l’Égypte et la bande de Gaza, il a déclaré que ce refus était dû au « président du Mexique, Sissi ». La droite américaine n’a évidemment pas manqué l’occasion de se moquer du président Biden et de marteler qu’il était inapte à exercer ses fonctions.</p>
<h2>Les droites dures occidentales et la Russie : accords et dissonances</h2>
<p>Il existe une véritable affinité idéologique <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2023-1-page-113.htm">entre l’extrême droite occidentale et la Russie</a> : une ontologie conservatrice commune de l’humanité qui croit à des identités collectives héritées du passé, dont les individus ne devraient pas chercher à se libérer ; une dénonciation de la démocratie et du libéralisme, ainsi que de la mondialisation, aussi bien économique que normative et culturelle ; une vision de l’État-nation comme entité suprême sur la scène internationale ; et une certaine admiration mutuelle et des emprunts ou idéologiques réciproques.</p>
<p>Cependant, cet ensemble de valeurs partagées ne suffit pas à donner lieu à une coopération politique et stratégique explicite. Le fait que Poutine ait décidé de se concentrer sur l’histoire nationale comme argument central pour justifier sa guerre en Ukraine, c’est-à-dire d’insister sur ce qui rend la Russie unique et non sur ce qu’elle partage avec l’Occident conservateur, est révélateur. Le fait que Carlson soit arrivé sans préparation et apparemment sans connaître la vision russe de la guerre, et qu’il ait tenté d’introduire dans la discussion les paradigmes habituels de la culture américaine en matière de politique étrangère sans se rendre compte qu’ils n’ont pas de sens pour les Russes, est également parlant.</p>
<p>Si le Kremlin croit sincèrement en l’existence d’un « bon » Occident, conservateur, prêt à se réconcilier avec lui au nom d’intérêts nationaux bien compris, cela ne fait pas pour autant de Trump un partenaire naturel et facile pour la Russie. Cela ne signifie évidemment pas que le trumpisme et la Russie ne peuvent pas prendre ensemble des décisions qui auraient un impact sur l’ordre mondial – mais il serait erroné de croire que ces deux parties sont capables de conduire une attaque coordonnée contre la démocratie libérale sur la base d’arguments idéologiques parfaitement ciselés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224342/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La réaction des extrêmes droites européennes et américaine à l’entretien Carlson-Poutine a mis en lumière les divergences existant entre cette mouvance et le Kremlin plus que leurs points d’accord.Marlene Laruelle, Research Professor of International Affairs and Political Science, George Washington UniversityJohn Chrobak, Research Program Coordinator for the Illiberalism Studies Program, George Washington UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241802024-02-22T15:49:48Z2024-02-22T15:49:48ZConversation avec Sergei Guriev : « Le seul scénario optimiste est le départ de Poutine, quelle qu’en soit la forme »<p><em>Lorsque The Conversation réalise cet entretien avec l’économiste russe Sergei Guriev au matin du 16 février, la mort du leader de l’opposition Alexeï Navalny n’a pas encore été annoncée. De fait, nous demandons notamment à M. Guriev dans quelle mesure la communauté internationale pourrait protéger son ami, qui purge une peine de dix-neuf ans de prison dans une colonie pénitentiaire située au-delà du cercle polaire arctique. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe. M. Guriev, qui a travaillé avec Navalny et a notamment permis au grand public occidental de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2021/02/01/conversation-avec-alexei-navalny/">mieux comprendre</a> le projet politique de ce dernier, apporte <a href="https://twitter.com/sguriev/status/1759988189316469051">son soutien</a> à la veuve de l’opposant, Ioulia Navalnaïa, elle-même économiste de formation, quand celle-ci annonce qu’elle reprendra le flambeau de son mari.</em></p>
<p><em>Dans ce contexte, le présent entretien, qui porte sur l’état de l’économie russe deux ans après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, reste plus que jamais d’actualité, d’autant que l’Occident s’apprête à déclencher une <a href="https://www.rfi.fr/en/international/20240221-eu-approves-new-round-of-sanctions-against-russia">nouvelle vague de sanctions</a> en réponse à l’assassinat présumé de Navalny.</em></p>
<p><em>Sergei Guriev, l’un des économistes russes les plus éminents de sa génération, a quitté la Russie en 2013, menacé par le pouvoir. En exil, il est devenu l'un des principaux détracteurs du régime de Vladimir Poutine, et joue un rôle clé au sein de l’<a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">International Working Group on Russian Sanctions</a>, qui aide les États occidentaux à définir avec précision les mesures à prendre à l’encontre de Moscou. Il est aujourd’hui directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po Paris, un poste qu’il quittera en septembre prochain pour <a href="https://www.london.edu/news/renowned-economist-to-lead-lbs-2344">rejoindre la London Business School</a>, dont il deviendra le doyen. La nouvelle de cette nomination avait été saluée sur le compte d’Alexeï Navalny le 1<sup>er</sup> février dernier.</em></p>
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<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1752949923597668528"}"></div></p>
<p><strong>Au cours des deux dernières années, les pays occidentaux ont mis en œuvre de nombreuses sanctions contre la Russie. Pourtant, celle-ci semble y avoir <a href="https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2024-02-05/l-economie-de-la-russie-affiche-une-sante-insolente-malgre-les-sanctions-voici-pourquoi-a83832e0-cd5c-49c5-9e0f-8b722dc97d12">mieux résisté qu’attendu</a>, grâce à d’importantes dépenses publiques – ce que certains qualifient de <a href="https://www.contrepoints.org/2023/02/22/450987-discours-de-poutine-un-keynesianisme-nationaliste-et-militaire">« keynésianisme militaire »</a>. Le FMI annonce une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/russie-la-croissance-devrait-etre-bien-meilleure-que-prevu-et-meilleure-que-celle-de-l-europe-989301.html">croissance de 2,6 % pour 2024</a>. Qu’en est-il, de votre point de vue ? L’économie russe est-elle en baisse ou en hausse ?</strong></p>
<p>C’est une question de définition. Si nous évaluons la croissance économique à l’aune de la croissance du PIB, il ne fait aucun doute que l’économie russe est en hausse. Toutefois, il serait erroné de mesurer la performance économique d’un pays de la même façon en temps de guerre et en temps de paix. Lorsque vous dépensez une part substantielle du PIB pour produire des chars et des obus d’artillerie et pour recruter des soldats qui iront se faire blesser ou tuer en Ukraine, cela revient, du point de vue du secteur civil, à imprimer de l’argent et à l’injecter dans l’économie.</p>
<p>Nous incluons ces dépenses dans le calcul du PIB parce que des biens sont produits et des personnes sont employées en tant que soldats, mais cela n’a rien à voir avec les performances économiques réelles de la Russie. N’oubliez pas que les dépenses militaires représentaient 3 % du PIB avant la guerre ; or en 2024, elles s’élèveront à <a href="https://carnegieendowment.org/politika/90753">6 % du PIB</a>. Cet écart suffit à expliquer la croissance de l’économie russe, quelle qu’elle soit. Et, bien sûr, il y a un ensemble supplémentaire de secteurs qui ne sont pas directement inclus dans les dépenses militaires, mais qui sont également impliqués dans la production de services et de biens militaires. Je pense donc que la vision d’une économie russe qui serait en développement, vision fondée uniquement sur la hausse de son PIB, est assez trompeuse.</p>
<p>Selon moi, le chiffre d’affaires du commerce de détail est un indicateur plus instructif. Entre 2021 et 2022, ce chiffre a baissé d’<a href="https://www.reuters.com/article/russia-retail-idUSR4N32X04N/">environ 6,5 %</a>. Si l’on compare le mois de décembre 2022 au mois de décembre 2021, on constate une baisse de 10,5 %. Les données pour 2023 seront bientôt publiées. Il n’y aura pas de baisse, et même une certaine croissance. Il n’empêche que, globalement, la consommation russe ne se porte pas bien.</p>
<p>Vous avez parlé de « keynésianisme militaire ». Je pense que cette expression est, elle aussi, quelque peu trompeuse. Le keynésianisme est une politique que l’on utilise lorsque l’économie est en perte de vitesse et que le taux de chômage est élevé, afin d’essayer d’offrir des emplois aux gens par le biais des dépenses publiques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1759622859352146181"}"></div></p>
<p>Le risque propre au keynésianisme est la surchauffe de l’économie. Et n’oublions pas que Keynes a développé ses théories dans les années 1930, au cours de la Grande Dépression, lorsque le taux de chômage aux États-Unis atteignait 25 %. Aujourd’hui, le chômage en Russie est très faible, parce que de <a href="https://atlantico.fr/article/decryptage/et-le-nombre-de-russes-ayant-quitte-la-russie-depuis-l-invasion-de-l-ukraine-atteint">nombreuses personnes ont quitté le pays</a>, libérant donc des postes de travail, ou ont été recrutées pour aller combattre en Ukraine.</p>
<p>De fait, l’économie est plutôt en surchauffe. <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/14/russias-high-inflation-persists-in-january-data-a84082">L’inflation est supérieure à l’objectif de 7 % qui avait été fixé par les autorités</a>, ce qui inquiète fortement la Banque centrale. Ce n’est donc pas le moment de faire du keynésianisme.</p>
<p><strong>Vous faites partie du <a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">Groupe de travail international de Stanford sur les sanctions contre la Russie</a>. Qu’est-ce que ce groupe et comment a-t-il jusqu’ici façonné les sanctions ?</strong></p>
<p>Le groupe est composé d’économistes, de politistes et d’anciens fonctionnaires des États-Unis, d’Europe et d’autres pays. Sa raison d’être est de publier des rapports détaillés sur la meilleure façon de sanctionner le régime russe. À ce jour, 18 rapports ont été publiés. J’ai contribué à cinq d’entre eux : les quatre premiers, et celui <a href="https://fsi9-prod.s3.us-west-1.amazonaws.com/s3fs-public/2023-09/working_paper_14_-_using-energy-sanctions_09-19-23_update.pdf">sur les sanctions dans le domaine énergétique, paru en septembre</a>.</p>
<p>L’idée est d’informer les décideurs politiques sur les coûts des mesures concrètes qui peuvent être appliquées, et sur leur impact potentiel. Nous voulons nous assurer que cette guerre coûte plus cher à la Russie et que, par conséquent, Poutine dispose de moins de ressources pour tuer des Ukrainiens et détruire des villes ukrainiennes.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/c66Wa1B_xqE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p><strong>Pouvez-vous établir un lien direct entre les documents qui ont été publiés par le Groupe et certaines des sanctions qui ont été mises en œuvre ?</strong></p>
<p>Nous avons plaidé depuis le début en faveur d’un embargo pétrolier, et celui-ci <a href="https://eu-solidarity-ukraine.ec.europa.eu/eu-sanctions-against-russia-following-invasion-ukraine/sanctions-energy_fr">a fini par être décrété</a>. Nous avons toujours dit qu’il était nécessaire de plafonner le prix du pétrole et de renforcer les sanctions technologiques et les sanctions financières, et tout cela s’est produit. Pour autant, je ne sais pas si nous avons joué un rôle déterminant en la matière.</p>
<p><strong>À quel point ces sanctions sont-elles efficaces ? La Russie <a href="https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/petrole-malgre-l-embargo-des-occidentaux-les-exportations-russes-n-ont-pas-chute-en-2023-affirme-moscou-986648.html">a trouvé d’autres débouchés pour ses produits énergétiques</a>, et certains pays l’aident à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/20/apres-deux-ans-de-sanctions-contre-moscou-l-ue-s-efforce-de-limiter-leur-contournement_6217402_3210.html">contourner les sanctions</a> appliquées par les Occidentaux. La semaine dernière encore, The Conversation a publié un <a href="https://theconversation.com/financial-sanctions-banks-reactions-depend-on-their-location-research-reveals-219678">article</a> indiquant que les filiales des banques allemandes situées dans des zones figurant sur la liste noire du Groupe d’action financière étaient plus susceptibles de prêter de l’argent aux pays sanctionnés</strong>.</p>
<p>Je pense que la bonne façon de poser cette question est : « Qu’en serait-il si les sanctions n’avaient pas été adoptées ? » Lorsque nous posons la question « Les sanctions sont-elles efficaces ? », nous ne devrions pas comparer ce qui se passe actuellement avec ce que nous voudrions qu’il se passe. Nous devons comparer ce qui se passe actuellement avec ce qui se serait passé en l’absence de sanctions.</p>
<p>Imaginez que toutes les banques européennes – y compris les banques allemandes – situées en Europe auraient continué de financer le régime de Poutine : Poutine aurait un accès illimité à toutes les sources de financement. Il aurait un accès illimité aux réserves de sa banque centrale. Il aurait un accès illimité à la technologie française et allemande. Il pourrait également recruter des soldats dans le monde entier. Il continuerait de vendre du pétrole et du gaz à l’Europe au prix fort. Imaginez donc ce monde. L’armée ukrainienne aurait-elle plus de mal à défendre l’Ukraine ? La réponse est évidemment « oui ».</p>
<p>Aujourd’hui, Poutine a appris à contourner les sanctions. Mais l’Occident redouble d’efforts pour lutter contre ce phénomène. On constate que Poutine a de plus en plus de mal à passer par la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/revirement-la-turquie-bloque-les-exportations-vers-la-russie-de-biens-soumis-aux-sanctions-occidentales">Turquie</a>, voire par la <a href="https://www.lefigaro.fr/societes/l-europe-sanctionne-trois-societes-chinoises-qui-aident-la-russie-20240213">Chine</a>. Les banques chinoises, turques et d’Asie centrale sont de plus en plus vigilantes en ce qui concerne les paiements à leurs homologues russes. Pour contourner les sanctions, Poutine est contraint de faire appel à des pays tiers qui lui facturent des frais d’intermédiation. Et plus on donne aux intermédiaires, moins on garde d’argent pour soi, et c’est une bonne chose. Il n’en reste pas moins qu’il faut investir davantage d’efforts dans le renforcement et l’application des sanctions.</p>
<p><strong>Les sanctions ont porté atteinte à la capacité de la Russie à se moderniser, et notamment à la capacité du quatrième émetteur mondial de gaz à effet de serre à <a href="https://theconversation.com/other-casualties-of-putins-war-in-ukraine-russias-climate-goals-and-science-182995">rendre son industrie plus respectueuse de l’environnement</a> en cette période d’urgence climatique, que ce soit du fait des restrictions à l’importation de technologies, de l’effondrement des sources de capitaux étrangers ou du gel des programmes internationaux. Est-il possible d’aider le pays à mener à bien sa transition énergétique tout en frappant le Kremlin là où ça fait mal ?</strong></p>
<p>Je pense que vous l’avez bien formulé : l’accès de Poutine aux technologies est limité. Et bien que ce ne soit pas mon domaine d’expertise, s’il existe des technologies qui ne peuvent pas être utilisées pour la production militaire, mais qui ne peuvent être utilisées que pour la transition verte, alors les États-Unis devraient continuer à les exporter vers la Russie. Mais d’après ce que j’ai compris, il y en a très peu.</p>
<p>En 2022 et 2023, Poutine a <a href="https://time.com/6226484/russia-appliance-imports-weapons/">importé de nombreuses technologies civiles</a>, comme des lave-vaisselle ou des réfrigérateurs, dans le seul but d’avoir accès à des microprocesseurs afin de produire des missiles et, in fine, de tuer des Ukrainiens. La Russie souffre également du manque de puces pour ses cartes de crédit. Par conséquent, les banques se sont mises à les recycler.</p>
<p>Je ne suis donc pas sûr qu’il existe une technologie civile avancée destinée à aider à la décarbonation que Poutine ne puisse pas utiliser pour la production militaire. Mais, encore une fois, c’est une question dont je ne suis pas spécialiste. Je veux tout de même souligner que la meilleure façon de contribuer à une transition verte tout en limitant la capacité de Poutine à mener cette guerre est de poursuivre la décarbonation des économies occidentales. Si l’Occident décarbone plus rapidement et réduit sa demande en combustibles fossiles, cela réduira les prix du pétrole au niveau mondial et donc les revenus que Poutine peut utiliser pour tuer des Ukrainiens.</p>
<p><strong>En 2018, Christine Lagarde, alors directrice du FMI, a <a href="https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/06/sp090618-2018-michel-camdessus-central-banking-lecture-series">salué l’action de l’actuelle directrice de la banque russe, Elvira Nabioullina</a>. Cette dernière joue-t-elle depuis deux ans un rôle essentiel dans le fonctionnement de la machine de guerre de Poutine ? Et que pensez-vous des <a href="https://www.reuters.com/world/europe/russian-central-bank-governor-nabiullina-cancels-appearance-exhibition-2024-01-16/">spéculations sur son état de santé</a> ? Elle aurait été hospitalisée en janvier…</strong></p>
<p>Je n’ai aucune idée de son état de santé. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas manifesté son soutien à la guerre. Sauf erreur, elle ne s’est jamais exprimée publiquement, je pense, en faveur du meurtre d’Ukrainiens. Elle ne s’est jamais exprimée contre la guerre non plus, mais dès 2018, elle <a href="https://www.wionews.com/world/russian-central-bank-chief-noted-for-coded-dress-wears-funeral-black-to-signal-death-of-economy-459472">utilisait sa façon de s’habiller pour indiquer l’état d’esprit de la politique monétaire de la banque centrale</a>. Ainsi, lors de ses conférences de presse, elle avait pour coutume d’arborer une <a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-12-28/read-my-brooch-says-russian-central-bank-chief-nabiullina">broche avec une colombe</a> pour signaler que la banque centrale était susceptible de baisser les taux d’intérêt et d’autres broches ou couleurs de sa robe pour signaler que la banque centrale était optimiste ou pessimiste quant à l’état de l’économie russe.</p>
<p>Après le début de la guerre, <a href="https://www.theguardian.com/business/2022/mar/05/russias-central-bank-head-is-mourning-for-her-economy">elle a commencé à s’habiller en noir</a>. J’ai cru comprendre que cela avait changé récemment, mais en tout état de cause elle a cherché à faire savoir au monde qu’elle n’était pas ravie de la tournure des événements.</p>
<p>D’un autre côté, elle continue de travailler et, comme vous l’avez dit, elle est un rouage important dans le financement de la machine de guerre de Poutine. Et je pense que l’histoire la jugera négativement pour cela. Même si elle peut prétendre qu’elle lutte contre l’inflation pour protéger les catégories les plus vulnérables de la société russe, chaque milliard de dollars, chaque dizaine de milliards de dollars, chaque centaine de milliards de dollars économisés pour le budget de Poutine grâce au travail efficace du ministère des Finances ou de la banque centrale est un autre milliard, une autre dizaine de milliards, une autre centaine de milliards que Poutine peut utiliser pour acheter des drones iraniens, des obus d’artillerie nord-coréens, recruter des soldats et tuer des Ukrainiens.</p>
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<p><strong>Quel serait le meilleur scénario, parmi les options réalistes, que l’on puisse espérer pour la Russie à l’heure actuelle ?</strong></p>
<p>Vladimir Poutine a montré qu’il n’avait aucun respect pour les droits humains et pour le droit international. Si Poutine reste au pouvoir, je peine à imaginer un scénario optimiste pour la Russie. Le seul scénario optimiste est son départ, quelle qu’en soit la forme, et une transition démocratique.</p>
<p>Peut-être pas immédiatement après son départ, mais quelques mois ou quelques années plus tard, il y aura une sorte de Perestroïka 2.0. Je ne vois pas comment la Russie pourrait devenir une Corée du Nord ou une Syrie. Certains essaieront de pousser le pays dans cette direction, mais je pense que la Russie est trop diverse, trop grande, trop éduquée et trop riche pour tolérer un régime stalinien.</p>
<p>Et je pense que les personnes qui succéderont à Poutine, même si elles sont issues de son entourage le plus proche, voudront mettre fin à cette guerre. Ces gens voudront renouer avec l’Occident. Ils essaieront de négocier, et cela conduira à une augmentation des libertés politiques et de l’ouverture en Russie, ce qui à son tour devrait aboutir à une amélioration immédiate et, espérons-le, à une amélioration substantielle des relations avec l’Ukraine et l’Europe au cours de la prochaine décennie.</p>
<p><strong>De nombreux hommes d’affaires russes se sont installés à l’étranger depuis le début de la guerre, notamment <a href="https://www.ft.com/content/d6d3b45a-35cc-4e32-b864-b9c0b1649a79">à Dubaï</a>. Une rébellion des élites contre Poutine est-elle une perspective crédible ?</strong></p>
<p>Les élites économiques sont bien sûr mécontentes, mais elles savent aussi que se rebeller contre Vladimir Poutine est physiquement dangereux. Il y a eu de nombreux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/suicides-chutes-accidents-ces-hommes-d-affaires-russes-morts-dans-des-circonstances-etranges-depuis-le-debut-de-la-guerre-en-ukraine_5567841.html">« suicides »</a> ces dernières années. Les gens sont parfaitement conscients des risques qu’entraîne toute opposition à Vladimir Poutine. Très peu d’entre eux se sont ouvertement prononcés contre la guerre. On peut d’ailleurs les compter sur les doigts d’une main : je pense à <a href="https://theconversation.com/russian-billionaire-cranks-up-the-pressure-on-cyclings-beleaguered-bosses-36072">Oleg Tinkov</a> et <a href="https://www.ft.com/content/24c47ec1-dc7f-48a9-960e-7ad89cda8e1a">Arkady Voloj</a>, qui se sont ouvertement prononcés contre la guerre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-sur-fond-de-guerre-en-ukraine-lelite-se-debarrasse-de-ses-derniers-liberaux-187400">En Russie, sur fond de guerre en Ukraine, l’élite se débarrasse de ses derniers « libéraux »</a>
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<p>Mais on constate également que les élites économiques, les chefs des institutions publiques et les ministres évitent de s’exprimer en faveur de la guerre. Ils sont tous extrêmement mécontents. Les projets de toute une vie ont été détruits. En ce sens, nous n’assisterons peut-être pas à une rébellion semblable à <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">celle de Prigojine</a>, mais une fois que Vladimir Poutine aura disparu, le temps du changement viendra. Toutefois, qui sait ? Peut-être qu’un coup d’État se prépare en ce moment même. Les coups d’État qui réussissent ne sont jamais préparés au grand jour…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224180/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sergei Guriev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’économiste russe et réfugié politique Sergei Guriev, l’un des principaux concepteurs des sanctions contre le régime russe, dresse leur bilan deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine.Sergei Guriev, Professor of economics, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216232024-02-22T15:49:36Z2024-02-22T15:49:36ZRussie : les sanctions occidentales commencent à faire effet<p>Le déclenchement de la guerre en Ukraine s’est accompagné d’une dépréciation historique du rouble par rapport au dollar, de plus de 76 % entre le 25 février et le 7 mars 2022. Cette chute découle principalement des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/sanctions-economiques-117926">sanctions occidentales</a> prises à l’encontre de la Russie, notamment le gel de ses réserves internationales, empêchant la Banque centrale russe de soutenir sa monnaie.</p>
<p>Cette mesure s’ajoute à d’autres sanctions financières visant à</p>
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<li><p>priver la Russie d’accéder aux marchés financiers de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/union-europeenne-ue-20281">l’Union européenne</a> (UE) afin d’entraver le fonctionnement des entreprises publiques russes</p></li>
<li><p>exclure les principales banques russes du système Swift (<em>Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication</em>), premier système de messagerie financière au niveau mondial.</p></li>
</ul>
<p>Le deuxième épisode de forte dépréciation du rouble, de près de 20 %, a eu lieu à la fin de l’année 2022, résultant des sanctions énergétiques prises en juin par le Conseil européen dans son sixième train.</p>
<p>En dépit de ces épisodes de forte dépréciation, le rouble s’est maintenu à des niveaux élevés par rapport au dollar, atteignant des valeurs supérieures à celles d’avant-guerre. Pourquoi ?</p>
<h2>Un excédent commercial record en 2022</h2>
<p>Ne pouvant puiser dans ses réserves pour soutenir sa monnaie, la Russie a pris une série de mesures visant à <a href="https://www.blog-afse.fr/billet/limpact-des-sanctions-financieres-sur-la-russie-12">limiter les sorties de capitaux</a>. Elle a imposé à ses entreprises exportatrices de convertir la majeure partie de leurs recettes en devises en roubles, interdit les prêts en devises et les transferts bancaires des citoyens russes vers l’extérieur et enjoint les pays alignés de régler leurs achats de gaz russe en roubles. Ces mesures ont permis de soutenir la demande de roubles et, en conséquence, de limiter la chute de la monnaie russe par rapport au dollar en 2022. Celle-ci est ainsi revenue à son niveau d’avant-guerre moins de deux mois après l’invasion de l’Ukraine, au prix d’une <a href="https://cepr.org/voxeu/columns/sanctions-and-exchange-rate">répression financière des épargnants nationaux</a>.</p>
<p><iframe id="ZXW6l" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/ZXW6l/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>La Russie a par ailleurs enregistré un <a href="http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2023/let439.pdf">excédent commercial record</a> en 2022. Moscou ne pouvant dépenser les dollars accumulés du fait des sanctions mais continuant à exporter ses hydrocarbures, la hausse de la demande pour la devise russe a renforcé le rouble. L’ouverture de comptes de plusieurs entreprises européennes auprès de GazpromBank afin de convertir les euros en roubles, à la suite de la décision du Kremlin de faire payer les importations de gaz russe en roubles, a aussi contribué au soutien de la monnaie russe.</p>
<p>Si ces facteurs ont permis de soutenir la devise russe une grande partie de l’année 2022 en dépit des mesures rétorsives, le rouble s’est déprécié à compter de décembre 2022 après l’entrée en vigueur des sanctions prises en juin 2022. La chute des revenus provenant des ventes d’hydrocarbures russes liée à l’application des sanctions – couplée à la baisse des prix internationaux du pétrole et du gaz – a ainsi tiré le cours du rouble vers le bas.</p>
<p>Si la dépréciation du rouble semble conséquente, son ampleur reste cependant nettement moindre que celle intervenue en 2014. Comment expliquer une telle situation ?</p>
<h2>Une réaction tardive en 2014</h2>
<p>En 2014, la chute du rouble est apparue en juillet, soit cinq mois après l’annexion de la Crimée. Par ailleurs, alors que la devise russe a retrouvé ses valeurs d’avant-guerre très rapidement en 2022, tel n’est pas le cas en 2014 puisque le rouble n’a jamais renoué avec les niveaux constatés avant l’invasion de la Crimée. La réaction retardée de plusieurs mois du rouble par rapport à la date de l’annexion de la Crimée découle notamment du fait que les sanctions financières ont été prises tardivement, contrairement à la crise ukrainienne actuelle où les mesures rétorsives ont été décidées dès le déclenchement de la guerre.</p>
<p><iframe id="oDukr" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/oDukr/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Si les sanctions financières prises en juillet 2014 ont contribué à la dépréciation du rouble survenue ce même mois, elles n’en sont toutefois probablement pas le principal facteur explicatif, la cause essentielle étant à rechercher du côté du marché pétrolier. En effet, contrairement au contexte prévalant lors du début du conflit russo-ukrainien, le prix du brut s’inscrivait dans une tendance baissière, le cours du baril chutant de plus de 50 % en l’espace de sept mois à compter de juillet 2014. Les exportations d’hydrocarbures et de produits dérivés représentant à l’époque la moitié des recettes de l’État et plus de 70 % des exportations de la Russie, cet effondrement du prix du pétrole est à l’évidence un facteur explicatif essentiel de la très forte dépréciation du rouble.</p>
<h2>En 2022, une Russie préparée aux sanctions</h2>
<p>En outre, à l’inverse de 2014, la Russie a eu le temps de se préparer aux sanctions en 2022 puisqu’elle en avait subi suite à l’annexion de la Crimée, contribuant à expliquer le rapide retour du rouble à son niveau d’avant-guerre. Une illustration de cette « préparation » peut être fournie par <a href="https://theconversation.com/sanctions-occidentales-contre-la-russie-lasie-a-la-rescousse-de-moscou-213265">l’évolution des réserves</a> de la Banque centrale de Russie et de leur composition. Alors que <a href="https://www.cbr.ru/Collection/Collection/File/43443/ar_2021_e.pdf">6,4 % des réserves sont détenues aux États-Unis en 2021</a>, ce pourcentage était de l’ordre de <a href="https://www.cbr.ru/Collection/Collection/File/8316/ar_2014_e.pdf">26 % en 2014</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/sanctions-occidentales-contre-la-russie-lasie-a-la-rescousse-de-moscou-213265">Sanctions occidentales contre la Russie : l’Asie à la rescousse de Moscou</a>
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<p>Depuis les sanctions liées à l’annexion de la Crimée, Moscou a ainsi non seulement fortement accumulé des réserves, mais aussi diversifié ses avoirs étrangers et <a href="https://theconversation.com/sanctions-occidentales-contre-la-russie-lasie-a-la-rescousse-de-moscou-213265">transféré une partie importante de ses réserves vers le yuan chinois et l’or</a> – le pourcentage des réserves détenues en or s’élevant à 21,5 % en 2021 contre 13 % en 2014.</p>
<h2>La diversification des réserves internationales et la dédollarisation de l’économie russe en 2022</h2>
<p><iframe id="lwdtg" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/lwdtg/5/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p><iframe id="KI0BL" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/KI0BL/4/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Cette dynamique illustre le fait que, suite à l’expérience de 2014, la Banque centrale de Russie se préparait ainsi aux sanctions en se prémunissant contre les restrictions à venir sur ses réserves de change par une dédollarisation de son économie.</p>
<p>Au total, si la Russie n’était pas préparée aux sanctions en 2014, tel n’est pas le cas pour 2022. Toutefois, alors que la chute du rouble en 2014 s’explique avant tout par la situation sur le marché pétrolier, la baisse actuelle résulte principalement des sanctions prises à l’encontre de la Russie. La forte dépréciation, de l’ordre de 23 %, de la devise russe face au dollar en 2023 montre ainsi que les effets des sanctions occidentales commencent à se faire sentir significativement en raison notamment du poids financier de la guerre couplé à la baisse des recettes énergétiques.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Cette contribution est publiée en partenariat avec le <a href="https://www.printempsdeleco.fr/">Printemps de l’Économie</a>, cycle de conférences-débats qui se tiendront du mardi 2 au vendredi 5 avril au Conseil économique, social et environnemental (Cese) à Paris. Retrouvez ici le <a href="https://www.printempsdeleco.fr/12e-edition-2024">programme complet</a> de l’édition 2024, intitulée « Quelle Europe dans un monde fragmenté ? »</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221623/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Mignon est conseiller scientifique au CEPII, membre du Cercle des économistes, présidente de la section 05 (sciences économiques) du CNU et secrétaire générale de l'AFSE.</span></em></p>L’effort financier demandé par la guerre en Ukraine mais aussi la baisse des recettes énergétiques expliquent la dépréciation du rouble face au dollar enregistrée en 2023.Valérie Mignon, Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2236712024-02-22T15:49:11Z2024-02-22T15:49:11ZL’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande<p>Comme le veut la coutume issue de la longue tradition d’amitié entre la France et l’Allemagne, le nouveau premier ministre français Gabriel Attal a réservé son premier déplacement à l’étranger en tant que chef du gouvernement à Berlin, le 5 février 2024. Il a assumé, lors de la conférence de presse conjointe donnée avec le chancelier Olaf Scholz, les <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-berlin-gabriel-attal-assume-les-divergences-avec-lallemagne-2074195">divergences existant entre les deux pays</a> sur de nombreux sujets, dont l’actuelle négociation de l’accord commercial avec le Mercosur. Ces divergences existent également dans le domaine de la coopération militaire bilatérale. Elles ne sont pas nouvelles, mais ont été réactivées par le contexte de la guerre en Ukraine et le réagencement de l’architecture de sécurité européenne.</p>
<p>Au cours de ces deux dernières années, <a href="https://ukandeu.ac.uk/the-effects-of-the-war-in-ukraine-on-european-defence-deeper-eu-integration/">l’UE a lancé un certain nombre d’initiatives</a> pour produire en commun des munitions (l’instrument <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/07/07/asap-council-and-european-parliament-strike-a-deal-on-boosting-the-production-of-ammunition-and-missiles-in-the-eu/">ASAP</a>, adopté en juillet 2023) et pour renforcer l’industrie de défense européenne (plan <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/10/09/edirpa-council-greenlights-the-new-rules-to-boost-common-procurement-in-the-eu-defence-industry/">EDIRPA</a> annoncé en septembre 2023), sans avoir résolu la question de son lien à l’OTAN et à l’allié américain. Or la guerre en Ukraine vient souligner la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/13/otan-les-etats-unis-toujours-indispensables-a-la-defense-de-l-europe_6216254_3210.html">dépendance des Européens à l’égard de Washington</a>, tant sur le plan stratégique que logistique et capacitaire.</p>
<p>Dans ce contexte, comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle la coopération militaire franco-allemande sur le plan politico-stratégique ?</p>
<h2>Une crise révélatrice de divergences stratégiques antérieures</h2>
<p>C’est un truisme que de dire que les <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2019-6-page-37.htm">cultures stratégiques française et allemande sont différentes</a>. L’armée et la politique de défense, façonnées par l’histoire de chacun des deux pays et le fonctionnement du système politique interne, n’occupent pas la même place et n’exercent pas tout à fait les mêmes fonctions – en dehors de la fonction fondamentale de défense du territoire et des populations commune à toutes les armées.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>L’armée expéditionnaire française, héritière d’une longue tradition historique, ressemble peu à une Bundeswehr construite en 1955 dans le cadre de l’Alliance atlantique pour faire face à la menace conventionnelle soviétique pendant la guerre froide.</p>
<p>Pour autant, les dernières années de l’ère Merkel, si elles n’avaient pas gommé les différences stratégiques entre Paris et Berlin, avaient semblé converger vers l’idée d’une défense européenne plus substantielle à côté de l’OTAN, mobilisant, certes avec des sous-entendus divergents, la notion <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/11/2027-lannee-de-lautonomie-strategique-europeenne/">d’autonomie stratégique européenne</a> du côté français, et de souveraineté européenne du côté allemand.</p>
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<p>Mais malgré le <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/notes-cerfa/livre-blanc-allemand-2016-consolidation-consensus-de-munich">consensus de Munich</a> qui actait dès 2014 du côté de Berlin la nécessité, pour la première puissance économique européenne, de prendre davantage de responsabilités en matière de sécurité internationale et de défense, la France continuait à voir en l’Allemagne un partenaire circonspect sur ces sujets. La littérature académique ainsi que nombre d’experts ont longtemps considéré l’Allemagne comme une <a href="https://www.economist.com/special-report/2013/06/13/europes-reluctant-hegemon">« puissance réticente »</a>.</p>
<p>L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 semblait avoir changé la donne : trois jours plus tard, le chancelier allemand annonçait un changement d’époque (<a href="https://www.bundesregierung.de/breg-fr/actualites/d%C3%A9claration-gouvernementale-du-chancelier-f%C3%A9d%C3%A9ral-2009510"><em>Zeitenwende</em></a>). L’Allemagne prenait conscience que la guerre conventionnelle en Europe était possible, et qu’elle avait trop longtemps négligé ses budgets de défense et ses capacités, malgré les critiques récurrentes des commissaires parlementaires aux forces armées successifs, dont les rapports annuels dénonçaient <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230314-allemagne-l-arm%C3%A9e-manque-de-tout-dit-la-commissaire-parlementaire-%C3%A0-la-d%C3%A9fense-au-bundestag">l’état critique de la Bundeswehr</a>.</p>
<p>La France y avait alors vu l’occasion de travailler enfin de manière plus efficace avec l’Allemagne en matière de défense, et même de promouvoir la politique européenne de défense en adoptant notamment – en mars 2022 une <a href="https://ecfr.eu/article/the-eus-strategic-compass-brand-new-already-obsolete/">Boussole stratégique européenne</a> dont le chantier avait été lancé sous présidence allemande du Conseil de l’UE en 2020.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-petit-pas-inapercu-de-lue-vers-une-defense-commune-203011">Le petit pas inaperçu de l’UE vers une défense commune</a>
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<p>Mais très rapidement, les divergences stratégiques franco-allemandes ont refait surface : là où Paris a vu dans la guerre en Ukraine la confirmation de la nécessité d’enfin donner à l’UE une défense substantielle et basée sur ses propres forces, l’Allemagne, comme une majorité des autres États européens, y a au contraire forgé la conviction qu’il fallait renforcer l’OTAN.</p>
<p>Cette divergence d’analyse se traduit notamment par le lancement de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/LAllemagne-brandit-bouclier-antimissile-europeen-sans-France-2022-10-13-1201237611">l’initiative de défense aérienne européenne</a> (<em>European Sky Shield Initiative</em>) par le chancelier allemand, sans réelle concertation avec Paris et au détriment d’une souveraineté européenne en la matière, en écartant le système de défense proposé par la France et l’Italie (SAMP/T) au profit d’un système israélien soutenu par Washington (Arrow 3).</p>
<p>S’y ajoute l’achat sur étagère de matériel militaire américain (notamment des <a href="https://www.letemps.ch/monde/allemagne-lachat-chasseurs-f35-americains-confirme">avions de combat F-35</a>), démontrant clairement l’invariant de l’ancrage allemand dans le pilier transatlantique de la sécurité européenne, et la méfiance de Berlin (partagée haut et fort par de nombreux pays européens, au premier rang desquels la Pologne et les États baltes) à l’égard des velléités françaises d’une Europe de la défense autonome.</p>
<p>Pourtant, la France a également pris conscience de l’importance de consolider un pilier européen au sein de l’OTAN afin de mieux dialoguer avec ses partenaires européens. Mais les espoirs de changement majeur dans la politique de défense allemande ont rapidement été mitigés par les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/olaf-scholz-se-defend-d-avoir-tarde-a-approuver-la-livraison-de-chars-lourds-a-l-ukraine_6159390_3210.html">atermoiements du chancelier autour de la livraison de chars de combat à l’Ukraine en janvier 2023</a>, démontrant l’ambigüité allemande sur les questions militaires malgré le fonds spécial de 100 milliards débloqué pour rééquiper la Bundeswehr, et une <a href="https://www.pwc.de/de/pressemitteilungen/2024/die-deutschen-wollen-verteidigungsfaehiger-werden.html">opinion publique allemande en phase de transition sur les questions militaires</a>.</p>
<h2>Une coordination bilatérale en déclin</h2>
<p>Si le « moteur franco-allemand » de l’Europe semblait régulièrement à la peine avant 2022 (malgré la signature en 2019 du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/relations-franco-allemandes-le-traite-d-aix-la-chapelle-risque-d-etre-depasse-par-l-evolution-de-la-politique-mondiale_6212237_3232.html">Traité d’Aix-la-Chapelle</a>, dont la mise en œuvre fut perturbée par la pandémie de Covid), il paraît aujourd’hui grippé.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/60-ans-apres-le-traite-de-lelysee-le-couple-franco-allemand-a-change-de-nature-217137">60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature</a>
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<p>Plusieurs facteurs peuvent être convoqués pour l’expliquer. Tout d’abord, l’élément interpersonnel, qui joue un rôle important dans la relation franco-allemande, n’est pas au beau fixe : si les rapports entre les deux ministres de la Défense ou entre l’ancienne ministre française des Affaires étrangères et son homologue allemande semblaient de bonne qualité, nombre d’observateurs ne peuvent que constater l’absence d’alchimie entre le président Macron et le chancelier Scholz, dont le style de gouvernement très personnel <a href="https://www.economist.com/europe/2023/04/05/who-does-olaf-scholz-listen-to">déroute d’ailleurs outre-Rhin</a>.</p>
<p>Ainsi, l’absence de référence à la France dans le discours du chancelier à Prague en août 2022 sur l’avenir de l’Europe, et le peu de consultation avec l’allié français traditionnel dans l’exercice de la rédaction de la toute première <a href="https://www.euractiv.fr/section/politique/news/lopposition-allemande-interpelle-olaf-scholz-sur-ses-relations-au-plus-bas-avec-la-france/">stratégie de sécurité allemande</a> publiée en juin 2023, sont venues confirmer des tensions franco-allemandes qui ont conduit à des <a href="https://theconversation.com/conseil-des-ministres-franco-allemand-un-report-sur-fond-de-ralentissement-economique-europeen-193227">reports</a> et à des diminutions de fréquence du conseil des ministres franco-allemand en 2022 et 2023. S’y est substitué, en dehors du conseil symbolique de janvier 2023 célébrant les 60 ans du traité de réconciliation, un séminaire bilatéral à Hambourg en octobre 2023 afin que les deux équipes gouvernementales puissent apprendre à mieux se connaître.</p>
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<p>De la même façon, en matière d’aide militaire et financière à l’Ukraine, les deux pays n’agissent pas de façon coordonnée, mais plutôt en relation bilatérale directe avec Kiev. L’Allemagne a contribué à cette aide à hauteur de 20 milliards d’euros (dont 17 milliards d’aide militaire) depuis 2022, là où la France n’aurait versé jusqu’à présent qu’autour de 1,7 milliard (dont 544 millions d’aide militaire) selon les <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">chiffres de l’Institute for World Economy de Kiel</a>. Paris s’est engagé à verser une <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/lallemagne-sengage-a-soutenir-lukraine-militairement-a-long-terme-2076889">aide militaire supplémentaire de 3 milliards d’euros</a> lors de la visite du président Zelensky le 15 février 2024 à Paris, et Berlin a de son côté annoncé un milliard d’euros supplémentaires.</p>
<p>Enfin, sur le plan matériel, l’injection du fonds spécial de 100 milliards d’euros et la hausse importante du budget militaire allemand (estimé autour de <a href="https://www.zeit.de/news/2024-02/14/deutschland-meldet-rekordsumme-an-nato">2 % du PIB en février 2024</a>) ont intensifié la compétition industrielle déjà existante entre Paris et Berlin, remettant en cause le partage des tâches tacite en vigueur jusque-là entre la puissance économique allemande et la puissance militaire française. Ajoutons que ces derniers mois, les échanges entre les deux ministères de la Défense ont été émaillés par les aléas des projets de coopération industrielle militaire (notamment les <a href="https://www.challenges.fr/entreprise/defense/scaf-mgcs-derriere-les-discours-la-grande-panne-des-projets-militaires-franco-allemands_870322">programmes SCAF et MGCS</a>).</p>
<h2>Quel peut être l’avenir du partenariat franco-allemand en matière de défense ?</h2>
<p>Si les partenaires de Paris et Berlin ont par le passé souvent critiqué le poids du tandem franco-allemand dans la construction européenne, il semble aujourd’hui certain que celui-ci ne suffit pas, mais demeure une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/01/la-desunion-politique-de-la-france-et-de-l-allemagne-contribue-a-fragmenter-l-union-europeenne_6180154_3232.html">condition nécessaire</a> pour construire du consensus à Bruxelles, y compris sur les sujets militaires.</p>
<p>Une des leçons de la guerre en Ukraine en la matière est l’importance de mieux considérer les intérêts de sécurité des pays baltes et des pays d’Europe centrale et orientale, très critiques sur l’attitude de Paris et Berlin vis-à-vis de Moscou au début de la guerre, <a href="https://news.err.ee/1608613669/ft-baltic-politicians-annoyed-by-scholz-and-macron-s-putin-call">jugée trop compréhensive</a>. Un élément qui semble émerger en ce sens consiste à réinvestir le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/france-allemagne-et-pologne-relancent-le-triangle-de-weimar-pour-contrer-la-russie-2075825">triangle de Weimar</a>, la coopération franco-germano-polonaise étant rendue moins difficile par l’arrivée aux affaires à Varsovie du gouvernement pro-européen issu des élections de l’automne 2023.</p>
<p>Un second axe de rapprochement pour la France et l’Allemagne tient au facteur américain : l’élection présidentielle de 2024 pourrait favoriser un renforcement de l’Europe de la défense si Donald Trump revenait à la Maison Blanche, notamment au regard des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/02/14/otan-pourquoi-donald-trump-qualifie-t-il-les-allies-de-mauvais-payeurs_6216493_4355770.html">propos sans équivoque</a> qu’il a tenus en février 2024 sur la faiblesse de certaines contributions européennes au budget militaire de l’OTAN. C’est ce qui s’était produit entre 2016 et 2020, période d’avancées significatives pour la politique européenne de défense marquée notamment par le lancement de la <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:permanent_structured_cooperation">coopération structurée permanente</a>.</p>
<p>Même en cas de victoire démocrate, Paris et Berlin peuvent trouver une voie de rapprochement en travaillant sur la notion de pilier européen dans l’OTAN. <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-cour-des-comptes-appelle-la-france-a-mieux-simpliquer-dans-lotan-1984569">La France a d’ailleurs donné des gages de sa bonne volonté</a> en s’investissant très activement dans la présence de l’OTAN à l’Est du continent européen afin de contrer la menace russe.</p>
<p>Ainsi, si les désaccords, notamment industriels, ne manqueront pas de perdurer, c’est par la voie politique que la coopération militaire franco-allemande pourrait regagner de la souplesse. Beaucoup d’incertitudes demeurent toutefois sur ce point au regard des futures élections tant européennes que nationales, étant donné la montée des discours populistes dans les deux pays et les crises économiques et sociales dont ceux-ci se nourrissent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223671/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Deschaux-Dutard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les deux pays soutiennent fermement l’Ukraine, mais leurs visions de la meilleure organisation de la défense européenne et du rôle que doit y jouer l’OTAN continuent de diverger.Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241072024-02-22T15:42:21Z2024-02-22T15:42:21Z« En Ukraine, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577078/original/file-20240221-26-j393gj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Immeuble détruit après une attaque à la roquette de l’armée russe, district de Pozniaky, Kiev, Ukraine.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/13476480@N07/51916065022/in/photostream/">Manhhai</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><em>Francis Eustache, neuropsychologue, dirige des recherches au sein de l’unité Inserm « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’Université de Caen-Normandie. Il est Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) de Paris. À l’occasion de l’anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, il explique comment une forme de trouble de stress post-traumatique (TSPT) dit « complexe » survient chez un nombre important de personnes confrontées à un conflit armé.</em></p>
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<p><strong>The Conversation : Quelle est la définition du trouble de stress post-traumatique (TSPT) ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Selon la classification américaine du <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK207191/box/part1_ch3.box16/">DSM</a> (pour l’anglais « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders », en français « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques ») qui fait consensus, le trouble de stress post-traumatique (TSPT, en anglais PTSD pour <em>post-traumatic stress disorder</em>) survient chez une personne menacée dans son intégrité personnelle parce qu’elle a été exposée à un événement traumatique.</p>
<p>Ce traumatisme est une rencontre entre un événement stressant majeur (catastrophes, guerres, violences faites aux femmes, attentats…), un ressenti subjectif et un moment particulier. Il va d’abord généralement déclencher un stress aigu intense. Si cet état perdure au-delà d’un mois, on va parler de <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/memoire-et-traumatisme">trouble de stress post-traumatique</a> (TSPT).</p>
<p><strong>The Conversation : Quels sont les principaux symptômes du TSPT ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Le TSPT est composé d’un certain nombre de symptômes dont l’élément cardinal est la reviviscence dominée par des intrusions. La personne va avoir l’impression subjective de revivre, comme s’ils étaient à nouveau présents, des éléments sensoriels très émotionnels qui appartiennent à l’événement traumatique comme des images, des bruits, des odeurs disparates…</p>
<p>La personne prend conscience de ces éléments intempestifs, très difficiles à vivre. Pour se protéger en quelque sorte, la personne essaie d’éviter les situations sociales qui peuvent favoriser, selon son analyse, cette réémergence. Ce mécanisme d’évitement va devenir à son tour son symptôme parce qu’il va couper la personne de son environnement et de ses proches qui pourraient l’aider.</p>
<p>Au cœur du TSPT, on trouve donc ce double symptôme d’intrusions dans le présent d’éléments du traumatisme vécu dans le passé, parfois des années auparavant, et d’évitement de ces éléments. Les intrusions peuvent survenir quand la personne est confrontée à des situations qui rappellent le traumatisme (lieux fermés, endroits particuliers dominés par certains bruits…).</p>
<p>On relève également ce que l’on appelle des symptômes neurovégétatifs. En d’autres termes, la personne va avoir tendance à sursauter, être à fleur de peau… On note aussi des altérations de l’humeur, de la cognition, des troubles du sommeil avec des cauchemars…</p>
<p>Par ailleurs, la <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782746522336-les-nouveaux-chemins-de-la-memoire-francis-eustache-beatrice-desgranges-endel-tulving/">mémoire du traumatisme peut envahir toute l’autobiographie de la personne</a> qui va avoir tendance à ne se définir que par ce traumatisme qu’elle a vécu.</p>
<p>Les mécanismes cérébraux du TSPT sont maintenant mieux connus. À partir de la cohorte du programme de recherche 13 Novembre, dans une <a href="https://www.science.org/doi/10.1126/science.aay8477%5BVN2">étude</a> publiée dans la revue scientifique <em>Science</em>, notre équipe a montré que ces intrusions d’éléments traumatiques sont liées à un manque de contrôle des régions du cortex préfrontal, sur des régions cérébrales qui régulent les perceptions, les émotions, la mémoire…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/13-novembre-et-traumatisme-la-memoire-collective-influence-profondement-la-memoire-individuelle-150005">13 Novembre et traumatisme : « La mémoire collective influence profondément la mémoire individuelle »</a>
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<p><strong>The Conversation : On distingue un TSPT spécifique lié à des événements traumatiques répétés comme les conflits armés, à l’image de ce qui se passe en Ukraine. De quoi s’agit-il ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : On parle effectivement de TSPT complexe (ou de type 2), quand le trouble se développe à la suite d’événements multiples répétés dans le temps, dont les caractéristiques sont plus proches de ce qui se passe en Ukraine (alors que le TSPT simple ou de type 1 est consécutif à un événement traumatique unique, comme un attentat). <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/grand-livre-du-trauma-complexe-enfant-adulte-fondements-enjeux">Dans le TSPT complexe, en revanche, la situation traumatique est répétée, sur le long cours</a>.</p>
<p>Chez l’adulte, les personnes concernées par un TSPT complexe vont connaître les mêmes symptômes que dans un TSPT simple, associés à d’autres symptômes dominés par ce que l’on appelle les symptômes dissociatifs. Les personnes ont l’impression d’être déconnectées de leurs pensées, de leur corps, de la réalité. On parle parfois de dépersonnalisation. La personne a l’impression d’être en dehors de sa personnalité habituelle, elle est moins réceptive à ce qui se passe autour d’elle.</p>
<p>Cela peut être considéré comme un moyen de défense face à la réalité qui est difficile à supporter. Cela peut aussi conduire à des formes d’amnésie, dite dissociative, car la personne n’enregistre pas ce qu’elle vit quand elle est dans un tel état de conscience.</p>
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<p>Dans le TSPT complexe, les personnes rencontreront des difficultés à réguler leurs émotions, parfois leur colère. Des attitudes autodestructrices sont aussi observées, pouvant aller jusqu’au suicide. Des symptômes corporels peuvent aussi survenir se manifestant, par exemple, par des douleurs chroniques, des atteintes de la sphère cardiorespiratoires…</p>
<p>Les manifestations cliniques du TSPT complexe peuvent être extrêmement diverses du fait de la situation d’insécurité permanente qui modifie la relation de la personne à elle-même et aux autres, davantage que dans le TSPT simple.</p>
<p>À noter que la classification américaine du DSM ne reconnaît pas le TSPT complexe mais évoque des TSPT avec ou sans symptômes dissociatifs. En revanche, la classification internationale des maladies (<a href="https://www.cepidc.inserm.fr/causes-medicales-de-deces/classification-internationale-des-maladies-cim">CIM</a>) de l’Organisation mondiale de la santé reconnaît le TSPT complexe.</p>
<p><strong>The Conversation : Historiquement, la reconnaissance du TSPT est d’ailleurs associée aux guerres. De quelle manière ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Des descriptions assez précises ont été faites sur les champs de bataille, avant la proposition du concept de TSPT. La première guerre mondiale a entraîné beaucoup de descriptions de soldats qui souffraient de troubles psychiques. Leur pathologie n’était pas reconnue. On ne soignait pas ces soldats qui étaient renvoyés au front. Quand ils étaient incapables d’y retourner parce qu’ils souffraient de troubles divers, ils étaient parfois considérés comme des simulateurs ou des déserteurs.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-traumatismes-psychiques-de-la-grande-guerre-105766">Les traumatismes psychiques de la Grande Guerre</a>
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<p>Lors de la seconde guerre mondiale, on a commencé à mieux reconnaître ces troubles sur le plan sémiologique, c’est-à-dire à définir les différents symptômes associés.</p>
<p>Dans les années 60, la guerre du Vietnam constitue un tournant quand les vétérans de cette guerre font reconnaître leurs souffrances : c’est le <em>post-vietnam syndrom</em>. Ces vétérans vont s’organiser et revendiquer auprès des autorités américaines le fait d’être reconnus comme des blessés psychiques.</p>
<p>D’autres mouvements, non liés aux conflits armés, se conjuguent pour renforcer ce concept, à l’image des mouvements féministes post-hippies qui vont mettre sur le devant de la scène les violences faites aux femmes ainsi que des mouvements de protection des enfants, victimes de mauvais traitements et d’abus.</p>
<p>En 1980, le trouble du stress post-traumatique entre dans la classification américaine du DSM. Il devient une entité psychopathologique, avec une reconnaissance internationale.</p>
<p><strong>The Conversation : Les Ukrainiens sont-ils condamnés à souffrir de TSPT parce qu’ils vivent un conflit armé ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Un nombre important de personnes confrontées à des zones de guerre intense seront concernées par un TSPT, que ce soit les soldats de plus en plus épuisés ou les populations civiles exposées aux bombardements répétés. Mais cette pathologie est mouvante et évolue au fil du temps, elle n’est pas forcément définitive.</p>
<p>De plus, le TSPT revêt des aspects individuels et collectifs, et dépend également de l’évolution de la situation générale dans le pays. Il convient également d’établir des distinctions entre les personnes qui sont au front et celles qui en sont éloignées, même si des bombardements peuvent avoir lieu à l’intérieur des villes.</p>
<p>De plus, l’évolution peut être favorable si les personnes concernées par un TSPT bénéficient d’une bonne prise en charge au plan sanitaire et social : elles vont aller mieux si elles retrouvent un environnement sécurisant.</p>
<p>La guerre en Ukraine est difficile à appréhender parce qu’elle se déroule actuellement. On manque de recul et, globalement, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit et de sa résolution.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224107/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Francis Eustache a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour le Programme 13-Novembre.</span></em></p>Un trouble de stress post-traumatique dit « complexe » peut se développer chez des personnes exposées à des événements multiples répétés dans le temps, comme le conflit qui sévit depuis deux ans en Ukraine.Francis Eustache, Directeur de l'unité Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, Inserm, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Université de Caen Normandie, Université de Caen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240282024-02-21T15:43:36Z2024-02-21T15:43:36ZDeux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée<p><em>Le 24 février 2022, les pays de l’UE ont, pour la plupart, été pris de court par l’attaque massive que la Russie venait de lancer contre le territoire ukrainien. Mais rapidement, et contrairement aux attentes de Moscou, ils se sont mobilisés pour porter assistance à un pays avec lequel ils avaient signé, en 2013, un accord d’association dont le rejet par le gouvernement de Kiev de l’époque, soutenu par le Kremlin, avait entraîné la Révolution de la dignité et, peu après, le début de l’agression russe, qui s’était soldée dès 2014 par la prise de la Crimée et d’une large partie du Donbass. Dans son dernier ouvrage, <a href="https://www.puf.com/leurope-face-lukraine">« L’Europe face à l’Ukraine »</a>, qui vient de paraître aux Presses universitaires de France et dont nous vous présentons ici un extrait, l’historien et géographe Sylvain Kahn (Sciences Po) revient sur la nature et les mécanismes de cette réaction européenne, qui se poursuit à ce jour, alors que la guerre continue de battre son plein.</em></p>
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<p>L’invasion de l’Ukraine amène les Européens à prendre pleinement conscience de ce qui les caractérise et ce qui les différencie radicalement de la Russie actuelle : la politique de ce pays est une politique de puissance ; elle témoigne que le gouvernement russe considère l’impérialisme et le colonialisme légitimes et actuels.</p>
<p>Par contraste, car cette puissance menace l’UE, les Européens prennent pleinement conscience qu’ils sont sortis de l’un comme de l’autre et que leur construction territoriale et politique supranationale européenne n’est pas une puissance car ce n’est pas leur projet ni sa vocation.</p>
<h2>Soutenir la défense de l’Ukraine, un engagement européen</h2>
<p>Concrètement, en prenant en quelques heures la décision de fournir des armes à l’Ukraine via la facilité européenne pour la paix et des engagements gouvernementaux nationaux, les dirigeants de l’UE ont ajouté à l’attraction et à la séduction, ces modalités cinquantenaires d’exercice de leur influence, le commandement, la coercition et l’incitation. Hormis la Hongrie, tous les pays s’y sont mis, quand bien même certains plus tard que d’autres. L’UE est une puissance dite civile : <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-1-page-83.htm">plutôt que la puissance, elle vise l’influence</a>.</p>
<p>Rien n’indique qu’elle ait changé d’objectif – bien au contraire. Mais l’UE opère une importante bifurcation dans ses pratiques : elle s’engage dans un conflit par le soutien massif à l’un des deux belligérants, le pays agressé, et par des sanctions radicales à l’endroit de l’autre belligérant, le pays agresseur.</p>
<p>En février 2022, les Européens convergent très vite vers une coordination au niveau européen de ces objectifs nationaux.</p>
<p>Mutadis mutandis, ils font avec la production et la livraison de matériel militaire comme ils ont fait avec les vaccins anti‑Covid. De façon disruptive, l’Union européenne mobilise la facilité européenne pour la paix pour financer des dons de matériel militaire à l’Ukraine par ceux des États membres qui l’ont décidé. Cette facilité représente 1/8<sup>e</sup> du total de l’aide militaire fournie et budgétée par les 27 à l’Ukraine – soit, au 31 juillet 2023, 5,6 milliards d’euros. C’est la première fois, depuis sa création en 2021, que cet instrument est utilisé.</p>
<p>L’effet de levier est bien supérieur à cette proportion : il s’agit en effet d’une politique publique mutualisée – décidée ensemble à 27 avec une exécution confiée au HRVP (acronyme officiel du ministre des Affaires étrangères de l’UE, poste occupé par Josep Borrell, qui dirige le Service européen pour l’action extérieure). C’est bien l’UE qui s’engage en tant que telle dans le soutien à l’effort de guerre de l’Ukraine.</p>
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<p>L’Union européenne affirme ainsi des choix.</p>
<p>Premier choix : l’UE comme ensemble se positionne comme une <a href="https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2012-1-page-55.htm">entité aux capacités régaliennes</a>. Cela a déjà été le cas avec le plan de relance de l’économie européenne afin de faire face aux conséquences de la pandémie dont le déploiement est en cours. En se dotant de ce budget extraordinaire financé par des bons du Trésor européen et réparti entre les différents pays de l’UE, l’ensemble des acteurs du système politique européen ont chargé la Commission européenne d’être comme un ministère des Finances d’un État européen. L’avenir dira si cette disruption est une exception ou un précédent. Dans le même temps, cela a aussi été le cas, de façon plus subtile, avec la politique vaccinale anti‑Covid de l’UE. La Commission européenne a préacheté des doses de vaccin en train d’être élaborées en quantité considérable, le but étant que les vingt‑sept gouvernements nationaux puissent acheter égalitairement des vaccins en quantité suffisante pour tous leurs administrés.</p>
<p>Sur le même registre, la Commission, toujours avec l’accord des États membres, a passé des ordres d’achats groupés de gaz aux nouveaux fournisseurs sur lesquels se sont tournés les pays européens en substitution du gaz russe. En octobre 2023, ils ont réformé le fonctionnement du marché européen de l’électricité. Cette réforme paraît difficile à entreprendre : nombreux étaient les commentaires énonçant un désaccord entre l’Allemagne et la France qui la rendrait impossible à concevoir. Cette réforme rappelle que le fonctionnement classique du tandem franco‑allemand est de viser une solution commune à partir de situations et d’analyses éloignées – et de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/01/20/10-points-sur-le-mythe-franco-allemand-dans-la-construction-europeenne/">prendre le temps nécessaire pour y parvenir</a>. Autrement dit, les Européens ont gardé le cap de la grande bifurcation énergétique décidée très rapidement en février 2022 qu’ils mettent en œuvre dans ses différents aspects. Ils contiennent de cette manière l’inflation des prix de l’énergie qui a été favorisée par la diminution drastique d’importations de sources d’énergies fossiles en provenance de Russie.</p>
<p>Deuxième choix : l’UE s’est décidée à manier l’un des instruments non seulement du régalien mais aussi de la puissance, à savoir « faire la guerre ». Toutefois, les Européens ne font pas la guerre directement ni même concrètement au sens strict. Sans livrer de guerre, les Européens prennent parti dans une guerre en mobilisant leur industrie de défense et leurs capacités militaires. Ils livrent des armes de guerre, ils forment les combattants de l’armée ukrainienne (plus de 25 000) et partagent du renseignement militaire avec les Ukrainiens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1701292030943481867"}"></div></p>
<p>Troisième choix : celui d’une volonté politique stratégique propre. Cette mobilisation par les Européens de leurs ressources militaires au profit d’un pays associé en guerre – l’Ukraine – ne doit rien à personne. Si l’on additionne, d’une part, la valorisation de l’aide militaire d’ores et déjà effectuée et des engagements annoncés par les pays de l’UE ensemble comme UE et individuellement comme États membres ainsi que, d’autre part, toutes les formes d’aides civiles, l’aide totale fournie par les Européens à l’Ukraine est <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/au-son-du-canon-le-reveil-geopolitique-de-leurope%e2%80%89/?">près de deux fois supérieure à celle fournie par les États‑Unis</a> . Dans ce total, l’aide militaire des Européens et des Américains sont équivalentes. Celle des Européens comprend des engagements pluriannuels sur quatre ans. Si l’on ajoute l’effort consenti par les Norvégiens et les Islandais, membres de l’Espace économique européen (EEE), l’aide militaire européenne est même supérieure à l’aide militaire américaine. Depuis l’été 2023, l’Allemagne est le deuxième fournisseur d’aide militaire après les États‑Unis. Le Royaume‑Uni, qui n’est ni dans l’UE ni dans l’EEE, est le troisième. Rapporté au PNB, l’Allemagne est le neuvième fournisseur d’aide militaire. Ni les États‑Unis ni le Royaume‑Uni <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">ne sont dans les dix premiers</a> qui sont : la Norvège, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, le Danemark, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, l’Allemagne et la Finlande.</p>
<p>Dans le même mouvement, dès mars 2022 deux des trois États membres de l’élargissement de 1995, la Finlande et la Suède, décident de rejoindre l’OTAN. La Finlande, dont 1 340 kilomètres de frontières sont communes avec la Russie, en est devenue membre en avril 2023, tandis que le processus de ratification de l’adhésion de la Suède poursuit son cours en Hongrie et en Turquie. L’OTAN est une alliance défensive : l’UE et ses États membres ne sont pas pacifistes. Ils sont prêts à se défendre et leurs budgets militaires sont en augmentation depuis février 2022. Pour autant, rien n’indique qu’ils aspirent à se transformer en puissance militaire. À cet égard, le <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2022/08/29/discours-de-prague-comprendre-le-tournant-de-scholz-sur-lunion/">changement de doctrine de l’Allemagne énoncé par le chancelier Scholtz en 2022</a> est significatif. L’Allemagne, selon l’expression de Philippe Gros, est en train de devenir le grenier à armes de l’Ukraine. Si elle est en train de ne plus être cette « grande Suisse », ainsi que la qualifiait Pierre Hassner, elle ne devient pas pour autant une puissance militaire qui se projette dans le monde.</p>
<p>En lisant les enquêtes <a href="https://www.europarl.europa.eu/at-your-service/fr/be-heard/eurobarometer">Eurobaromètre</a> de 2022 et 2023, on comprend que les Européens expriment majoritairement dans leur ensemble une demande de politique européenne de défense et d’affaires étrangères depuis plusieurs années et que, dans une forte proportion, ils adhèrent à la politique de soutien à l’Ukraine et à la politique de sanction de la Russie (cette majorité va de massive à nette selon les pays). Or, de facto, le soutien à l’effort de guerre ukrainien et aux sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe est, dans l’histoire, la première manifestation d’une politique de défense du territoire européen. Le fait qu’il suscite l’accord d’une nette majorité d’Européens est donc un test grandeur nature : il valide dans la pratique le souhait exprimé d’une politique européenne de défense.</p>
<p>Bien entendu, dans la durée, car cette guerre de résistance à l’invasion russe est longue, il y a en Europe un débat sur l’efficacité de cette politique, voire sur sa pertinence. Les partis politiques traditionnellement fascinés par Poutine, soit par consonance avec les valeurs qu’il incarne, soit par antiaméricanisme, sans revenir à la connivence qui était la leur avec son régime avant février 2022, proposent à nouveau de considérer le point de vue territorial russe avec bienveillance, et d’envisager de cesser d’armer l’Ukraine pour les pousser à accepter le fait accompli et cesser les combats. Deux d’entre ces partis sont arrivés en tête lors des élections législatives dans leur pays en 2023, Fico pour le Smer‑SD en Slovaquie et Wilders pour le PVV aux Pays‑Bas. Les partis politiques, comme le PVV, qui sont regroupés au sein du groupe Identité et démocratie au Parlement européen, l’ont fait savoir lors de leur réunion à Florence en décembre 2023.</p>
<p>L’interprétation de ces résultats est débattue au sein de la communauté académique : y a‑t‑il effritement du soutien des citoyens européens au soutien de l’UE à l’Ukraine, ou pas ? Non. <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/la-guerre-en-ukraine-peut-elle-ouvrir-un-nouveau-cycle-dextreme-droite-en-europe/">Gilles Ivaldi</a> met en lumière les nombreux facteurs expliquant ces préférences électorales et au premier chef l’insécurité économique. Il n’en reste pas moins que, dans un débat témoignant du pluralisme et de l’esprit démocratique des sociétés européennes, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/31/dans-certains-pays-europeens-il-existe-un-decalage-notable-entre-un-important-soutien-gouvernemental-a-l-ukraine-et-une-opinion-publique-plus-ambivalente_6197521_3232.html">« les gouvernements souhaitant maintenir un soutien conséquent à l’égard de l’Ukraine doivent justifier plus efficacement leurs actions politiques »</a>. Les élections du Parlement européen 2024 tombent à point nommé pour que les citoyens de l’UE délibèrent de la politique de l'Europe face à la guerre d’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Même si des voix discordantes se font entendre en son sein, et même si elle aurait pu en faire encore plus, l’UE dans son ensemble a réagi à l’attaque russe avec une fermeté inattendue.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2228352024-02-20T14:43:48Z2024-02-20T14:43:48ZUkraine : où en est le combat contre la corruption ?<p>Le 7 novembre 2023, la Commission européenne a <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/adhesion-de-lukraine-lue-comment-ca-marche-2023-12-07_fr">officiellement recommandé</a> l’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie en vue de leur adhésion à l’Union. Parmi les sept exigences que l’UE avait demandé à l’Ukraine de remplir pour accéder à ces négociations, la <a href="https://op.europa.eu/webpub/eca/special-reports/ukraine-23-2021/fr/">lutte contre la corruption</a> tenait une place prépondérante.</p>
<p>Se pencher sur la question de la corruption en Ukraine demande d’aller à l’encontre de forts présupposés, le pays étant dépeint depuis des années par ses détracteurs <a href="https://www.cairn.info/l-ukraine-de-l-independance-a-la-guerre--9791031805634-page-131.htm">comme étant profondément affecté par ce fléau</a>. La situation en la matière est pourtant loin d’être univoque.</p>
<h2>Une réalité nuancée qui échappe aux affirmations radicales</h2>
<p>Une chose est à poser d’emblée : il n’est pas possible d’évaluer la corruption de façon objective. Au même titre que les autres pratiques informelles, illicites et rejetées par la société, la corruption ne se déploie pas au grand jour.</p>
<p>En dépit de leur utilité, les indicateurs dont nous disposons sont tous imparfaits, y compris le plus connu d’entre eux, <a href="https://transparency-france.org/nous-connaitre/nos-publications/indice-de-perception-de-la-corruption/">l’Index de perception de la corruption</a> fourni chaque année par l’organisation Transparency International. Comme l’indique son nom, celui-ci se fonde sur la <em>perception</em> de la corruption ; or cette perception n’a pas la même valeur en fonction de la diversité de tolérance ou même de définition de la corruption dans les différentes sociétés interrogées.</p>
<p><a href="https://www.transparency.org/en/cpi/2023/index/ukr">Cet indicateur</a> attribue à chaque pays un score situé entre 0 et 100, la corruption étant jugée omniprésente à zéro et absente à 100. L’Ukraine a obtenu en 2023 un score de 36, ce qui la classe au 104<sup>e</sup> rang des pays du monde. Proche des scores de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine, elle est largement devant la Russie qui a obtenu un score de 26 points et la 141<sup>e</sup> place du classement. Il est également à noter que le score de l’Ukraine a connu une montée continue depuis la dernière année de pouvoir de Viktor Ianoukovitch, 2013, quand il était de 26.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1752367149434146998"}"></div></p>
<p>Les indicateurs à disposition étant limités par nature, il peut être tentant, afin de se faire une idée plus précise, de se plonger dans <a href="https://time.com/6249941/ukraine-corruption-resignation-zelensky-russia/">l’inventaire</a> des nombreuses affaires de corruption qui ont émaillé la société ukrainienne ces dernières années. Pour en citer quelques-unes, rappelons qu’en 2019 le président en exercice Petro Porochenko lui-même a fait les frais de l’implication du fils d’un de ses partenaires politiques dans un <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/ukraine-soupcons-sur-porochenko-le-president-anti-corruption-6246374">scandale d’attribution d’appels d’offres de fournitures à l’armée</a>. Cette affaire a probablement pesé dans sa défaite à la présidentielle d’avril 2019, remportée par Volodymyr Zelensky.</p>
<p>Quatre ans plus tard, en août 2023, c’est le président Volodymyr Zelensky qui se voit forcé de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/12/en-ukraine-volodymyr-zelensky-decapite-le-service-de-recrutement-des-soldats_6185179_3210.html">limoger tous les responsables régionaux du recrutement militaire</a>, pour mettre à bas un système de corruption permettant d’échapper à la conscription.</p>
<p>Ces affaires montrent qu’il serait bien évidemment faux d’affirmer que l’Ukraine serait épargnée par la corruption. Ce phénomène y existe bel et bien, et prend de multiples formes. Pour autant, le simple fait que tant d’affaires aient été rendues publiques et aient suscité une profonde <a href="https://www.csmonitor.com/World/Europe/2023/1025/As-corruption-costs-lives-on-battlefield-Ukrainians-demand-change">indignation au sein de la société ukrainienne</a> indique que la tolérance pour les pratiques corruptives n’a pas cours en Ukraine. Les réactions de l’État aux scandales les plus récents illustrent aussi une certaine force du système politique ukrainien, capable de s’assainir même en temps de guerre et de s’attaquer à des personnes qui auraient été jugées intouchables avant Maïdan en 2014. La démonstration en a été faite plusieurs fois, notamment lors de l’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/05/17/ukraine-le-president-de-la-cour-supreme-arrete-pour-corruption_6173689_3210.html">arrestation</a> en mai 2023 du président en exercice de la Cour suprême.</p>
<p>La mise en lumière de ces affaires est également l’illustration du fait que la société a fait le choix de s’ouvrir à la transparence des affaires depuis 2014. À titre d’exemple, il a longtemps été plus simple d’obtenir l’identité des bénéficiaires finaux d’une société en Ukraine qu’en <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/05/transparence-financiere-la-france-suspend-en-catimini-son-registre-des-beneficiaires-effectifs-de-societes_6156758_4355770.html">France</a>. Cette forte disponibilité des informations en sources ouvertes a permis des travaux d’investigation de presse toujours plus précis et professionnels.</p>
<h2>Une dynamique encourageante</h2>
<p>Même s’il n’est pas aisé d’appréhender le phénomène de la corruption dans toutes ses nuances, celui-ci n’est pas complètement insaisissable, surtout si l’on se concentre sur la dynamique plutôt que sur la simple photographie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dynamique va à l’encontre des clichés. Le changement de perception de la population, les réformes politiques mises en place et la transformation du cadre réglementaire en Ukraine sont notables.</p>
<p>Plusieurs facteurs concomitants expliquent ce rejet grandissant des pratiques corruptives en Ukraine. Le plus fort et transformateur d’entre eux reste sans conteste la séquence de la <a href="https://www.cairn.info/journal-etudes-2015-3-page-7.htm">Révolution de la dignité</a> en 2014, quand la population a fortement exprimé son rejet de l’opacité dans la conduite des affaires et la persistance des inégalités économiques fondées sur le privilège de quelques-uns.</p>
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<figcaption><span class="caption">Agence ukrainienne de lutte contre la corruption : le vote au Parlement est considéré comme la principale revendication des manifestants de Maïdan, 7 octobre 2014.</span></figcaption>
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<p>Comme évoqué plus haut, la lutte contre la corruption fait aussi partie des exigences exprimées par l’UE. La reprise de l’invasion russe, il y a tout juste deux ans, en février 2022, est venue d’autant plus catalyser l’application des recommandations de l’Union que l’accession à celle-ci apparaît désormais pour l’Ukraine tout à la fois comme une protection contre les menaces géopolitiques et comme la consécration d’un choix de modèle de société opposé à celui imposé par le Kremlin.</p>
<h2>Un impressionnant train de réformes anticorruption</h2>
<p>Qu’il s’agisse de Petro Porochenko (2014-2019), ou de Volodymyr Zelensky (élu depuis 2019), les deux présidents ukrainiens ont mis en place un nombre considérable de réformes pour faire progresser la lutte contre la corruption, alors même que leur pays subit une invasion depuis 2014.</p>
<p>Les institutions dédiées ont en effet été significativement renforcées, avec la création du <a href="https://nabu.gov.ua/en/about-the-bureau/struktura-ta-kerivnitctvo/istoriya-stanovlennya/">Bureau national anti-corruption d’Ukraine</a> (NABU), du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/04/ukraine-contre-la-corruption-nous-sommes-devenus-plus-efficaces_6180469_3210.html">Bureau du procureur spécial anti-corruption</a> (SAPO), de <a href="https://nazk.gov.ua/en/">l’Agence nationale de prévention de la corruption (NAPC/NAZK)</a> en 2015, puis de la <a href="https://www.u4.no/publications/launching-an-effective-anti-corruption-court">Haute Cour Anticorruption</a> en 2018 dans les derniers mois du mandat de Petro Porochenko. Le lancement officiel le 5 septembre 2019 de cette dernière institution a marqué une étape importante dans la lutte contre la corruption. D’autres mesures plus ciblées comme l’obligation de déclaration publique des revenus et du patrimoine des fonctionnaires ou la très remarquée <a href="https://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/eca/georgia/11-procurement/Ukraine-ENG.pdf">réforme des marchés publics</a> ont participé à ce même mouvement.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guerre contre la corruption en Ukraine : des journalistes traquent les abus (France 24, 22 décembre 2023).</span></figcaption>
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<p>Parmi les initiatives législatives les plus récentes, il convient de citer la loi n°1780-IX, adoptée en 2021, plus connue simplement comme la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/30/en-ukraine-une-loi-pour-limiter-l-influence-des-oligarques_6096582_3210.html">« loi anti-oligarques »</a>, qui cherche à encadrer le rôle politique de ces influents hommes d’affaires. Fin 2023, l’Ukraine a encore renforcé ce travail législatif demandé par l’Union en adoptant un contrôle financier accru sur les personnes considérées comme <a href="https://ubn.news/ukraine-has-fulfilled-its-imf-and-eu-requirements-and-strengthened-control-over-the-expenses-of-politically-exposed-persons-and-moves-toward-another-beacon/">politiquement exposées</a>.</p>
<p>L’Ukraine n’aurait probablement pas à rougir d’une comparaison avec les autres <a href="https://www.touteleurope.eu/les-pays-candidats-a-l-adhesion-europeenne/">pays candidats à l’accession</a> à l’Union engagés dans le même processus de réformes.</p>
<p>En dépit de ces avancées certaines, le système politique et social ukrainien doit poursuivre sa transformation et doit encore contourner un certain nombre d’écueils non négligeables.</p>
<h2>Une question cruciale : le rythme du déploiement des réformes</h2>
<p>La rapidité de la mise en place de ces lois fait courir le risque qu’elles soient vidées de leur sens à l’usure ou instrumentalisées politiquement par la suite. C’est justement les réserves que la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe, plus connue sous le nom de <a href="https://www.venice.coe.int/WebForms/pages/default.aspx">Commission de Venise</a>, a adressées à l’Ukraine en juin 2022 concernant la loi anti-oligarques. La jugeant punitive et facilement instrumentalisable politiquement, elle a incité le gouvernement ukrainien a mettre le déploiement de cette loi sur pause car la guerre était venue diminuer si drastiquement l’influence des oligarques que sa nécessité était moindre qu’avant la reprise de l’invasion par la Russie.</p>
<p>En retour, si la guerre est une excuse tout à fait recevable pour comprendre les retards de mise en œuvre de politiques, la <a href="https://www.ukrinform.fr/rubric-ato/3749516-volodymyr-zelensky-prolonge-la-loi-martiale-et-la-mobilisation-generale-en-ukraine.html">loi martiale</a> ne doit pas hypothéquer indéfiniment certaines actions majeures de transparence politique et financière. Il est heureux que l’Ukraine ait remis en service, en novembre 2023, l’accès public aux déclarations de revenus et de patrimoine des fonctionnaires. D’autres retours au respect de la législation se font encore attendre, comme l’obligation de déclaration des financements des partis politiques, annoncée pour le <a href="https://nazk.gov.ua/uk/novyny/vidnovlennya-zvituvannya-politychnyh-partiy-nazk-provelo-navchannya-dlya-predstavnykiv-politpartiy/">printemps 2024</a>.</p>
<p>L’Ukraine doit aussi conserver ce qui fait sa force, et veiller à soutenir sa très précieuse et active <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/en/content/la-societe-civile-ukrainienne-pendant-la-guerre-la-force-des-liens-faibles">société civile</a>. Ses organisations militant pour la transparence du système judiciaire, sa presse d’investigation et cette capacité à questionner constamment l’action de ses hommes et femmes politiques doivent être préservées à tout prix.</p>
<p>Enfin, l’Ukraine serait tout aussi inspirée de mettre fin une bonne fois pour toutes à la <a href="https://ti-ukraine.org/en/news/increasing-sbu-involvement-in-anti-corruption-investigations-draft-law-analysis/">compétition</a> entre différentes institutions de lutte contre la corruption, le NABU et le SBU : le second a encore compétence sur les crimes économiques alors qu’il est chargé du renseignement et dépend du pouvoir exécutif.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222835/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine est volontiers présentée par la Russie comme un pays totalement corrompu. Une vision très partielle qui ne tient pas compte des nombreux efforts accomplis par Kiev ces dernières années.Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2217822024-02-06T14:39:47Z2024-02-06T14:39:47ZLe retour des blocus navals en mer Noire et en mer Rouge : vers le démembrement d’un espace commun ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/572169/original/file-20240130-29-1hyeoa.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=43%2C0%2C3189%2C2157&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">189 octobre 2023 : le destroyer américain USS Carney abat des missiles tirés par les Houthis en mer Rouge.</span> <span class="attribution"><span class="source">Aaron Lau/U.S. Navy </span></span></figcaption></figure><p>Les conflits actuels remettent au goût du jour une pratique que l’on avait oubliée : le blocus naval, entendu largement comme la volonté de bloquer le transport maritime afin de priver l’adversaire de ses approvisionnements et/ou des ressources financières tirées de ses exportations.</p>
<p>À la suite de son agression de février 2022, la Russie a tenté de mettre en place un <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/cereales-le-blocage-des-exportations-ukrainiennes-par-la-russie-tire-les-prix-a-la-hausse-970339.html">blocus des exportations céréalières ukrainiennes</a> depuis les ports de la mer Noire. De même, le groupe yéménite des Houthis a entrepris, depuis le <a href="https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2023/11/19/yemen-un-roulier-et-son-equipage-capture-par-les-houthis-en-24255.html">19 novembre 2023 et la prise en otage d’un navire et de son équipage</a>, de perturber le commerce au travers du détroit de Bab El Mandeb afin de peser sur le conflit entre Israël et le Hamas.</p>
<p>Les infrastructures maritimes sont elles aussi visées, comme le montre le <a href="https://www.tf1info.fr/international/guerre-en-ukraine-russie-sabotage-des-gazoducs-nord-stream-1-et-2-en-mer-baltique-en-2022-un-an-apres-le-point-sur-les-enquetes-2270997.html">sabotage des deux pipelines gaziers <em>Nord Stream</em></a> de la mer Baltique le 22 septembre 2022. La zone Asie-Pacifique connaît de graves tensions qui pourraient dégénérer en <a href="https://meta-defense.fr/2022/10/25/chine-blocus-de-taiwan-2027/">blocus naval</a>, autour de Taïwan et en mer de Chine du Sud. Notons enfin que la perturbation du transport maritime passe par l’emploi de moyens militaires, comme les missiles et les drones, mais aussi d’instruments juridiques, comme les sanctions occidentales imposées à la Russie pour empêcher l’assurance du transport maritime de pétrole au-delà d’un certain prix (<a href="https://eu-solidarity-ukraine.ec.europa.eu/eu-sanctions-against-russia-following-invasion-ukraine/sanctions-energy_en"><em>Price Cap Coalition</em></a>).</p>
<h2>Le développement de la conflictualité en mer</h2>
<p>Le premier constat est simple : les conflits terrestres ont naturellement tendance à s’étendre sur la mer, même s’il ne s’agit pas de l’enjeu originel du conflit.</p>
<p>Ainsi, les guerres en cours en Ukraine et au Proche-Orient sont d’essence territoriale. Cependant, les <a href="https://www.areion24.news/2022/05/18/transport-maritime-la-mondialisation-sur-les-oceans/">sociétés modernes dépendent de plus en plus des mers</a> – pour l’écoulement des exportations via les porte-conteneurs, l’approvisionnement en matières premières par les vraquiers et les pétroliers, et le passage des données numériques au travers des <a href="https://theconversation.com/si-la-russie-coupe-les-cables-sous-marins-leurope-peut-perdre-son-acces-a-internet-169858">câbles sous-marins</a>. En conséquence, les mers ne sont pas contestées pour <em>elles-mêmes</em> mais pour les usages qu’elles permettent. Les conflits terrestres s’étendent sur les mers car les parties au conflit cherchent à se dénier réciproquement l’accès aux espaces maritimes.</p>
<p>Du point de vue politique, le blocus naval a naturellement tendance à <em>internationaliser</em> un conflit bilatéral : couper le commerce affecte simultanément les vendeurs et les consommateurs.</p>
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<p>Ainsi, les <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/02/guerre-en-ukraine-au-moyen-orient-et-en-afrique-l-approvisionnement-en-ble-inquiete_6115819_3234.html">pays consommateurs d’Afrique et du Moyen-Orient</a> ont été touchés par la rupture des exportations céréalières ukrainiennes en 2022. De leur côté, les Houthis perturbent une artère centrale du transport maritime, bien au-delà du transit lié à Israël, ce qui oblige les compagnies de porte-conteneurs à <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20231216-mer-rouge-les-attaques-des-houthis-inqui%C3%A8tent-les-compagnies-de-transport-maritime">faire le tour de l’Afrique</a> pour assurer la liaison entre l’Asie et l’Europe. Cet allongement du parcours va nécessairement <a href="https://www.challenges.fr/monde/desorganisation-flambee-des-prix-penuries-les-houthis-destabilisent-le-fret-maritime-en-mer-rouge_879365">augmenter les coûts du fret maritime</a> pour des États qui ne sont pas directement partis au conflit.</p>
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<h2>Un combat entre la terre et la mer</h2>
<p>Les actions militaires en cours n’opposent pas deux forces navales mais une force navale à une force basée à terre. Chose remarquable, l’Ukraine est en passe de gagner la bataille de la mer Noire, en ayant détruit une quinzaine de navires russes, dont le <a href="https://theconversation.com/de-la-perte-du-croiseur-moskva-au-naufrage-de-la-russie-en-ukraine-181403">croiseur amiral <em>Moskva</em></a> et un <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-kiev-annonce-avoir-touche-un-sous-marin-russe-pour-la-premiere-fois-20230914">sous-marin</a> à sa base, avec des missiles et des drones (aériens et de surface). Le président de la Confédération agraire ukrainienne a déclaré début 2024 que les capacités d’exportation du pays étaient <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2024/01/18/le-commerce-ukrainien-de-cereales-en-mer-noire-a-presque-retrouve-ses-niveaux-davant-guerre/">« presque revenues à leur niveau d’avant-guerre »</a>.</p>
<p>De même, avec des missiles plus ou moins <a href="https://nationalinterest.org/blog/buzz/where-did-houthis-get-anti-ship-ballistic-missiles%C2%A0-208127">sophistiqués issus d’Iran</a>, les Houthis sont en mesure de menacer les navires en mer Rouge.</p>
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<p>Depuis le 11 janvier 2024, les États-Unis <a href="https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/les-etats-unis-et-le-royaume-uni-frappent-les-houthis-au-yemen-plusieurs-villes-ciblees_AV-202401120042.html">mènent des frappes aériennes au Yémen</a> pour démanteler cet arsenal et garantir la liberté de navigation, mais il semble que cette action <a href="https://theconversation.com/les-etats-unis-vers-un-conflit-a-grande-echelle-avec-les-houthis-du-yemen-et-les-organisations-politico-militaires-irakiennes-221671">ne sera pas suffisante</a> pour rétablir la sécurité et donc le transport maritime.</p>
<p>D’autres moyens peuvent être utilisés pour bloquer la navigation des navires civils. Ainsi, la mer Noire a vu l’emploi par la Russie de mines dérivantes, dont une a <a href="https://www.france24.com/en/europe/20231228-cargo-ship-hits-naval-mine-in-black-sea-en-route-to-ukraine">frappé un navire en route vers un port ukrainien</a> en décembre 2023, ce qui a conduit les pays riverains – <a href="https://www.rfi.fr/en/podcasts/international-report/20240120-turkey-agrees-deal-to-clear-black-sea-of-mines-that-threaten-ukrainian-exports">Bulgarie, Roumanie et Turquie</a> – à engager une opération navale de déminage.</p>
<h2>Un enjeu essentiel : la diversification des voies d’approvisionnement</h2>
<p>Face à ces tentatives plus ou moins réussies de blocage du commerce maritime, une réponse non militaire consiste à chercher des voies alternatives d’écoulement et d’approvisionnement.</p>
<p>Ainsi, l’Ukraine et l’UE ont cherché à mettre en place des <a href="https://transport.ec.europa.eu/news-events/news/european-commission-establish-solidarity-lanes-help-ukraine-export-agricultural-goods-2022-05-12_en">« corridors de solidarité »</a> pour acheminer les céréales par l’ouest. En réaction aux attaques des Houthis, le reroutage des navires par le sud de l’Afrique pourrait ne pas avoir d’impact trop important sur les prix s’il s’avère que les compagnies ont des capacités disponibles.</p>
<p>Pour les pays acheteurs, la diversification des approvisionnements permet de limiter l’exposition à une rupture des approvisionnements, qui peut être voulue s’il s’agit d’un embargo. Ainsi, les Européens se sont retournés vers le gaz importé par bateau depuis les États-Unis et le Qatar en substitution du gaz russe. Mais cela ne fait que renforcer la dépendance à la mer des Européens, <em>via</em> une <a href="https://www.defense.gouv.fr/cesm/nos-publications/breves-marines-du-cesm/breves-marines-ndeg274-decontinentalisation-flux-energetiques-europe">« décontinensalisation »</a> des flux énergétiques.</p>
<h2>Un témoignage de la période post-hégémonique</h2>
<p>Le retour du blocus naval pourrait marquer un changement du <em>statut géopolitique</em> des mers. Ces dernières décennies, les mers étaient considérées comme un <em>global common</em> – c’est-à-dire un espace commun, non approprié par les États et susceptible d’usage par tous.</p>
<p>Ainsi, la <a href="https://treaties.un.org/pages/ViewDetailsIII.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXI-6&chapter=21&Temp=mtdsg3&clang=_fr">Convention de Montego Bay de 1982</a>, considérée comme la « Constitution des océans », pose un principe de non-souveraineté des États sur la haute mer et garantit la libre navigation, en particulier dans les détroits internationaux. Cependant, au-delà du droit international, de <a href="https://www.belfercenter.org/publication/command-commons-military-foundation-us-hegemony">nombreux analystes</a> considèrent que le caractère commun et non disputé des mers reposait en réalité sur la puissance américaine. Force militaire incontestée du fait de ses porte-avions et de son réseau mondial de base, l’<em>US Navy</em> était capable d’assurer l’ouverture des mers, et aussi d’en dénier l’usage à ses adversaires.</p>
<p>Aujourd’hui, l’intensification de la conflictualité en mer témoigne de l’effritement de la position hégémonique américaine qui garantissait le caractère commun des mers. Au-delà du conflit israélo-palestinien, la confrontation entre les États-Unis et les Houthis est en réalité un enjeu international, car elle pose la question de la capacité de l’<em>US Navy</em> à « discipliner » un acteur non étatique qui bloque un détroit stratégique.</p>
<p>Du point de vue opérationnel, la prolifération des missiles et des drones opérés depuis la terre questionne la capacité de déploiement de l’<em>US Navy</em>. C’est la question stratégique centrale dans l’Asie-Pacifique : en cas de blocus naval de Taïwan par la Chine, les navires américains ne seront-ils pas repoussés au loin par la menace des missiles balistiques anti-navires ?</p>
<p>On le voit : les opérations de blocage du transport maritime en cours en mer Noire et en mer Rouge pourraient être les manifestations d’une tendance de fond, celle d’un démembrement de l’espace commun mondial que sont les mers et les océans.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221782/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emploi échu dans une entreprise de la construction navale.</span></em></p>La Russie veut bloquer les exportations ukrainiennes en mer Noire, tandis les Houthis tentent d’empêcher le passage des navires en mer Rouge. Les mers redeviennent un espace de conflictualité majeur.Maxence Brischoux, Chercheur en relations internationales au Centre Thucydide, Université Paris-Panthéon-AssasLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2211072024-01-18T17:19:58Z2024-01-18T17:19:58ZLénine dans la ligne de mire de Poutine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/569607/original/file-20240116-20-lyib15.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C3%2C1185%2C623&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Cent ans après son décès, le corps embaumé de Lénine est toujours conservé dans le mausolée sur la place Rouge. Vladimir Poutine ne souhaite pas sortir cet encombrant prédécesseur de ce lieu devenu sacré pour une partie de la population, mais ne ménage pas ses critiques à son égard.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://vesti-ua.net/novosti/za-rubezhom/50613-vmeste-s-leninym-v-rossii-pokazali-kak-putin-gotovitsya-k-hellouinu.html">https://vesti-ua.net/</a></span></figcaption></figure><p><em>Vladimir Ilitch Oulianov, mieux connu sous le pseudonyme Lénine, pris vers 1900-1901, est décédé le 21 janvier 1924, à l’âge de 54 ans. Cent ans après sa disparition, son nom continue de susciter la controverse : père du totalitarisme soviétique et impitoyable dictateur pour les uns, il demeure pour les autres un penseur de premier plan et l’architecte d’un État, l’Union soviétique, qui a incarné durant la majeure partie du XX<sup>e</sup> siècle un contre-modèle face à l’Occident capitaliste. La polémique n’épargne pas la Russie, où le rapport au fondateur de l’URSS demeure pour le moins contrasté aussi bien dans la population qu’au sommet de l’État, Vladimir Poutine reprochant notamment à son lointain prédécesseur d’avoir « créé l’Ukraine ». Dans une <a href="https://editions.flammarion.com/lenine/9782080255204">riche biographie qui vient de paraître aux éditions Flammarion</a>, l’historien Alexandre Sumpf (Université de Strasbourg) revient sur la vie tumultueuse de l’un des hommes les plus controversés de l’histoire récente. Nous vous en présentons ici quelques passages.</em></p>
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<p>Beaucoup a été écrit par Lénine, sur Lénine, contre Lénine – et nombre de biographes se sont évertués à percer le mystère du personnage, à dévoiler les ressorts de sa psychologie, à se risquer dans le domaine de l’intime pour donner chair à cet homme qui, de l’avis même de ses adversaires, ne vivait que pour la révolution.</p>
<p>En France, le dernier opus en date, mijoté de longues années durant par l’un des plus virulents auteurs antisoviétiques (<a href="https://theconversation.com/stephane-courtois-comment-lenine-a-invente-le-totalitarisme-98672">Stéphane Courtois</a>), insiste sur la violence et le comportement pathologique du leader bolchevik. Il n’y a peut-être que Richard Pipes qui soit allé plus loin dans la haine de Lénine, faisant feu de tout bois pour affirmer qu’il était, en un sens, pire que Staline qui au moins n’était pas un intellectuel et surtout n’avait rien d’un révolutionnaire.</p>
<p>À l’opposé, si on ne trouve plus aujourd’hui d’idolâtres aveugles du Guide de la Révolution, il bénéficie toujours à gauche d’une fascinante mansuétude, due autant à sa stature de héros révolutionnaire vainqueur, et à la campagne de propagande permanente dont il a fait l’objet.</p>
<p>Chercher un juste milieu serait vain et il vaut mieux tenir compte dans l’analyse de l’amplitude des passions que Lénine a déchaînées de son vivant et depuis son décès.</p>
<p>Cet élargissement de la focale temporelle s’enrichira d’une attention plus fine à la société qui a vu naître ce phénomène mondial : écrire la vie de Lénine, c’est aussi raconter la Russie de la fin du tsarisme et des débuts de la période communiste, comprendre ce qu’est la province russe, la Sibérie, le Paris ou le Londres des exilés politiques, les prisons russes ou polonaises.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569642/original/file-20240116-19-rrs9g9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Nadejda Kroupskaïa et Lénine en 1922.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Ilitch_L%C3%A9nine#/media/Fichier:KrupskayaYLenin1922PorMariaUlyanova.jpg">Maria Oulianova/Wikipedia</a></span>
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<p>Enfin, il y a un avant et un après novembre 1917 : pas tant sur le plan de la conquête et de l’exercice du pouvoir – Lénine a toujours été un chef, en tout cas depuis l’exécution de son frère aîné en 1887 – que sur celui de son mode de vie. Après le transfert de la capitale à Moscou en mars 1918, pour la première fois depuis 1893, il ne déménage plus sans cesse, ne passe plus d’une ville et d’une cache à une autre, n’est plus poursuivi si ce n’est par les solliciteurs. Il n’est plus séparé de ses principaux collaborateurs et de sa famille. Il vit, enfin, une vie presque normale.</p>
<p>Y aurait-il encore des sources qui ont échappé à la traque menée par les historiens russes et occidentaux ? Sans doute pas, mais on peut et même on doit interroger la très ample documentation à la lumière d’approches renouvelées ces vingt dernières années : l’histoire sociale du politique, l’histoire de la propagande, l’histoire des émotions, l’histoire connectée, l’étude des sorties de guerre.</p>
<p>Mieux comprendre qui était Lénine et ce qu’il a continué à être quand il dirigeait la Russie rouge implique d’accorder une attention particulière aux interactions sociales et intellectuelles entre Lénine et ses lieutenants, à son errance et sa marginalité au sein du mouvement ouvrier européen qui sont à l’origine de sa violence politique, et à son engagement corporel dans l’acte d’écriture.</p>
<p>Il convient aussi de réévaluer le rôle attribué au cinéma dans le système de propagande soviétique, qui diffusait moins un propos abscons qu’une image-preuve, et de comparer les cultes de Lénine et Staline à l’écran – notamment en questionnant le cliché de l’ascétisme et de la simplicité léniniens. Il importe enfin de relire la fin de vie de Lénine (1922-1923) au prisme des émotions d’un homme souvent seul, isolé, qui a fini invalide […].</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1057&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1057&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569643/original/file-20240116-17-z2fmtz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1057&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Dernière photo connue de Lénine, prise en 1923 par son infirmier Vladimir Roukavitchnikov. Les photos de Lénine en fauteuil roulant restèrent secrètes jusqu’à la glasnost et l’effondrement de l’URSS.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
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<p>Ce livre offre le récit des 365 jours où l’exilé marginal Oulianov s’est transformé en Lénine, dictateur inébranlable ; il narre l’histoire d’un éternel révolté russe qui a fini par ébranler l’Europe et le monde ; et il décrypte la légende vivante d’Ilitch, le Guide d’une révolution mythifiée avant d’être momifiée.</p>
<p>[…]</p>
<p>Depuis qu’il a été appelé au pouvoir par le clan Eltsine, Vladimir Poutine a toujours pris soin de distinguer les (mauvais) bolcheviks, révolutionnaires démolisseurs, des (bons) communistes, continuateurs de la puissance grand-russe et bâtisseurs d’un État fort.</p>
<p>Le Russe Lénine, trop internationaliste pour être honnête, peut-être même agent allemand, a comploté sa dilution en inventant la confédération soviétique – alors que le Géorgien Staline, héritier des grands tsars et authentique patriote, a tout fait pour que le « grand frère » russe réaffirme sa domination. […]</p>
<p>C’est l’impensé de la reconstruction poutinienne de l’histoire nationale. Le pouvoir russe refuse d’accepter que les mouvements d’indépendance aient pu correspondre à un désir profond sinon de toute la population, du moins d’une avant-garde suffisamment active pour entraîner les peuples vers l’autodétermination.</p>
<p>Or, comme dirait l’autoproclamé historien, « c’est un fait historique » : l’État ukrainien est né le 10/23 juin 1917 lorsque la Rada centrale a publié son premier <em>universal</em> en langue ukrainienne, puis que cette assemblée élue a déclaré l’indépendance de la nation le 7/20 novembre 1917, a envoyé des émissaires à Brest-Litovsk en février 1918 avec leur propre agenda, puis a obtenu une délégation lors de la Conférence de la Paix de Paris en avril 1919 – contrairement à la Russie.</p>
<p>Lénine avait compris qu’on ne pouvait bloquer le processus d’indépendance et, conscient de l’erreur commise avec la Finlande en décembre 1917, il a décidé de le piloter en Ukraine au profit de la Russie soviétique. Loin d’avoir créé ex nihilo une Ukraine non russe, il a enterré pour des décennies l’État ukrainien défait par les armes. Poutine aurait dû le remercier et se référer à la politique d’unification par les armes d’un nouvel empire après la chute de celui des Romanov.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-de-la-constitution-russe-le-triomphe-des-valeurs-traditionnelles-136741">Réforme de la Constitution russe : le triomphe des valeurs traditionnelles</a>
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<p>Alors, pourquoi tant de haine ? Lénine prône certes des valeurs internationalistes, mais le pire pour Poutine est l’interprétation des rapports sociaux en termes de classes – et non de peuples – antagonistes. Lénine permet de voir clair dans le jeu de Poutine. L’actuel maître du Kremlin masque son véritable intérêt – l’enrichissement et le pouvoir d’un clan – derrière un discours patriotique qu’on jugeait vide de contenu jusqu’à sa mise en application le 24 février 2022.</p>
<p>Alexeï Navalny, qui n’a rien d’un léniniste, ne dit pas autre chose. Plus encore que l’opposant emprisonné que Poutine refuse de nommer, Vladimir Ilitch Oulianov suscite une aversion totale : c’est un homme qui pense et fait la révolution, qui donne des leçons de tactique et de stratégie politique à quiconque projette de renverser un pouvoir en place. Jusqu’en cette fin d’hiver 2022, le pouvoir russe pratiquait une forme de guerre hybride contre Lénine, plus insidieuse et efficace qu’un bannissement retentissant. Ainsi, le choix du 22 avril 2020, 150<sup>e</sup> anniversaire de sa naissance, pour le <a href="https://theconversation.com/russie-apres-la-constitution-eltsine-la-constitution-poutine-142597">vote de confirmation des modifications de la Constitution</a> ne peut relever du hasard. Le jour où certains auraient pu célébrer l’ancien dirigeant et où il aurait à nouveau brillé sous le feu des projecteurs médiatiques, il fallait trouver un puissant contre-feu : quoi de mieux que le changement de jalons revenant pour certains aspects (place de la religion, définition de la famille) à l’époque impériale ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1190&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1190&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569599/original/file-20240116-27-o19wnc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1190&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est issu de « Lénine », d’Alexandre Sumpf, qui vient de paraître aux éditions Flammarion.</span>
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<p>De longue date, l’ensemble des médias à la botte du Kremlin caricature Lénine et la révolution, réduite au rang de conspiration de personnes ayant vécu une bonne partie de leur vie à l’étranger, pratiquant l’adultère et la concussion. Non, chers concitoyens, Lénine n’avait rien d’un génie, d’un philosophe du politique, d’un tacticien hors pair. C’était tout bonnement un traître russophobe, un bourreau athée et un syphilitique adultère. Homme du passé honni des nouveaux « temps des troubles » entre 1917 et 1921, il est aussi l’homme du passif coupable de la haine vouée à la Russie.</p>
<p>Comme l’a écrit Boris Souvarine dans le <em>Figaro littéraire</em> du 21 janvier 1939, à propos d’une restauration antérieure : « Les milliers de décrets que Lénine a signés, autant en emporte le vent. Les millions de volumes que Lénine n’aurait pas publiés, nul ne les prend au sérieux. Lénine est mort et embaumé, le léninisme est mort et enterré, les léninistes sont morts entr’assassinés et déshonorés. Un nouveau tsarisme s’installe à demeure, infiniment pire que l’ancien, lequel n’était pas totalitaire. Si Lénine, de son mausolée asiatique, pouvait contempler ce tableau qu’il n’a pas prévu, à coup sûr il ne serait pas fier. »</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221107/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandre Sumpf ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cent ans après sa disparition, Lénine est encore très présent dans la toponymie et l’imaginaire en Russie, mais le pouvoir actuel tient sur son œuvre un discours plutôt sévère.Alexandre Sumpf, Maître de conférences en Histoire contemporaine, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2207272024-01-11T14:27:15Z2024-01-11T14:27:15ZIsraël devant la Cour internationale de justice : celle-ci est-elle devenue un substitut à un Conseil de sécurité dysfonctionnel ?<p>Le 29 décembre, l’Afrique du Sud a déposé devant la <a href="https://www.icj-cij.org/fr/accueil">Cour internationale de justice</a> (CIJ), une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf">Requête introductive d’instance</a> contre l’État d’Israël. </p>
<p>La Requête stipule que ses actions dans la bande de Gaza, initiées au nom de son droit à la légitime défense, dans la foulée des attaques menées par le Hamas le 7 octobre 2023, revêtaient « un caractère génocidaire ».</p>
<p>La CIJ a tenu des audiences publiques sur la requête le 11 et 12 janvier à La Haye. </p>
<p>Le fait que <a href="https://theconversation.com/south-africas-genocide-case-against-israel-expert-sets-out-what-to-expect-from-the-international-court-of-justice-220692">l’Afrique du Sud ait choisi de déposer sa requête devant la CIJ</a> n’est pas anodin. En effet, non seulement le bureau du procureur de la <a href="https://www.icc-cpi.int/fr">Cour pénale internationale</a>, qui enquête sur la situation en Palestine depuis plusieurs années, <a href="https://theconversation.com/la-guerre-a-gaza-la-cour-penale-internationale-et-la-lutte-contre-limpunite-219523">n’aboutit pas à des résultats concrets</a>, mais le Conseil de sécurité, l’organe qui devrait être le principal garant du maintien de la paix et de la sécurité internationale, apparaît foncièrement <a href="https://theconversation.com/gaza-war-deadlock-in-the-security-council-shows-that-the-un-is-no-longer-fit-for-purpose-219772">dysfonctionnel</a>. </p>
<p>À l’inverse, la CIJ en est venue à jouer un rôle de plus en plus diligent. <a href="https://www.ejiltalk.org/provisional-but-not-always-pointless-compliance-with-icj-provisional-measures/">Au cours des 10 dernières années</a>, la Cour a ainsi prononcé plus d’ordonnances (11) que durant ses cinquante premières années d’existence (10).</p>
<p>Mes travaux sur la <a href="https://www.pulaval.com/livres/de-la-responsabilite-de-proteger-les-populations-menacees-l-emploi-de-la-force-et-la-possibilite-de-la-justice">responsabilité de protéger</a> et sur le <a href="https://www.cairn.info/annuaire-francais-de-relations--9782376510550-page-95.htm">droit de la guerre</a> m’ont conduit à porter une attention particulière aux modes alternatifs de règlement des différends, notamment par l’intermédiaire des tribunaux internationaux. Deux organes sont fréquemment mentionnés : la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale (CPI).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Des personnes sont assises de chaque côté dans une vaste pièce" src="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La Cour internationale de justice lors d’une audience.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(UN Photo/CIJ-ICJ/Frank van Beek)</span></span>
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<h2>Des compétences différentes</h2>
<p>La CIJ est le principal organe judiciaire de l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle dispose d’une compétence universelle sur les différends d’ordre juridique pouvant survenir entre États. </p>
<p>De son côté, la CPI tire sa compétence d’un traité entré en vigueur en 2002, et dont Israël n’est pas signataire. Ses responsabilités sont d’enquêter et de poursuivre des personnes physiques pour crimes graves de droit international (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocides et crimes d’agression).</p>
<p>Alors que la CIJ doit être sollicitée par un État avant de pouvoir se saisir d’un contentieux, comme c’est le cas avec la démarche engagée par l’Afrique du Sud, la CPI dispose de l’autorité pour ouvrir une enquête et éventuellement déposer une accusation contre un individu.</p>
<h2>Avant Israël, la Russie</h2>
<p>Dans sa requête contre Israël, l’Afrique du Sud avance que les actions de l’État hébreu (et son défaut de prendre des mesures pour contrecarrer les incitations « directes et publiques » à commettre de telles actions) témoigneraient « de l’intention spécifique… d’entraîner la destruction d’une partie substantielle de la population palestinienne en tant que partie d’un groupe national, racial et ethnique plus large de Palestiniens dans la Bande de Gaza ». </p>
<p>De ce fait, avance l’Afrique du Sud, Israël contreviendrait aux « obligations » lui incombant en vertu de la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention pour la prévention et la Répression du Crime de Génocide</a>, dont elle est signataire. </p>
<p>La question que la CIJ est appelée à trancher consiste uniquement, selon l’Afrique du Sud, à déterminer si les actions qui sont identifiées dans la Requête sont ou non « susceptibles de relever des dispositions » de la Convention. La Cour n’a pas à se prononcer sur le fond à ce stade. Le cas échéant, cela pourrait prendre des années. </p>
<p>On se rappellera qu’une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220227-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> similaire avait également été déposée par l’Ukraine contre la Russie dans la foulée de l’« opération militaire spéciale » initiée par cette dernière le 24 février 2022. </p>
<p>La Russie était alors accusée d’avoir mensongèrement allégué « que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk » afin de lui permettre de justifier une intervention armée. L’Ukraine affirmait que cette intervention avait engendré « des violations graves et généralisées des droits de la personne de la population ukrainienne ». Dès le 16 mars 2022, la CIJ rendait son <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220316-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> et intimait à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires ».</p>
<h2>Les limites de la CIJ</h2>
<p>Dans le cas de la requête de l’Afrique du Sud, une ordonnance de la CIJ pourrait suivre au cours des prochaines semaines étant donné l’urgence de la situation.</p>
<p>Or, il ne faut pas faire preuve de trop d’optimisme. Car même dans le cas où la Cour indiquerait comme mesure conservatoire la suspension immédiate des opérations militaires, comme elle l’a fait dans le cas de l’Ukraine, et même si cette ordonnance avait bel et bien un « caractère obligatoire », comme l’a avancé la Cour en 2001 dans une autre <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/104/104-20010627-JUD-01-00-FR.pdf">affaire</a>, cela ne signifierait pas que la situation sur le terrain soit appelée à changer. </p>
<p>Malgré leur caractère obligatoire, les mesures d’exécution sont souvent difficiles à mettre en œuvre dans des situations hautement sensibles et controversées.</p>
<h2>Le nouveau rôle des pays tiers</h2>
<p>Ce qui est relativement nouveau, c’est que la Cour internationale de justice accepte désormais d’entendre des requêtes, telle celle parrainée par l’Afrique du Sud, présentées par un État partie à un traité ou une convention, qui allèguent un manquement à ses obligations <em>erga omnes partes</em>. De telles obligations reposent en effet sur les valeurs que les États partagent en commun et que tout État a donc un intérêt à faire respecter, sans égard au fait d’avoir ou non soi-même subi les conséquences d’un manquement.</p>
<p>Ainsi, en 2019, la Gambie a déposé une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/178/178-20191111-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> contre le Myanmar, concernant ses actions envers les membres de la communauté rohingya. C’est aussi sur cette base d’obligations <em>erga omnes partes</em> que le Canada et les Pays-Bas ont déposé en juin 2023 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20230608-req-01-00-fr.pdf">Requête</a> contre la Syrie l’accusant de contrevenir à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.</p>
<p>La reconnaissance par la CIJ de telles obligations <em>erga omnes partes</em> revendiquées par un État n’étant pas directement impliqué apparaît comme une innovation majeure. Elle permet, à défaut d’empêcher en amont qu’un État ne contrevienne à ses obligations, de lui rappeler en aval et publiquement ses obligations. </p>
<h2>Assumer un rôle émergent en maintien de la paix</h2>
<p>Au-delà de la question qu’aura à trancher la Cour, le plus important reste le rôle que les États semblent désormais vouloir lui faire jouer en lui soumettant de telles requêtes. La CIJ a compétence en matière de règlement pacifique des différends et, par extension, elle a un rôle à jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Mais si ses ordonnances ne sont pas suivies d’effets, sont-elles seulement destinées à marquer les esprits, ce qui contribuerait à politiser la justice internationale ?</p>
<p>S’il est certes douteux qu’une ordonnance incite un État à mettre un terme à sa conduite et à ses activités sur le terrain, la procédure elle-même demeure toutefois importante. Elle peut permettre de documenter une situation et d’établir les faits d’une manière telle qu’il pourrait être plus difficile d’en faire abstraction par la suite. </p>
<p>Ainsi, dans le cas de la Syrie, l’<a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20231116-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> rendue par la Cour la sommait de prendre « toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres… traitements cruels, inhumains ou dégradants », et lui intimait de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations ». Ces éléments pourraient ultérieurement être utilisés dans le cadre de procédures judiciaires ou afin de justifier des réparations.</p>
<p>À cet égard, la Cour pourrait également faciliter la création et l’accès au terrain d’une mission visant à établir les faits et à documenter les circonstances. Il s’agit là d’un aspect important du règlement des différends qui peut contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale. </p>
<p>Le défi pour la Cour consistera à assumer ce rôle émergent en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationale et à naviguer à travers ces questions d’interprétation qui demeurent éminemment politiques. Les décisions que les juges ont à prendre seront capitales pour le futur d’un ordre international qui apparaît pour le moment bien désordonné.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220727/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-François Thibault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Cour internationale de justice élargit de plus en plus son mandat, palliant au dysfonctionnement du Conseil de sécurité, qui devrait être le principal garant du maintien de la paix dans le monde.Jean-François Thibault, Professeur en relations internationales, École des hautes études publiques, Université de MonctonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204382024-01-05T21:09:21Z2024-01-05T21:09:21Z2024, l’année des Européens ?<p>L’année est encore jeune mais les risques se multiplient déjà pour les Européens. À en croire les euro-pessimistes, 2024 sera sombre pour les tenants d’une Europe forte et autonome : le nouveau Parlement issu des <a href="https://elections.europa.eu/fr/">élections européennes de juin 2024</a> sera dominé par les souverainistes ; le soutien à l’Ukraine est remis en question par les égoïsmes nationaux ; la solidarité budgétaire entre États membres sera mise à l’épreuve par l’élaboration du prochain cadre financier pluri-annuel ; et une éventuelle nouvelle présidence Trump dégraderait profondément le lien transatlantique et donc la cohésion des Occidentaux en Eurasie.</p>
<p>Et si ces risques multiples constituaient, en réalité, des occasions de renforcer l’Europe ? Paradoxalement, 2024 ne peut-elle pas être l’année des Européens ?</p>
<h2>Parlement européen : mettre (enfin) les souverainistes au travail</h2>
<p>Les élections européennes, qui se déroulent tous les cinq ans, constituent le jalon institutionnel et politique le plus important pour la vie du continent. Ce sont elles qui détermineront la composition du seul organe supranational directement élu par les eurocitoyens.</p>
<p>Au vu des récents <a href="https://www.politico.eu/europe-poll-of-polls/european-parliament-election/">sondages</a>, la question n’est plus de savoir si, en juin, le Parlement verra ou non une progression des souverainistes ; il s’agit de se préparer à une situation où un rôle déterminant sera joué par des partis traditionnellement eurosceptiques : le Rassemblement national français, les <em>Fratelli d’Italia</em> alliés à la Ligue, le Fidesz hongrois, etc. Les deux grands mouvements politiques pro-européens – les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens – sont si affaiblis que l’élection d’eurodéputés socialistes ou Les Républicains en France est incertaine.</p>
<p>Les récents <a href="https://www.touteleurope.eu/institutions/elections-europeennes-2024-qu-indiquent-les-sondages-pour-la-france/">sondages</a> annoncent une progression des groupes Identité et Démocratie et Conservateurs et Réformistes européens, qui regroupent les partis eurocritiques, eurosceptiques, anti-européens ou souverainistes du continent. Certes, le PPE devrait rester premier groupe en nombre de sièges au Parlement européen, les S&D devraient rester deuxièmes, et les centristes de Renew Europe troisième. Toutefois, ces trois groupes verraient tous leur nombre de sièges baisser, tandis que ID et les CRE verraient le leur <a href="https://www.euractiv.fr/section/elections/news/europeennes-2024-la-droite-limite-la-casse-la-gauche-radicale-et-les-nationalistes-progressent-selon-nos-projections/">augmenter</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lextreme-droite-au-parlement-europeen-ou-le-renard-dans-le-poulailler-194216">L’extrême droite au Parlement européen, ou le renard dans le poulailler</a>
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<p>Faut-il se résigner à voir le Parlement puis la Commission affaiblis et même paralysés par une vague anti-européenne ? Faut-il redouter une apathie politique durant toute la prochaine mandature ? L’espoir contraire est pourtant autorisé, malgré l’effacement des grands architectes de l’Union, symbolisé par la mort récente de <a href="https://theconversation.com/jacques-delors-le-premier-dirigeant-politique-europeen-220442">Jacques Delors</a>. En effet, les différents partis eurosceptiques seront sommés d’agir en raison même de leur propre succès. Les eurocitoyens toléraient l’inaction vitupérante tant que les partis souverainistes constituaient une minorité bruyante ; mais une série de victoires souverainistes au Parlement contraindront ces partis à prendre position et donc à agir concrètement.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/VK4hVq9sFrg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Jouer un rôle de premier plan au Parlement européen sera, pour ces partis, un test de sérieux politique : s’ils se refusent à s’unir en groupes cohérents et s’ils dédaignent de proposer des mesures concrètes, ils ne parviendront pas à obtenir les présidences de commission et le bilan politique dont ils ont besoin pour continuer à se « notabiliser ». De même que Giorgia Meloni est devenue instantanément <a href="https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/723-un-an-de-gouvernement-meloni-un-chemin-tortueux-mais-resolu-vers-l-europe">pro-européenne</a> avec son accession à la présidence du conseil italien, de même les partis souverainistes seront contraints soit de se mettre au travail, soit de ruiner eux-mêmes leur crédibilité. On ne peut attendre un enthousiasme européiste de la part de ces partis. Mais on est en droit de prévoir une conversion rapide au pragmatisme institutionnel.</p>
<h2>Budget européen : développer les solidarités et revoir les priorités</h2>
<p>Le premier test de crédibilité du prochain Parlement et de la Commission qui en découlera (en partie) sera de contribuer à l’élaboration du cadre financier pluriannuel de l’Union. C’est là que les partis souverainistes doivent être explicitement mis au pied du mur. S’ils exigent une Union au service des citoyens, ils ne pourront pas reprendre purement et simplement le mantra des États membres autoproclamés « frugaux ».</p>
<p>Une réduction des dépenses européennes signifierait encore moins de protection des frontières par <a href="https://theconversation.com/frontex-une-administration-decriee-dans-la-tourmente-183468">FRONTEX</a>, encore moins de capacités allouées au <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/qu-est-ce-que-le-fonds-europeen-de-defe,encoremoinsdefondsstructurelsnse/">Fonds européen de Défense</a> et encore moins de soutien aux populations bénéficiaires des plans de relance et de résilience nationaux adoptés pour répondre aux crises économiques liées à l’épidémie de Covid-19.</p>
<p>Autrement dit, une vague souverainiste au Parlement mettra ces partis dans l’obligation de proposer de véritables priorités budgétaires au service des populations européennes. À défaut, ils se discréditeront.</p>
<h2>Élargissement : affirmer sa puissance</h2>
<p>Le deuxième test de crédibilité concernera l’élargissement en cours avec <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/292425-lue-decide-douvrir-les-negociations-dadhesion-avec-lukraine-et-la-mo">l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Moldavie et l’Ukraine</a> en décembre dernier. Rendu presque inévitable avec l’invasion russe de 2022, ce processus crée de fortes interférences dans la façon dont l’Union influence ses marches, dans les Balkans, en mer Noire et dans le Caucase.</p>
<p>Là encore, les Européens peuvent soit rechigner à tenir parole, irriter les États candidats anciens ou récents et miner ainsi leur prestige à leurs frontières ; soit au contraire faire de nécessité vertu et revisiter complètement leurs méthodes de discussion avec les États candidats.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1735642657609642296"}"></div></p>
<p>Placer les <a href="https://www.touteleurope.eu/les-pays-candidats-a-l-adhesion-europeenne">neuf candidatures</a> sous le signe du rapprochement géopolitique permettra de continuer à se montrer exigeant en matière d’<a href="https://www.touteleurope.eu/le-glossaire-de-l-europe/acquis-communautaire/">acquis communautaire</a> sans aborder l’élargissement uniquement d’un point de vue juridique et technocratique. Si, durant la prochaine mandature européenne, les discussions sont conduites uniquement dans la perspective de renforcer l’influence de l’Europe au sud et à l’est, les irritants pourront être considérablement réduits. Si la famille européenne se montre résolument accueillante du point de vue politique, on peut être plus patient du point de vue juridique et budgétaire.</p>
<h2>Politique extérieure : en attendant Trump</h2>
<p>2024 s’annonce-t-elle comme une année blanche pour la géopolitique de l’Europe dans la mesure où tout sera suspendu à l’élection américaine de novembre et aux nominations du prochain président (ou de la prochaine présidente) de la Commission européenne, du nouveau président (ou de la nouvelle présidente) du Conseil européen, et du prochain haut représentant (ou de la prochaine haut représentante) pour la politique extérieure ? Au moment même où le président chinois <a href="https://www.youtube.com/watch?v=W7W-67dzm3g">durcit le ton envers l’Europe</a>, où le président russe <a href="https://theconversation.com/russie-quand-vladimir-poutine-entre-en-campagne-220089">prépare sa réélection</a> et réitère ses déclarations condescendantes et agressives envers l’UE et où les « transatlantiques » perdent du terrain à Washington, l’Europe sera-t-elle aux abonnés absents en attendant des nominations qui ne surviendront qu’après l’été ?</p>
<p>Le premier semestre 2024 présente au contraire des occasions inespérées pour les Européens sur la scène internationale : le <a href="https://www.liberation.fr/international/amerique/la-visite-a-washington-de-volodymyr-zelensky-ne-suffit-pas-a-sortir-laide-americaine-a-lukraine-de-limpasse-20231213_CX7IKAJRFZFUJJEZ75BLVPYVPA/">recul de l’administration Biden sur le dossier ukrainien</a> ouvre la possibilité pour Bruxelles de montrer les fruits d’une décennie de soutien à Kiev, éclipsée par l’attention portée à la communication de l’administration américaine et de la présidence Zelensky.</p>
<p>C’est au premier semestre 2024 que les grands soutiens bilatéraux de l’Ukraine – Allemagne, Pologne, France, baltes – doivent souligner leur bilan (sanctions sans précédent, soutien décennal, etc.). Plus radicalement, la perspective d’une nouvelle présidence Trump doit être analysée comme une bonne nouvelle pour l’autonomie stratégique européenne. Si elle se concrétise, elle soulignera de nouveau que le lien transatlantique et l’OTAN ne peuvent suffire à protéger les Européens contre les dangers internationaux qui pèsent sur eux.</p>
<p>Si les risques s’accumulent pour les Européens en 2024, les occasions peuvent, elles aussi, se multiplier, pour peu qu’elles soient identifiées, saisies et exploitées. 2024 peut être l’année des Européens, à condition qu’ils ne s’installent pas dans l’attente.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220438/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Confrontée à la montée des partis eurosceptiques à l’intérieur et aux pressions russes, chinoises et américaines à l’extérieur, l’UE pourra-t-elle connaître un sursaut salvateur ?Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2188762023-12-25T20:23:45Z2023-12-25T20:23:45ZLa guerre de l’information tous azimuts de la Russie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567164/original/file-20231221-25-uac9ue.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C11%2C1862%2C989&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d’écran provenant de l’un des dessins animés produits par la CMP Wagner à destination des pays africains. On voit ici un combattant de Wagner, avec sur la manche un chevron de la CMP et le drapeau russe, voler au secours d’un soldat malien qui défend son pays face à une agression militaire française.
</span> </figcaption></figure><p>Dans sa <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022">Revue nationale stratégique (RNS) de 2022</a>, la France a porté l’influence <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23071">au rang de priorité stratégique</a>. La précédente RNS, <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2017-revue_strategique_dsn_cle4b3beb.pdf">publiée en 2017</a>, avait déjà été révisée en 2021 afin de préciser les priorités stratégiques françaises à l’horizon de 2030 ; mais les tensions observées en 2022 ont poussé à sa révision anticipée.</p>
<p>L’influence est un sujet majeur des relations internationales. Les acteurs étatiques et privés en ont douloureusement pris conscience avec le début de la guerre dans le Donbass en 2014, puis avec l’affaire <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Ameriques/Le-scandale-Cambridge-Analytica-raconte-linterieur-2020-03-09-1201082963">Cambridge Analytica en 2016</a>. Depuis, la prégnance de cette thématique n’a fait que croître, et elle est devenue incontournable avec la guerre de l’information observée dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la sphère informationnelle y étant un <a href="https://theconversation.com/ukraine-la-guerre-se-joue-egalement-dans-le-cyberespace-178846">enjeu de conflictualité significatif</a>.</p>
<p>Marquée par <a href="https://theconversation.com/la-russie-est-elle-vraiment-en-train-de-perdre-la-guerre-de-la-communication-contre-lukraine-183761">différentes étapes</a>, cette guerre de la communication a comporté des <a href="https://theconversation.com/face-a-la-contre-offensive-ukrainienne-la-russie-hesite-sur-la-communication-a-adopter-190622">phases d’hésitation dans la gestion de la rhétorique russe</a> lorsque, au cours de l’été 2022, l’Ukraine gagnait du terrain lors de sa contre-offensive. Moscou a ensuite adapté son discours de façon à survaloriser la portée de victoires de moyenne importance, par exemple <a href="https://theconversation.com/la-bataille-de-soledar-lecons-militaires-et-communicationnelles-198422">lors de la prise de Soledar</a> en janvier 2023.</p>
<p>Enfin, alors que le Kremlin doit gérer une invasion de l’Ukraine plus longue et plus délicate que prévu, son action informationnelle s’étend à d’autres théâtres et domaines pour affaiblir les alliés de Kiev. Pour autant, ces opérations ne sont pas toujours couronnées de succès, comme l’a montré, par exemple, le récent épisode de la peinture au pochoir d’étoiles de David sur les murs de Paris, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/07/pochoirs-d-etoiles-de-david-a-paris-la-piste-d-une-operation-d-ingerence-russe-privilegiee_6198775_3224.html">imputée à la Russie</a>. Rapidement détectée par le <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/notre-organisation/composantes/service-de-vigilance-et-protection-contre-les-ingerences-numeriques">Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum)</a>, l’opération n’a pas eu les conséquences sans doute souhaitées par ses organisateurs.</p>
<h2>L’Occident, une cible de plus en plus cruciale au fil du temps</h2>
<p>Si, au début du conflit, la Russie a davantage axé ses efforts d’influence sur le continent africain et le Moyen-Orient que sur les Occidentaux, l’inscription du conflit dans la durée a infléchi cette orientation. En effet, Moscou parie sur l’usure des soutiens de l’Ukraine et sur leurs divisions que pourraient alimenter des tensions sociales internes, des agendas politiques propres ou des intérêts divergents. L’Ukraine restant profondément dépendante de l’appui occidental, notamment en matière d’armement, tout événement de nature à fragiliser ce soutien aura une importance majeure sur la poursuite du conflit.</p>
<p>En ce sens, l’opération <a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Dôppelganger</a>, si elle n’était pas originale sur le fond, a revêtu une ampleur inédite. Rappelons que la Russie a, dans ce cadre, créé des « clones » de nombreux journaux occidentaux afin d’y diffuser des contenus visant à nuire à la réputation de l’Ukraine, voire à diviser les Européens. La campagne Dôppelganger a été accompagnée d’un intéressant dispositif de suivi destiné à évaluer la pénétration de cette opération au sein des populations et à mesurer l’effet réel de la campagne.</p>
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<p>Cette opération avait duré plusieurs mois mais avant d’être officiellement démasquée à l’été 2023. Pour autant, la révélation de l’existence du projet Dôppelganger n’a pas mis un terme aux opérations informationnelles, qui sont la trame de la <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20230929-guerre-cognitive-le-cerveau-nouveau-champ-de-bataille">guerre cognitive</a> à laquelle nous assistons actuellement. Plus récemment, alors que l’attaque du Hamas du 7 octobre a profondément <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/11/le-hamas-fait-tout-pour-attirer-israel-dans-le-piege-d-une-operation-terrestre_6193806_3232.html">déstabilisé le Moyen-Orient</a> et que les Occidentaux craignent que l’onde de choc de cette explosion de violence ne se traduise par des troubles sur leurs territoires, une nouvelle opération a été identifiée.</p>
<p>C’est Viginum qui, en tirant la sonnette d’alarme, a permis à l’État français de <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/russie/evenements/evenements-de-l-annee-2023/article/russie-nouvelle-ingerence-numerique-russe-contre-la-france-09-11-23">mettre officiellement en cause le site « Recent Reliable News » (RNN)</a> pour avoir sciemment amplifié sur la toile l’impact des images d’étoiles de David taguées dans le X<sup>e</sup> arrondissement de Paris.</p>
<p>Outre le millier de bots employés pour relayer l’information au travers de quelque 2 600 tweets, les <a href="https://www.lejdd.fr/societe/etoiles-de-david-taguees-paris-le-couple-interpelle-en-flagrant-delit-ete-renvoye-en-moldavie-139642">ressortissants moldaves</a> interpellés en flagrant délit fin octobre ont indiqué avoir agi moyennant rémunération. Par ailleurs, les enquêteurs sont remontés jusqu’à un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/etoiles-de-david-taguees-a-paris-le-commanditaire-presume-choque-par-les-accusations-d-antisemitisme_AV-202311100167.html">personnage trouble</a>, connu pour ses anciennes accointances pro-russes en Moldavie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720333601391124855"}"></div></p>
<p>L’action tentait de capitaliser sur une crise existante et sur un contexte social tendu, marqué par <a href="https://www.la-croix.com/france/Actes-antisemites-France-justice-elle-moyens-sanctionner-2023-11-02-1201289161">l’augmentation des agressions physiques contre des personnes juives</a>, afin d’en tirer profit en termes d’influence et de guerre cognitive.</p>
<h2>La démultiplication des zones de crises</h2>
<p>Cette instrumentalisation de contextes perturbés dans le but de les exacerber et d’en tirer profit pour la Russie est une méthode qui a été souvent employée, y compris assez récemment sur le continent africain, nouveau théâtre de confrontation avec l’Occident, et spécialement avec la France. Des versions africaines des médias <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-medias-influence-rt-sputnik-afrique-nouveau-rideau-de-fer">Sputnik et RT</a> ont été lancées dès 2014, et on a également constaté, dès 2018, la présence de groupes de mercenaires, comme Wagner, <a href="https://www.irsem.fr/media/report-irsem-97-russia-mali-en.pdf">notamment au Soudan et en République centrafricaine (RCA)</a>.</p>
<p>Dans le même sens, ont fait leur apparition des films produits par des agences de la constellation Prigojine comme <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210603-centrafrique-touriste-une-fiction-au-service-de-la-propagande-russe">« <em>Le Touriste</em> »</a> ou « <em>Granit</em> », produits par la <a href="https://www.areion24.news/2022/06/10/le-geant-endormi-lessor-du-cinema-comme-instrument-de-soft-power-russe/6/">société Aurum</a>.</p>
<p>Plus récemment encore, des dessins animés présentant la France et ses forces armées tour à tour comme des serpents, des rats ou des zombies ont déferlé sur l’Afrique de l’Ouest, et plusieurs pseudo-fondations et ONG ont repris des dialectiques servant les intérêts russes.</p>
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<p>En outre, après que le président Bazoum au Niger, considéré comme proche de la France, a été <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">renversé par un coup d’État militaire</a> rapidement soutenu par la sphère informationnelle rattachée à la Russie, l’armée française a été <a href="https://www.tf1info.fr/international/niger-une-campagne-de-desinformation-menee-par-moscou-accuse-l-armee-francaise-d-avoir-enleve-des-enfants-enlevements-2266282.html">accusée d’avoir enlevé des enfants dans ce pays dans le cadre d’un trafic pédophile</a>. Ces contenus, diffusés par une « fondation de défense des droits de l’homme » <a href="https://fondfbr.ru/fr/articles_fr/france-niger-minors-fr/">connue pour être une officine de désinformation rattachée à la Russie</a> et pour avoir gravité dans la mouvance d’Evguéni Prigojine, seront repris par Dimitri Poliansky, représentant permanent de la Russie auprès des Nations unies <a href="https://archive.ph/ZsFZP">sur son compte Telegram</a>.</p>
<h2>La psychologie humaine, un champ de bataille parmi d’autres</h2>
<p>La guerre cognitive peut être définie comme la militarisation de tous les aspects de la société, y compris de la psychologie humaine et des relations sociales, afin de modifier les convictions des individus et, in fine, leur façon d’agir.</p>
<p>Ce thème, et le concept qui le sous-tend, sont pris au sérieux au point d’avoir été le sujet du défi d’innovation de l’OTAN de l’automne 2021, organisé par le Canada cet automne-là, qui s’intitulait <a href="https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/campagnes/defi-d-innovation-de-l-otan-automne-2021.html">« La menace invisible : Des outils pour lutter contre la guerre cognitive »</a>.</p>
<p>Dans le cas présent, la démultiplication des crises peut, en tant que telle, représenter une forme de « stress test » visant à mesurer la capacité des Occidentaux à gérer une pluralité de désordres. En outre, le continent africain est un enjeu d’autant plus important pour la Russie que les sanctions européennes consécutives à l’invasion de l’Ukraine poussent le Kremlin à diversifier ses sources de financement, par exemple en recourant à des sociétés militaires privées afin de capter des fonds et des matières premières pour concourir au soutien d’une économie russe contrainte d’assumer l’effort de sa guerre contre l’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218876/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En de nombreux points du globe, la Russie mène de nombreuses opérations informationnelles visant à affaiblir les alliés de l’Ukraine.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2200892023-12-19T19:21:20Z2023-12-19T19:21:20ZRussie : quand Vladimir Poutine entre en campagne<p>Avec sa conférence de presse du 14 décembre 2023, le président russe vient d’entrer en campagne pour préparer sa réélection l’année prochaine. Le premier tour <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/apres-quatre-mandats-vladimir-poutine-candidat-a-la-presidentielle-de-2024-985220.html">se tiendra du 15 au 17 mars prochain</a>. La date est hautement symbolique car elle coïncide avec le dixième anniversaire de l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Le second tour est prévu pour le 7 avril, mais nul ne pense sérieusement qu’il aura lieu : comme en 2000, 2004, 2012 et 2018 (et comme Dmitri Medvedev en 2008), Vladimir Poutine sera sans aucun doute reconduit dès la mi-mars pour un nouveau mandat (de six ans) avec un score écrasant, face à une « opposition » cooptée par le pouvoir et nullement désireuse de le défier, et à l’issue d’une campagne électorale contrôlée de bout en bout par les autorités.</p>
<p>Les Russes savent depuis longtemps que l’incertitude et la nouveauté ne marqueront ni la campagne électorale ni ses résultats. En revanche, ils prêtent souvent une oreille attentive aux grandes adresses annuelles de Vladimir Poutine, dont le dernier exercice vient de se tenir <a href="https://tass.ru/info/19532655">pour la dix-huitième fois</a> depuis l’arrivée au Kremlin de l’ancien directeur du FSB en 2000. Thèmes abordés, ton employé, engagements pris : tous les aspects de ces longues grand-messes sont examinés et décryptés aussi bien par les kremlinologues que par bon nombre de simples citoyens.</p>
<p>Cette année, on a assisté à une entrée en campagne sous le signe de l’auto-satisfaction. Ce 14 décembre, quelques jours après avoir <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/apres-quatre-mandats-vladimir-poutine-candidat-a-la-presidentielle-de-2024-985220.html">annoncé sa candidature à sa propre succession</a> et deux ans après avoir lancé l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a dressé, en direct à la télévision, le <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/72994">bilan de l’année 2023</a> et donné quelques indications sur ce que sera, d’après lui, 2024. Les maîtres mots de son discours auront été « stabilité » et « continuité », ce qui n’est guère étonnant de la part d’un homme qui se trouve à la tête de son pays depuis bientôt vingt-quatre ans.</p>
<h2>Renouveler la tradition pour assurer la continuité</h2>
<p>Ce 14 décembre, Ekaterina Berezovskaïa et Pavel Zaroubine, deux présentateurs vedettes de la première chaine de télévision publique russe, Russie 1, ont interviewé le président, entrecoupant leurs questions de celles posées par les spectateurs. Le format de l’émission mêlait continuité et nouveautés dans la communication présidentielle. L’analyse de ces différents aspects indique la tonalité de l’événement et des engagements qui en ressortent quant à la politique russe en 2024 : l’ère des crises sécuritaires, économiques, diplomatiques est révolue. </p>
<p>Alors qu’en 2022 cette habituelle conférence de presse de fin d’année avait été annulée, il s’agissait, pour Vladimir Poutine, de renouer avec la tradition pour adresser un message de stabilité et de continuité, à l’intérieur comme à l’extérieur.</p>
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<p>Les éléments de continuité étaient évidents pour le téléspectateur russe et pour l’observateur intime de la Russie : le président s’est livré à l’exercice du marathon des questions-réponses, les questions lui étant posées, pour la majeure partie d’entre elles, par les simples citoyens, certaines par des personnes présentes dans la salle, d’autre par téléphone, d’autres encore à travers des messages écrits affichés sur le grand écran.</p>
<p>Le leader russe affectionne cette performance car elle lui permet de répondre à l’homme (et à la femme) de la rue sur des questions quotidiennes sans passer par l’intermédiaire de ses administrations ou de ses subordonnés. Inflation, difficultés de la vie dans les régions périphériques de la Fédération, politique familiale, retraites, etc. : il affiche ainsi sa capacité à traiter lui-même tous les thèmes qui préoccupent ses administrés, jusques et y compris quand il s’agit du prix des œufs lorsqu’il est interrogé par une <em>babouchka</em>.</p>
<p>La proximité est soulignée par l’intimité que crée la façon dont le président s’adresse à ses interlocuteurs : conformément à la tradition russe, il privilégie la formule de courtoisie qui consiste à appeler chacun non pas « Monsieur » ou « Madame » mais par son prénom et son patronyme, autrement dit le nom du père. C’est sur ce mode traditionnel et intimiste que Vladimir Vladimirovitch a répondu aux journalistes – Ekaterina Vladimirovna et Pavel Alexandrovitch – mais aussi à tous ses concitoyens invités à l’interroger.</p>
<p>À Moscou comme partout ailleurs, établir cette ligne directe très organisée avec les citoyens sur des sujets quotidiens permet d’éviter des thèmes plus délicats comme la nature du régime ou les revers en politique étrangère. Elle permet également de tempérer l’impression de « verticale du pouvoir » et de dissiper <a href="https://www.tdg.ch/la-dispendieuse-obsession-sanitaire-de-vladimir-poutine-918849840490">l’éloignement choisi par le président russe durant la crise du Covid-19</a> et les premiers mois de guerre en Ukraine.</p>
<p>Toutefois, certaines nouveautés sont à relever.</p>
<p>D’une part, l’émission a été une hybridation de plusieurs types d’intervention qu’apprécie le président russe : la « ligne directe » établie en 2001 avec la population et la « conférence de presse annuelle » destinée aux journalistes nationaux et internationaux (du moins jusqu’en 2022), tenue généralement en fin d’année.</p>
<p>D’autre part, l’interview a été conduite depuis le <em>Gostinyi Dvor</em> de Moscou, un bâtiment historique ayant abrité un marché couvert. Enfin, l’auditoire était mêlé : simples citoyens, représentants locaux et médias se côtoyaient sur le plateau et sur les écrans.</p>
<p>Dans ces choix se manifeste une volonté de normalisation après bientôt deux ans de guerre en Ukraine, de sanctions et de tumultes intérieurs. Pour le président, le temps des crises et donc des discours solennels est révolu. Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » n’a été ni une <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/crise-en-ukraine-vladimir-poutine-annonce-une-operation-militaire-dans-le-donbass-3ac40b9d-5ae3-48a9-9983-24f24a552f84">adresse martiale tenue devant un parterre d’officiels au Kremlin</a> comme pour le déclenchement de la guerre en février 2022, ni une <a href="https://www.dw.com/fr/russie-chef-wagner-evgu%C3%A9ni-prigojine-d%C3%A9clare-mutinerie/a-66021202">interview officielle depuis son bureau</a> comme lors de la <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">tentative de coup de force d’Evguéni Prigojine</a> en juin 2023. Le studio du <em>Gostinyï Dvor</em> était, ce jeudi, aussi circulaire, moderne et horizontal que la salle de conférence du Kremlin est anguleuse, historique et verticale. L’effet de contraste transparaît à chaque image et à chaque cadre.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566368/original/file-20231218-23-c0tp3i.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=467&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photo officielle de l’événement publiée sur le site du Kremlin.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/72994/photos/73987">Kremlin.ru</a></span>
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<p>Le « bilan 2023 avec Vladimir Poutine » a trois vocations évidentes dans son format : diffuser une impression de proximité renouvelée ; privilégier les questions quotidiennes et intérieures ; et souligner la sérénité du président-candidat. Alors que les présidents français tentent régulièrement de se « représidentialiser », Vladimir Poutine a, lui, essayé de se dépouiller de ses habits de chef de guerre.</p>
<h2>Solder 2023…</h2>
<p>En ce qui concerne les déclarations du leader russe, l’affichage de retour à la normale a conduit à une certaine répétitivité, surtout en ce qui concerne la politique intérieure.</p>
<p>Depuis plus de vingt ans, les priorités officielles du président russe restent les mêmes : lutte contre la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/28/en-russie-l-echec-demographique-de-poutine_6191340_3210.html">dénatalité</a>, relance et <a href="https://ideas.repec.org/a/aca/journl/y2021id311.html">diversification de la production russe</a> hors des industries extractives d’hydrocarbures et de minerais, <a href="https://theconversation.com/reforme-de-la-constitution-russe-le-triomphe-des-valeurs-traditionnelles-136741">défense des « valeurs traditionnelles »</a>, <a href="https://fr.obsfr.ru/report/4902/11875/">désenclavement des régions périphériques</a>, etc. Toutes ces thématiques, jugées par le pouvoir comme indispensables pour le pays, étaient loin d’être nouvelles.</p>
<p>Cela souligne combien les résultats peinent à être atteints. Sur le plan intérieur, ce sont surtout les absences qui doivent être remarquées : le président n’a pas daigné souligner sa démonstration de force dans la <a href="https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/la-mort-de-prigojine-provoque-le-renforcement-de-poutine-1972028">répression de la révolte d’Evguéni Prigojine</a> ; il n’a pas non plus vilipendé d’éventuels opposants. Autrement dit, il a affiché une sérénité qui tranche avec les déclarations de juin 2023 sur les risques de coup d’État et de guerre civile. Solder 2023, plutôt que le célébrer, voilà pour la politique intérieure.</p>
<h2>… et préparer 2024</h2>
<p>Pour ce qui concerne 2024, les annonces ont été explicites, surtout sur le plan international. Outre les déclarations rituelles sur l’agressivité des États-Unis, le président russe a expliqué qu’en Ukraine <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20231214-guerre-en-ukraine-ce-qu-il-faut-retenir-de-la-conf%C3%A9rence-de-presse-annuelle-de-vladimir-poutine">ses objectifs stratégiques demeurent inchangés</a>. Il conduira les opérations, militaires et diplomatiques pour obtenir, assure-t-il, la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine.</p>
<p>Autrement dit, son analyse géopolitique reste inchangée depuis les révolutions de couleurs dans les anciennes Républiques socialistes soviétiques de Géorgie, du Kirghizstan et d’Ukraine, de 2003 à 2005 : la Russie doit faire face, y compris militairement, à une subversion de son « étranger proche » par les États-Unis. Tout est présenté comme si l’invasion de l’Ukraine n’était pas une rupture mais la simple continuité de sa politique étrangère depuis 15 ans.</p>
<p>Ensuite et surtout, ses buts tactiques pour 2024 ont été soulignés : pour lui, <a href="https://tass.com/politics/1721001">Odessa est une « ville russe »</a>. Si l’opportunité se présente, il lui fera subir le même sort qu’à la Crimée et aux <a href="https://theconversation.com/annexions-russes-en-ukraine-la-victoire-potemkine-de-vladimir-poutine-191709">quatre autres régions d’Ukraine orientale illégalement annexées</a>. En outre, les populations de ces zones de l’Est de l’Ukraine participeront au scrutin présidentiel russe. Un Européen averti en vaut deux : la guerre d’Ukraine continuera au moins jusqu’à la fin de 2025.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220089/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Selon le président russe, candidat à sa propre succession et certain d’être réélu en mars prochain, son pays va bien et aucun changement majeur ne doit être mis en œuvre.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.