tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/mouvements-sociaux-79462/articlesmouvements sociaux – The Conversation2024-03-12T16:09:35Ztag:theconversation.com,2011:article/2254712024-03-12T16:09:35Z2024-03-12T16:09:35ZMobilisation contre l’A69 : vers de nouvelles dynamiques de la violence ?<p>Le 22 et 23 février 2024, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement s’est rendu auprès des activistes de la ZAD du site dit « de Crem’Arbre » qui s’oppose à l’autoroute A69 ainsi qu’auprès des autorités locales. Sa déclaration, <a href="https://unece.org/sites/default/files/2024-02/UNSR_EnvDefenders_Aarhus_De%CC%81claration_fin_mission_Tarn_29.02.2024_FR.pdf">publiée le 29 février 2024</a>, dénonçait des pratiques de répression</p>
<blockquote>
<p>« qui entrent dans le cadre de l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants, visée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des obligations internationales de la France relatives à la <a href="https://unece.org/sites/default/files/2024-02/UNSR_EnvDefenders_Aarhus_De%CC%81claration_fin_mission_Tarn_29.02.2024_FR.pdf">Convention contre la torture des Nations unies</a> ».</p>
</blockquote>
<p>Il <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/02/29/a-69-le-rapporteur-des-nations-unies-demande-des-mesures-immediates-pour-proteger-les-opposants-au-projet-d-autoroute_6219270_3244.html">réclamait en particulier</a></p>
<blockquote>
<p>« une enquête et des sanctions pour les actes de privation de sommeil, de combustion de matériaux, d’allumage de feux et de déversement de produits a priori inflammables par les forces de l’ordre, qui ont pu mettre en danger la vie des “écureuils” [les militants installés dans les arbres] ». </p>
</blockquote>
<p>De leur côté, le 8 mars 2024 lors d’un rassemblement républicain à Saïx, les élus décrivaient la Crem’Arbre comme « une zone de guerre avec des tranchées, et des pièges » (citation attribuée au maire de Saïx par <a href="https://www.francebleu.fr/infos/politique/manif-des-elus-pour-l-a69-la-zad-une-zone-de-guerre-pour-le-maire-de-saix-1953179#"><em>France Bleu</em></a>). Ils inscrivaient aussi les actions écologistes « parmi les heures les plus sombres de l’histoire » (citation attribuée au préfet du Tarn dans le même article).</p>
<p>Le conflit contre l’A69 témoignerait-il d’une nouvelle dynamique de la violence dans les conflits environnementaux ?</p>
<p>Le mouvement social écologiste justifie ici l’exercice de la violence par les <a href="https://theconversation.com/a-quoi-sert-la-violence-des-mouvements-ecologistes-le-rituel-de-lecodesordre-entre-spectacle-et-espoir-dun-nouveau-monde-217934">moyens (en particulier répressifs) déployés par l’État pour le réguler</a>. Or, comme l’écrivait le <a href="https://journals.openedition.org/clio/11976">sociologue allemand Harald Welzer</a> :</p>
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<p>« Au-delà de toutes règles du droit international, l’exercice de la violence n’a rien de statique mais évolue constamment en fonction des conditions générales engendrées par les structures, les personnes et les situations. »</p>
</blockquote>
<p>La situation écologique dégradée, l’extrême détermination des activistes écologistes, la diversité des tactiques employées par les mouvements sociaux et la structure du cadre répressif sont autant d’éléments qui interagissent entre eux et dictent la dynamique de la violence. Ici, ils sont de l’ordre de l’emballement.</p>
<h2>ZAD d’en bas, ZAD d’en haut</h2>
<p>Dès le 12 novembre 2023, des activistes ont commencé à occuper des arbres sur le tracé de l’A69. Animés par une extrême détermination à défendre le vivant, ils sont prêts à faire rempart de leur corps contre un projet d’autoroute jugé écocidaire.</p>
<p>L’appel à la ZAD précisait en effet :</p>
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<p>« En moins d’un an, NGE (<em>l’entreprise en charge des travaux de l’autoroute A69, ndla</em>) est parvenu à massacrer tous les écosystèmes forestiers […].</p>
<p>Tous ? Non. Route de la Cremade à Saix, à quelques encablures de la CremZad expulsée le 22 octobre, la Crem’Arbre résiste encore et toujours, dernière forêt debout sur le tracé. »</p>
</blockquote>
<p>La tactique militante consistant à habiter un arbre pour en empêcher sa « mise à mort » n’est pas une pratique nouvelle. En 1995 aux États-Unis, Julia « Butterfly » Hill grimpait dans dans le Séquoia « Luna », vieux de 1 000 ans, à plus de 55 mètres de haut <a href="https://www.editionslibre.org/produit/de-seve-et-de-sang-julia-butterfly-hill-legacy-of-luna-livre-sequoia/">pour y rester deux ans</a>.</p>
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<p>En France, la pratique a récemment pris de l’ampleur, même si elle reste assez marginale. Elle a été médiatisée par le <a href="https://gnsafrance.org">Groupe national de surveillance des arbres</a> (GNSA) et les grèves de la faim de <a href="https://theconversation.com/thomas-brail-et-la69-ou-les-paradoxes-de-la-desobeissance-civile-213787">Thomas Brail, qui s’était perché dans un arbre et avait entrepris une grève de la faim</a> face au ministère de la Transition écologique l’automne dernier.</p>
<p>Mais le dispositif tactique sur le site dit « de Crem’Arbre » ne se réduit pas à cette occupation des cimes. En effet, ce qui constitue son originalité, c’est bien sa topographie, à la fois au sol et en l’air, un écosystème à la fois relié et indépendant, entre ZAD en altitude et ZAD au sol.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/thomas-brail-et-la69-ou-les-paradoxes-de-la-desobeissance-civile-213787">Thomas Brail et l’A69, ou les paradoxes de la désobéissance civile</a>
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<p>En haut dans les arbres, les habitations reliées entre elles par un ensemble de tyroliennes sont plus ou moins sophistiquées. Elles vont de la simple tente jusqu’à d’impressionnantes cabanes, comportant parfois panneau solaire, cuisine et poêle pour se chauffer. Les « écureuils », arboristes, grimpeurs et grimpeuses (dont certains internationaux ayant passé leur vie dans les arbres) qui habitent ce monde du haut ne descendent apparemment qu’en de très rares occasions, pouvant vivre avec une certaine autonomie.</p>
<p>Celle-ci va toutefois de pair avec d’importants sacrifices. Les « écureuils » doivent affronter le froid, l’attente, la faim, la précarité des soins corporels de base, sans parler du danger de la potentielle chute, ce qui demande un niveau d’engagement pour le moins extrême.</p>
<p>Cette pratique d’occupation des arbres s’inscrit dans le cadre de la <a href="https://theconversation.com/la-desobeissance-civile-climatique-les-etats-face-a-un-nouveau-defi-democratique-214988">désobéissance civile</a>, fondamentalement non violente. Pourtant, on peut considérer qu’elle implique de consentir à une certaine forme de violence sacrificielle envers soi-même.</p>
<p>En bas, au pied des arbres, la ZAD de soutien aux « écureuils » a un fonctionnement et des pratiques militantes complémentaires, tout en lui étant propre. On y retrouve les tactiques plus offensives, qui y sont mieux acceptées : barricades et confrontations avec les forces de l’ordre, vol de matériel et sabotage d’engins de chantiers…</p>
<p>Le fait de recourir à ce genre d’actions directes plus offensives pour la défense des arbres n’est pas nouveau : à l’international, elles étaient déjà pratiquées sous forme d’<a href="https://journals.openedition.org/trans/851">« éco-tage »</a> (sabotage pour motifs environnementaux) et de <a href="https://www.britannica.com/topic/monkeywrenching">« monkey-wrenching »</a> (sabotage non violent, popularisé par le roman <em>The Monkey Wrench Gang</em> – traduit en français par « Le Gang de la clef à molette » – de l’Américain Edward Abbey en 1975) dans les années 1980 par Judi Bari, l’une des fondatrices de Earth First !</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/plus-haute-zad-deurope-faut-il-encore-amenager-les-glaciers-alpins-216918">« Plus haute ZAD d’Europe » : faut-il encore aménager les glaciers alpins ?</a>
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<h2>« Monde de merde » vs « autre monde »</h2>
<p>Notons que ces violences écologistes relèvent rarement du registre de la violence <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/24/les-racines-de-la-violence_1675170_3232.html">autotélique</a> (c’est-à-dire, qui est sa propre finalité en elle-même), mais plutôt d’un geste politique au service d’un imaginaire qui ferait entrevoir un autre monde.</p>
<p>L’occupation y est pensée « contre leur monde de merde », selon l’expression désormais consacrée dans de nombreuses luttes écologistes, mais aussi surtout « pour un autre monde », rendu présent par l’expérimentation active – ici, par la vie d’une ZAD – d’un autre modèle de société.</p>
<p>Ce type d’expérimentations n’est pas le fait d’un fantasmatique « groupuscule violent ». Le chantier de construction de la Crem’Arbre avait donné lieu à une mobilisation massive des défenseurs de l’environnement, y compris internationaux <a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20240210-greta-thunberg-attendue-sur-la-cabanade-du-tarn-le-rassemblement-interdit-des-anti-a69">comme Greta Thunberg</a>.</p>
<p>Certes, il y a des désaccords entre les militants sur l’intensité des actions à mener. « Insulter et provoquer les forces de l’ordre attire la violence, les écureuils là-haut ont-ils envie de respirer des gaz lacrymogènes ? », s’interrogent certains. Quand d’autres accusent le mouvement d’être « trop mou, trop passif, la résistance ne peut se faire sans confrontation ! »</p>
<p>Ces débats ne sont pas sans rappeler les conflits autour des <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/26/notre-dame-des-landes-la-route-des-chicanes-est-degagee_5247632_3224.html">barricades de la « route des chicanes »</a> de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, qui selon certain empêchaient l’intervention policière, quand d’autres estimaient qu’elles la favorisaient.</p>
<p>Malgré ces désaccords, qui existent à la Crem’Arbre ou ailleurs, un objectif commun s’était dessiné : défendre le vivant avec une détermination absolue, comme nous le rapportent des militants présents sur place.</p>
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<p>« Comment faire union dans un lieu qui est en perpétuelle désunion ? Il faut une force de caractère et une motivation assez fortes. Moi, c’est ça que je vois aussi, je ne vois pas juste les gens qui se déchirent sur comment elles ou ils doivent “être présents”, je vois aussi que tous ces gens ont envie d’être présents malgré tous les bâtons qu’ils ont dans les roues. »</p>
</blockquote>
<h2>Vers de nouvelles tactiques répressives ?</h2>
<p>Pour l’évacuation de la Crem’Arbre des cimes, un problème se posait : comment faire descendre ces « écureuils » ? En la matière, la tactique mise en œuvre par les forces de police est complexe. L’utilisation de nacelles ou d’unités spécialisées comme la <a href="https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/gendinfo/en-images/la-cnamo-une-unite-specialisee-dans-le-degagement-d-obstacles-complexes">CNAMO</a> (Cellule nationale d’appui à la mobilité, créée en 2011 à l’origine pour faire face aux activistes antinucléaires qui procédaient à des blocages terrerstres et aériens) peuvent représenter une mise en danger de la vie des activistes perchés sur les plus hautes cimes.</p>
<p>En effet, certains activistes menacent de se décrocher si les forces de l’ordre s’approchent trop près. Devant la contre-productivité des moyens répressifs habituels et le risque de la mort d’un activiste, les autorités se sont alors livrées à une véritable stratégie de siège visant explicitement à affamer l’adversaire, comme le montre la vidéo ci-dessous :</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/yQyoVAmg0SI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Tentative de ravitaillement sur la Crem’Arbre.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ce que soulignait le Rapporteur spécial des Nations-Unis :</p>
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<p>« Depuis le 15 février 2024 et jusqu’à ce jour, les autorités interdisent le ravitaillement en nourriture des “écureuils”. Entre le 15 et le 20 février 2024, les autorités ont également interdit le ravitaillement en eau des “écureuils”. Le 20 février, lorsque les autorités ont enfin permis aux “écureuils” d’avoir accès à l’eau potable, l’entreprise NGE chargée des opérations de défrichement sur place a percé les bidons d’eau apportés par les forces de l’ordre et destinés aux “écureuils” ».</p>
</blockquote>
<p>Ces privations de nourriture se sont accompagnées de privation de sommeil à l’aide de <a href="https://reporterre.net/Blindes-grenades-et-LBD-l-%C3%89tat-reprime-la-zad-contre-l-A69">lumières stroboscopiques, de martèlement de taules et de hurlements</a>. Un bidon d’essence a été vidé au pied de l’arbre occupé par une activiste <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/albi/autoroute-a69-une-plainte-deposee-pour-mise-en-danger-volontaire-de-la-vie-d-autrui-vers-un-nouveau-campement-des-opposants-2926161.html">qui a filmé la scène</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-quoi-sert-la-violence-des-mouvements-ecologistes-le-rituel-de-lecodesordre-entre-spectacle-et-espoir-dun-nouveau-monde-217934">À quoi sert la violence des mouvements écologistes ? Le rituel de l’écodésordre, entre spectacle et espoir d'un nouveau monde</a>
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<p>Déjà à Bure, un militant <a href="https://factuel.univ-lorraine.fr/node/6116">aurait été gratifié d’un bidon d’essence au motif « d’évacuation des substances dangereuses »</a>. Dans le cas qui nous occupe, on peut comprendre l’inquiétude de l’activiste lorsque l’on sait que des feux étaient allumés à proximité de son arbre, pas seulement pour brûler les bâtiments de la ZAD au sol, mais aussi parfois par les tirs de grenades lacrymogènes.</p>
<p>Enfin, l’intervention des autorités et la dénonciation de sa violence par les Nations-Unis ont leur propre grammaire.</p>
<ul>
<li><p>D’un côté pour les Nations unies, les écologistes sont des « défenseurs de l’environnement ».</p></li>
<li><p>Pendant ce temps, pour les autorités, ils sont des <a href="https://reporterre.net/Terroristes-chtarbes-les-promoteurs-de-l-A69-se-lachent-contre-les-opposants">« délinquants perchés dans les arbres »</a>, des « terroristes verts », une « secte d’ultra-gauche » ou des « éco-terroristes ».</p></li>
</ul>
<p>Il est bien évident que la répression ne devrait pas s’appliquer de la même manière à un défenseur de l’environnement, à un délinquant et encore moins à un terroriste. On peut donc se demander si les insultes assimilant les activistes à des animaux pendant l’évacuation de la Crem’Arbre ne relèvent pas d’un nécessaire mouvement de déshumanisation permettant l’exercice d’une violence plus intense par les forces de l’ordre.</p>
<p>Malgré l’évacuation du site, une autre ZAD, baptisée Cal’Arbre, <a href="https://reporterre.net/Lutte-contre-l-A69-les-militants-creent-une-nouvelle-zad">a déjà repoussé sur un autre lieu du tracé</a>.</p>
<h2>Mourir pour un arbre ?</h2>
<p>On peut rappeler que dans l’histoire des luttes écologistes, les défenseurs des arbres ont déjà été directement visés. En 1990, Judi Bari, militante de Earth First ! a été victime d’un <a href="https://daily.jstor.org/how-judi-bari-tried-to-unite-loggers-and-environmentalists/">attentat à la bombe dans sa voiture</a>. Plus récemment, en 2023, l’écologiste Manuel Esteban Paez Teran, a été <a href="https://reporterre.net/%C3%89tats-Unis-l-ecologiste-tue-par-la-police-a-ete-touche-par-57-balles">tué par balle par la police d’Atlanta</a>.</p>
<p>La situation n’est pas si violente pour les militants de la Crem’Arbre. Mais ils subissent tout de même des pressions violentes qui rappellent celles vécues par les activistes du premier roman d’action directe écologiste « Le gang de la clef à molette » d’Edward Abbey (1975). Les personnages, après avoir été affamés, assoiffés et privés de sommeil, finissent par émerger de leur canyon pour se rendre.</p>
<p>Toutefois, il existe un risque élevé dans la situation actuelle. C’est celui de la mort d’un activiste qui, ne cédant pas à la violence de la répression, mettrait finalement sa vie dans la balance. Thomas Brail l’avait déjà clairement signifié lors d’une intervention des forces de l’ordre : « Si vous continuez, vous aurez ma mort sur la conscience ».</p>
<p>À la célèbre question que posait Paul Watson aux membres de SeaShepherd « Êtes-vous prêt à mourir pour une baleine ? » pourrait désormais se faire entendre en écho :</p>
<blockquote>
<p>« Êtes-vous prêt à mourir pour un arbre ? »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/225471/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Porchon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors que les mobilisations contre l’A69 se poursuivent dans les arbres et au sol, il existe un risque significatif d’emballement de la violence. Un phénomène qui n’est pas sans précédent historique.David Porchon, Doctorant en sciences politiques, AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2244202024-02-28T15:40:23Z2024-02-28T15:40:23ZColère des agriculteurs européens : traiter l’origine des maux pour éviter la polarisation<p>Jeudi 1<sup>er</sup> février, j’ai assisté, à Bruxelles, à la manifestation des agriculteurs autour du Parlement européen. À un kilomètre de la place Luxembourg, je voyais déjà les longues files de tracteurs portant des plaques d’immatriculation belges, françaises et néerlandaises. Klaxons et pneus brûlés saturaient mes sens à mesure que je m’approchais du cœur de la manifestation.</p>
<h2>Voix multiples et dissonantes</h2>
<p>En tant que juriste, <a href="https://scholar.google.com/citations?hl=en&user=mN-xJAMAAAAJ&view_op=list_works&sortby=pubdate">j’ai passé les dernières années</a> à étudier la façon dont le droit économique européen et international peut saper les tentatives de mise en place de systèmes alimentaires durables. J’étais donc impatient de participer à cette « manifestation des agriculteurs ». Cependant, une fois sur place, j’ai dû nuancer l’idée que je me faisais de cet événement, plus complexe que je l’avais imaginé.</p>
<p>Derrière l’uniformité des tracteurs, la place rassemblait des identités bien différentes, chacune conservant sa spécificité tout en contribuant à la visibilité de l’action collective. Vue d’en haut, la place aurait ressemblé à un patchwork de gilets bleus, jaunes et verts, traversé de ballons jaunes, et éclaboussé ici et là de copieux tas de fumier, de banderoles vertes et jaunes de syndicats et de groupes de gauche, ainsi que de drapeaux belges et flamands exprimant des aspirations nationalistes.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Certains des agriculteurs les plus progressistes montent sur scène le 1ᵉʳ février à Bruxelles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En réalité, il y avait au moins deux manifestations en une.</p>
<p>Près de l’entrée, une bannière recouvrant la statue de John Cockerill, un industriel d’origine anglaise, appelait les agriculteurs à « dire non au despotisme » et à s’organiser contre les mesures prises par l’UE au nom de la protection de l’environnement. Du côté du jardin central, des membres d’une confédération agricole italienne donnaient des interviews sur la nécessité de libéraliser les nouvelles technologies génomiques pour stimuler la productivité, tandis que d’autres discutaient des limites des lois sur le bien-être animal, tout en faisant la queue pour manger un hot dog.</p>
<p>Un peu plus loin, la situation était très différente. Près du Parlement, les drapeaux d’organisations militant pour l’agriculture paysanne et biologique telles que <em>La Via Campesina</em>, la Confédération paysanne et le <em>Forum Boeren</em> flottaient aux côtés de ceux d’<em>Extinction Rebellion</em> et de <em>Grandparents for Climate</em>. Depuis la scène, les orateurs exhortaient le public et les décideurs politiques à s’attaquer au pouvoir des distributeurs, à la concentration du marché, aux prix bas et à l’exploitation de la main-d’œuvre.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La place Luxembourg, à Bruxelles, le 1ᵉʳ février 2024.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Si nous voulons vraiment tirer des leçons de ce qui se passe et élaborer des réponses politiques, il est essentiel de reconnaître que la <a href="https://vientosur.info/el-enfado-en-el-shared">contestation n’est pas uniforme</a>, et que les visions de l’avenir des protestataires sont divergentes, bien qu’elles découlent probablement des mêmes problèmes structurels.</p>
<h2>Des réactions opposées à un même problème</h2>
<p>Dans son dernier livre <a href="https://theconversation.com/in-doppelganger-naomi-klein-says-the-world-is-broken-conspiracy-theorists-get-the-facts-wrong-but-often-get-the-feelings-right-209990"><em>Doppelganger</em></a>, Naomi Klein souligne que la pandémie de Covid-19 et l’état d’incertitude qui l’a accompagnée ont conduit à des manifestations exceptionnelles de solidarité, mais aussi à un renforcement de l’individualisme, de la compétitivité et de la peur de l’autre. Bien qu’incompatibles, ces deux réactions seraient nées d’un sentiment d’isolement, d’insatisfaction et de frustration, et de la prise de conscience que la société – et son économie – a échoué à répondre aux aspirations de bon nombre d’entre nous.</p>
<p>Selon Naomi Klein, ces deux réactions seraient le « Doppelgänger » l’une de l’autre (les Doppelgänger sont des doubles, souvent maléfiques, dans le folklore et la mythologie germaniques et nordiques) ; mais nous avons tendance à considérer notre double (l’autre) comme différent ou séparé de nous, au point de nous en moquer : plutôt que d’affronter et d’identifier l’origine commune de notre état, nous refusons de le reconnaître. Et cela ne peut, selon l’essayiste, que conduire à davantage de divergences et de conflits qui, au final, favorisent l’extrême droite.</p>
<p>Pourtant, nous ne sommes pas condamnés à la polarisation, nous dit Klein. Si nous reconnaissons que ces réactions apparemment opposées ont une origine commune, nous pouvons commencer à créer un espace commun de compréhension et donc, dans ce cas, à élaborer une vision à long terme pour le système alimentaire de l’UE, loin des solutions hâtives telles que l’<a href="https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/von-der-leyen-to-withdraw-the-contested-pesticide-regulation/">affaiblissement de la régulation des pesticides</a> ou l’<a href="https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20240202IPR17320/nouvelles-techniques-genomiques-et-transition-ecologique-des-agriculteurs">autorisation de nouvelles techniques génomiques</a> (dites NTG, pour <em>new genomic technologies</em>).</p>
<p>Sur la place Luxembourg, l’origine commune des griefs des agriculteurs m’a semblé bien exprimée par ce slogan : « Free Farmers ! Stop Free Trade ! » (soit « Libérez les agriculteurs, pas le commerce international »).</p>
<h2>Des piliers essentiels pour nourrir l’Europe</h2>
<p>En effet, indépendamment de leurs tendances politiques, la plupart des agriculteurs semblaient s’accorder sur le fait qu’un système alimentaire qui traite la nourriture comme n’importe quel autre produit commercialisable était à l’origine de tous les maux – comme l’illustre le surnom donné à l’accord commercial UE-Mercosur <a href="https://www.veblen-institute.org/The-draft-trade-agreement-between-the-EU-and-the-Mercosur-countries-remains-a.html">« cars for cows »</a> (« des voitures contre des vaches »).</p>
<p>Car, dans l’agriculture, le libre-échange sans entraves et l’obsession de la compétitivité ont entraîné une baisse des revenus, une concentration des marchés, une dépendance accrue à l’égard des distributeurs, l’exploitation de la nature, des animaux et de la main-d’œuvre et l’<a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/652241/IPOL_ATA(2021)652241_EN.pdf">abandon de terres</a>.</p>
<p>Il y a d’autres raisons pour lesquelles la pandémie de Covid mentionnée par Klein peut constituer un modèle utile pour l’analyse de la crise des agriculteurs. Au début de cette crise, les agriculteurs et les travailleurs de l’alimentation furent estimés essentiels, indispensables pour nourrir l’Europe. En fait, « essentiels » signifiait souvent « exploités » : ces personnes étaient fortement exposées au virus, à la fragilité des marchés, et à l’absence de stratégies à long terme pour consolider leur position et leurs moyens de subsistance. Le temps est peut-être venu de traiter les piliers « essentiels » de notre société comme ils le méritent.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Tracteurs alignés dans le centre de Bruxelles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Des politiques tangibles pour surmonter la polarisation</h2>
<p>Si nous voulons surmonter la polarisation actuelle, il est essentiel que nous adoptions des politiques qui s’attaquent aux causes profondes du problème.</p>
<p>De 2020 à 2023, j’ai dirigé un projet de recherche-action <a href="https://fassfood.eu/">FASS-Food EU</a>, qui a rassemblé des agriculteurs, des consommateurs, des travailleurs, des organisations environnementales et des décideurs politiques de l’UE afin de décortiquer et d’améliorer le système agro-alimentaire européen. L’objectif était de réfléchir collectivement aux obstacles réglementaires et politiques qui empêchent l’UE de bénéficier de chaînes alimentaires équitables, accessibles, durables et courtes (<em>Fair, Accessible, Sustainable and Short</em>, FASS).</p>
<p>La première leçon qui est ressortie de ce projet est qu’il est essentiel de reconnaître que ce ne sont pas seulement les agriculteurs qui souffrent, mais l’ensemble du système alimentaire : celui-ci se trouve dans un état de crise permanente et nécessite une transformation rapide.</p>
<p>Combien de temps l’UE pourra-t-elle accepter un système qui est à l’origine de <a href="https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/meps-call-for-mental-health-initiative-in-farming/">suicides d’agriculteurs</a>, d’insécurité alimentaire et de régimes alimentaires malsains, de dégradation de l’environnement, de souffrances animales et de conditions de travail précaires ?</p>
<p>Le débat autour d’une <a href="https://foodpolicycoalition.eu/wp-content/uploads/2023/05/SUSTAINABLE-FOOD-SYSTEMS-LAW-Recommendations-for-a-meaningful-transition.pdf">législation-cadre sur les systèmes alimentaires durables</a> a été une première tentative de la Commission européenne d’enrichir la <a href="https://theconversation.com/de-la-fin-des-quotas-de-la-pac-a-aujourdhui-20-ans-de-politiques-agricoles-en-echec-222535">Politique agricole commune</a> avec un texte législatif qui aurait favorisé la transition durable de la production et de la consommation de denrées alimentaires dans l’UE.</p>
<p>Cependant, après des mois de retards et de frictions entre les différentes directions générales, la possibilité d’une discussion systémique sur les systèmes alimentaires a été oubliée dans un tiroir de la <a href="https://commission.europa.eu/about-european-commission/departments-and-executive-agencies/health-and-food-safety_en">DG-Santé</a>. Nous sommes maintenant revenus à la case départ, avec un <a href="https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_24_417">Dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture européenne</a> qui renforce la séparation entre l’agriculture et l’alimentation.</p>
<p>Dans notre projet de recherche, nous avons identifié d’autres possibilités pour trouver un terrain commun, dont certains ont été mentionnés sur la place Luxembourg :</p>
<ul>
<li><p>La révision de la <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/agri-food-supply-chain/unfair-trading-practices_en">directive de 2019 sur les pratiques commerciales déloyales</a> pourrait donner à l’UE et aux États membres la possibilité de sanctionner les grands acteurs commerciaux qui achètent des denrées alimentaires à un prix qui ne garantit pas un salaire décent aux agriculteurs et aux travailleurs.</p></li>
<li><p>Grâce au droit de la concurrence, l’UE et les autorités nationales peuvent briser les oligopoles du commerce et de la distribution. Le droit commercial peut également être utilisé pour repenser les accords commerciaux existants et l’impact de la compétitivité mondiale sur les systèmes alimentaires, tant en Europe que chez ses partenaires commerciaux.</p></li>
<li><p>Les initiatives des gouvernements peuvent aider les citoyens à mieux se nourrir. La <a href="https://www.fian.be/+-Sociale-Voedselzekerheid-+">Sécurité sociale de l’alimentation belge</a> en est un exemple : à partir des recettes fiscales, les administrations publiques émettent des bons alimentaires pour les citoyens, qui peuvent être utilisés pour acheter des denrées alimentaires respectant des normes sociales et environnementales.</p></li>
</ul>
<p>Ces solutions – quelles que soient celles que nous choisirons – n’émergeront pas des dynamiques de marché dominantes à l’heure actuelle ni d’approches purement technologiques. La boîte à outils est grande, mais pour pouvoir l’utiliser, nous devons accepter que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres, et que les protestations des agriculteurs ne sont que la partie émergée de l’iceberg.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224420/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tomaso Ferrando ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si les agriculteurs divergent sur les remèdes à apporter à leurs maux, ceux-ci ont une origine commune : l’alimentation ne peut pas être traitée comme une marchandise comme les autres.Tomaso Ferrando, Research Professor of Law, University of AntwerpLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2223302024-02-05T15:15:57Z2024-02-05T15:15:57ZPesticides : vers une meilleure reconnaissance des effets sur la santé des enfants d’agriculteurs<p>Le 1<sup>er</sup> février dernier, pour répondre à la colère des agriculteurs, Gabriel Attal, le premier ministre, a pris un certain nombre de <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/produire-et-proteger-des-nouvelles-mesures-pour-lagriculture-francaise">mesures</a>, parmi lesquelles la « mise à l’arrêt » du <a href="https://agriculture.gouv.fr/le-plan-ecophyto-quest-ce-que-cest">plan Écophyto</a>. Pour rappel, ce plan avait pour but de réduire progressivement de 50 % l’utilisation des pesticides sur le territoire français, d’ici à 2025.</p>
<h2>Suspension du plan Écophyto, à rebours des engagements de l’État</h2>
<p>Cette annonce s’inscrit à rebours des engagements pris par l’État, des objectifs du plan Écophyto et des attentes de la population. « La réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques (<em>c’est-à-dire les pesticides dans le langage courant, ndlr</em>) constitue une attente citoyenne forte et une nécessité pour préserver notre santé et la biodiversité », peut-on ainsi lire sur la <a href="https://agriculture.gouv.fr/le-plan-ecophyto-quest-ce-que-cest">page dédiée du ministère de l’agriculture</a>.</p>
<p>Les organisations non gouvernementales (ONG) de défense de l’environnement déplorent, de leur côté, <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/02/01/la-suspension-du-plan-ecophyto-un-signal-desastreux-selon-les-ong-de-defense-de-l-environnement_6214293_3244.html">« le signal désastreux »</a> envoyé par la suspension du plan Écophyto?</p>
<p>Nombre d’ONG et d’associations militent, en particulier, pour la reconnaissance des effets sanitaires liés à l’exposition aux <a href="https://theconversation.com/fr/topics/pesticides-25901">pesticides</a> chez les agriculteurs et au sein de leurs familles.</p>
<p>C’est le cas, par exemple, du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. Le 4 décembre 2023, à Rennes, l’association organisait une <a href="https://victimepesticide-ouest.ecosolidaire.fr/vers-une-reconnaissance-des-tumeurs-cerebrales-comme-maladie-professionnelle-liee-aux-pesticides/">conférence de presse</a> pour demander la création d’un nouveau <a href="https://www.inrs.fr/publications/bdd/mp.html">tableau des maladies professionnelles</a> spécifique aux tumeurs cérébrales dont le risque serait accru par l’exposition aux pesticides.</p>
<p>Ce tableau s’appuierait notamment sur l’expertise scientifique collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) <a href="https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/">« Pesticides et santé, nouvelles données »</a> rendue en 2021.</p>
<h2>Présomption de lien entre tumeurs au cerveau et exposition aux pesticides</h2>
<p>Par rapport à son précédent rapport sur le sujet qui datait de 2013, l’Inserm a fait passer de « faible » à « moyen » la <a href="https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2021-06/inserm-expertisecollective-pesticides2021-synthese.pdf#page=72">« présomption d’un lien entre exposition aux pesticides et de tumeurs du système nerveux central »</a> pour les populations agricoles. Cela concerne deux catégories de tumeurs du cerveau en particulier : les <a href="https://www.e-cancer.fr/Patients-et-proches/Les-cancers/Tumeurs-du-cerveau/Les-tumeurs-du-cerveau/Types-de-tumeurs">gliomes et les méningiomes</a>.</p>
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<p>En épidémiologie, la « présomption d’un lien » signifie qu’on observe une association entre un facteur particulier – ici, une exposition aux pesticides – et un effet sur la santé – ici, la survenue de tumeurs du cerveau.</p>
<p>Néanmoins, il convient de préciser que la présomption d’un lien ne constitue pas une preuve définitive de causalité. On parle de « présomption de lien moyenne » quand il existe au moins une étude de bonne qualité qui montre une association statistiquement significative.</p>
<p>La demande du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest a pour objectif de faciliter l’obtention d’une réparation financière pour les personnes ayant été exposées, du fait de leur travail, à des pesticides et qui ont développé une pathologie de ce type.</p>
<h2>Un long parcours pour obtenir une reconnaissance et une réparation</h2>
<p>De nombreux rapports publics ou travaux de sciences sociales décrivent les obstacles auxquels doivent faire face les victimes du travail pour obtenir une telle réparation. Nous avons récemment publié un livre intitulé <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100424380">« L’agriculture empoisonnée, le combat des victimes des pesticides »</a> (aux éditions des Presses de Sciences Po), dans lequel nous analysons en particulier les difficultés que rencontrent les travailleuses et travailleurs agricoles exposés aux pesticides.</p>
<p>Ils ne connaissent pas toujours leurs droits et sont confrontés à des professions médicales souvent mal formées aux enjeux médico-administratifs des maladies professionnelles. De plus, il peut être compliqué pour eux de se revendiquer victimes de produits qu’ils ont volontairement utilisés en tant qu’exploitants et chefs d’entreprises, même sous l’incitation de nombre d’organismes agricoles.</p>
<p>Leurs parcours de reconnaissance est un long combat qui bénéficie du soutien de leurs familles, de journalistes, d’avocats et d’associations environnementales ou de victimes (le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, <a href="https://www.phyto-victimes.fr/">Phyto-victimes</a> notamment).</p>
<p>S’il est difficile d’obtenir une réparation pour des victimes d’expositions toxiques professionnelles, cela est quasiment impossible pour les victimes d’expositions environnementales.</p>
<p>En effet, les maladies environnementales sont souvent multifactorielles, à délai de latence long. Et comme il n’existe pas de système de réparation basé sur la présomption d’origine comme pour les maladies professionnelles, les victimes doivent engager des procédures juridiques civiles où les exigences de preuves de causalité qui leur sont demandées sont insurmontables.</p>
<h2>Une première avancée avec le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides</h2>
<p>Les données scientifiques mettant en cause le rôle des pesticides dans l’apparition de certaines maladies chez l’adulte mais aussi <a href="https://presse.inserm.fr/une-etude-de-linserm-sinteresse-au-lien-entre-le-risque-de-leucemie-pediatrique-et-le-fait-dhabiter-a-proximite-de-vignes/67576/">chez l’enfant</a> sont de plus en plus nombreuses.</p>
<p>Face à ce constat, les autorités ont décidé en 2020 la <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b1597_rapport-fond">création</a> d’un <a href="https://fonds-indemnisation-pesticides.fr/">Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides</a> (FIVP).</p>
<p>La principale innovation de ce fonds est d’ouvrir la possibilité d’une indemnisation facilitée pour les enfants atteints d’une pathologie parce qu’au moins un de leurs parents a été exposé aux pesticides en raison de son activité professionnelle. On parle d’ <a href="https://fonds-indemnisation-pesticides.fr/le-fonds-dindemnisation/">« enfants exposés aux pesticides pendant la période prénatale »</a> parce que l’exposition du père ou de la mère pourrait être associée à un risque accru de maladie de l’enfant.</p>
<p>La présomption d’un lien entre ces expositions et une augmentation de risque existe pour les <a href="https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2021-06/inserm-expertisecollective-pesticides2021-synthese.pdf#page=72">tumeurs cérébrales</a> et pour les <a href="https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2021-06/inserm-expertisecollective-pesticides2021-resume.pdf">leucémies</a>. Les experts du Fonds considèrent également que les <a href="https://www.chu-poitiers.fr/specialites/chirurgie-pediatrique/fentes-labiales-palatines-et-labiopalatines/">fentes labio-palatines</a> et les <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0160412018302022">hypospadias</a> (les <a href="https://www.chu-nantes.fr/hypospadias">hypospadias</a> sont des anomalies génitales qui touchent les garçons) font partie des maladies pour lesquelles une présomption de lien existe.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/glyphosate-sur-quelles-pathologies-portent-les-soupcons-et-avec-quels-niveaux-de-preuves-217583">Glyphosate : sur quelles pathologies portent les soupçons et avec quels niveaux de preuves ?</a>
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<p>La création du FIVP est une véritable avancée dans l’ouverture des droits pour les victimes d’expositions environnementales. Cependant, comme le montrent les travaux en sciences sociales sur les <a href="https://hal.science/hal-03287005">victimes du travail</a> et plus largement sur les <a href="https://booksandideas.net/IMG/pdf/20100601_warin.pdf">droits sociaux</a>, il ne suffit pas que des droits soient ouverts pour qu’ils soient saisis et activés par leurs bénéficiaires potentiels.</p>
<p>Entre 2021 et 2022, le Fonds n’a ainsi reçu que douze demandes d’indemnisation pour des pathologies pédiatriques d’enfants exposés durant la période prénatale. (Précisément, son rapport d’activité 2021 fait état de <a href="https://fonds-indemnisation-pesticides.fr/wp-content/uploads/2022/10/Rappoct-dactivite-2021-FIVP.pdf#page=4">sept premières demandes</a>. Selon le <a href="https://fonds-indemnisation-pesticides.fr/wp-content/uploads/2023/08/Rapport-activite-FIVP-2022-12261.pdf#page=7">rapport 2022</a>, trois dossiers d’enfants ont été traités dans l’année et cinq nouveaux dossiers sont parvenus en 2022).</p>
<p>Pour les familles, les obstacles pour faire reconnaître la maladie de leur enfant et son origine sont très nombreux. De plus, les pathologies pédiatriques lourdes déclenchent souvent un besoin de comprendre l’origine du mal – « pourquoi moi ? pourquoi mon enfant ? » – Les parents font face à des savoirs épars et loin d’être maîtrisés par l’ensemble des pédiatres.</p>
<p>Surtout, les parents peuvent hésiter à explorer plus avant cette question de la causalité du fait des enjeux de responsabilité morale qu’elle soulève : pour un parent, incriminer sa propre exposition toxique comme cause de la maladie de son enfant peut entraîner un sentiment fort de culpabilité.</p>
<h2>Au CHU d’Amiens, une première consultation pour les familles concernées</h2>
<p>Pour aider les familles concernées par ces enjeux médico-administratifs, scientifiques et moraux, le <a href="https://www.chu-amiens.fr/patients-et-visiteurs/services-et-contacts/medecine/centre-regional-pathologies-professionnelles-environnementales-crppe-amiens/">Centre régional de pathologies professionnelles et environnementales des Hauts-de-France (CRPPE HDF) du Centre Hospitalo-Universitaire Amiens Picardie</a> a mis en place une consultation dédiée en octobre 2023.</p>
<p>Les <a href="https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/fiche_mig_f10_crppe.pdf">CRPPE</a> sont des structures hospitalières expertes dans l’évaluation des expositions environnementales et professionnelles et l’établissement de leur imputabilité dans la genèse des maladies. En d’autres termes, les spécialistes tentent d’établir si l’exposition à certaines substances présentes dans l’environnement de vie des patients a pu augmenter le risque de survenue de leur maladie.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/notre-microbiote-intestinal-cible-collaterale-des-pesticides-focus-sur-les-effets-du-chlorpyrifos-215247">Notre microbiote intestinal, cible collatérale des pesticides : focus sur les effets du chlorpyrifos</a>
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<p>La consultation du CRPPE HDF – site d’Amiens repose sur un dispositif de repérage et d’accompagnement des familles dont un enfant est atteint d’une des pathologies susceptibles d’ouvrir droit à une réparation via le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides.</p>
<p>Cela implique une collaboration avec les praticiens spécialisés en chirurgie et oncologie pédiatrique du CHU d’Amiens de manière à identifier les familles concernées. Ces dernières ont accès à une consultation durant laquelle le responsable du CRPPE évalue les expositions professionnelles et environnementales des parents, et émet un avis expert consultatif sur l’imputabilité de celles-ci dans la genèse de la pathologie de leur enfant.</p>
<p>L’accent est mis sur les multiples facteurs à l’origine de la maladie, parmi lesquels l’exposition aux pesticides peut, ou non, avoir joué un rôle. Le cas échéant, le responsable du CRPPE présente les possibilités de réparation et aide la famille à constituer son dossier médico-administratif.</p>
<h2>Affranchir les parents du sentiment de culpabilité</h2>
<p>La consultation est aussi le moyen d’aider les familles à s’affranchir du sentiment de culpabilité qui les habite, en insistant sur la responsabilité collective de notre société dans l’utilisation des pesticides qui a été reconnue par la création du Fonds.</p>
<p>Cette consultation est également l’occasion d’expliquer aux familles les grands principes de la prévention du risque chimique. Le responsable insiste aussi sur le fait que supprimer ou contrôler collectivement le danger – en l’occurrence les pesticides à risque – est, de très loin, bien plus efficace que modifier les équipements de protection ou les comportements individuels.</p>
<p>Première de son genre en France, on peut espérer que cette consultation fera des émules dans d’autres régions grâce au CRPPE, et contribuera, comme d’autres dispositifs (par exemple <a href="https://stopauxcancersdenosenfants.fr/institut-citoyen-de-recherche-et-de-prevention-en-sante-environnementale/">l’Institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale</a>) à une meilleure reconnaissance des dégâts induits par les pesticides sur la santé des humains et, en particulier, celle des enfants.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu-explosif-222066">Colère des agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »</a>
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<p>Pour l’heure, ce type de consultation reste centré sur les cas d’expositions périnatales professionnelles, faute de dispositifs d’indemnisation prévus pour d’autres expositions périnatales potentiellement favorisées par l’utilisation de pesticides, par exemple pour des foyers qui vivent à proximité de cultures sur lesquelles ces produits sont épandus.</p>
<p>Les (rares) données épidémiologiques sur les effets de ces expositions sur la santé des enfants, <a href="https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2021-06/inserm-expertisecollective-pesticides2021-resume.pdf">citées notamment dans le rapport de l’Inserm</a>, incitent à ne pas écarter ces pathologies de la réflexion sur la prise en charge collective des dégâts causés par le recours massif à la chimie de synthèse en agriculture. Il s’agit là d’un enjeu de santé publique et d’équité entre les victimes des pesticides.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222330/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Giovanni Prete a reçu des financements de l'Anses (APR EST) et du Labex Tepsis. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Elodie Haraux, Jean-Noël Jouzel et Sylvain Chamot ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>Un enfant peut être atteint d’une pathologie parce qu’un de ses parents a été exposé aux pesticides dans un cadre professionnel. Obtenir une reconnaissance et une réparation est un long parcours.Giovanni Prete, Maître de conférence en sociologie, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux et Lisis (délégation Inrae), Université Sorbonne Paris NordElodie Haraux, Service de chirurgie de l'enfant, CHU Amiens Picardie Laboratoire Peritox UMI-01, CURS Université Jules Verne Picardie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Jean-Noël Jouzel, Chercheur CNRS, sociologie, science politique, Sciences Po Sylvain Chamot, MD, PhD student Péritox (UMR_I 01) ; UPJV/INERIS , Université de Picardie Jules Vernes & CHU Amiens Picardie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2225352024-02-02T11:01:46Z2024-02-02T11:01:46ZDe la fin des quotas de la PAC à aujourd’hui, 20 ans de politiques agricoles en échec<p>Les images ont tourné en boucle. Les agriculteurs ont quitté leur ferme pour bloquer des routes, des ronds-points, contrôler des camions frigorifiques ou converger vers <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/direct-colere-des-agriculteurs-des-tracteurs-attendus-a-bruxelles-ou-les-dirigeants-europeens-se-reunissent-pour-un-sommet_6338776.html#at_medium=5&at_campaign_group=1&at_campaign=7h30&at_offre=3&at_variant=V3&at_send_date=20240201&at_recipient_id=726375-1607622319-ce82a720">Bruxelles</a> ou <a href="https://www.youtube.com/watch?v=cDhQPX9Zsn8">Paris</a> et le marché international de Rungis où des intrusions ont donné lieu, mercredi 31 janvier, à <a href="https://www.bfmtv.com/societe/colere-des-agriculteurs-au-moins-79-interpellations-apres-une-intrusion-et-des-degradations-dans-rungis_AN-202401310744.html">79 placements en garde à vue</a>. Les annonces jeudi du Premier ministre Gabriel Attal ont conduit la FNSEA et les Jeunes agriculteurs à <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/02/gabriel-attal-tente-d-eteindre-la-colere-des-agriculteurs-en-cedant-sur-l-environnement_6214355_823448.html">appeler à suspendre le mouvement</a>.</p>
<p>Une énième crise agricole ? Une version moderne des <a href="https://www.sudouest.fr/economie/agriculture/colere-des-agriculteurs-le-cauchemar-de-tous-les-gouvernements-18306654.php">jacqueries d’antan</a> ? Peut-être pas. La colère du monde agricole s’exprime certes par résurgences, au gré de l’évolution des prix ou des catastrophes naturelles ou climatiques. Mais les observateurs du secteur remarquent que cette crise diffère des précédentes pour au moins deux raisons.</p>
<p>D’une part, on a relevé une convergence assez inhabituelle de <a href="https://www.publicsenat.fr/actualites/economie/colere-des-agriculteurs-fnsea-ja-coordination-rurale-qui-sont-les-syndicats-agricoles">tous les syndicats agricoles</a> sur le terrain, avec des revendications proches si ce n’est communes. Et pour la première fois dans l’histoire, la <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/01/20/partout-en-europe-la-colere-des-agriculteurs-gagne-du-terrain_6211913_3234.html">manifestation devient « coordonnée » au niveau européen</a> puisque presque tous les pays ont connu au même moment des mouvements sociaux liés au monde agricole. Auparavant, ceux-ci étaient souvent locaux et ne concernaient parfois qu’une filière (le lait, la viande) : jusqu’à présent aucune crise agricole n’avait connu une telle cohésion.</p>
<p>Une lecture rapide pourrait nous faire croire que les crises agricoles se succèdent les unes aux autres avec une fréquence variable. Il n’en est rien. <a href="https://www.cairn.info/revue-sesame-2017-1-page-60.htm">Le monde agricole est en crise permanente depuis 20 ans</a>. Et le point de départ de cette crise constante de l’agriculture correspond au démantèlement progressif de la <a href="https://theconversation.com/topics/politique-agricole-commune-pac-25756">Politique agricole commune</a> (PAC) originelle. Celle-ci date de 1962 et était prévue dans le traité de Rome de mars 1957 qui fondait la Communauté économique européenne (CEE). Elle avait la particularité d’être « réellement » commune et surtout d’offrir des outils de pilotage et des filets de sécurité aux producteurs.</p>
<h2>Moins de garanties face aux aléas</h2>
<p>Les objectifs initiaux de cette <a href="https://agriculture.gouv.fr/la-politique-agricole-commune-pac-60-ans-dhistoire">politique européenne</a> étaient ambitieux : augmentation de la compétitivité, sécurité des approvisionnements, stabilisation des marchés et revenus décents pour les paysans. Elle était commune car elle disposait d’outils de régulation au niveau européen qui permettaient aux États membres de la CEE de penser leur politique agricole au niveau national mais <a href="https://www.touteleurope.eu/histoire/histoire-de-la-politique-agricole-commune/">également à une échelle supranationale</a>.</p>
<p>La régulation du marché constituait le premier pilier de la PAC. Des quotas annuels étaient ainsi définis au niveau européen et ventilés ensuite par pays puis par exploitation agricole. Ces mécanismes offraient aux paysans une certaine visibilité et une relative stabilité des prix, chose plutôt rassurante pour une activité en proie aux <a href="https://www.pleinchamp.com/les-guides/le-guide-de-l-assurance-recoltes%7Esecuriser-l-agriculture-face-aux-aleas-climatiques">aléas climatiques et aux maladies</a>. Cette régulation européenne qui consistait à encadrer <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cnc9206141989/explication-de-la-reforme-de-la-politique-agricole-commune">volumes de production et indirectement les prix</a> a toutefois peu à peu été démantelée et les quotas ont officiellement disparu en 2015. Le second pilier relatif à l’orientation de la politique agricole permet d’aider au développement rural et parfois d’infléchir les productions. Ce second pilier (qui ne représente qu’un quart du budget de la PAC) s’appuie sur des aides et des subventions.</p>
<p>Les dernières filières à avoir été régies par les quotas furent le <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/histoires-d-info/quand-les-agriculteurs-manifestaient-contre-les-quotas-laitiers-1984_1774893.html">lait</a> et le sucre alors que les filières fruits et légumes les abandonnèrent beaucoup plus tôt. La PAC s’est alors trouvée privée d’un levier puissant. L’Europe s’étant engagée dans une approche désormais plus libérale, a, en effet, privilégié une approche plus ouverte et dérégulatrice qui s’est soldée pour nombre d’observateurs par <a href="https://www.liberation.fr/futurs/2015/03/29/la-fin-des-quotas-laitiers-une-mesure-vache_1230958/">plus de volatilité</a> sur les marchés de matières premières agricoles.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1751687804629684546"}"></div></p>
<p>Les marchés agricoles européens ont ainsi été <a href="https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2012-1-page-181.htm">plutôt fragilisés</a>, d’autant que l’absence de régulation au niveau européen (notamment des volumes) a <a href="https://www.lesechos.fr/2015/08/agriculture-le-grand-tournant-1107922">conduit à une concurrence intraeuropéenne</a>, parfois délétère. Les agriculteurs, mis en concurrence les uns avec les autres, quand ils savaient auparavant qui produirait quel volume et pour quelle rémunération, n’ont pas pu compenser l’érosion des prix et ont retrouvé plus d’aléas dans leurs revenus. Concrètement, le lait irlandais s’est trouvé en concurrence directe avec le lait danois, belge ou français. Cela a conduit les grandes coopératives et industriels à s’engager, comme nous l’observons dans nos <a href="https://www.quae.com/produit/1699/9782759233588/gouverner-les-cooperatives-agricoles">travaux</a>, dans une course à la taille afin de préempter des marchés et <a href="https://www.cairn.info/revue-recma-2020-4-page-23.htm?ref=doi">prendre des positions</a>.</p>
<p>Conséquence directe, certaines filières ont connu des crises de surproduction, se traduisant par un effondrement des prix. Par ailleurs, comme l’Europe n’admet plus la constitution de stocks stratégiques (même si leur intérêt a été démontré pendant la crise Covid). Les marchés se trouvent sans mécanismes jouant le rôle de tampon ou d’amortisseur comme cela existait par le passé.</p>
<h2>Obliger de négocier (en position défavorable)</h2>
<p>La déstabilisation du marché se répercute sur l’ensemble des maillons de la chaine agricole : chaque acteur va stratégiquement avoir intérêt à se couvrir en déportant une partie de son problème et des risques inhérents au secteur sur un autre acteur. Ceci explique pour partie pourquoi les négociations commerciales à l’intérieur des filières agricoles <a href="https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/colere-des-agriculteurs-derniere-ligne-droite-tendue-dans-les-negociations-commerciales-7900347658">sont souvent tendues</a>, chacun essayant de préserver sa marge au détriment de quelqu’un d’autre.</p>
<p>Le centre de gravité de la régulation des marchés s’est ainsi déplacé de l’Europe et de ses outils communs vers les marchés nationaux et internationaux, en laissant libre cours à des rapports de force déséquilibrés. À titre d’exemple, un exploitant laitier réalisant un million de litres va générer pour son exploitation 400 à 500 000 euros de revenus. En face de lui, il va devoir « négocier » avec par exemple Lactalis qui pèse 25 milliards d’euros et qui lui-même négocie par exemple avec le groupement Leclerc, qui lui représente 45 milliards d’euros. Autant dire que le rapport de force est clairement en faveur de l’aval des filières (la transformation et la distribution) et que les paysans n’ont en réalité <a href="https://www.ladepeche.fr/2023/12/23/prix-du-lait-la-colere-sexprime-devant-lactalis-11660564.php">aucun pouvoir</a> pour négocier ou peser dans les discussions.</p>
<h2>Des réponses insuffisantes</h2>
<p>Face à ce rapport de forces inégal, l’Europe comme la France ont tenté d’apporter des réponses. La première réponse fut assez mécanique et a consisté à massifier l’amont en permettant le regroupement de producteurs afin qu’ils pèsent davantage. Des <a href="https://www.artisansdumonde.org/documents/organisationsprod_oct2015.pdf">organisations de producteurs</a> se sont constitués mais doivent affronter l’hostilité d’une partie des industriels notamment.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1500457496774860806"}"></div></p>
<p>La seconde réponse visait à sécuriser la couverture des coûts (plus que le revenu) des agriculteurs par les distributeurs au travers de la <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/on-vous-explique-les-lois-egalim-qui-cristallisent-la-ranc-ur-des-agriculteurs_6332368.html">série de lois Egalim</a> (depuis 2019). Ces lois comportent un concept (le seuil de revente à perte) qui est censé garantir un prix plancher aux agriculteurs afin qu’ils ne perdent pas d’argent. Mais force est de constater qu’une partie des acteurs cherchent <a href="https://www.lefigaro.fr/societes/ces-centrales-d-achat-a-l-etranger-accusees-de-contourner-les-regles-pour-ecraser-les-prix-20240129">avant tout à contourner ces lois</a> afin de maintenir leur position dans les négociations et d’être en mesure de préserver leurs marges.</p>
<p>Ainsi, une partie de la réponse au malaise paysan semble se trouver à mi-chemin entre l’Europe qui doit retrouver une capacité de régulation, voire d’intervention, beaucoup plus forte et au sein des États qui doivent arriver à rééquilibrer même artificiellement les <a href="https://www.dailymotion.com/video/x8rxxcf">pouvoirs de négociation entre les acteurs des différentes filières agricoles</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222535/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Xavier Hollandts ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La fin des quotas PAC a poussé les agriculteurs européens à se faire concurrence. Conséquences : des revenus plus faibles, plus aléatoires et un pouvoir de négociation amoindri face aux distributeurs.Xavier Hollandts, Professeur de stratégie et entrepreneuriat, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2220662024-01-28T16:09:20Z2024-01-28T16:09:20ZColère des agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »<p><em>Voici plusieurs mois qu’un mouvement de colère monte dans le monde agricole français. Cela a commencé par des <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/13-heures/agriculteurs-en-colere-des-centaines-de-panneaux-retournes_6197664.html">panneaux de villes retournés</a>, censés évoquer un monde qui tourne à l’envers, puis ces dernières semaines, des actions plus traditionnelles ont pris le premier plan médiatique : blocage autoroutier, déversement de fumier, défilé de tracteurs.La composition de ce mouvement inédit, tout comme les causes qui l’ont fait naître, sont diverses. L’occasion pour The Conversation d’interroger la sociologie d’un monde agricole français fragmenté et à la croisée des chemins avec Gilles Laferté, chercheur en sciences sociales spécialiste des agriculteurs.</em></p>
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<p><strong>Médiatiquement, il est souvent question des agriculteurs, comme si ces derniers représentaient un groupe social unifié. Est-ce le cas ? </strong></p>
<p>D’un point de vue administratif, institutionnel, du point de vue de la description économique d’une tâche productive, « les agriculteurs », entendus comme les exploitants agricoles, ça existe. Mais d’un point de vue sociologique, non, <a href="https://journals.openedition.org/economierurale/9560">ce n’est pas un groupe</a>. Les viticulteurs de régions canoniques du vin, ou les grands céréaliers des régions les plus productives, n’ont pas grand-chose à voir avec les petits éleveurs, les maraîchers ou ceux qui pratiquent une agriculture alternative. </p>
<p>Le sociologue aura dont plutôt tendance à rattacher certains d’entre eux aux catégories supérieures, proches des artisans, commerçants, chefs d’entreprises voire des cadres, et d’autres aux catégories supérieures des classes populaires. La plupart des agriculteurs sont proches des pôles économiques, mais une partie, sont aussi fortement dotés en capitaux culturels. Et, encore une fois, même dans les classes populaires, les agriculteurs y seront à part. C’est une classe populaire à patrimoine, ce qui les distingue de manière très décisive des ouvriers ou des petits employés. </p>
<p>Dans l’histoire de la sociologie, les agriculteurs ont d’ailleurs toujours été perçus comme inclassables. Ils sont autant du côté du capital que du travail. Car ils sont propriétaires de leur propre moyen de production, mais en revanche ils n’exploitent souvent personne d’autre qu’eux-mêmes et leur famille, pour une grande partie. Autre dualité dans leur positionnement : ils sont à la fois du côté du travail en col blanc avec un ensemble de tâches administratives de planification, de gestion, de projection d’entreprise sur le futur, de captation de marchés, mais ils sont aussi du côté du col bleu, du travail manuel, de ses compétences techniciennes. </p>
<p><strong>Comment expliquer alors qu’en France, ce groupe soit encore si souvent présenté comme unifié ?</strong></p>
<p>Cette illusion d’unité est une construction à la fois de l’État et de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pour un bénéfice mutuel historique : celle d’une co-gestion. Globalement, l’État s’adresse aux agriculteurs via ce syndicat dominant, pour tâcher de bâtir une politique publique agricole cohérente. Même si la co-gestion a été dépassée pour être plus complexe, cette idée que l’agriculture était une histoire entre l’État et les agriculteurs perdure comme on le voit dans les syndicats invités à Matignon, uniquement la FNSEA au début de la crise. La FNSEA a tenté historiquement de rassembler les agriculteurs pour être l’interlocuteur légitime. Mais cet état des lieux est aussi le fruit de l’action historique de l’État, qui a forgé une batterie d’institutions agricoles depuis la IIIème République avec le Crédit Agricole, une mutuelle sociale agricole spécifique, des chambres d’agriculture… Jusque dans les statistiques, les agriculteurs sont toujours un groupe uni, à part, ce qui est une aberration pour les sociologues. </p>
<p>Tout cela a produit l’image d’une existence singulière et unifiée du monde agricole, et dans le quotidien des agriculteurs, on trouve l’écho de cela dans des pratiques sociales communes instituées : l’immense majorité des agriculteurs va de fait à la chambre de l’agriculture, au <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-economique-2020-1-page-156.htm">Crédit Agricole</a> ou à Groupama, ils sont tous affiliés à la <a href="https://www.musee-assurance-maladie.fr/sites/default/files/users/user38/MSA.pdf">mutuelle sociale agricole</a>. </p>
<p><strong>Lorsqu’un agriculteur est présenté, c’est souvent par son type d’activité, la taille de son exploitation, son revenu, son appartenance syndicale. Ces critères sont-ils suffisants pour comprendre sa singularité ?</strong></p>
<p>Ces critères sont pertinents mais pas suffisants. D’abord, ils sont en général assez liés. Le type de culture, et ensuite la taille de l’exploitation sont très prédictifs du revenu, avec des filières particulièrement rémunératrices (céréales, viticulture), qui garantissent, avec un nombre d’hectares suffisants, des revenus, et, en bas de l’échelle, le lait, le maraîchage, beaucoup moins rémunérateur. Cette réalité est d’ailleurs assez injuste car les filières les moins rémunératrices sont aussi celles où l’on travaille le plus, du fait des contraintes de traite, de vêlage. </p>
<p>Ensuite, bien sûr, l’appartenance syndicale est très importante, elle situe l’univers de référence, le sens politique d’un agriculteur, son projet de société derrière son activité, avec par exemple une logique productiviste derrière la FNSEA ; une politisation bien à droite, aujourd’hui proche du RN, de plus en plus assumée ces derniers jours du côté de la Coordination Rurale ; et enfin des projets alternatifs, centrés autour de petites exploitations, d’accélération de la transition avec la Confédération Paysanne. </p>
<p>Mais ces critères sont loin d’être suffisants, ceux des générations et des origines sociales sont devenus également déterminants. </p>
<p>Car il faut garder en tête que le groupe agricole est aujourd’hui un groupe âgé, avec une moyenne d’âge d’actifs qui dépasse les cinquante ans en moyenne. Le monde agricole est donc traversé par un enjeu de renouvellement des générations. Ce même monde agricole est aussi un des groupes les plus endogames qui soient. Être agriculteur, c’est surtout être enfant d’agriculteur ou marié à un enfant d’agriculteur, avec des croisements d’alliances historiquement importants à l’échelle du village, du canton, qui fait que les agriculteurs d’aujourd’hui, sont le produit des alliances des agriculteurs d’hier. Ceux qui ont raté ces étapes matrimoniales ont déjà quitté les mondes agricoles. </p>
<p>Mais aujourd’hui, cette réalité est en train de se fissurer. Pour renouveler les groupes agricoles, il faut donc aller puiser dans d’autres groupes sociaux, et les enfants d’agriculteurs d’aujourd’hui ne feront plus l’écrasante majorité des agriculteurs de demain. Des enfants d’autres groupes sociaux sont également attirés par les métiers agricoles. À ce titre, un slogan du mouvement actuel est très intéressant : <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/les-agriculteurs-se-relaient-pour-bloquer-l-a20-et-maintenir-la-pression-2713594">« l’agriculture : enfant on en rêve, adulte on en crève »</a>. </p>
<p>Cette façon dont l’agriculture fait rêver est un vrai phénomène nouveau, non pas pour les enfants d’agriculteurs, qui sont socialisés à aimer leur métier très tôt, mais pour les groupes extérieurs aux mondes agricoles. L’agriculture incarne désormais quelque chose de particulier dans les possibles professionnels, un métier qui a du sens, qui consisterait à nourrir ses contemporains, avec des productions qui seraient de qualité, pour la santé de chacun, soit une mission très noble. C’est une sorte d’anti-finance, d’anti <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-interview-eco/les-bullshit-jobs-rendent-les-gens-malheureux-pour-lanthropologue-david-graeber_2912267.html">« bullshit jobs »</a> pour parler comme l’anthropologue <a href="https://theconversation.com/david-graeber-1961-2020-auteur-de-bullshit-jobs-anthropologue-et-chercheur-en-gestion-146446">David Graeber</a>. </p>
<p>Tout cela génère d’énormes écarts dans le monde agricole entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ceux qui croient en la fonction productiviste de l’agriculture pour gagner des revenus corrects, et ceux qui veulent s’inscrire dans un monde qui a du sens. On trouve ainsi beaucoup de conflits sur les exploitations agricoles entre générations, entre anciens agriculteurs et nouveaux arrivants mais aussi des conflits familiaux. Les nouvelles générations, plus elles sont diplômées d’écoles d’agronomie distinctives, plus elles sont formées à l’agroécologie et plus elles vont s’affronter au modèle parental productiviste. </p>
<p><strong>On entend beaucoup d’agriculteurs s’inquiéter que leur monde disparaisse, n’est-il pas seulement en train de changer ?</strong></p>
<p>Le discours de la mort de l’agriculture est tout sauf nouveau. Un des plus grands livres de la sociologie rurale s’appelle d’ailleurs <a href="https://www.actes-sud.fr/node/15658"><em>La Fin des paysans</em></a>. Il est écrit en 1967. Depuis lors, les <a href="https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470">paysans </a>se sont effectivement transformés en agriculteurs, et aujourd’hui, on parle de moins en moins d’agriculteurs et de plus en plus d’exploitants agricoles, voire d’entrepreneurs agricoles, à tel point que l’on pourrait écrire <em>La Fin des agriculteurs</em>. De fait, c’est la fin d’un modèle, d’une période de politique publique qui favorisait uniquement le productivisme. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il n’y aura plus de grandes exploitations productivistes, mais c’est la fin d’un mono bloc concentré sur l’idée principale de la production, de développement maximum des intrants et de la mécanisation.</p>
<p>Aujourd’hui, il y a <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">d’autres modèles alternatifs</a>qui sont en place et qui aspirent, en incluant l’environnement, la santé des agriculteurs et des ruraux à un autre mode de vie, plus seulement fondé sur l’accumulation matérialiste.</p>
<p>Les agriculteurs en ont conscience, leur modèle est en pleine transformation, et d’ailleurs les agriculteurs d’aujourd’hui eux-mêmes ne veulent plus vivre comme leur parent. Ils revendiquent une séparation des scènes familiales et professionnelles, et aspirent donc à ne pas nécessairement vivre sur l’exploitation, pouvoir partir en vacances, avoir du temps à soi, un modèle plus proche du monde salarial en général. Donc si les agriculteurs crient à la fin d’un monde, ils sont aussi les premiers à espérer vivre autrement. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<p>Et ceux qui sont en colère aujourd’hui ne le sont pas que contre l’Europe, l’État, la grande distribution, les normes, mais également contre eux-mêmes, leurs enfants, leurs voisins. Ils voudraient incarner la transformation mais ils n’ont pas les moyens d’accélérer le changement et subissent des normes qui vont plus vite qu’eux. </p>
<p>Ceux qui manifestent pour avoir du gazole moins cher et des pesticides savent qu’ils ont perdu la bataille, et qu’ils ne gagneront qu’un sursis de quelques années, car leur modèle n’est tout simplement plus viable. Ils sont aussi en colère contre les syndicats qui étaient censés penser pour eux la transformation nécessaire. La FNSEA ne maîtrise pas vraiment le mouvement. Ils savent qu’ils ne peuvent plus modifier la direction générale du changement en cours, ils souhaitent seulement être mieux accompagnés ou a minima, le ralentir.</p>
<p><strong>Si l’on revient à l’idée d’un monde agricole qui se meurt, difficile de ne pas penser également au <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-02/fiche4-10.pdf">nombre de suicides</a> parmi les agriculteurs, avec deux suicides par jour en moyenne.</strong></p>
<p>Ces chiffres dramatiques sont effectivement les plus élevés parmi les groupes professionnels. Ils sont aussi révélateurs des immenses changements du monde agricole depuis un siècle. L’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec-emile-durkheim/le-suicide-une-question-sociale-4844051">étude des suicides</a> est un des premiers grands travaux de la sociologie avec <a href="https://editions.flammarion.com/le-suicide/9782081219991">Émile Durkheim</a>. Or lorsque celui-ci étudie cette question, à la fin du XIXème siècle, le groupe agricole était alors celui qui se suicidait le moins. Il y avait peu de suicides car le monde agricole formait un tissu social très riche avec des liens familiaux, professionnels et villageois au même endroit.</p>
<p>Or aujourd’hui, on voit plutôt des conflits entre scène professionnelle et personnelle, une déconnexion avec le village et des tensions sur les usages productifs, résidentiels ou récréatifs de l’espace. Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif, provoquant un isolement des agriculteurs les plus fragiles dans ces rapports de force. La fuite en avant productiviste, l’angoisse des incertitudes marchandes, l’apparition des normes à rebours des investissements réalisés, l’impossible famille agricole entièrement consacrée à la production et les demandes sociales, générationnelles, pour le changement agricole, placent les plus fragiles dans des positions socialement intenables. Le sur-suicide agricole est en tout cas un indicateur d’un malaise social collectif, bien au-delà des histoires individuelles que sont aussi chacun des suicides. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-tant-de-suicides-chez-les-agriculteurs-162965">Pourquoi tant de suicides chez les agriculteurs ?</a>
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<img src="https://counter.theconversation.com/content/222066/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gilles Laferté ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si le syndicalisme et l'état français ont tâché de penser comme uni le monde agricole, celui-ci n'a en réalité jamais été uniforme. Il est, en plus de cela traversé par des conflits de générations.Gilles Laferté, Directeur de recherche en sociologie, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2218892024-01-28T16:09:03Z2024-01-28T16:09:03ZLes mouvements de contestation des agriculteurs servent-ils à quelque chose ?<p>Depuis une dizaine de jours, le mouvement de blocage de routes et de défilés d’agriculteurs en <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/24/agriculteurs-en-colere-gabriel-attal-tente-de-contenir-l-embrasement-sans-se-precipiter_6212641_823448.html">colère</a> connaît un écho retentissant. Après la Roumanie, les <a href="https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/en-europe-les-agriculteurs-sinvitent-sur-la-scene-politique-et-font-pression-sur-les-gouvernements/">Pays-Bas ou encore l’Allemagne</a>, la France a suivi sous l’impulsion du syndicat <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/qu-est-ce-que-la-fnsea-le-syndicat-qui-porte-la-colere-des-agriculteurs_6319698.html">FNSEA et des Jeunes Agriculteurs</a>.</p>
<p>Ces événements s’inscrivent dans un contexte inflammable : prochaines élections européennes, <a href="https://www.lexpress.fr/economie/agriculteurs-cette-taxe-du-gazole-non-routier-a-lorigine-de-la-colere-RFZSKQFDZBAOJAP4UUHLCNG2SI/">décisions politiques contestées</a>, <a href="https://agriculture.gouv.fr/concertation-sur-le-pacte-et-la-loi-dorientation-et-davenir-agricoles">projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles</a>…</p>
<p>Ajoutons à cela l’amplification et la récurrence de crises de tous bords, les conséquences des <a href="https://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf">changements climatiques</a>, les effets relatifs des <a href="https://www.ccomptes.fr/fr/documents/60499">Lois Egalim</a> qui repensent la <a href="https://www.publicsenat.fr/actualites/economie/remuneration-des-agriculteurs-comment-fonctionnent-les-lois-egalim">manière dont les prix sont fixés</a>, et nous obtenons un <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/colere-des-agriculteurs-anatomie-dune-crise-qui-couve-depuis-longtemps-54e61b72-b9c4-11ee-9ea4-b02fbeb9c343">« ras-le-bol général »</a> couplé à un sentiment de <a href="https://www.france24.com/fr/france/20240123-d%C3%A9classement-endettement-normes-europ%C3%A9ennes-raisons-col%C3%A8re-agriculteurs-fran%C3%A7ais-agriculture-attal-france-mobilisation">déclassement</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/peut-on-restaurer-la-nature-220297">Peut-on « restaurer » la nature ?</a>
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<p>Fin 2023 déjà, des agriculteurs avaient commencé à <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/30/on-marche-sur-la-tete-l-operation-retournement-des-agriculteurs-en-colere_6203095_4500055.html">retourner les panneaux d’entrées et de sorties des communes</a> pour protester contre <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/30/on-marche-sur-la-tete-l-operation-retournement-des-agriculteurs-en-colere_6203095_4500055.html">« l’excès de normes »</a> avec le slogan « On marche sur la tête ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/0-zNqdRU9HM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Mouvement « On marche sur la tête ».</span></figcaption>
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<p>En 2021, des agriculteurs biologiques se photographiaient nus dans leurs champs avec un panneau <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ddM797AoXX0">« La Bio à Poil »</a> pour protester contre <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">l’ambiguïté politique</a> autour des pratiques dites agroécologiques.</p>
<p>Si ces mouvements ne sont pas <a href="https://photo.capital.fr/la-colere-des-agriculteurs-en-10-dates-cles-15217#la-jacquerie-de-1961-barrages-sabotages-et-defiles-de-tracteurs-2">nouveaux</a>, leurs formes sont néanmoins de plus en plus <a href="https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/colere-des-agriculteurs-la-mobilisation-actuelle-est-la-plus-musclee-de-ces-dernieres-annees-20240124_SB5TNAGGP5EW3PKIDTWA2LPC7E/">musclées</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pesticides-les-alternatives-existent-mais-les-acteurs-sont-ils-prets-a-se-remettre-en-cause-146648">Pesticides : les alternatives existent, mais les acteurs sont-ils prêts à se remettre en cause ?</a>
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<h2>Que comprendre de la colère des agriculteurs aujourd’hui ?</h2>
<p>D’une part, la <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-2013-3-page-251.htm">cogestion</a> sur laquelle s’est construit notre modèle agricole contemporain s’est peu à peu affaiblie à mesure que le rôle de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est renforcé.</p>
<p>D’autre part, alors que la France est la première bénéficiaire de la <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/cap-overview/cap-glance_fr">Politique agricole commune</a> (PAC), les agriculteurs pointent un sentiment de <a href="https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/agriculteurs-en-colere-pourquoi-lunion-europeenne-est-pointee-du-doigt">« trop d’Europe »</a>, une agriculture bureaucratisée, un verdissement punitif de leurs <a href="https://www.terredetouraine.fr/manifestation-le-6-avril-oui-une-pac-incitative-et-non-punitive">pratiques</a> et une absence de stratégie nationale dans un contexte de crises <a href="https://books.openedition.org/pufc/5653">sanitaires et environnementales</a> croissantes.</p>
<p>Les attentes à l’égard des agriculteurs se sont multipliées en même temps que les responsabilités imputées à l’agriculture n’ont cessé de grossir.</p>
<p>En outre, si le mouvement de contestation actuel suggère une forme d’unité agricole et syndicale, la réalité témoigne de <a href="https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2008-2-page-291.htm">pratiques agricoles hétérogènes</a>, faites de <a href="https://www.cairn.info/sociologie-des-mondes-agricoles--9782200354404.htm">mondes agricoles</a> divers et <a href="https://www.bienpublic.com/economie/2024/01/24/colere-des-agriculteurs-il-faut-changer-de-modele-pour-la-confederation-paysanne">fragmentés</a>.</p>
<p>Ces mouvements de contestation visent alors à demander des changements profonds, en lien notamment avec les défis climatiques, comme le rappelle le Haut conseil pour le climat dans son <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/01/25/politiques-agricoles-et-alimentaires-le-haut-conseil-pour-le-climat-appelle-a-un-changement-de-cap_6212873_3244.html">récent rapport</a>.</p>
<p>Certes, les mobilisations suscitent soutien et sympathie, attirent l’attention du politique et des médias, mais les exemples passés montrent qu’elles peuvent rapidement tomber dans un <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/colere-des-agriculteurs-anatomie-dune-crise-qui-couve-depuis-longtemps-54e61b72-b9c4-11ee-9ea4-b02fbeb9c343">certain oubli</a>. On peut alors s’interroger : ces mouvements de contestation servent-ils à quelque chose ?</p>
<h2>Ce que ces mouvements disent de la condition agricole aujourd’hui</h2>
<p>Quel que soit leur mode de production, les agriculteurs font face à des dépendances fortes et des déséquilibres importants, suscitant des tensions contradictoires. Ainsi, comment concilier <em>en même temps</em> des conditions propres à garantir respect et <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2002-2-page-111.htm">bien-être animal</a> et favoriser l’accès à tous à une agriculture de <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/from-farm-to-fork/">proximité et de qualité</a> ?</p>
<p>Est-il possible de « nourrir la France » et « entretenir les paysages » en respectant un empilement de normes techniques et réglementaires <a href="https://www.tf1info.fr/societe/video-reportage-agriculteurs-en-colere-l-exemple-edifiant-du-millefeuille-des-normes-sur-les-haies-2283505.html">difficiles à suivre</a> ?</p>
<p>Comment faire face <em>en même temps</em> aux conséquences immédiates du gel, d’inondations, de sécheresse ou d’une <a href="https://agriculture.gouv.fr/mhe-la-maladie-hemorragique-epizootique">épizootie</a>, et s’adapter à long terme à leur inévitable récurrence ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/poulets-soldats-et-eleveurs-sentinelles-allies-dans-la-vaccination-contre-la-grippe-aviaire-207861">Poulets soldats et éleveurs sentinelles, alliés dans la vaccination contre la grippe aviaire</a>
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<p>Comment faire face à une attente sociétale de <a href="https://www.agencebio.org/wp-content/uploads/2023/09/Rapport-activite-2022_Agence-BIO.pdf">« plus de bio »</a> dans un contexte <a href="https://www.lafranceagricole.fr/agriculture-biologique/article/841135/le-marche-des-produits-bio-s-essouffle">d’inflation et de déconsommation</a>, alors que les processus de conversion prennent <a href="https://www.agencebio.org/questions/a-quoi-correspond-la-mention-en-conversion-vers-lagriculture-biologique/">plusieurs années</a> et engagent des moyens considérables ?</p>
<p>Comment permettre aux agriculteurs de s’engager dans la <a href="https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-na-94-agroecologie-ao%C3%BBt.pdf">transition agroécologique</a> tout en leur procurant un revenu propre à <a href="http://journals.openedition.org/economierurale/9560">vivre de leur métier</a> ?</p>
<p>Dans ce contexte, comment assurer la <a href="https://agriculture.gouv.fr/actifagri-transformations-des-emplois-et-des-activites-en-agriculture-analyse-ndeg145">pérennité</a>, le <a href="https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-04/20230412-Politique-installation-nouveaux-agriculteurs.pdf">développement</a> et la <a href="https://www.cairn.info/revue-pour-2022-3-page-40.htm">transmission de l’exploitation</a> dans des conditions tenables ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<h2>Ce que les mouvements ont obtenu dans le passé</h2>
<p>Ces attentes disent combien l’agriculture est <a href="https://revues.cirad.fr/index.php/cahiers-agricultures/article/view/30369/30129">multifonctionnelle</a> et alors inévitablement, source de contradictions pour les agriculteurs. Il leur est difficile de répondre <em>en même temps</em> et de manière satisfaisante à toutes ces attentes et pratiquer une agriculture conforme à leurs valeurs et à leurs besoins.</p>
<p>Cette équation impossible les contraint à en faire « toujours plus ». Elle provoque une surcharge physique, psychologique et émotionnelle, et conduit à la <a href="https://www.francebleu.fr/emissions/5-minutes-avec/les-agriculteurs-d-occitanie-sont-percutes-par-un-cumul-de-crises-pour-un-sociologue-toulousain-2780313">crise morale et de confiance</a> que nous connaissons aujourd’hui. Reste qu’un détour par les réponses apportées aux précédents mouvements de contestation montre que la colère des agriculteurs est généralement entendue, partiellement du moins.</p>
<p>Le mouvement « La Bio à Poil » de 2021 a contribué à la mise en œuvre par le gouvernement d’ajustements réglementaires visant à mieux reconnaître les spécificités de <a href="https://www.fnab.org/communiques-presse/le-ministre-annonce-la-creation-dun-3e-niveau-a-linterieur-de-leco-regime-avec-une-aide-a-112e-ha-an-pour-la-bio/">« la bio »</a>. Les agriculteurs biologiques se sont dit alors satisfaits des <a href="https://www.bio-provence.org/IMG/pdf/gains_syndicaux_fnab_2022.pdf">avancées réalisées</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Mouvement « La Bio à poil » le 2 juin 2021, Invalides, Paris.</span></figcaption>
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<p>Le mouvement « On marche sur la tête » a conduit au recul du gouvernement sur des <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/12/06/taxes-sur-les-pesticides-et-l-irrigation-le-renoncement-du-gouvernement-a-les-augmenter-suscite-les-critiques_6204274_3244.html">hausses de taxes</a>, satisfaisant les agriculteurs <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/agriculture-la-fnsea-obtient-l-abandon-de-la-hausse-de-taxes-sur-les-pesticides-et-l-eau-4081485">engagés dans le mouvement</a>.</p>
<p>Pourtant, ces concessions n’ont pas permis d’éteindre le feu qui couve depuis <a href="https://www.letelegramme.fr/finistere/douarnenez-29100/selon-cet-eleveur-laitier-de-douarnenez-le-feu-couve-depuis-des-annees-et-des-annees-6512009.php">longtemps maintenant</a>.</p>
<p>S’agissant du mouvement de colère actuel, des mesures seront sans doute annoncées et des crédits débloqués. Permettront-ils de résoudre à eux seuls et à long terme l’équation impossible à laquelle l’agriculture paraît tenue ?</p>
<p>En outre, de nouvelles mesures peuvent accroître les contradictions et la surcharge perçues par encore plus de <a href="https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2017-1-page-33.htm">« paperasse »</a>, et renforcer davantage leur colère.</p>
<p>Alors ces mouvements ont-ils tout de même un intérêt ?</p>
<h2>L’importance des stratégies menées aujourd’hui</h2>
<p>Les recherches que nous menons depuis 2019 auprès d’agriculteurs suggèrent l’importance des <a href="https://hal.science/hal-04253918">stratégies</a> mises en œuvre pour faire face aux tensions perçues, et les différents niveaux d’intérêts qu’elles présentent.</p>
<p>D’une part, ces mouvements permettent aux agriculteurs d’exprimer la <a href="https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C2894">colère</a> ressentie. Cette forme d’expression des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1269176308000254">émotions</a> permet ici de dire publiquement ce que d’autres finissent par taire. Car oui, l’anéantissement ultime que constitue le <a href="https://www.cairn.info/revue-sesame-2019-2-page-60.htm">suicide</a> touche aujourd’hui encore davantage les <a href="https://statistiques.msa.fr/wp-content/uploads/2022/10/Etude-mortalite-par-suicide_ok.pdf">agriculteurs</a> que la population générale.</p>
<p>Cela témoigne aussi d’une volonté des agriculteurs de s’unir et faire collectif pour parler d’une voix commune. Cette stratégie de <a href="https://iaap-journals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1464-0597.1993.tb00748.x">soutien social</a> leur rappelle qu’ils ne sont pas isolés dans leurs pratiques.</p>
<p>Justement, par-delà les désaccords syndicaux et professionnels, ces mouvements rappellent aussi que les agriculteurs forment une communauté de pratiques qui peut contribuer aussi de <a href="https://hal.science/hal-04150078">l’intérieur</a> à <a href="https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2015-1-page-31.htm">construire, définir et redire</a> ce que peut être un modèle agricole soutenable pour chacun.</p>
<p>Pour les politiques, les citoyens et les consommateurs, c’est aussi une occasion de rappeler leur attachement au monde agricole et sans doute aussi <a href="https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2013-1-page-67.htm">à une forme de ruralité</a>. Dans un contexte laissant craindre un <a href="https://reporterre.net/L-agribashing-une-fable-qui-freine-l-indispensable-evolution-de-l-agriculture"><em>agribashing</em> galopant</a>, c’est aussi redire aux agriculteurs <a href="https://hal.science/hal-03583047">qu’ils sont soutenus et essentiels</a>.</p>
<p>Ces mouvements rappellent enfin que l’agriculture n’est pas un secteur tout à fait <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/cap-overview/cap-glance_fr">comme les autres</a>.</p>
<h2>Affronter nos propres contradictions</h2>
<p>Toutefois, ces mouvements ne constituent des stratégies efficaces qu’à la condition d’être complétés de mesures structurantes, globales et de long terme au bénéfice des agriculteurs. Autrement dit, ils ne sauraient exonérer les pouvoirs publics, les consommateurs et les citoyens de leurs propres contradictions. Comme le relève le <a href="https://www.ifop.com/publication/barometre-dimage-des-agriculteurs-3">baromètre IFOP</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les Français demandent plus de soutien financier des pouvoirs publics (56 %), mais notons tout de même une proportion élevée en faveur (25 %) du maintien en l’état actuel des aides aux agriculteurs. »</p>
</blockquote>
<p>Alors que faire ?</p>
<p>Il s’agit peut-être de <a href="https://www.france24.com/fr/france/20240123-d%C3%A9classement-endettement-normes-europ%C3%A9ennes-raisons-col%C3%A8re-agriculteurs-fran%C3%A7ais-agriculture-attal-france-mobilisation">« réarmer »</a> les agriculteurs et leur permettre de faire réellement le poids <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/colere-des-agriculteurs-la-confederation-paysanne-demande-une-interdiction-du-prix-d-achat-des-produits-agricoles-en-dessous-du-prix-de-revient_6321894.html">face aux distributeurs</a>.</p>
<p>C’est peut-être consommer local et au juste prix, et accepter une campagne dans laquelle l’agriculture est un <a href="https://hal.science/hal-03262804">métier</a> et pas seulement des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Tmw5qxcTFpM">paysages</a>. C’est peut-être enfin renforcer l’investissement dans la recherche et l’innovation afin de rendre la transition agroécologique possible.</p>
<p>Le Salon international de l’Agriculture prévu le mois prochain constituera sans aucun doute une épreuve de force pour le gouvernement, les agriculteurs et leurs syndicats, une étape déterminante avec celle des élections européennes prévues au mois de juin.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221889/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandrine Benoist ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment comprendre la colère des mouvements agricoles et sur quelles stratégies reposent-ils ?Sandrine Benoist, Enseignante-chercheuse, Université d'Orléans, IAE OrléansLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2046392023-05-24T17:31:55Z2023-05-24T17:31:55ZPropos de Macron sur la foule : une affaire de crédibilité plutôt qu’un conflit de légitimité ?<p>« L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n’a pas la légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus », a déclaré le chef de l’État <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/macron-a-sa-majorite-l-emeute-la-foule-n-ont-pas-de-legitimite-face-au-peuple-qui-s-exprime-via-ses-elus-4632547">devant les parlementaires de Renaissance</a>, mardi 21 mars.</p>
<p>Cela a provoqué nombre de réactions tant de la part des différentes <a href="https://www.lefigaro.fr/politique/les-propos-de-macron-sur-la-legitimite-democratique-de-la-foule-font-reagir-les-politiques-de-tous-bords-20230322">autorités politiques</a> et syndicales que de penseurs du politique, dans <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/21/dans-le-conflit-sur-la-reforme-des-retraites-emmanuel-macron-est-moteur-autant-que-victime-d-une-recomposition-politique-a-haut-risque_6166318_3232.html">diverses tribunes journalistiques</a>.</p>
<p>Il reste cependant quelque chose à souligner : ce qui est en cause dans les rapports de force entre gouvernants et gouvernés n’est pas affaire de légitimité mais affaire de crédibilité.</p>
<h2>Aux sources de la légitimité</h2>
<p>La légitimité, en son origine, désigne l’état de celui qui est reconnu par la loi (lex, legis), puis, dans le vocabulaire politique au XVII<sup>e</sup> siècle, l’état du souverain qui est détenteur d’un pouvoir reconnu par tous.</p>
<p>Dans un régime monarchique, ce pouvoir est hérité ; dans un régime démocratique, il est attribué. Dans ce dernier cas, on voit que la légitimité se fonde sur un principe et reconnaissance : on est légitimé par le corps social, du droit à agir ou à parler au nom d’une position et d’une finalité qui sont acceptées par la majorité. La légitimité se soutient d’une croyance collective, et elle est fondée en raison. On n’est pas légitime par soi-même, on est légitime parce qu’on est reconnu digne de représenter ce qui est instauré et reconnu par la collectivité.</p>
<p>Dans un régime démocratique, la légitimité politique est entre les mains d’un collectif, le peuple, qui, reconnaissant le droit des individus à se construire une destinée collective, s’attribue à lui-même le droit de gouverner pour son propre bien, le bien commun.</p>
<p>Cette souveraineté ne pouvant s’accomplir par la gouvernance de la totalité d’un peuple, elle se transforme en souveraineté représentative qui octroie une légitimité par mandatement, à travers l’instauration d’un système de délégation de pouvoir, les représentants issus de ce système de délégation devenant comptable de ce pouvoir devant ceux qui le leur ont attribué, une légitimité, selon le sociologue <a href="https://www.lisez.com/livre-de-poche/economie-et-societe/9782266132442">Max Weber</a>, à la fois « légale et traditionnelle », « reposant sur la croyance en la légalité des règlements » ; une légitimité évaluable, parce qu’elle est fondée sur une organisation reconnue et régie par des normes institutionnelles qui ont à la fois une valeur juridique et symbolique, comme c’est la cas de la <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur">Constitution française</a>.</p>
<p>Ainsi, le chef d’État mandaté au terme d’un processus de représentation tient sa souveraineté d’une puissance qui se trouve au-dessus de lui, qui l’a investi en cette place, le délègue et en même temps le protège. Il n’est jamais que le porte-parole d’une voix collective, l’ensemble des citoyens représentant la souveraineté populaire.</p>
<p>Il est donc en quelque sorte sous tutelle, mais il est en même temps la puissance tutélaire elle-même, car, en tant que dépositaire de celle-ci, il se voit obligé de coller à elle-même, voire à se fondre en elle. Sa légitimité se fonde, selon le rêve rousseauiste repris par la philosophe <a href="https://www.calmann-levy.fr/livre/du-mensonge-la-violence-9782702143629/">Hannah Arendt</a>, sur une « volonté commune des hommes de vivre ensemble » en construisant une loi commune.</p>
<h2>Que peut le peuple ?</h2>
<p>Mais alors, qu’en est-il du mandant, le peuple qui, par un acte de délégation de pouvoir donne le droit d’agir en son nom ? Il est porteur d’une voix collective de « demande sociale » qui s’exprime à travers sondages, manifestations et divers mouvements sociaux, et se constitue, à la fois, en donateur et bénéficiaire de sa propre quête de bien-être social. C’est là sa légitimité de peuple citoyen. Mais c’est en réagissant et en répondant à une offre politique d’idéalité sociale, ce qui fait que la relation entre l’offre politique et la demande sociale est d’ordre contractuel.</p>
<p>Un « contrat moral » qui oblige chacun des partis : le mandataire à respecter les termes du contrat, le mandant à lui faire confiance, car tout acte de délégation d’une représentation implique un acte de confiance de la part de celui qui délègue.</p>
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<p>Acte de confiance, donc, mais en même temps, acte de surveillance. Car tout mouvement de confiance exige de l’autre qu’il se porte garant du contrat et du pouvoir qui lui est remis. Ainsi le peuple citoyen est-il légitime dans son activité de surveillance, surtout lorsqu’elle est organisée comme ce fut le cas de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_sang_contamin%C3%A9">l’affaire du « sang contaminé »</a>, ce scandale d’État, qui, durant les années 1980-90, sous l’impulsion des associations des victimes et hémophiles, passa par les diverses instances judiciaires jusqu’à la Cour de justice de la République, révéla les faillites de l’État protecteur et se solda par des peines au civil et au pénal avec indemnisation des victimes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Sang contaminé : il y a 20 ans, trois ministres à la barre (Franceinfo/INA).</span></figcaption>
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<p>En démocratie, le citoyen, comme le dit le philosophe <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2801">Jacques Derrida</a> « prend le droit de tout critiquer publiquement », il dispose en quelque sorte d’un « droit de regard ». Ainsi s’instaure un rapport de forces entre pouvoir et contre-pouvoirs dans lequel se confrontent deux puissances : la puissance politique et la puissance citoyenne. Ainsi s’affrontent deux légitimités : celle, politique, qui a force de la Loi, voire de coercition, laquelle est issue de la délégation de pouvoir ; celle qui représente la force mandatrice du peuple citoyen dans son activité de surveillance, laquelle l’autorise à évaluer, critiquer, protester, revendiquer et éventuellement révoquer.</p>
<p>C’est ce que semble, ou veut, ignorer Emmanuel Macron. Il a raison de dire que « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus ». Mais il semble, ou veut, ignorer que, les mouvements sociaux qui s’élèvent contre le projet de loi sur les retraites ne constituent pas une foule. Dès lors qu’une masse d’individus s’organise à travers les organisations syndicales, elle s’institue en peuple citoyen légitime qui, dans le jeu de la souveraine populaire, reprend son droit de vigilance, en s’autorisant à interpeller le chef de l’État qu’il a mandaté, et à exiger de lui un autre mode de gouvernance.</p>
<h2>Le rôle des contre-pouvoirs</h2>
<p>Il n’y a pas de démocratie sans possibilité de contre-pouvoir. Certes l’action politique est de l’ordre du possible et l’action citoyenne de l’ordre du souhaitable. Mais dans l’antagonisme entre pouvoir et contre-pouvoir, intrinsèque au régime démocratique, chacune des parties s’oblige à entrer dans le jeu de la régulation sociale. Il y a donc ici confrontation entre deux types de légitimité.</p>
<p>Si le mouvement citoyen doit trouver son mode d’action, le chef de l’État, responsable, doit s’obliger à jouer le jeu de la régulation. Ce n’est manifestement pas la conception d’Emmanuel Macron. Les deux légitimités sont ici en face à face au nom même de la démocratie.</p>
<p>En revanche, il en va de la crédibilité de chacune des parties. La légitimité n’est pas suffisante à qui veut exercer un pouvoir. Dire qu’on a été légitimement élu ne veut pas dire que l’on soit crédible. On peut être légitimé et perdre du crédit, et, à l’inverse, un <a href="http://www.lambert-lucas.com/livre/le-discours-politique-les-masques-du-pouvoir/">leader</a> peut avoir du crédit sans qu’aucun système organisationnel ne le légitime, comme c’est le cas des <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-la_conquete_du_pouvoir_opinion_persuasion_valeur_patrick_charaudeau-9782343010854-41671.html">leaders charismatiques</a>.</p>
<p>Le représentant politique est donc condamné à réactiver en permanence sa crédibilité. C’est que la crédibilité politique ne relève pas, comme la légitimité, d’un processus de reconnaissance collective à travers une organisation sociale. Elle est au contraire attachée à la personne et construite par celle-ci à travers sa façon d’agir et de parler, et en même temps, c’est par les autres qu’elle est jugée.</p>
<h2>Se rendre crédible</h2>
<p>Une personnalité politique sera jugée crédible si l’on est en mesure de vérifier que ses façons d’être, de se comporter et de dire répondent à des conditions de sincérité, de savoir-faire, de conviction et de volonté de négociation, toutes choses sur quoi se construit son autorité. Faute de quoi, en perdant de la crédibilité, on perd sa légitimité.</p>
<p>Pour un leader politique, se vouloir crédible n’est pas simple parce que l’attribution de cette qualité dépend de la perception que les individus ont de celui-ci, et, dans le jeu politique, cette perception varie selon les groupes de population, en fonction de leur appartenance sociale, leur profession, leur position dans l’échelle économique, leur lieu d’habitation, leur mode de vie, etc.</p>
<p>Or, dans le contexte du mouvement social surgi en réaction à la loi sur les retraites, si l’organisation populaire légitime se trouve devant le problème de devoir se construire une crédibilité à travers ses modes d’action, la présentation de ses revendications et ses contre-propositions, Emmanuel Macron se trouve dans une situation où sont mis en balance deux crédibilités : celle, têtue, de sa conviction qui lui fait penser qu’il est dans le vrai, envers et contre tous ; celle, conciliante, de l’éthique de responsabilité, qui accepte le jeu démocratique du pouvoir et <a href="https://www.lisez.com/livre-de-poche/le-savant-et-le-politique/9782264031594">contre-pouvoir</a>.</p>
<p>En matière politique, dans un régime démocratique, la légitimé est un préalable de principe, mais une légitimité sans crédibilité produit toujours des effets délétères dans la relation pouvoir politique–pouvoir citoyen. La légitimité donne le droit d’agir et la crédibilité en est la justification. Mais si cette dernière vient à manquer, la première peut en arriver à être mise en cause, du moins dans son aspect symbolique, et le peuple se sentirait autorisé à renverser le pouvoir. Bien qu’Emmanuel Macron ait agi en toute légalité constitutionnelle, il met en péril sa légitimité à ne pas se montrer crédible au regard du jeu démocratique de négociation entre pouvoir et contre-pouvoir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204639/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrick Charaudeau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La crédibilité politique est attachée à la personne et construite par celle-ci à travers sa façon d’agir et de parler, et en même temps, c’est par les autres qu’elle est jugée.Patrick Charaudeau, Professeur émérite en Sciences du langage, Université Sorbonne Nord, chercheur au CERLIS (CNRS), Paris Cité, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2039552023-04-23T14:56:53Z2023-04-23T14:56:53ZCes femmes qui ont fait la révolution russe<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/522335/original/file-20230421-2957-j023pt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C6000%2C3988&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Détail du monument à Lénine installé place Kaloujskaïa à Moscou.
</span> <span class="attribution"><span class="source">YuryKara/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Si les noms qui viennent le plus spontanément à l’esprit lorsque l’on songe aux événements ayant provoqué la chute de l’empire tsariste en 1917, puis l’instauration de l’URSS, sont ceux de Lénine, Staline, Trotski, Dzerjinski et autres Boukharine, la révolution russe n’a pas simplement été une affaire d’hommes. Au XIX<sup>e</sup> siècle, des femmes avaient activement milité au sein des groupuscules révolutionnaires. Elles avaient ensuite pris part aux activités clandestines des premiers mouvements léninistes puis accompagné la mise en place de l’Union soviétique et, pour certaines (rares), occupé des postes élevés au sein du nouveau pouvoir.</em></p>
<p><em>C’est à ces femmes, certaines très célèbres, comme la compagne de Lénine, Nadejda Kroupskaïa (1863-1939), ou l’ambassadrice Alexandra Kollontaï (1872-1952), d’autres beaucoup moins, comme l’égérie du mouvement étudiant des années 1860 Maria Bogdanova (1841-1907) ou encore la socialiste-révolutionnaire Fanny Kaplan (1890-1918), passée à la postérité pour avoir tenté d’assassiner Lénine, qu’est consacré le dernier ouvrage d’Andreï Kozovoï, professeur à l’Université de Lille, <a href="https://www.lisez.com/livre-grand-format/egeries-rouges/9782262087951">« Égéries rouges, douze femmes qui ont fait la révolution russe »</a>. À travers douze portraits, dont nous vous présentons ici le premier, qui sert de prologue, l’auteur offre un point de vue original sur une période tumultueuse de l’histoire russe.</em></p>
<p>_</p>
<h2>Maria Spiridonova</h2>
<p>Camp de concentration d’Orel, matin du jeudi 11 septembre 1941. Des agents du NKVD, la police politique soviétique, escortent 157 prisonniers dans la forêt voisine de Medvedev où ils les exécutent d’une balle dans la tête. Leurs corps sont ensevelis dans une fosse commune, plus tard soigneusement camouflée. Quinze femmes figurent parmi les victimes. Certaines sont connues : Olga Kameneva, sœur de Trotski et veuve de Lev Kamenev, compagnon de Lénine fusillé après le premier <a href="https://www.geo.fr/histoire/qui-fut-juge-lors-des-proces-de-moscou-204896">procès de Moscou</a> ; Varvara Iakovleva, une tchékiste qui s’était illustrée pour sa brutalité durant la guerre civile ; et Maria Spiridonova, une « icône » de cinquante‐six ans.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=840&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=840&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=840&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/522326/original/file-20230421-3735-3etqt3.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Maria Spiridonova, date inconnue, sans doute dans les années 1900.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Spiridonova#/media/Fichier:MarijaSpiridonova.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Maria Spiridonova avait reçu son baptême de révolutionnaire en janvier 1906. Jeune membre du <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/socialistes-revolutionnaires/">parti socialiste‐révolutionnaire (SR)</a>, elle avait alors mortellement blessé Gavriil Loujenovski, un haut fonctionnaire de la goubernia (région) de Tambov, chargé de « rétablir l’ordre » dans les campagnes qui s’étaient embrasées après la <a href="https://www.cairn.info/l-empire-russe-en-revolutions--9782200624651-page-37.htm">révolution de 1905</a>.</p>
<p>La première Révolution russe du XX<sup>e</sup> siècle avait forcé le tsar Nicolas II à promulguer un Manifeste accordant les libertés les plus importantes, créant un parlement (la Douma), et abrogeant la censure dite « préalable » (en amont de la publication). Restée inachevée, cette révolution n’avait fait qu’attiser les tensions dans la société russe, tensions qui devaient emporter la monarchie en février‐mars 1917. Lors de son procès, Maria avait plaidé coupable :</p>
<blockquote>
<p>« Après avoir rencontré une mère rendue folle par le suicide de sa fille, une beauté de quinze ans qui n’avait pas supporté les « caresses » des cosaques les [troupes de Loujenovski], j’ai compris qu’aucun châtiment, aussi cruel soit‐il, ne pouvait m’empêcher d’aller au bout de mon projet. »</p>
</blockquote>
<p>Condamnée à la potence, Maria Spiridonova avait vu sa peine commuée en <em>katorga</em>, le bagne russe. Exilée au‐delà du lac Baïkal, dans la petite cité de Nertchinsk, elle en était revenue onze ans plus tard – suite à l’amnistie de la <a href="https://www.herodote.net/8_mars_1917-evenement-19170308.php">révolution de Février</a> – et avait été adulée par le public.</p>
<p>En septembre 1917, déterminée à fomenter une révolte, opposée au nouveau régime « bourgeois », son attitude intransigeante avait fait imploser les SR, donnant ainsi naissance au mouvement des SR « de gauche », ralliés aux bolcheviks, dont elle était devenue l’égérie.</p>
<p>Suite au coup d’État bolchevik du 25 octobre, Lénine avait cherché à instrumentaliser Maria Spiridonova afin de gagner des voix dans les campagnes, là où les SR étaient très populaires. Mais en été 1918, l’alliance, précaire, avait fini par se rompre. Refusant la <a href="https://www.lhistoire.fr/brest-litovsk-le-prix-de-la-paix">« paix honteuse » de Brest‐Litovsk</a> avec l’Allemagne, les SR s’étaient soulevés.</p>
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<p>Spiridonova la « sainte » était désormais traitée en « hystérique », et fut bientôt enfermée dans un asile sur ordre du patron de la Tchéka, Dzerjinski – un précédent en matière de « psychiatrie punitive » soviétique. Après des années d’errance, la révolutionnaire se retrouva exilée en Asie centrale, dans les villes de Samarkand, Tachkent et enfin à Oufa.</p>
<p>C’est là, fin 1937, que Maria fut rattrapée par la Grande Terreur. Condamnée à vingt‐cinq années de camp pour complot visant à assassiner les dirigeants, une inculpation absurde dans l’air du temps, son sort fut scellé après l’invasion allemande. Alors que la Wehrmacht approchait d’Orel – la ville sera occupée le 3 octobre –, Beria proposa à Staline d’exécuter les prisonniers politiques plutôt que d’organiser leur transfert. Staline, <a href="https://theconversation.com/70-ans-apres-la-mort-de-staline-son-spectre-hante-toujours-la-russie-199489">qui n’en était pas à son coup d’essai</a> (les charniers de masse de Kourapaty, Bykivnia, Katyn, Boutovo et Sandarmokh, entre autres, sont là pour en témoigner) s’empressa d’accepter l’idée.</p>
<p>Depuis plus d’un siècle, les historiens ne cessent de s’interroger sur l’effervescence révolutionnaire dans laquelle fut plongée la Russie en 1917‐1921. La guerre mondiale peut‐elle à elle seule expliquer le déchaînement de violence ? Quelles furent les forces à l’œuvre derrière les soubresauts qui accompagnèrent l’« enfantement d’un monde nouveau » ? Le cheminement de 1917 vers la dictature et la guerre civile était‐il inéluctable, tout comme le fut, en son temps, 178 ? Comment le régime communiste parvint‐il, envers et contre tout, à rassembler la population sous son étendard, et à manipuler l’opinion russe et internationale, pour asseoir sa légitimité ?</p>
<p>Si l’on observe ces événements comme résultant de l’action d’individus de chair et de sang, et non au travers de concepts abstraits (empire, société…), la Révolution russe nous apparaît comme le produit de forces complexes, qu’il ne faut pas réduire à l’action des « grands hommes », dirigeants et révolutionnaires, Nicolas II et Lénine. Il ne faut pas non plus voir dans la Révolution russe le produit de l’action des foules. La manifestation des ouvrières du textile du district de Vyborg, à Saint‐Pétersbourg, le 23 février 1917 (le calendrier russe de l’époque est en retard de treize jours sur le nôtre – le 23 février correspond donc au 8 mars dans le reste de l’Europe), au cours de la Journée des femmes, certes marquante, n’est certainement pas le premier domino d’une chaîne menant à l’abdication du tsar huit jours plus tard.</p>
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<p>Voilà qui nous amène au rôle des femmes dans la Révolution. Depuis longtemps déjà, les spécialistes ne les dépeignent plus en « potiches agitées » aux fins de propagande par leurs compagnons masculins, en appâts destinés à susciter l’adhésion des foules indécises aux idéaux révolutionnaires. Là aussi, il faut nuancer et se méfier de la tendance à les idéaliser, à en faire des héroïnes dépassées par les événements, à voir en elles de simples victimes du régime communiste, à passer sous silence leur part sombre, leur implication dans la vague terroriste qui submerge la Russie à la fin du XIX<sup>e</sup> et au début du XX<sup>e</sup> siècle, leur connivence avec le régime totalitaire. La dernière protagoniste de ce livre, <a href="https://www.cairn.info/memoires-de-femmes-memoire-du-peuple--9782707110220-page-123.htm">Alexandra Kollontaï</a>, sur laquelle tant d’hagiographies ont été écrites, est un cas d’école.</p>
<p>Ces bornes étant posées, cet essai n’a pas la prétention de servir de modèle ni d’épuiser les nombreuses problématiques qui surgissent d’une histoire politique, sociale et culturelle des femmes dans la Révolution russe – champ qui, depuis les années 1970, s’est considérablement épaissi dans les pays anglo‐saxons. Il doit plutôt être vu comme une esquisse, un canevas sur lequel j’ai brossé les parcours de vie de douze égéries rouges dont Maria Spiridonova constitue une figure certes extrême, mais emblématique.</p>
<p>Poussées par des sentiments altruistes – défendre les droits des femmes à l’éducation, instruire les masses paysannes –, ces égéries, qui n’ont jamais été de simples muses éthérées, se sont progressivement changées en révolutionnaires professionnelles au fil des ans, des procès et des exils sibériens. Leur détermination a ébranlé le tsarisme, permettant à des idéologies utopiques – populisme, anarchisme et communisme – d’inspirer les jeunes générations et de rayonner dans le monde entier.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Livre d’Andreï Kozovoï « Égéries rouges »" src="https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1132&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1132&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/522175/original/file-20230420-1738-2srbut.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1132&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu du livre « Égéries rouges » d’Andreï Kozovoï publié le 13 avril 2023 aux éditions Perrin.</span>
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<p>Mais en voulant faire le bonheur du peuple russe, elles ont contribué à l’avènement d’un parti‐État <a href="https://theconversation.com/entretenir-la-memoire-du-goulag-malgre-les-menaces-de-dissolution-de-memorial-par-les-autorites-russes-175257">qui a réduit ce même peuple en esclavage</a>, utilisant la cause des femmes à des fins de propagande. Certaines, comme Maria Spiridonova, ont tenté d’inverser le cours de l’histoire, en s’opposant au bolchevisme triomphant ; d’autres s’en sont accommodées, tant bien que mal, tout en conservant une indépendance en bonne partie illusoire. Sans doute, leur combat reste à bien des égards louable ; sur d’autres plans, il donne l’impression d’un terrible gâchis – des femmes ayant mis leur intelligence et leurs talents au service d’un régime criminogène. Régime qui, le plus souvent, les a bien mal remerciées pour leurs efforts en les persécutant et en réécrivant leurs vies. L’objet de ce livre est précisément de rétablir quelques vérités, aussi pénibles à entendre soient‐elles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203955/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un ouvrage récent souligne le rôle, souvent méconnu, des femmes dans l’avènement de la Russie soviétique.Andreï Kozovoï, Professeur des universités, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2027982023-03-29T18:26:25Z2023-03-29T18:26:25ZComment expliquer la forte et persistante révolte contre la réforme des retraites ?<p>La gronde ne retombe pas. Le mardi 28 mars, entre 740 000 et deux millions de personnes ont manifesté à l’occasion de la 10<sup>e</sup> journée d’action contre la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reforme-des-retraites-82342">réforme des retraites</a>. Malgré un repli de ces chiffres par rapport à la précédente journée de mobilisation, l’intersyndicale se dit toujours « déterminée après deux mois de mobilisation exemplaire » et a appelé à une <a href="https://www.leparisien.fr/economie/greve-du-28-mars-contre-la-reforme-des-retraites-sncf-ratp-ecolessuivez-en-direct-la-10e-journee-de-mobilisation-28-03-2023-I5L2RONWVJBVZM5IAHODPCYODE.php">nouvelle journée d’action le jeudi 6 avril</a>.</p>
<p>Des sociologues américains m’ont demandé de leur expliquer l’actuelle révolte des Français contre l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Une révolte qu’il leur est difficile de comprendre, eux qui peuvent travailler jusqu’à 70 ans et plus. J’ai trouvé que leur demande était une excellente occasion de prendre un peu de recul et de se demander : qu’est-ce qui est en jeu dans les considérables mouvements de foule que l’on observe actuellement en France ?</p>
<p>Ce n’est pas seulement, ni peut-être principalement les réglages très techniques des paramètres de notre système de retraite par répartition qui sont en jeu. En effet, une grande partie des Français – qu’ils soient manifestants ou non – <a href="https://www.fondapol.org/etude/les-francais-jugent-leur-systeme-de-retraite/">ne comprend pas les subtilités de ce système</a>, ni les permanents rajustements nécessaires à son équilibre financier.</p>
<p>C’est donc autre chose qui est à l’œuvre. Mais quoi ?</p>
<p>Commençons par une évidence : du point de vue individuel de chaque citoyen, l’obligation de travailler plus longtemps est une mauvaise nouvelle (sauf pour les quelques-uns qui <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/ces-seniors-qui-veulent-continuer-a-travailler-apres-lage-de-la-retraite-1901728">souhaitent continuer à travailler au-delà de l’âge « légal » de départ</a> à la retraite).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1620001522745483264"}"></div></p>
<p>Cette nouvelle « norme » a tous les aspects d’une perte d’avantage acquis. Dire que l’on passe de 62 à 64 ans, cela revient à dire : deux ans de perdu !</p>
<h2>Président ou patron ?</h2>
<p>Pour justifier cette apparente perte d’avantage acquis, le gouvernement en appelle à la science des <a href="https://www.cor-retraites.fr/node/595">modélisateurs</a>. Malheureusement, ajuster les paramètres d’un système de retraite par répartition pour qu’il soit équilibré vingt ans plus tard est une tâche scientifiquement impossible. Il y a <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/15/herve-le-bras-demographe-l-incertitude-est-au-c-ur-de-la-projection-du-conseil-d-orientation-des-retraites_6161919_3232.html">trop d’incertitudes</a> sur l’avenir, comme le soulignait le démographe Hervé Le Bras dans une interview récente au journal <em>Le Monde</em>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1625948057190760450"}"></div></p>
<p>Toute modélisation est contestable et peut être évidemment contestée, ce qui laisse le président et son gouvernement sans justification absolument convaincante, sauf à déplacer la question et à rechercher l’équilibre financier de l’État français dans son ensemble. Mais alors, c’est en « chef de l’État » qu’Emmanuel Macron se comporte, autrement dit en « patron » de l’entreprise France, au risque de ne plus être reconnu comme le président de tous les Français.</p>
<p>Or, on ne peut nier que l’État français est très endetté (<a href="https://www.lexpress.fr/economie/finances-publiques-pourquoi-le-quoi-quil-en-coute-continue-de-faire-flamber-la-dette-P7KYN33G4FC7VJM3M65OFQUNCQ/">plus de 110 % du PIB</a>), que le budget est constamment en déficit et que la balance des paiements est constamment négative faute <a href="https://www.banque-france.fr/statistiques/balance-des-paiements-et-statistiques-bancaires-internationales/la-balance-des-paiements-et-la-position-exterieure/balance-des-paiements-et-la-position-exterieure-de-la-france-donnees">d’exportations suffisantes</a>. En tant que « chef de l’État », <a href="https://theconversation.com/fr/topics/emmanuel-macron-30514">Emmanuel Macron</a> peut donc souhaiter que les Français travaillent plus longtemps, et affirmer qu’il impose cet allongement de la durée légale du travail dans « <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-03-23/reforme-des-retraites/macron-persiste-et-signe.php">l’intérêt général</a> », et pour assurer la continuité de l’État providence.</p>
<p>Le problème est que, ce faisant, sa conduite se confond avec celle des « patrons » qui ont fait l’objet de nos <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/portrait_de_l_homme_d_affaires_en_predateur-9782707150745">travaux</a> de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/sociologie-21532">sociologie</a>. Même en se présentant comme un patron social, il entre alors inévitablement en opposition frontale avec des organisations syndicales, dont les adhérents sont principalement des salariés de la fonction publique et des entreprises publiques.</p>
<p>C’est ici que se noue le nœud gordien. Un président de la V<sup>e</sup> République ne peut être un « patron », car il est supposé protéger les Français contre les excès du capitalisme. Dans une perspective anthropologique de longue durée, il faut plutôt le comparer à un roi de l’Ancien Régime, car la population attend de lui qu’il protège, et prenne personnellement en charge tous les problèmes. S’il n’y parvient pas, il est détesté et devient l’ennemi du peuple. L’image des « <a href="https://www.cairn.info/les-deux-corps-du-roi--9782072878091.htm">deux corps du roi</a> », théorisée par l’historien allemand naturalisé américain Ernst Kantorowicz en 1957. Le politologue Loïc Blondiaux a <a href="https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1989_num_2_6_2102">décrit</a> cette image ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Le roi posséderait deux corps, l’un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; l’autre surnaturel, immortel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais et incarnant le royaume tout entier ».</p>
</blockquote>
<h2>Une morale sociale toujours vivace et opérante</h2>
<p>Pendant la Révolution française, les royalistes étaient considérés comme des traîtres à la nation, des êtres nuisibles qu’il fallait éliminer. Pour être une personne de bonne moralité, il fallait se mobiliser et soutenir « la nation en armes ». Cette vision dualiste de la morale a été renforcée au XIX<sup>e</sup> siècle par la philosophie marxiste qui postule qu’il est moral d’être avec et pour la « classe ouvrière », et immoral de se ranger au côté des puissants, des nantis, des élites, des bourgeois.</p>
<p>Un élément complémentaire de cette morale traditionnelle française, sans doute en lien avec notre tradition catholique, consiste à rejeter, a priori, tout argument d’inspiration économique, toute question d’argent. Encore aujourd’hui, beaucoup de Français sont convaincus que les visions économiques du monde sont la <a href="https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/france/le-capitalisme-a-toujours-une-mauvaise-image-en-france_AN-202112020015.html">source de tous les maux</a>. Ils parlent volontiers de <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/l-horreur-economique-9782213597195">« l’horreur économique »</a> pour reprendre le titre d’un célèbre livre écrit par l’essayiste Vivianne Forester.</p>
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<p>Pour être moral, selon une majorité de Français, il faut donc être pour le peuple, indifférent aux questions d’argent et éviter les raisonnements économiques, les calculs. Mais ce n’est pas encore assez. Être une personne morale, c’est aussi être une personne qui s’indigne, qui proteste, qui manifeste contre les puissants. Soutenir les institutions et leurs dirigeants est plutôt un signe de soumission, une faiblesse.</p>
<p>La grandeur est dans l’indignation, comme l’a bien dit le titre du best-seller du résistant Stéphane Hessel publié en 2011 <a href="https://indigene-editions.fr/indignez-vous-stephane-hessel/">« : Indignez-vous ! »</a>. Dans ces conditions, avancer des arguments démographiques et économiques en faveur d’une gestion prudente des finances publiques, c’est « trahir la bonne cause ».</p>
<p>On comprend aisément que l’âge légal de départ à la retraite ne soit plus la question principale en ce mois de mars 2023. Un glissement s’est opéré vers une nouvelle question : l’incapacité du Président de la République à se comporter en roi débonnaire capable de protéger les citoyens contre des <a href="https://www.leparisien.fr/economie/retraites/retraites-macron-invoque-des-risques-financiers-trop-grands-pour-justifier-le-493-16-03-2023-HDSKQGVEDRCLFMXSR5PESXJ2PE.php">« risques financiers trop grands »</a>, pour reprendre sa formule, pour justifier le recours au 49.3.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1636384512094662660"}"></div></p>
<p>Ce qui est en jeu, c’est sa capacité à se comporter en « roi nourricier », à assurer le bien être de son peuple et à lui promettre qu’il en sera toujours ainsi. Une conception traditionnelle de la morale est à l’œuvre. Elle s’exprime par des manifestations, une liesse populaire, un désordre. Il devient moralement obligatoire de participer à ce désordre pour être un « bon citoyen ».</p>
<h2>Et si on abolissait l’âge « légal » ?</h2>
<p>Il y a peut-être une solution pour réconcilier la logique économique et la morale sociale traditionnelle des Français : au lieu de fixer un âge légal de départ à la retraite, il faut au contraire abolir solennellement l’âge « légal ». L’État doit cesser d’être arrogant et d’imposer sa loi.</p>
<p>Bien que je ne sois pas un spécialiste de l’économie des systèmes de retraite, il me semble que cette proposition n’est pas impraticable. C’est ce que suggère, par exemple, Peter A. Diamond en 2006 dans la <em>Revue française d’économie</em>. Dans son <a href="https://doi.org/10.3406/rfeco.2006.1583">article</a> académique, l’économiste américain souligne que :</p>
<blockquote>
<p>« Certains travailleurs aiment leur travail et voudraient continuer leur activité au-delà de ce que certains considèrent comme l’âge normal de départ à la retraite. D’autres n’aiment plus leur travail (ou ne l’ont jamais aimé), et sont pressés d’arrêter leur activité dès qu’ils peuvent bénéficier d’une retraite décente. Un bon système de retraite ne devrait pas encourager le premier groupe à quitter le marché du travail au même âge que le second groupe. Cette opinion est largement, voire unanimement partagée par les économistes ».</p>
</blockquote>
<p>Ce même auteur ajoute à propos du système de retraite par répartition français (qu’il compare au système suédois) :</p>
<blockquote>
<p>« Nous pensons que les systèmes de retraite seraient mieux compris si l’on abandonnait le concept d’âge “normal” de départ à la retraite. On devrait plutôt parler de l’âge minimum de liquidation des droits, et d’ajustement des prestations en cas de départ au-delà de cet âge ».</p>
</blockquote>
<p>Il resterait alors aux caisses de retraite à fournir chaque année, une information précise et fiable sur le montant de la pension à laquelle chacun pourrait prétendre, s’il partait à 60, 65 ou même 70 ans, ce qui devrait permettre au citoyen de faire son choix, entre un peu plus de temps à la retraite ou bien un peu plus de revenus pendant cette période.</p>
<p>Cette solution de libre choix des personnes reste applicable, quel que soit l’état du système de calcul du montant des prestations. Cependant, il est évident que si ce système est trop inégalitaire, les plus bas salaires n’auront d’autre choix que d’essayer de travailler le plus longtemps possible pour bénéficier d’une retraite à la hauteur de leurs espérances. Il restera donc aux politiques, aux syndicalistes et aux gestionnaires à s’attaquer au vrai problème : les criantes <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2005-2-page-73.htm">injustices entre métiers, professions et statuts</a>. Un sujet important qui justifiera sans nul doute encore bien des débats.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202798/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Face à la mobilisation, le président de la République Emmanuel Macron adopte une posture de « patron d’entreprise » qui ne correspond pas aux attentes des Français.Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2002112023-03-08T19:05:16Z2023-03-08T19:05:16ZCe que les grèves britanniques ont d’historique<p>Une grève « inédite » et « historique » : c’est en ces termes que la <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/greve-historique-au-royaume-uni-20230131">presse</a> francophone qualifie volontiers le mouvement social que connaît le Royaume-Uni depuis l’été 2022, marqué par une mobilisation massive de nombreux corps de métier autour des problématiques de la baisse du pouvoir d’achat, de la fragilisation des statuts socio-professionnels et, indirectement, de la qualité des services publics.</p>
<p>Qu’en est-il en réalité ? En quoi le mouvement actuel se distingue-t-il des grandes grèves ayant marqué l’histoire sociale britannique de ces cinquante dernières années ? Les participants sont-ils plus nombreux, et viennent-ils d’autres milieux que précédemment ? Quelques éléments de réponse.</p>
<h2>Quantifier les grèves : ce qui se compte</h2>
<p>Pour mesurer l’ampleur d’un mouvement de grèves, les <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2009-2-page-51.htm">analystes se sont dotés d’un outil quantitatif</a> : le nombre de journées de travail perdues. Cet indicateur, qui privilégie une approche comptable, peut surprendre ou sembler désincarné, voire déshumanisant pour les grévistes, mais il est en fait assez fidèle à l’esprit des travaux de Marx.</p>
<p>Chez le penseur de la lutte des classes, le temps de travail est une variable fondamentale (voir par exemple le <a href="https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-1.htm">Chapitre X</a> du <em>Capital</em> sur la journée de travail). C’est la durée du travail imposée aux ouvriers qui détermine le profit que peuvent réaliser leurs employeurs. Quand le temps de travail tombe à zéro un jour de grève, le profit aussi.</p>
<p>Cet indicateur n’est donc pas aussi abstrait qu’il y paraît, et rend compte assez fidèlement des rapports de force entre travailleurs et employeurs. Il présente également l’avantage de permettre des comparaisons entre différents pays ou différentes époques.</p>
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<p>Au Royaume-Uni, le <a href="https://books.openedition.org/pus/4523?lang=fr">record fut atteint en 1926</a>, avec plus de 162 millions de journées perdues lors d’une grève générale menée par les mineurs, dont les conditions de travail et de rémunération étaient menacées, et soutenue par d’autres secteurs. Des pics de contestation sociale sont ensuite enregistrés en <a href="https://okina.univ-angers.fr/publications/ua3057/1/la_guerre_est_declaree2.pdf">1972</a>, <a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1683">1979</a> et en <a href="https://www.history.ox.ac.uk/miners-strike-1984-5-oral-history">1984</a> : ces années-là, celles de la mise en œuvre de politiques de plus en plus libérales par les premiers ministres Edward Heath (1970-1974) et Margaret Thatcher (1979-1990), le total de journées de grève a été compris entre 20 et 30 millions.</p>
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<p>Après 1985, qui fut <a href="https://www.lesechos.fr/2018/07/1984-1985-la-dame-de-fer-contre-les-hommes-du-charbon-1120320">l’année de la défaite des mineurs après une grève de plusieurs mois</a>, les chiffres baissent tout en restant substantiels, puis s’effondrent au début des années 1990 : ils ne dépassent plus alors le million qu’en quelques occasions. Derrière cette baisse de la conflictualité sociale se cache le <a href="https://www.syllepse.net/ici-notre-defaite-a-commence-_r_46_i_680.html">traumatisme de la défaite de 1985</a> et le <a href="https://tribunemag.co.uk/2020/06/blairs-trade-union-reform-at-20">développement continu de la législation anti-syndicale</a>, tant sous le conservateur John Major que sous son successeur travailliste (et très centriste) Tony Blair.</p>
<p>La dynamique de la grève, sur le temps long, va donc decrescendo. Mais si l’on observe les chiffres les plus récents, on constate que les derniers mois vont à l’encontre de cette pente historique : sur le deuxième semestre de 2022, le pays totalise <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/royaume-uni-le-chomage-reste-stable-en-decembre-dans-une-economie-qui-stagne-20230214">plus de 2,3 millions de journées de travail perdues</a>, avec une tendance à la hausse de mois en mois, qui ne s’est d’ailleurs pas démentie en ce début 2023. De tels chiffres n’avaient plus été atteints depuis 1989.</p>
<p>Le conflit actuel est donc d’ores et déjà, selon cette métrique, le plus important des trente dernières années, soit une génération. Quantitativement, c’est incontestable : la vague de grèves actuelle est bel et bien historique.</p>
<h2>Qualifier les grèves : ce qui se voit</h2>
<p>Mais compter les jours de grève ne suffit pas à saisir la spécificité d’un mouvement syndical ; il faut aussi déterminer, qualitativement, quels secteurs y sont impliqués.</p>
<p>En juin 2022, les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/23/deuxieme-grand-jour-de-greve-des-cheminots-britanniques_6131720_3210.html">cheminots britanniques</a> sont parmi les premiers à recourir à la grève pour faire entendre leurs revendications salariales. Après eux viennent d’autres travailleurs des services d’intérêt collectifs – terme que l’on préfère à celui de « services publics » au Royaume-Uni, car il permet de désigner aussi ceux d’entre eux qui ont été privatisés, <a href="https://www.cairn.info/revue-chronique-internationale-de-l-ires-2020-1-page-30.htm">dont le rail fait justement partie</a>.</p>
<p>Les chauffeurs de bus, mais aussi les facteurs se mettent en grève, également sur la question des salaires, à laquelle s’ajoute pour ces derniers la question de « l’uberisation » de leur métier, rendue possible par la <a href="https://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20130711trib000775231/la-privatisation-de-royal-mail-ne-passe-pas-comme-une-lettre-a-la-poste.html">privatisation de la <em>Royal Mail</em> en 2013</a>.</p>
<p>Plus tard dans l’année 2022, ces bastions syndicaux sont imités par d’autres secteurs moins familiers de l’action collective : dans la santé (infirmiers, ambulanciers et internes), dans l’éducation (enseignants, universitaires, directeurs d’école), mais aussi pompiers, personnel du contrôle aux frontières dans les aéroports, examinateurs du permis de conduire. Tous se mobilisent sur la question salariale, avec des inflexions particulières selon les secteurs.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1620788864871956480"}"></div></p>
<p>Mais, et c’est là l’une des spécificités du mouvement actuel, les employés des services d’intérêt collectif ne sont pas les seuls à prendre part à ce mouvement. Dans le secteur privé aussi, où les syndicats sont beaucoup moins présents (<a href="https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/1077904/Trade_Union_Membership_UK_1995-2021_statistical_bulletin.pdf">12,8 % de syndiqués en 2021, contre 50,1 % dans le secteur public</a>), les conflits salariaux se sont multipliés au cours des derniers mois.</p>
<p>On peut ainsi citer les dockers (ceux de Liverpool ont obtenu des augmentations <a href="https://www.unitetheunion.org/news-events/news/2022/november/liverpool-dockers-celebrate-major-victory-after-unite-secures-pay-deal-worth-between-143-and-185/">allant de 14,3 % à 18,5 %</a>), ou encore les <a href="https://www.theguardian.com/business/2022/aug/10/ineos-grangemouth-oil-refinery-pay-dispute-strikes-inflation">employés de la pétrochimie</a> et ceux <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/greve-inedite-des-employes-damazon-au-royaume-uni-1900572">d’Amazon</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Des manifestantes demandent la revalorisation des salaires dans le secteur de la santé à Londres le 20 décembre 2022.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/london-uk-december-20th-2022-england-2240025823">Brian Minkoff/Shutterstock</a></span>
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<p>Il faut noter encore que les femmes sont en première ligne des grèves britanniques d’aujourd’hui. Elles représentent <a href="https://www.tuc.org.uk/EqualityAudit2022?page=2=">plus de la moitié</a> des personnes syndiquées, sont très largement majoritaires dans certains secteurs mobilisés (<a href="https://www.counterfire.org/article/a-womens-strike-wave-weekly-briefing/">infirmières et enseignantes notamment</a>) et deux des principaux syndicats, <em>Unite</em> dans le privé et <em>Unison</em> dans le public, sont <a href="https://www.theguardian.com/politics/2022/dec/02/who-female-union-leaders-uk-strike-action">menés par des femmes</a>. Cette féminisation du mouvement social répond à celle du marché du travail, et vient renouveler un mouvement syndical longtemps dominé par les hommes et le secteur manufacturier.</p>
<p>Femmes et hommes en grève sont engagés dans des bras de fer salariaux avec leurs patrons : chaque conflit est indépendant et peut aboutir ou échouer. Si des journées de grèves et d’actions coordonnées entre syndicats et entre secteurs sont organisées, comme le <a href="https://www.tf1info.fr/international/ecoles-trains-administration-journee-de-greve-inedite-au-royaume-uni-ce-mercredi-1er-fevrier-pour-de-meilleurs-salaires-2246742.html">1er février 2023</a>, les grévistes ne défilent par derrière un mot d’ordre commun, comme le retrait de la réforme des retraites en France.</p>
<p>Il n’en reste pas moins que leurs revendications résonnent les unes avec les autres, et que la victoire ou la présence en manifestation d’un secteur donne confiance aux autres. Cette multiplication des secteurs, ces résonances et ces ébauches de coordination font donc de ces grèves un mouvement sinon inter-, du moins pluri-, ou multiprofessionnel. En cela, on retrouve ici une dynamique de construction d’alliances qui évoque, sans l’égaler pour le moment, le soutien aux mineurs en grève par le reste du mouvement social dans les années 1980.</p>
<h2>Décrypter le mouvement : ce qui ne se voit pas</h2>
<p>En plus d’être important par le nombre et la diversité des grévistes, ce mouvement a deux caractéristiques moins tangibles, mais qui font aussi sa spécificité.</p>
<p>La vague de grèves actuelle est la première de cette ampleur depuis le déploiement progressif et continu d’une sévère législation anti-syndicale au cours des quatre dernières décennies. Sans rentrer ici dans les détails (on se référera aux travaux de <a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1148">Marc Lenormand</a> sur ce sujet), entreprendre une grève au Royaume-Uni aujourd’hui relève en soi d’un tour de force.</p>
<p>Les syndicats sont tenus, pour organiser une grève, de consulter leurs adhérents par voie postale, avec des conditions strictes de participation, et ne peuvent le faire qu’au sujet d’un conflit actuel et circonscrit à la question du salaire ou des conditions de travail. Le volet le plus récent de cet arsenal législatif, le projet de loi <em>Strikes (Minimum Services Levels) Bill 2023</em> est <a href="https://www.gov.uk/government/publications/strikes-minimum-services-levels-bill-2023">actuellement en discussion au Parlement</a>. La loi permettra des réquisitions de grévistes dans six secteurs jugés essentiels (santé, pompiers, éducation, transport, contrôle aux frontières et nucléaire) pour qu’un <a href="https://www.lefigaro.fr/social/royaume-uni-le-gouvernement-conservateur-va-instaurer-un-service-minimum-lors-des-greves-20230105">service minimum</a> soit assuré, sous peine de licenciement en cas de refus. Le degré de colère et de détermination des grévistes britanniques se mesure donc aussi à la hauteur des embûches qui se dressent sur leur chemin. Les 2,3 millions de journées de grève se sont déroulées dans un contexte particulièrement difficile.</p>
<p>Enfin, ce contexte invite aussi à ne pas réduire le mouvement à l’expression de ses revendications officielles. Formuler leurs revendications en termes salariaux est une nécessité légale pour les syndicats britanniques, ce qui explique que la <a href="https://national-education-union.boast.io/w/da9f499c-89e6-43d7-a62f-458c69bed8fb">banderole</a> officielle de la <em>National Union of Education</em> réclame des hausses de salaire (<em>Pay Up !</em>) mais que la myriade de pancartes faites à la main qui l’entourent en manifestation témoigne de revendications beaucoup plus variées.</p>
<p>La question des salaires est en soi un motif de colère dans un pays où l’inflation est si haute et les salaires si bas que le pouvoir d’achat est en chute libre (<a href="https://www.mirror.co.uk/news/politics/teachers-hit-5-real-terms-28927626">-13 % sur dix ans pour la majorité des enseignants</a>).</p>
<p>Mais les grévistes réclament aussi, selon les cas, de meilleurs statuts, de meilleurs horaires, et surtout, de meilleures conditions d’accueil des usagers dans les services publics, donc des embauches massives, notamment dans l’éducation et la santé. En cela, ces grèves ont aussi des résonances avec la situation française, où le mouvement contre la réforme des retraites porte aussi implicitement sur le modèle social du pays. La simultanéité de ces deux mouvements, où les syndicats sont en pointe, est aussi une spécificité de la conjoncture actuelle. S’il est trop tôt pour dire si celle-ci est historique à l’échelle de l’espace transmanche, il ne fait pas de doute que les grèves britanniques actuelles, par leur ampleur, leur diversité et leur portée, sont un moment d’histoire singulier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200211/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Clémence Fourton est membre de l'Union syndicale Solidaires. </span></em></p>Le Royaume-Uni connaît depuis des mois un mouvement social de grande ampleur, sans précédent depuis les grèves des mineurs des années 1970 et 1980.Clémence Fourton, Maîtresse de conférences en études anglophones, Sciences Po LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2012142023-03-06T19:31:20Z2023-03-06T19:31:20ZComment les manifestants sont-ils comptés ?<p>« La manifestation contre la réforme des retraites mardi 31 janvier a rassemblé 2,8 millions de personnes en France, d’après la CGT, qui a également évoqué 500 000 personnes dans le cortège parisien. La police a estimé à 1,2 million le nombre de manifestants dans le pays et 87 000 dans la capitale. Le cabinet indépendant Occurrence n’en a lui dénombré que 55 000 dans les rues de Paris », comme l’a rapporté <a href="https://www.la-croix.com/France/Reforme-retraites-2023-28-millions-manifestants-selon-CGT-prochaines-mobilisations-7-11-fevrier-2023-01-31-1201253174">« La Croix »</a>.</p>
<p>Le conflit social de ce début 2023 donne lieu aux habituelles polémiques sur le comptage des manifestants. Les médias ont pris l’habitude de présenter deux chiffres très éloignés, en miroir, sans plus de commentaire : beaucoup semblent penser vaguement que « la vérité est entre les deux ». Est-il si difficile, dans un pays développé, au début du XXI<sup>e</sup> siècle, de déterminer approximativement combien de personnes ont participé à une manifestation déclarée, prévue et autorisée ?</p>
<h2>Pour la police, le compte est bon</h2>
<p>Tout le monde ne se résigne pas à cette situation. En 2014, une <a href="https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/manifestations-une-commission-pour-ameliorer-le-comptage_45265.html">commission d’étude</a> sur le comptage des manifestants a été mise en place par le Préfet de police de Paris. Elle était constituée par Dominique Schnapper, ancienne membre du Conseil constitutionnel, Pierre Muller, ancien inspecteur général de l’Insee, et Daniel Gaxie, professeur de science politique à Paris.</p>
<p>Ces trois personnalités ont remis leur <a href="https://www.actuel-ce.fr/sites/default/files/article-files/ce/rapportmanifestations31mars15.pdf">rapport</a> en avril 2015. Pour l’essentiel, ce rapport validait les méthodes de comptage de la préfecture de police. La presse nationale y a très largement fait écho à l’époque, et aucune voix ne s’est élevée pour contester cette conclusion. <a href="https://www.liberation.fr/futurs/2015/04/13/et-les-meilleurs-en-comptage-de-manifestants-sont-les-policiers_1240327/"><em>Libération</em></a> a même titré « Et les meilleurs en comptage de manifestants sont… les policiers ». Une expérience menée par des journalistes de <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/121010/paris-mediapart-compte-le-chiffre-qui-fache">Mediapart</a> avait d’ailleurs conclu dans le même sens quelques années auparavant.</p>
<p>Après ce rapport, on aurait pu espérer un changement. Il n’en a rien été, ni en 2016 (manifestations contre la loi Travail), ni en 2017 (rassemblements à l’occasion de l’élection présidentielle). De nouveau, un effort a été entrepris. Fin 2017, un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges, indépendamment du travail du ministère de l’Intérieur et des comptages des syndicats. Cinq ans après, <a href="https://www.acrimed.org/Occurrence-le-fiasco-du-comptage-independant-des">cette tentative d’arbitrage a fait long feu</a> : les syndicats et les partis de gauche récusent les estimations d’Occurrence, les jugeant trop proches de celles du ministère de l’Intérieur. Retour à la case départ.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/MAjgoB5tVE4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges.</span></figcaption>
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<h2>Pourquoi cette impasse du comptage ?</h2>
<p>S’agit-il d’un désaccord sur la définition de l’objet à mesurer ? On le sait, tout travail statistique sérieux suppose un effort de définition ; et l’objet « manifestation » n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Les défilés peuvent avoir plusieurs parcours ; certains manifestants peuvent n’en réaliser qu’une partie ou la manifestation peut s’étirer dans le temps.</p>
<p>Mais tout cela ne peut avoir qu’une influence limitée. Délimitée dans le temps et dans l’espace, caractérisée par une intention commune claire des participants, la manifestation classique est un « objet social » bien plus simple que beaucoup d’autres : bien plus simple, par exemple, que les démonstrations des « gilets jaunes » en 2018-2019. Pour définir une manifestation classique, un petit nombre de caractéristiques suffisent, et peuvent faire l’objet d’un accord rapide.</p>
<p>S’agit-il, alors, d’incertitudes dues aux méthodes de mesure ?</p>
<h2>Un problème de méthode ?</h2>
<p>Les méthodes de la préfecture de police de Paris n’ont rien de moderne : selon le rapport de la commission Schnapper, ce sont des fonctionnaires de police, placés en hauteur dans plusieurs locaux en bordure du parcours des cortèges, qui comptent « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation. Ce travail est recommencé quelques jours après, en bureau, en visionnant des vidéos de l’évènement. Les différents comptages sont confrontés, et une estimation finale est produite et diffusée à la presse.</p>
<p>On connaît très peu les méthodes des syndicats : « nous n’avons pas pour habitude de communiquer sur nos méthodes de comptage » a déclaré par exemple un porte-parole de la CGT au <a href="https://www.letelegramme.fr/economie/retraites/comment-se-deroule-le-comptage-des-manifestants-et-pourquoi-est-il-si-controverse-31-01-2023-13270046.php">Télégramme de Brest</a> après la manifestation du 31 janvier, et <a href="https://www.dailymotion.com/video/x3dp9jo">ce syndicat a refusé d’être entendu par la commission Schnapper en 2014</a>. <a href="https://www.lavoixdunord.fr/1286120/article/2023-02-01/comptage-des-manifestants-comment-expliquer-les-differentes-estimations">D’autres sources au sein des syndicats</a> affirment que des comptages sont réalisés à partir des moyens de transports – trains et bus – réservés pour amener les groupes de manifestants sur place. Les syndicats font aussi appel à des compteurs qui se placent à des points de passage précis du cortège. Chaque union départementale effectue un comptage et fait ensuite remonter les chiffres au siège national. Mais comment sont prises en compte les données sur les cars ? Comment sont éliminés les double-comptes ? Et surtout, comment un comptage « depuis le sol » peut-il s’appliquer à une foule nombreuse dans une avenue de Paris ?</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Manifestation pour la défense des retraites du 31 janvier 2023" src="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La méthode de comptage la plus répandue est simple : se placer en bordure du parcours des cortèges et compter « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/52660732717/in/album-72177720305356181/">Jeanne Menjoulet</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>Quant au <a href="http://occurrence.fr/comptage-des-manifestants/">cabinet Occurrence</a>, il a recours à des outils plus modernes de traitement des enregistrements vidéo des cortèges, impliquant un logiciel d’intelligence artificielle ; le principe reste de dénombrer les franchissements de lignes virtuelles dessinées sur le parcours du cortège.</p>
<p>Toutes les méthodes ont certainement leurs qualités et leurs défauts. Pour les apprécier, il faudrait les confronter en détail sur des cas précis, avec la collaboration de toutes les parties. Faute de quoi, on ne peut juger que d’après les résultats et noter que les résultats de l’administration et ceux des bureaux d’étude sont en général proches. Déjà relevée par la commission Schnapper, cette proximité a été confirmée lors de la mise en place de la convention entre le consortium de médias et Occurence en 2017. <a href="http://occurrence.fr/comptage-des-manifestants/">Le 16 novembre 2017</a> a eu lieu une manifestation « contre la politique libérale d’Emmanuel Macron ». Le cabinet Occurrence a alors dénombré 8 250 manifestants. Pour valider cette estimation, cette manifestation a été intégralement filmée par BFM TV puis comptée manuellement, manifestant par manifestant, par 4 équipes séparément : Occurrence, Europe 1, TF1 et <em>Le Monde</em>. Ces recomptages ont validé la méthode de comptage puisqu’ils étaient proches de celui d’Occurrence. Ce jour-là, la police avait dénombré 8 000 manifestants, alors que la CGT en annonçait 40 000.</p>
<h2>Une question de bonne foi ?</h2>
<p>Qu’il s’agisse des conventions de définition, ou des méthodes de dénombrement, rien n’indique qu’une divergence technique puisse expliquer des écarts aussi grands que ceux qui nous sont présentés. Alors, de quoi s’agit-il ?</p>
<p>Revenons aux conditions fondamentales de l’observation. Si l’on veut qu’une observation partagée puisse advenir, il faut que deux conditions soient remplies :</p>
<ul>
<li><p>Il faut admettre l’existence d’une « vérité » indépendante de la volonté des acteurs ;</p></li>
<li><p>Il faut chercher à s’en approcher « de bonne foi » en mettant de côté toute considération politique ou militante.</p></li>
</ul>
<p>Si ces deux conditions sont remplies, les techniciens de la statistique peuvent se mettre au travail ; et alors ils parviennent en général rapidement à se mettre d’accord, au moins sur les ordres de grandeur.</p>
<p>Quand on s’intéresse aux manifestations, ces deux conditions ne sont pas remplies. On ne peut évidemment pas garantir que la plus entière bonne foi règne du côté de l’administration et des bureaux d’études ; mais on doit exprimer des doutes sur celle des syndicats et des voix qui les soutiennent dans cette polémique. Ces derniers critiquent souvent les méthodes du camp opposé, en n’hésitant pas à discréditer les observateurs qui n’arrivent pas aux mêmes résultats qu’eux, en <a href="https://linsoumission.fr/2022/10/17/comptage-cabinet-occurrence/">invoquant leurs appartenances politiques</a>) ou idéologiques, réelles ou supposées mais ne communiquent pas les leurs d’une manière suffisamment détaillée pour en permettre la critique.</p>
<p>En statistique, la confiance se construit par la publicité des définitions et des méthodes, et par le travail en commun des techniciens. Tant que cela manquera dans le domaine du comptage des manifestants, les conflits de chiffres persisteront.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201214/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-François Royer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les manifestations contre la réforme des retraites de ce début 2023 donnent lieu aux habituelles polémiques sur le comptage des manifestants.Jean-François Royer, Statisticien, Société Française de Statistique (SFdS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2003912023-03-01T19:56:03Z2023-03-01T19:56:03ZQuatre ans après la Révolution du sourire, où en est la jeunesse algérienne ?<p><a href="https://www.cairn.info/hirak-en-algerie--9782358721929.htm">Le Hirak</a>, terme qui signifie en arabe tout simplement « mouvement », est né en février 2019, quand à travers des manifestations régulières, d’une ampleur inédite dans le pays, les Algériens ont massivement rejeté l’idée d’un cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, en poste depuis 1999 et pratiquement grabataire. </p>
<p>Ce mouvement résilient, novateur, non violent et innovant, largement porté par les jeunes, <a href="https://theconversation.com/algerie-quand-les-millennials-defont-le-trauma-avec-humour-et-imagination-113377">usant de slogans humoristiques incisifs</a>, ce qui lui a valu d’être surnommé <a href="https://theconversation.com/algerie-la-revolution-du-sourire-pacifique-persiste-et-signe-157615">« Révolution du sourire »</a>, a obtenu gain de cause puisque Bouteflika a <a href="https://www.europe1.fr/international/bouteflika-renonce-a-un-cinquieme-mandat-cest-un-moment-historique-pour-lalgerie-3872081">renoncé à son projet</a> et s’est retiré de la vie politique, avant de décéder en 2021.</p>
<p>Les protestataires n’ont pas souhaité s’arrêter là. Au-delà du seul cas de Bouteflika, ils aspiraient à une profonde démocratisation de l’Algérie et à un changement de génération à la tête du pays, exigence exprimée par le slogan <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Yetnahaw_Ga%C3%A2_!">« Yetnahaw ga3, qu’ils dégagent tous »</a>.</p>
<p>Le mouvement a donc continué même après le départ de « Boutef » et l’élection en décembre 2019 d’un cacique du régime, <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/Algerie-Abdelmadjid-Tebboune-elu-president-huees-2019-12-13-1201066362">Abdelmadjid Tebboune</a>, alors âgé de 74 ans. En dépit de la répression et de l’épidémie de Covid, qui a permis au pouvoir de justifier l’interdiction des grands rassemblements, le Hirak est toujours vivant aujourd’hui, mais sous une forme différente de celle qui était la sienne à l’origine : les <a href="https://fr.hespress.com/302992-algerie-hirak-quatre-bougies-et-peu-de-dents-contre-la-tyrannie.html">rues algériennes sont restées vides</a> en ce quatrième anniversaire.</p>
<h2>L’évolution du Hirak</h2>
<p>Début 2020, les mesures visant à endiguer la pandémie ont contraint les manifestants à <a href="https://www.algerie-eco.com/2020/03/16/coronavirus-les-appels-a-une-treve-du-hirak-se-multiplient/">observer une trêve dans la rue</a>. Le Hirak a alors mué en une sorte de « e-Révolution », l’essentiel de la contestation se déployant désormais en ligne.</p>
<p>Mais le pouvoir n’a pas tardé à réagir, se dotant de différents textes de loi permettant d’interpeller des individus <a href="https://rsf.org/fr/projet-de-loi-anti-fake-news-en-alg%C3%A9rie-comment-museler-un-peu-plus-la-libert%C3%A9-de-la-presse">pour des propos tenus sur les réseaux sociaux</a>. Plus généralement, selon le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), des <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2022/02/21/algerie-trois-ans-apres-le-debut-du-mouvement-du-hirak-la-repression-se-durcit">centaines de personnes ont été inquiétées depuis le début du Hirak</a> : hommes, femmes, figures connues et inconnues, journalistes, personnel politique, étudiants, chômeurs, salariés, chefs d’entreprise…</p>
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<p>Dès lors, devant ce risque diffus, une autocensure s’est instaurée. Le mur de la peur semble être de nouveau retombé sur les aspirations de la jeunesse algérienne. Celle-ci avait initié un mode de protestation qui a su, un temps, déstabiliser l’exécutif par la combinaison d’une projection vers le futur (codes du digital, culture de consommation globale, mixité, chanson et danse) et du maintien d’une filiation historique avec la guerre d’indépendance algérienne, puisque les manifestants réclamaient que ses idéaux s’appliquent.</p>
<p>La reprise des marches en février 2021, avant leur nouvelle interdiction en juin 2021, s’est faite selon des modalités moins festives. L’été 2021, marqué par une <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/07/29/en-algerie-le-systeme-de-sante-est-submerge-par-le-variant-delta_6089865_3212.html">nouvelle flambée de Covid</a>, ainsi que par des incendies meurtriers qui ont suscité un <a href="https://theconversation.com/a-lepreuve-du-feu-et-de-la-pandemie-un-regain-de-solidarite-nationale-en-algerie-166119">regain de solidarité nationale</a>, a contribué au retour en force non pas des marches en tant que telles, mais de l’idée du Hirak.</p>
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<p>Un drame dans le drame a marqué une partie de la jeunesse hirakiste : le <a href="https://www.algerie360.com/victimes-des-incendies-florilege-dhommages-artistiques/">lynchage à mort de Djamal Bensmail</a>, artiste venu prêter main-forte aux personnes luttant contre les incendies en Kabylie, dont la personnalité condensait les valeurs défendues par le Hirak.</p>
<h2>Des champs d’expression plus restreints</h2>
<p>La fin de l’année 2022 voit la mise sous scellés de Radio M et du site associé, Maghreb Emergent, l’un des derniers médias en ligne dont l’image était associée au Hirak, et <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1323137/ihsane-el-kadi-icone-de-la-presse-libre-en-algerie.html">l’incarcération de leur fondateur et directeur, le journaliste Ihsane El Kadi</a>.</p>
<p>L’ONG internationale Reporters sans Frontières <a href="https://rsf.org/fr/rsf-saisit-l-onu-apr%C3%A8s-l-incarc%C3%A9ration-d-ihsane-el-kadi-en-alg%C3%A9rie">saisit l’ONU</a> et publie une lettre ouverte signée de 16 patrons de rédactions de 14 pays, dont Dmitri Mouratov, prix Nobel de la paix, qui appellent à la libération de leur confrère Ihsane El Kadi. Sans succès. L’affaire El Kadi rappelle <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-appel-la-mobilisation-internationale-pour-le-journaliste-khaled-drareni-371023">l’incarcération pendant un an, en 2020-2021, du journaliste Khaled Drareni</a>, qui a été un animateur phare de Radio M, dont le cas avait suscité une vague de soutien international. *Aujourd’hui, dans le pays, le climat est plus frileux au vu de la multiplication de ces affaires.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1614973055796760576"}"></div></p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/01/en-algerie-la-dissolution-de-la-ligue-des-droits-de-l-homme-illustre-l-escalade-repressive-du-regime_6160088_3212.html">La ligue algérienne des droits de l’homme est dissoute</a> depuis peu, et son vice-président a fui en France. Le RAJ <a href="https://www.jeuneafrique.com/1421053/politique/en-algerie-dissolution-du-raj-une-ong-emblematique-du-hirak/">(Rassemblement actions jeunesse)</a>, une ONG emblématique du Hirak, a également été interdit. <a href="https://www.slate.fr/story/225879/presse-francophone-algerie-declin-liberte-soir-dalgerie-el-watan">La presse indépendante francophone est moribonde</a>, ce qui réduit encore les espaces d’expression libre.</p>
<p>Des frictions diplomatiques ont mis aux prises Alger et Paris autour de l’affaire Bouraoui. Cette gynécologue, militante déjà connue depuis 2014 pour le <a href="https://www.lexpress.fr/monde/afrique/barakat-le-mouvement-anti-bouteflika-peut-il-s-etendre-en-algerie_1506636.html">mouvement Barakat</a> contre le quatrième mandat de Bouteflika et animatrice d’un programme sur Radio M, qui faisait l’objet d’une interdiction de sortie du territoire algérien, a rejoint la France sous protection consulaire française au vu de sa double nationalité. </p>
<p>En réaction, <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230208-affaire-amira-bouraoui-l-alg%C3%A9rie-rappelle-son-ambassadeur-en-france">Alger a rappelé son ambassadeur</a>. Ce <em>Bouraouigate</em> a semble-t-il provoqué l’incarcération du journaliste <a href="https://cpj.org/2023/02/algerian-journalist-mustapha-bendjama-arrested/">Mustapha Bendjama</a>, exerçant au <em>Provincial</em> d’Annaba. Notons qu’un lanceur d’alerte, Zaki Hannache, décrit comme un pilier du Hirak, a obtenu un <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/17/je-suis-le-prochain-sur-la-liste-a-tunis-l-exil-intranquille-du-militant-algerien-zaki-hannache_6162243_3212.html">statut de réfugié en Tunisie depuis trois mois</a>. Il avait reçu un prix pour son engagement lors d’une cérémonie organisée par Radio M.</p>
<h2>Radio M, une caisse de résonance à la jeunesse dans la ligne de mire du pouvoir ?</h2>
<p>Plusieurs protagonistes sont reliés à l’espace Radio M, cette radio web qui offrait des programmes classiques de débats et d’informations.</p>
<p>Pour la jeunesse algérienne, deux programmes ont, pendant la crise sanitaire, représenté une sorte de continuité de l’esprit positif du Hirak. Ils étaient tous deux animés par le regretté <a href="https://www.dzairdaily.com/algerie-anis-hamza-chelouche-decede-journaliste-radio-m-plus/">Anis Hamza Chelouche</a>, dit AHC, décédé lors d’un photoreportage en mer en septembre 2021. Chelouche, qui était une sorte d’archétype de cette jeunesse d’avant-garde patriote, avait couvert toutes les marches. Polyglotte, progressiste, il avait vécu dans trois pays européens mais était rentré au pays pensant contribuer à l’ouverture du champ des possibles pour les jeunes.</p>
<p>Le premier programme, <a href="https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=677656219575478">Maranach Saktine</a> (Nous n’allons pas nous taire), qui fait directement écho au slogan Maranach Habsin (Nous n’allons pas nous arrêter), a consacré de nombreux numéros à des sujets sociétaux tabous ou mis a la marge. Il se caractérisait par un ton très particulier, donnant la parole aux jeunes, y compris à ceux que l’on n’entend jamais, qui s’exprimaient avec leurs mots, dans toute leur diversité – un véritable prolongement du Hirak de la rue.</p>
<p>L’autre émission animée par AHC, <a href="https://m.youtube.com/playlist?list=PLYQuO64wrGlV2bXru70sPIMxsqsQIeB8w">Doing DZ</a>, était consacrée à l’entrepreneuriat. Elle représentait l’autre versant du Hirak, celui d’une société civile en mouvement, qui ne fait pas que marcher mais qui crée ses propres opportunités, souvent en adaptant au marché algérien des services disponibles à l’étranger et en promouvant le <em>made in Algeria</em>, avec une vision start up ou libérale, qui n’attend pas l’État et ses subventions pour agir. Le Hirak a concerné les jeunes de toutes classes sociales qui ont signifié à leurs aînés leur volonté de trouver leur place dans la société, et de s’émanciper vis-à-vis du pouvoir politique mais aussi de toutes les institutions qui semblent sclérosées et bloquées, inhibant l’initiative individuelle.</p>
<h2>Jeunesse algérienne : quelles perspectives ? Le départ ou le silence</h2>
<p>Quelles solutions pour cette jeunesse ? Si durant les premiers mois du Hirak, on ressentait une effervescence des Algériens de l’intérieur et de l’extérieur à l’idée de bâtir le pays, aujourd’hui le départ devient un une option fréquente. De plus en plus d’étudiants y aspirent. En outre, alors que le Hirak espérait que moins de <em>harragas</em> (clandestins) risqueraient de prendre la mer au vu de l’espoir suscité par le mouvement, il semble que leur flux reste constant. Le phénomène concerne parfois femmes et enfants, avec hélas, régulièrement, des <a href="https://observalgerie.com/2022/08/21/societe/parties-harraga-espagne-trois-femmes-algeriennes-decedent-mer/">issues tragiques</a>.</p>
<p>Un mur, <a href="https://www.jeune-independant.net/un-mur-controverse-pour-fermer-les-plages-aux-harraga/">bâti le long de la corniche oranaise</a> et censé dissuader les candidats au départ, avait provoqué l’indignation des habitants. Ce mur était perçu comme une <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/algerie-oran-harraga-mur-repression-enfermement-libertes">métaphore de l’enfermement et de la rétention</a> de la jeunesse algérienne dans les murs du pays.</p>
<p>Pendant la crise sanitaire, les frontières maritimes et terrestres algériennes avaient été drastiquement fermées. Le retour à la normale a été long, privant d’échanges familiaux les Algériens vivant des deux côtés de la Méditerranée. Le Hirak a également été un temps particulièrement fluide et collaboratif entre les Algériens de l’intérieur et la diaspora.</p>
<p>Ces dernières semaines, plusieurs mesures gouvernementales montrent un décalage du pouvoir avec le Hirak, dont l’exécutif se réclame, mais en le cantonnant à un Hirak originel (celui qui a duré jusqu’à l’élection présidentielle de 2019) et dont il incarnerait désormais officiellement les aspirations. Le ministère du Commerce a <a href="https://maghrebemergent.net/signes-et-couleurs-contraires-aux-valeurs-morales-de-la-societe-le-gouvernement-mene-la-guerre/">fait retirer les produits comportant l’arc-en-ciel</a> car ils constitueraient une atteinte aux mœurs. Les internautes n’ont pas hésité à railler une mesure jugée absurde en proposant l’interdiction de l’arc-en-ciel dans le ciel. Une limitation des importations de produits de mode a été évoquée pour encourager la production nationale.</p>
<p>Récemment, la ministre de la Culture a exigé des sanctions pour les chansons comportant du contenu <a href="https://www.algerie360.com/ministere-culutre-chansons-vulgaires/">offensant pour les bonnes mœurs algériennes</a>. Bien sûr, comme ailleurs, le rap algérien se développe, et l’art en général sert à exprimer des transgressions et un besoin d’évasion surtout dans un champ d’expression fermé. Le rap mais aussi les chants des supporters dans les stades ont notamment <a href="https://academic.oup.com/book/45355/chapter-abstract/389273637?redirectedFrom=fulltext">joué un rôle important pour le Hirak</a>. Aujourd’hui, dans un contexte économique qui n’offre aux jeunes guère d’opportunités de se réaliser, leurs codes culturels (tech, mode,arts) semblent scrutés et policés par les autorités. On l’aura compris : pour le moment,la jeunesse algérienne n’est pas récompensée pour le pacifisme, le civisme, le patriotisme et l’ouverture de sa Révolution du Sourire… </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200391/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nacima Ourahmoune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Apparu en 2019 avant de se voir relégué au second plan pendant la pandémie, le mouvement du Hirak cherche à subsister face à une répression gouvernementale qui s’intensifie.Nacima Ourahmoune, Professeur / Chercheur/ Consultant en marketing et sociologie de la consommation, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1998152023-02-15T23:12:59Z2023-02-15T23:12:59ZRetraites : vers un durcissement du mouvement social pour faire reculer le gouvernement ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/516340/original/file-20230320-592-yknncj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C398%2C2048%2C1014&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De nombreuses personnes ont convergé vers la place de la Concorde jeudi 16 mars, après l'annonce de l'usage de l'article 49.3 par la Première ministre.</span> <span class="attribution"><span class="source">Arnaud Duvieusart</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>A peine Elisabeth Borne avait-elle annoncé le recours à l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter la réforme des retraites qu’<a href="https://twitter.com/eleonorescht/status/1636368770104197122">un cortège étudiant</a> partait de la place de la Sorbonne à Paris en direction de l’Assemblée nationale, aux cris de «Eh Manu, Manu, 49.3 ou pas, ta réforme on n’en veut pas» ou encore «L’Assemblée peut bien voter, la rue va le retirer».</p>
<p>En nombre de participants, le mouvement social contre la réforme des retraites est au niveau des plus grandes mobilisations depuis une trentaine d’années. Le 7 mars 2023 a même constitué un record avec près de 1,3 million de manifestants (dépassant la manifestation du 12 octobre 2010, contre une précédente réforme des retraites, sous Nicolas Sarkozy, qui avait réuni plus de <a href="https://www.pug.fr/produit/1926/9782706151279/anatomie-du-syndicalisme">1,2 million de manifestants</a>.</p>
<p>Cependant, en dépit de la sortie de la crise sanitaire ou de <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/social/pres-de-90000-emplois-encore-crees-en-france-au-troisieme-trimestre-1876739">l’augmentation du nombre de salariés</a>, le niveau de mobilisation n'a pas progressé sensiblement.</p>
<p>Certes, les syndicats ont fait un important travail de communication – très unitaire –, d’organisation et d’encadrement pacifique des manifestations. Mais la question se pose désormais de la suite à donner à la contestation. </p>
<h2>S’inscrire dans l’histoire sociale</h2>
<p>En termes de mobilisation, l’implication effective de la CFDT – <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/12/23/reforme-des-retraites-la-cfdt-fait-grise-mine_6023830_823448.html">au contraire de ce qui s’est passé en 2019</a> – et une unité syndicale sans faille ont permis de faire la différence. Mais il faut compter aussi avec un mécontentement social latent, en lien avec l’inflation et le surenchérissement des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui n’est pas nécessairement encadré par les syndicats, certains manifestants préférant même défiler sous aucune bannière syndicale. </p>
<p>Malgré cette réussite, avec plus de 2 millions de syndiqués revendiqués par les diverses organisations, les syndicats n'ont pas, durant cette crise, réussi à faire reculer le gouvernement.</p>
<p>C’est sans doute le choix d’un répertoire d’action – selon le terme <a href="https://www.cairn.info/dictionnaire-des-mouvements-sociaux--9782724611267-page-454.htm">du sociologue Charles Tilly</a> – trop classique ou trop bien encadré, qu’il faut interroger : celui de la manifestation de rue, lors d’une journée, en semaine ou le week-end.</p>
<p>Mais peut-il en être autrement ? On voit aussi que, <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/retraite/reforme-des-retraites/direct-greve-contre-la-reforme-des-retraites-une-mobilisation-de-36-5-a-la-sncf-selon-les-syndicats_5632526.html">contrairement au calcul fait</a> pour mobiliser davantage de gens du privé, le choix du samedi ne fonctionne pas plus qu’un jour de semaine (voire moins).</p>
<p>Si certains salariés du privé sont bien présents dans les cortèges, et sans doute en plus grand nombre que d’habitude (au vu de taux de grévistes <a href="https://acteurspublics.fr/articles/derriere-la-baisse-du-nombre-de-grevistes-dans-la-fonction-publique-une-strategie-de-roulement">plutôt en recul</a> dans les services publics), ils restent encore minoritaires.</p>
<p>Ainsi, la stratégie privilégiée par les syndicats depuis plusieurs années, soit des manifestations pacifiques, fondées sur le « nombre », malgré des succès passés, ne suffit pas – pour le moment – pour trancher le désaccord social sur la réforme des retraites. Dès lors que faire ?</p>
<h2>Durcir le mouvement ?</h2>
<p>Les syndicats ont longtemps hésité durant les dernières semaines entre continuer à manifester ou faire grève. Certains se disaient favorables à ce « durcissement » depuis le début, notamment des fédérations de la CGT – cheminots, énergie, chimistes (dont les raffineurs)… – mais aussi l’Union syndicale Solidaires (qui rassemble les syndicats SUD), connues pour son radicalisme et une type de syndicalisme « à l’ancienne », fondé sur le militantisme et, souvent, le <a href="https://www.la-croix.com/Economie/Social/Toute-histoire-mouvement-syndical-marquee-periodes-tension-2016-06-21-1200770368">conflit ouvert</a>.</p>
<p>Mais que signifie le mot « durcissement » ? Il est censé illustrer une gradation dans l’action collective.</p>
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<figcaption><span class="caption">Manifestation contre un plan social à Air France, le DRH avait été pris à partie physiquement par les militants, 2015, BFM TV.</span></figcaption>
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<p>Celle-ci ne consistera plus seulement en des défilés pacifiques et intermittents – certains syndicalistes critiquant au passage des journées <a href="https://www.leparisien.fr/economie/retraites/reforme-des-retraites-les-syndicats-annoncent-une-nouvelle-journee-de-mobilisation-le-16-fevrier-08-02-2023-NN3O75ZSJVEOPPOQ4LW4GQWGMY.php">« saute-mouton »</a> peu efficaces.</p>
<p>Il s’agira d’actions plus déterminées, voire plus violentes (même si le terme reste tabou) et continues. L’objectif est d’engendrer des désordres dans l’économie ou dans la vie sociale ou quotidienne – étant entendu que les salariés se montreront compréhensifs puisqu’il s’agit de leur bien – pour faire céder un gouvernement sourd aux seules manifestations de rue.</p>
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<h2>Vers de nouvelles formes d’actions ?</h2>
<p>Tous les syndicats ne sont pas favorables à une telle évolution. Mais plus personne ne les exclut. Même la CFDT, qui a patiemment sculpté <a href="https://www.pur-editions.fr/product/5149/la-cfdt-sociologie-d-une-conversion-reformiste">son identité réformiste</a> depuis des années, ne la rejette pas, du moins par antiphrase.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1624734954914566145"}"></div></p>
<p>Ainsi, son leader, Laurent Berger, faisant allusion aux « gilets jaunes », s’étonnait récemment que les formes d’actions « très violentes » (et minoritaires) aient obtenu gain de cause alors que les revendications portées par des manifestations pacifiques, bien plus nombreuses, laissent <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/retraites/retraites-pour-laurent-berger-ne-pas-entendre-la-colere-serait-une-faute-democratique-fb4a9c08-a544-11ed-a212-f0bc1e31b39f">indifférents les pouvoirs publics</a>.</p>
<p>Cela légitime implicitement des actions plus radicales. Pour autant, ce n’est pas la violence qui a caractérisé les <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-quelle-democratie-veulent-ils-170146">« gilets jaunes »</a>. Ce mouvement a innové, en révélant une <a href="https://theconversation.com/aux-origines-des-fractures-francaises-183037">France des invisibles</a>.</p>
<p>Reste à passer à ces nouvelles formes d’actions : grève d’un jour, voire reconductible… Dans certains secteurs, comme les éboueurs de Paris, c'est ce qui s'est dessiné cette semaine. La menace de « blocages » concernant <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/centre-val-de-loire/cher/bourges/reforme-des-retraites-l-idee-d-un-blocage-du-pays-divise-si-tout-est-bloque-comment-on-fait-2712794.html">l’approvisionnement en carburant</a> est également agitée par certains militants.</p>
<p>Mais ce types d'action réussiront-elles à s’installer dans la durée et à peser ? On a vu, à l’automne dernier, que le gouvernement n’était pas sans moyens juridiques, par exemple en s’appuyant sur des <a href="https://theconversation.com/requisition-douvriers-le-precedent-de-la-greve-des-mineurs-de-1963-193577">réquisitions</a>.</p>
<h2>« Grève générale »</h2>
<p>Une « grève générale » pourrait aussi se profiler même si elle n’est pas encore annoncée comme telle. L’intersyndicale préfère l’euphémisme de <a href="https://www.cgt.fr/comm-de-presse/lintersyndicale-est-prete-durcir-le-mouvement">« mise à l’arrêt de tous les secteurs »</a> pour éviter d’effrayer l’opinion tout en se préservant d’un échec éventuel qui serait sans doute rédhibitoire.</p>
<p>Une telle grève paraît aussi hypothétique. Celles qui ont réussi – pour faire allusion au Front populaire ou à mai 1968 – n’ont pas été décrétées par les confédérations syndicales. Et le secteur privé, en particulier, ne semble pas prêt à une telle éventualité, d’autant plus que la responsabilité directe des entreprises n’est pas en cause dans la réforme. Comme une récente enquête du ministère du Travail vient de le rappeler, le taux de syndicalisation dans le secteur privé <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/73d70d2f04ce15c6ee16dbd65c81601e/2023-06.pdf%20et%20https://www.istravail.com/post/la-syndicalisation-en-france-derniers-chiffres-et-discussion">continue de reculer</a>. Dès lors, pour les organisations syndicales, susciter et encadrer un tel mouvement paraît difficile. Les syndicats paient implicitement leur éloignement de bien des salariés à la base et notamment, des plus jeunes, même si leurs récents succès dans la rue montrent qu’ils sont bien vivants.</p>
<p>Le « durcissement » pourrait aussi venir d’une implication plus forte des <a href="https://www.mareetmartin.com/livre/dictionnaire-critique-du-droit-de-leducation">organisations étudiantes</a>. Présentes dans l’intersyndicale, ces dernières restent encore peu impliquées et les universités, sauf exception, ne connaissent pas de perturbations.</p>
<h2>« Révolte des sous-préfectures »</h2>
<p>Les confédérations syndicales, à l’instar de Laurent Berger, insistent par ailleurs beaucoup sur ce qui serait une <a href="https://www.jean-jaures.org/publication/la-gauche-et-les-sous-prefectures-la-revolte-inattendue">« révolte des sous-préfectures »</a>. Bref, le mouvement serait particulièrement actif dans les <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/02/11/reforme-des-retraites-la-revolte-des-sous-prefectures_6161431_823448.html">petites villes</a>. En fait, peu de comparaisons sérieuses ont été faites entre le nombre de manifestants actuels et passés dans ces villes.</p>
<p>Un examen rapide révèle que la situation s’avère contrastée. Ce surcroît de manifestants dans certaines villes s’explique, semble-t-il par l’importance locale de l’emploi public. Cela confère à ces populations des taux de syndicalisation supérieurs à la moyenne.</p>
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<figcaption><span class="caption">Manifestation à Guéret, le 31 janvier 2023.</span></figcaption>
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<p>Ainsi, cette « révolte des sous-préfectures » révélerait d’abord les forces et faiblesses de la syndicalisation. Mais les syndicats y voient surtout des exemples à suivre, traduction <a href="https://theconversation.com/a-t-on-atteint-notre-capacite-collective-a-supporter-la-brutalite-du-monde-199736">d’une colère profonde</a> dans le tissu social.</p>
<p>Compte tenu de cette situation, les leaders syndicaux ont défilé à Albi le 16 février, ville-symbole <a href="http://www.lours.org/archives/defaulta4f1.html?pid=100">d’une riche histoire ouvrière</a>. Cette décentralisation de l’action doit mettre en relief cette « révolte » et, peut-être, compenser des manifestations moins nombreuses.</p>
<p>Ce moment permet aussi aux syndicats de donner une dimension plus politique au mouvement et témoigne <a href="https://www.reuters.com/article/france-retraites-idFRKBN2UM07P">d’une critique implicite de la gauche</a> à l’Assemblée nationale.</p>
<h2>Compter avec la psychologie du gouvernement</h2>
<p>Ces 30 dernières années, les mouvements sociaux n’ont pas manqué, mais leurs résultats ont souvent été discutés. Quand on cherche à comprendre pourquoi certains ont eu gain de cause, il faut tenir compte aussi de ce qui serait la psychologie du gouvernement.</p>
<p>Si <a href="https://fresques.ina.fr/securite-sociale/fiche-media/Secuso00048/le-plan-juppe-provoque-une-des-plus-grandes-greves-de-l-histoire-la-secu.html">Alain Juppé</a>, en 1995, ou Dominique de Villepin, en <a href="https://www.lesechos.fr/2006/06/le-nouveau-defi-de-dominique-de-villepin-1070390">2006</a>, ont dû renoncer à leurs réformes c’est aussi parce que l’exécutif était partagé.</p>
<p>Une telle issue ne semble pas se profiler actuellement concernant la réforme des retraites. L'executif a choisi de passer en force en ayant recours au 49.3. Céder maintenant à la rue pourrait faire perdre toute autorité à Emmanuel Macron pour la suite du quinquennat. Mais la rue tiendra-t-elle ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199815/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Andolfatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La stratégie d’unité syndicale à l’œuvre a permis une mobilisation de grande ampleur. Reste aujourd'hui à décider d'un éventuel durcissement après le recours du gouvernement à l'article 49.3.Dominique Andolfatto, Professeur des universités en science politique, Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1970002022-12-22T19:18:40Z2022-12-22T19:18:40ZGrève à la SNCF pendant les fêtes : une erreur stratégique ?<p>La SNCF se voit contrainte d’annuler plus d’un tiers de ses trains les <a href="https://www.lefigaro.fr/social/greve-a-la-sncf-seulement-deux-trains-sur-trois-rouleront-le-week-end-de-noel-20221220">23, 24 et 25 décembre</a> à la suite d’un nouveau débrayage d’une partie des contrôleurs, qui réclament <a href="https://www.tf1info.fr/societe/trafic-tgv-previsions-sncf-pourquoi-les-controleurs-sont-ils-en-greve-pendant-le-week-end-de-noel-2242579.html">« une meilleure reconnaissance des spécificités de leur métier »</a>. Soit des augmentations de salaire et des mesures liées à la gestion de leur carrière. Environ 200 000 personnes ont vu leur train annulé et certaines <a href="https://www.lefigaro.fr/social/on-est-degoutes-les-francais-desempares-face-a-une-enieme-greve-a-la-sncf-pour-noel-20221220">n’ont pas de solution de repli</a>, les trains restant étant complets, tout comme les cars et les loueurs de voitures.</p>
<p>En dialogue social, peut-être plus que dans toute autre forme de négociation, plane sur les échanges le spectre d’un conflit ouvert. Les syndicats à l’attitude compétitive (parfois taxés de « révolutionnaires » telle la CGT, en contraste avec les syndicats dits « réformistes » comme la CFDT) n’hésitent pas à utiliser leur capacité d’organiser l’arrêt du travail pour tenter d’obtenir ce qu’ils exigent de leur hiérarchie.</p>
<p>Les experts <a href="https://ulysse.univ-lorraine.fr/discovery/fulldisplay/alma991004309279705596/33UDL_INST:UDL">Hubert Landier et Daniel Labbé</a> démontrent bien que, dans certains secteurs vitaux de l’économie (tels que les transports, l’éducation, l’énergie et l’agriculture), les syndicats bénéficient de la plus grande capacité de « nuire », car, en perturbant l’organisation qui les emploie, ils impactent le pays tout entier.</p>
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<figcaption><span class="caption">Grève SNCF des 23, 24 et 25 décembre 2022, TFI.</span></figcaption>
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<p>C’est ce dont nous sommes témoins, en France, ces derniers mois : après les raffineries (l’approvisionnement en essence), les hôpitaux (l’accès aux soins), c’est une nouvelle fois, en cette fin d’année, que fleurissent dans les transports les préavis de grève. Selon l’IFRAP, il s’agit d’une tradition récurrente, puisqu’il y a eu des grèves en décembre à la SNCF <a href="https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/en-20-ans-deja-la-14e-greve-de-decembre-la-sncf">sur 14 des 20 dernières années</a> (quoiqu’il est rare qu’elles se prolongent jusqu’aux fêtes). Même si nous nous intéressons ici aux <a href="https://theconversation.com/les-syndicats-peuvent-ils-encore-peser-dans-les-mouvements-sociaux-190802">stratégies syndicales</a>, il faut rappeler que le conflit social relève de la responsabilité de toutes les <a href="https://www.amazon.fr/Pr%C3%A9venir-g%C3%A9rer-conflits-sociaux-lentreprise/dp/2878805135">parties à la négociation</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-syndicats-sauront-ils-peser-dans-le-second-quinquennat-demmanuel-macron-175667">Les syndicats sauront-ils peser dans le second quinquennat d’Emmanuel Macron ?</a>
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<h2>À la table des négociations</h2>
<p>En négociation, on n’est pas obligé de menacer l’autre partie de conséquences néfastes pour obtenir ce que l’on souhaite. Négocier, ce n’est pas exercer un chantage. Si le chantage fait partie de l’arsenal du négociateur, il n’est pas obligé d’y recourir. Une majorité des organisations publiques et privées ont un dialogue social serein, dans lequel les échanges se font de manière apaisée.</p>
<p>Si nous résumons la <a href="https://www.amazon.fr/N%C3%A9gociation-Jacques-Rojot/dp/2711743977/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=1KXOL7NM2NCZT&keywords=rojot+la+n%C3%A9gociation+vuibert&qid=1671705658&s=books&sprefix=rojot+la+n%C3%A9gociation+vuiber%2Cstripbooks%2C212&sr=1-1">pensée du professeur en sciences de gestion Jacques Rojot</a>, l’influence qu’occupe une partie en négociation dépend de sa capacité de construire comme de sa capacité de nuire. On entend par capacité de construire la capacité de proposer des solutions et/ou d’apporter des ressources permettant de répondre aux intérêts de l’autre partie. Par capacité de nuire, il faut comprendre le pouvoir de porter atteinte aux intérêts de l’autre partie en cas d’absence d’accord et ainsi lui mettre la pression pour qu’il se montre conciliant à la table.</p>
<p>La simple évocation de notre capacité de nuire servira de <a href="https://www.amazon.fr/G%C3%A9rer-ing%C3%A9rables-n%C3%A9gociation-relations-durables/dp/2710132559/ref=sr_1_3?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=1SEEXCUWQZ0GS&keywords=g%C3%A9rer+les+ing%C3%A9rables&qid=1671706104&s=books&sprefix=g%C3%A9rer+les+ing%C3%A9rables%2Cstripbooks%2C177&sr=1-3">menace</a> visant à se rapprocher d’un accord qui nous serait particulièrement profitable.</p>
<p>Le problème avec la menace en négociation, c’est qu’elle ne peut servir de bluff : il faut être prêt à l’activer. Si on menace de faire grève au plus mauvais moment de l’année, alors si nos revendications ne sont pas entendues, il faudra la déclencher.</p>
<h2>Les syndicats en campagne permanente</h2>
<p>Pour un syndicat, la <a href="https://www.amazon.fr/Pr%C3%A9venir-g%C3%A9rer-conflits-sociaux-lentreprise/dp/2878805135">capacité de nuire</a> dépend de sa capacité à mobiliser, qui elle-même dépend des revendications avancées, du nombre d’adhérents et de sympathisants et du contexte.</p>
<p>Rappelons qu’en France il n’est pas nécessaire d’être syndiqué pour suivre les consignes syndicales. On note d’ailleurs que la <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/la-syndicalisation">baisse continue du taux de syndicalisation</a> ne s’est pas accompagnée d’un appauvrissement de la <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/les-greves-en-2020">capacité de nuire des syndicats</a>, beaucoup d’agents et salariés suivant les consignes syndicales sans adhérer formellement aux syndicats eux-mêmes.</p>
<p>Le chercheur Christian Thuderoz <a href="https://pmb.cereq.fr/index.php?lvl=notice_display&id=66821">compte trois acteurs</a> dans tout dialogue social : les syndicats, la direction et les salariés. Les syndicats sont en campagne permanente pour gagner en influence et en adhérents parmi les salariés.</p>
<p>Ils doivent donc, et de manière constante, montrer qu’ils ont un impact sur les conditions de travail. Si les contrôleurs SNCF se disent insatisfaits de leur rémunération – via un <a href="https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/transports/menaces-de-greve-a-noel-qui-est-ce-collectif-de-controleurs-sncf-qui-inquiete-la-direction_AV-202212070056.html">collectif Facebook</a> -, alors ils doivent porter leurs revendications auprès de la direction. En face, la direction doit tout mettre en œuvre pour avoir un dialogue social de qualité, ce qui s’avère aujourd’hui particulièrement complexe, les <a href="https://theconversation.com/il-y-a-cinq-ans-les-ordonnances-macron-instauraient-un-droit-du-travail-moins-favorable-aux-salaries-181287">ordonnances de 2017 ayant conduit à considérablement limiter les moyens syndicaux</a>.</p>
<h2>Un quatrième acteur : l’opinion publique</h2>
<p>Dans certains secteurs, le nombre de personnes potentiellement impactées par une grève est si important qu’il se confond avec l’opinion publique. C’est le cas des secteurs-clés de l’économie, à savoir le transport routier et l’agriculture (du fait de leur capacité à bloquer les routes), les écoles (du fait qu’une école fermée, ce sont souvent des parents qui ne peuvent travailler), le transport ferroviaire et le raffinage des carburants.</p>
<p>Dès lors, l’opinion publique devient une « partie prenante non-invitée », c’est-à-dire une partie qui impacte la négociation sans y prendre part. Cet impact se fait par deux mécanismes : le degré d’acceptabilité du mouvement (dans quelle mesure les citoyens soutiennent les grévistes) et l’impact du mouvement sur les personnes (dans quelle mesure le mouvement porte-t-il atteinte aux citoyens dans leur vie quotidienne).</p>
<p>Tels les deux plateaux de la balance, l’opinion publique est ballottée entre soutien et opposition, draguée par les propos publics tenus par le patronat, voire les <a href="https://www.bfmtv.com/cote-d-azur/une-greve-injustifiable-christian-estrosi-reclame-la-requisition-des-personnels-de-la-sncf-pour-les-fetes_AN-202212210456.html">hommes politiques</a> d’une part, par les syndicats d’autre part. Ainsi, les grèves dans les raffineries à l’automne ont d’abord été massivement soutenues par l’opinion publique, avant que celle-ci ne se retourne, lorsque les pénuries de carburant ont été telles que des secteurs entiers d’emploi se sont trouvés menacés.</p>
<p>Aujourd’hui, même si les Français sont <a href="https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/12/Tableau-de-bord-politique-Decembre-2022.pdf">plutôt en désaccord avec la politique sociale du gouvernement</a> (ce qui pourrait les amener à soutenir les revendications des grévistes), les « années Covid » amènent la plupart à placer une grande importance à passer les fêtes 2022 en famille. La grève est donc pour eux un <a href="https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/transports/sncf-un-remboursement-de-200-accorde-aux-voyageurs-dont-les-trains-sont-annules_AN-202212210123.html">coût bien trop important</a> pour être contrebalancé par les dédommagements et les excuses de l’entreprise.</p>
<p>La menace ultime d’une grève pendant les fêtes a été activée. À court terme, les agents pourraient y gagner (sur leur fiche de paie) et la grève aura coûté des millions d’euros. À plus long terme, les coûts seront potentiellement catastrophiques : désintérêt croissant pour les syndicats (en l’espèce dépassés par un collectif informel né sur Facebook), défiance face à l’action des corps intermédiaires, mauvaise publicité pour la SNCF.</p>
<p>En face, le gain pourrait être récolté par les concurrents de la SNCF (tels que <a href="https://theconversation.com/tgv-paris-lyon-un-an-apres-larrivee-de-trenitalia-rime-t-elle-effectivement-avec-prix-plus-bas-192876">Trenitalia entre Paris et Lyon</a>) qui ne devraient pas manquer d’en profiter pour grignoter les parts de marché de l’opérateur historique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197000/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Le mouvement de grève des contrôleurs de la SNCF au moment des fêtes de fin d’année montre aussi une forme d’échec du dialogue social.Adrian Borbély, Professeur associé en négociation, EM Lyon Business SchoolPauline de Becdelièvre, Maître de conférence/ enseignant-chercheur, École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1935772022-11-23T20:10:22Z2022-11-23T20:10:22ZRéquisition d’ouvriers : le précédent de la grève des mineurs de 1963<p>En réponse aux mouvements sociaux dans les raffineries sur fond de <a href="https://theconversation.com/penurie-dessence-ce-que-nous-enseignent-les-travaux-des-prix-nobel-deconomie-de-2022-192556">pénurie de carburant</a>, le gouvernement a annoncé, mardi 11 octobre, la <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/11/carburants-le-gouvernement-menace-d-intervenir-pour-debloquer-les-depots_6145276_3234.html">réquisition</a> des personnels pour le déblocage des dépôts du groupe Esso-ExxonMobil. <a href="https://twitter.com/i/web/status/1579833877304336384">La CGT d’Esso-ExxonMobil</a> a dénoncé « une remise en cause du droit de grève » et une décision « bafouant un droit constitutionnel des travailleurs en lutte ».</p>
<p>Ce recours légal pour obliger des grévistes à reprendre le travail n’est pas nouveau. En 1963 le gouvernement avait utilisé ce moyen pour tenter, sans succès, de relancer le production face à la grève touchant tous les bassins miniers dans le Nord-Pas-de-Calais, en Lorraine et dans le Centre de la France.</p>
<h2>Revendications explicites</h2>
<p>Rappelons la situation au début des années 1960, qui sur certains points n’est pas sans évoquer l’actualité dans le secteur énergétique : des salariés mieux payés que la moyenne nationale et une inflation galopante supérieure à la progression des rémunérations. En 1963 la direction des Charbonnages de France admet un retard de 4 %, les syndicats donnant un chiffre supérieur, 11 % pour la CGT, 8,9 % pour le syndicat CFTC (<a href="https://institutions-professionnelles.fr/reperes/histoire/138-1964-naissance-de-la-cfdt">qui deviendra CFDT en 1964</a>). Mais à la revendication salariale s’ajoute une inquiétude latente sur l’avenir du secteur minier, condamné par la concurrence du charbon australien et américain, alors que la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Communaut%C3%A9_europ%C3%A9enne_du_charbon_et_de_l%27acier">(CECA)</a> préconise un plan de réduction de la production houillère en Europe.</p>
<h2>Aux sources de la réquisition</h2>
<p>C’est la loi du 11 juillet 1938 « sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », modifiée par l’ordonnance du 6 janvier 1959 facilitant le recours à la réquisition en temps de paix en cas de « menace sur un secteur de la vie nationale », puis par le décret du 4 avril 1962, qui précise « la réquisition des services d’une personne a pour effet d’obliger cette personne à fournir, en priorité, par l’exercice de son activité professionnelle et avec tous les moyens dont elle dispose, les prestations définies par l’autorité requérante ». Là est la source du droit de réquisition au début de la grève des mineurs le 1<sup>er</sup> mars 1963.</p>
<p>Selon <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/histoire_des_mouvements_sociaux_en_france-9782707169853">l’historien Michel Pigenet</a> « le gouvernement en use d’abondance » depuis 1959 à l’encontre de grèves. Le 19 décembre 1961, les mineurs de Decazeville arrêtent le travail. Le 29 décembre le président de la République, Charles de Gaulle, déclare à la télévision : <a href="https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00222/voeux-pour-l-annee-1962.html">« La grève paraît inutile, voire anachronique »</a>. En février 1962 les mineurs cessent la grève sans avoir obtenu de résultats. Mais les causes du conflit demeurent, il ressurgit en 1963.</p>
<p>Courant février 1963, il y a des appels en ordre dispersé à l’action. Les Charbonnages de France acceptent d’ouvrir des négociations en échange de l’abandon des consignes de grève, tandis que le Premier ministre, Georges Pompidou, fait planer la menace de la réquisition. Or, de façon inattendue pour le gouvernement qui comptait sur la division syndicale, le 1<sup>er</sup> mars les fédérations CGT, CFTC, FO et CGC lancent en commun un mot d’ordre de grève.</p>
<h2>Le président de la République signe le décret de réquisition</h2>
<p>Le 2 mars le président de Gaulle signe l’ordre de réquisition en ces termes :« Est autorisée la réquisition de l’ensemble des personnels des houillères de bassin et des Charbonnages de France. »</p>
<p>Exceptionnellement, le <em>Journal officiel</em> est imprimé un dimanche pour que le décret soit applicable le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000272646">5 mars</a>, date à laquelle l’arrêté de mise en application est publié, précisant :</p>
<blockquote>
<p>« Art. 1. – Sont mis en état de réquisition collective, dans toutes les résidences d’emploi, les personnels des houillères de bassin du Nord et du Pas-de-Calais, de la Loire, des Cévennes et d’Aquitaine.</p>
<p>Art. 2. – Le présent arrêté, qui est immédiatement exécutoire, sera porté à la connaissance des agents intéressés par voie d’affiches, de circulaires ou par tout autre moyen approprié.</p>
<p>Art. 3. – Les agents intéressés devront se mettre sans délai à la disposition des houillères de bassin désignées à l’article 1<sup>er</sup>, au lieu habituel et conformément aux horaires habituels de leur travail, pour assurer le service qui leur sera commandé. »</p>
</blockquote>
<h2>Le mouvement se poursuit</h2>
<p>Ni la menace, ni la publication du décret et de l’arrête ne freinent le mouvement. Les fédérations syndicales des mineurs s’éleve contre « le nouveau coup de force », et toutes confirment leurs consignes. <em>Le Monde</em> du 5 mars note : « Dans tous les bassins les militants se réunissent pour “ décider les formes de leur résistance ” »</p>
<p>Le 4 mars, on compte 178000 grévistes pour 197000 mineurs, soit un taux de 90 %. Les manifestations sont impressionnantes : 30 000 à Lens, 15 000 à Forbach. En Lorraine on compte 96,3 % d’absents au fond et 66 % en surface, dans les bassins du Dauphiné, de Blanzy, d’Auvergne et de Provence, des travailleurs réquisitionnés sont à leur poste, mais pratiquent la grève du rendement.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Manifestation de mineurs à Lens en 1963" src="https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493291/original/file-20221103-26-sbz833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Manifestation de mineurs à Lens en 1963.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Getty -- REPORTERS ASSOCIES/Contributeur</span></span>
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</figure>
<p>Le mouvement est renforcé par d’autres grèves dans le secteur de l’énergie : les 7 et 8 mars, un arrêt de travail paralyse le bassin gazier de Lacq, en Lorraine les cokeries minières ont réduit la production de moitié, les personnels des mines de fer poursuivent une grève de solidarité, les dockers refusent de décharger le charbon venant de l’étranger. Dans les autres secteurs, la solidarité s’affirme, allant de grèves d’un quart d’heure à des rassemblements.</p>
<p>Le 9 mars on compte 25 000 manifestants à Valenciennes, 10 000 à Douai. À Paris, à l’appel de l’UNEF – alors unique syndicat des étudiants – plusieurs milliers de jeunes manifestent au Quartier latin. Dans les bassins miniers les mairies soutiennent concrètement le mouvement, partout en France des collectes sont organisées. Aux vacances de Pâques, près de 23000 enfants de mineurs sont accueillis dans des familles. À la mi-mars, douze jours après son déclenchement, une semaine après la réquisition, la grève continue, unissant ouvriers, employés, techniciens et même, fait nouveau, les cadres. Le 29 mars u ne grande manifestation réunit à Lens entre 70 000 et 80 000 personnes.</p>
<h2>L’échec de la réquisition</h2>
<figure class="align-right ">
<img alt="Grève des mineurs le 5 mars 1963 à Forbach (Moselle)" src="https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493292/original/file-20221103-21-lz7lts.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Grève des mineurs le 5 mars 1963 à Forbach (Moselle).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikicommons</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>La grève s’achèvera au bout de 35 jours par un compromis : l’augmentation de salaire atteindra bien 11 % mais au bout de huit mois, par paliers : 6,5 % au 1<sup>er</sup> avril, 7,25 % au 1<sup>er</sup> juillet, 8 % au 1<sup>er</sup> octobre et 11 % le 1<sup>er</sup> janvier 1964. (<a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1983/08/29/x-le-nord-le-1er-mars-1963-l-exemplaire-greve-des-mineurs-de-la-france-en-expansion-ouvre-une-crise-d-identite-regionale_3076561_1819218.html">Le Monde, 29 août 1983</a>). Sont également actées la hausse des primes, la quatrième semaine de congés payés, l’ouverture de discussions sur la durée du travail, et <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/mars-1963-grande-greve-mineurs/00046536">l’avenir de la profession</a>.</p>
<p>Bien que le 7 mars le ministre Alain Peyrefitte eut affirmé : « Quelles que soient les difficultés d’application que doive présenter une telle décision, le gouvernement la maintient et compte que les mineurs de France ne prolongeront pas leur refus », la grève ne cessa pas, et il n’y eut pas de poursuites à l’encontre des grévistes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-syndicats-peuvent-ils-encore-peser-dans-les-mouvements-sociaux-190802">Les syndicats peuvent-ils encore peser dans les mouvements sociaux ?</a>
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<p>Plus que le résultat revendicatif qui a divisé dans les assemblées de grévistes, ce qui est resté dans les mémoires c’est l’échec de la réquisition. Gérard Espéret, vice-président de la CFTC, écrit :</p>
<blockquote>
<p>« Réclamant votre part de la richesse si fort vantée du pays, vous avez pris le pouvoir et le gouvernement à sa logique. […] En refusant de répondre à la réquisition – dont le gouvernement a reconnu l’erreur – vous avez démontré à tous les accoucheurs de textes préparés dans le but de réglementer le droit de grève qu’il fallait faire attention aux réactions ».</p>
</blockquote>
<p>C’est en fait le premier échec social du président de Gaulle, ouvrant un nouveau cycle qui culminera avec <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_luttes_et_les_reves-9782355220883">mai et juin 1968</a>.</p>
<h2>40 ans après, la réforme et son utilisation</h2>
<p>C’est en 2003 qu’une réforme modifie les conditions de la réquisition, avec la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000412199/">loi du 18 mars 2003</a> sur la sécurité intérieure, dont les dispositions sont intégrées dans l’article L 2215-1 4° du Code général des collectivités territoriales :</p>
<blockquote>
<p>« En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. »</p>
</blockquote>
<p>Son utilisation par les pouvoirs publics dans la grève de 2010 des raffineries de pétrole avait été approuvée par le Conseil d’État (<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000023296284/">CE référé, 27 octobre 2010, n° 343966)</a>, mais condamnée par l’Organisation internationale du travail <a href="https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:50002:0::NO::P50002_COMPLAINT_TEXT_ID:2912582">(avis n° 2841 de l’OIT du 17 novembre 2011)</a>. Le débat juridique continuera avec les recours à l’encontre des récentes mesures de réquisition dans le conflit des raffineries.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193577/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Robi Morder ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En 1963, le gouvernement avait réquisitionné des ouvriers pour relancer la production dans les mines en grève. Sans succès.Robi Morder, Chercheur Associé au Laboratoire Printemps, UVSQ/Paris-Saclay, président du Groupe d'études et de recherches sur les mouvements étudiants (Germe), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1908022022-10-30T19:55:52Z2022-10-30T19:55:52ZLes syndicats peuvent-ils encore peser dans les mouvements sociaux ?<p>Entre grève préventive chez TotalEnergies, grève inédite chez EDF et dans les centrales nucléaires, marche contre la vie chère de la France insoumise, recours aux réquisitions et au 49.3, la France automnale est le théâtre de nouvelles contestations sociales. Dans ce dialogue social tendu, les syndicats tentent de rester visibles.</p>
<p>Chez TotalEnergies, après <a href="https://www.reuters.com/article/totalenergies-pouyanne-salaire-idFRKCN2LM21J">l’annonce des « super profits » au deuxième trimestre 2022</a> et du nouveau salaire de Patrick Pouyanné (<a href="https://twitter.com/PPouyanne/status/1582380987216191488">+52 % d’augmentation, soit un salaire de 5.944.129 €)</a>,la fédération CGT de la chimie appelle à la grève à compter du 27 septembre auprès des raffineries du groupe TotalEnergies et exige d’ouvrir des négociations sur les salaires avec une augmentation salariale de 10 % pour lutter contre l’inflation galopante. Les Négociations annuelles obligatoires (NAO), rendez-vous mis en place chaque année depuis les lois Auroux de 1982 pour renégocier les salaires, les conditions de travail et le partage de la valeur, connaissent un bouleversement depuis deux ans, non seulement dans la réouverture des négociations en milieu d’année mais également dans l’importance que reprend la <a href="https://alixio.com/fr/nao-2022-quand-linflation-sinvite-a-la-table-des-negociations-salariales/">question salariale</a>.</p>
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<h2>Une alliance inédite</h2>
<p>Les cinq raffineries suivent le mouvement avec les deux raffineries du groupe Esso filiale d’ExxonMobil. Pourtant, au sein du groupe Esso, un <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/chez-esso-le-conflit-se-poursuit-malgre-un-accord-et-de-possibles-requisitions-1868032">accord majoritaire</a> a déjà été trouvé entre la direction, la <a href="https://www.cfecgc.org/actualites/exxonmobil-comment-la-cfe-cgc-a-negocie">CFE-CGC</a> et la CFDT et les augmentations salariales validées à l’inverse de TotalEnergies qui souhaitait ouvrir les négociations qu’à compter du mois de novembre. La fédération de la CGT de la chimie, la plus contestataire de la confédération, voit là le moyen de bloquer le pays et d’envoyer un message fort aux militants six mois avant le congrès de cette confédération où Philippe Martinez, l’actuel secrétaire général, devrait être remplacé.</p>
<p>Il s’agit aussi d’un signal important fort transmis à la direction de TotalEnergies, aux autres confédérations syndicales, aux Français et au gouvernement, afin de faire pression sur l’exécutif. Ainsi Emmanuel Macron a été contraint de s’emparer de ce sujet lors d’un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=-W_Tz78eM8U">entretien télévisé</a> alors qu’il ne souhaitait pas s’immiscer dans ce conflit qui concernerait plutôt au premier chef les entreprises.</p>
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<a href="https://theconversation.com/comment-la-reforme-des-retraites-pourrait-bouleverser-notre-rapport-a-la-solidarite-nationale-190358">Comment la réforme des retraites pourrait bouleverser notre rapport à la solidarité nationale</a>
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<h2>Un clivage très médiatique</h2>
<p>Si la grève préventive au sein des raffineries permet de bloquer le pays, cette action militante de la CGT a pour avantage de créer un rapport de force pour exiger d’entamer les négociations, ce qui fut le cas au sein du groupe TotalEnergies.</p>
<p>Confortées par l’arrêté préfectoral du préfet du Nord sur le <a href="https://www.20minutes.fr/economie/4005226-20221013-penurie-carburant-etat-annonce-requisition-depot-totalenergies-pres-dunkerque">site de TotalEnergies de Mardyck (Dunkerque)</a> imposant les réquisitions de quelques salariés, la direction du groupe, qui ne souhaitait pas négocier sous la contrainte des blocages a profité de ce pas en avant du gouvernement pour rouvrir le dialogue et proposer l’ouverture des négociations le jeudi 13 octobre de 20h à 3h du matin.</p>
<p>Il aura fallu sept heures pour inverser le rapport de force et conforter la culture de la négociation plutôt que celle de la contestation.</p>
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<p>Dans ce contexte, le débat ne se faisait plus à l’extérieur de l’entreprise par le blocage des raffineries, ni dans les médias, mais à la table des négociations entre la direction du groupe TotalEnergies et les coordinateurs syndicaux de la CFDT, CFE-CGC et CGT. Quelques heures plus tard, la CGT ayant claqué la porte face à l’impossibilité de prendre en compte ses revendications a repris son action contestataire. Elle a ainsi tenté de faire converger les luttes des autres <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/30/macron-et-les-syndicats-il-ya-une-volonte-de-reduire-les-bastions-syndicaux_5323654_3232.html">bastions syndicaux</a> (Énergie, Transports, Enseignements, fonction publique) <a href="https://theconversation.com/les-syndicats-en-france-poids-representativite-et-declin-93296">là où le taux de syndicalisation dépasse les 10 %</a>). Les syndicats réformistes (<a href="https://www.fce.cfdt.fr/media/negociation-salaires-chez-totalenergies">CFDT</a> – CFE-CGC) du groupe TotalEnergies, majoritaires au sein de l’entreprise s’engageaient sur un accord majoritaire, représentant plus de la moitié des salariés et devenaient acteurs du changement.</p>
<h2>Un équilibre fragile et périlleux</h2>
<p>Comme nous le constatons cependant dans nos travaux, l’équilibre fragile entre la culture de la négociation et celle de la contestation pourrait désormais mener à la <a href="https://www.lessyndicatspeuventilsmourir.com">disparition des syndicats</a>.</p>
<p>L’exemple des groupes Esso et TotalEnergies est intéressant à plus d’un titre. D’abord parce qu’il démontre que tous les sujets ne se traitent pas dans la rue, que la question des salaires, des conditions de travail et du partage de la valeur sont des thèmes qui se régulent <em>in fine</em>, au niveau des branches professionnelles et en entreprise par la négociation d’accords.</p>
<p>Ensuite, si le mouvement de grève ne s’est pas arrêté tout de suite alors que le débat NAO était clos et la CGT perdante sur l’exigence des 10 % d’augmentation, continuer à bloquer le pays signifiait prendre le risque de subir d’autres réquisitions et perdre le rapport de force. En revanche, la poursuite de la grève a permis, localement cette fois, par la négociation du <a href="https://www.editions-tissot.fr/guide/definition/protocole-de-fin-de-conflit">protocole de fin de conflit</a>, de négocier sur l’amélioration des conditions de travail <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/20/chez-totalenergies-le-mouvement-de-greve-s-essouffle_6146604_3234.html">pour apaiser les tensions avant de reprendre le travail</a>.</p>
<h2>Un mouvement qui a fait des petits</h2>
<p>Plus récemment, la grève chez EDF, au niveau des centrales nucléaires, crée un nouveau rapport de force en rendant impossible la constitution des réserves d’énergie qu’il faudra aller chercher ailleurs qu’en France.</p>
<p>Quel est alors l’intérêt de ce mouvement alors qu’un accord vient d’être signé sur les rémunérations dans la branche professionnelle ? En effet, trois syndicats représentatifs du secteur de l’énergie – la CGT, FO et CFDT – ont signé un accord portant sur les augmentations salariales dans la branche des industries électriques et gazières (IEG). <a href="https://www.lunion.fr/id418674/article/2022-10-18/un-accord-de-branche-signe-dans-le-secteur-de-lenergie">Cet accord</a> prévoit une augmentation générale du salaire national de base de 3,3 % en deux temps, avec une rétroactivité de 1 % au 1<sup>er</sup> juillet 2022 et le solde de 2,3 % au 1<sup>er</sup> janvier 2023. Il s’agit là d’en rajouter et de créer le rapport de force sur les négociations qui s’ouvrent localement dans chaque entreprise.</p>
<p>Le mouvement de la CGT dans les raffineries a donné un nouvel élan dans certaines sections syndicales d’entreprise. Des mouvements peu visibles mais qui envoient des signaux forts aux entreprises en cette période d’<a href="https://theconversation.com/les-elections-professionnelles-autre-visage-de-la-societe-abstentionniste-163907">élections professionnelles</a> notamment là où la CGT est présente.</p>
<h2>Quel pluralisme syndical ?</h2>
<p>Le <a href="https://www.cairn.info/sociologie-politique-du-syndicalisme--9782200615154-page-49.htm">pluralisme syndical</a> à la française permet-il encore de construire un rapport de force ?</p>
<p>Si des thèmes salariaux normalement négociés au sein des entreprises ont permis de bloquer le pays, qu’en sera-t-il des thèmes plus généraux comme le chômage et les retraites ?</p>
<p>Ces sujets à forts enjeux contestataires où les syndicats unis peuvent peser dans le <a href="https://www.lefigaro.fr/retraite/vent-debout-contre-la-reforme-des-retraites-les-syndicats-preparent-la-riposte-20220915">rapport de force lors des réformes</a> nous invitent à la vigilance et au débat si nous voulons être à l’abri de nouveaux mouvements de grande ampleur dès janvier 2023.</p>
<p>Malgré un contexte international de crise économique, de guerre en Ukraine, malgré une priorité énergétique et climatique à défendre, les organisations syndicales, en pleine campagne électorale de renouvellement de leurs instances représentatives dans le secteur public et privé, restent arc-boutées sur leurs pratiques militantes d’antan : la grève/la négociation, les syndicats contestataires (dans quelques bastions)/les syndicats réformistes.</p>
<p>Cette stratégie ne donne-t-elle pas une image dégradée sur le plan international, appauvrissant le dialogue social ?</p>
<p>Or, en parallèle de leurs différentes revendications, les salariés semblent de moins en moins convaincus de la <a href="https://www.cfdt.fr/portail/diaporama-restitution-parlons-engagement-au-congres-cfdt-2022-srv2_1239782">force de frappe de leurs syndicats</a>.</p>
<h2>Se réinventer pour ne pas mourir</h2>
<p>Une période d’élections professionnelles s’ouvre dans les secteurs publics et privés et c’est une occasion pour les <a href="https://www.lessyndicatspeuventilsmourir.com/">syndicats de se remettre en cause</a> en organisant un rapport de force intelligible pour peser dans le paysage politique, économique, social et désormais climatique.</p>
<p>Ainsi, en développant différemment leur pouvoir d’influence, en travaillant sur de nouvelles formes d’engagement militant, en <a href="https://www.pactedupouvoirdevivre.fr/actualites/loi-pouvoir-dachat-du-pouvo">s’associant avec des ONG</a>, en déployant leur force dans les déserts syndicaux grâce au pouvoir des réseaux et de la digitalisation, en participant aux différentes concertations proposées par le gouvernement et les institutions (CNR, CESE), en défendant la question du paritarisme sur les questions de chômage et de retraite, les syndicats pourraient peser à nouveau dans le dialogue social, économique et politique et créer un rapport de force plus puissant et continu. Cela souligne aussi un besoin d’adaptation du syndicalisme à un contexte politique particulièrement agité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190802/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stéphanie Matteudi-Lecocq est directrice et consultante "Formation et Dialogue Social" chez Alixio. </span></em></p>Dans un contexte de contestations sociales, les syndicats tentent de rester visibles.Stéphanie Matteudi-Lecocq, Enseignante. Chercheuse au LEREDS, Directrice practice Chez Alixio, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1724442021-11-24T23:22:40Z2021-11-24T23:22:40ZCrise en Guadeloupe et en Martinique : les tensions identitaires en toile de fond<p>En ce mois de novembre 2021, la Guadeloupe et la Martinique connaissent une situation sociale fortement perturbée. Conjointement avec la proclamation d’une grève générale, on assiste à <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/11/24/a-la-guadeloupe-et-a-la-martinique-la-reticence-au-vaccin-se-mele-a-la-defiance-de-la-parole-de-l-etat_6103374_3224.html">une irruption de la violence</a> : blocage par des barrages routiers, véhicules calcinés, pillages, incendies d’habitations, présence dans l’espace public de manifestants armés… Pour tenter de remédier aux troubles, Paris a envoyé des <a href="https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/crise-en-guadeloupe-35-agents-du-raid-et-du-gign-et-non-50-arriveront-sur-l-ile-dans-la-nuit-de-dimanche-a-lundi_4853619.html">détachements du RAID et du GIGN en Guadeloupe</a> sans pour autant apporter une solution à la crise.</p>
<p>Ces événements sont l’aboutissement d’un activisme préalable contre les mesures et restrictions prises pour faire face à <a href="https://www.france24.com/fr/france/20211119-guadeloupe-quatri%C3%A8me-jour-de-la-mobilisation-contre-le-pass-sanitaire">l’épidémie de COVID 19</a>, qui avait déjà donné lieu à des saccages de centres de santé, voire même à des menaces de mort contre le personnel soignant… </p>
<p>La déferlante du variant delta a été pourtant <a href="https://www.guadeloupe.gouv.fr/Politiques-publiques/Risques-naturels-technologiques-et-sanitaires/Securite-sanitaire/Informations-coronavirus/COVID-19-Point-de-situation-hebdomadaire-au-14-novembre-2021-et-recommandations">particulièrement sévère</a> en Guadeloupe et Martinique. Ainsi au mois du 2 au 8 août, la Guadeloupe a enregistré 1 769 nouveaux cas pour 100 000 habitants, un taux d’incidence vertigineux ; sur la même période, les taux d’occupation des hôpitaux en Martinique <a href="https://www.franceinter.fr/societe/covid-cinq-chiffres-qui-illustrent-la-situation-extremement-grave-en-martinique-et-guadeloupe">atteignaient les 223 %</a>.</p>
<p>De façon plus générale <a href="http://www.senat.fr/rap/r21-177/r21-1771.pdf">les régions ultra-marines</a> ont accueilli avec méfiance les préconisations de l’État. Cette tendance s’inscrit dans une histoire longue, ponctuée de scandales sanitaires et environnementaux comme <a href="https://theconversation.com/chlordecone-et-cancer-a-qui-profite-le-doute-113334">l’affaire du chlordécone</a>, un insecticide particulièrement nocif pour les sols et la population, utilisé pendant une longue période dans les plantations de bananes. </p>
<p>Aujourd’hui, la contestation dépasse amplement le prétexte sanitaire et se fonde désormais sur tous les maux structurels - accès à l’eau, chômage des jeunes, cherté de la vie - dont souffrent les territoires ultra-marins. </p>
<h2>Des tensions identitaires encore vives</h2>
<p>Parmi les différents facteurs explicatifs, les tensions identitaires diffuses dans ces territoires jouent un rôle prééminent. Comme <a href="https://aoc.media/analyse/2021/11/02/sur-le-refus-de-la-vaccination-contre-le-covid-19-en-guadeloupe/">le souligne</a> la socioanthropologue Stéphanie Mulot, elles marquent une volonté de résistance de la part d’un secteur de l’opinion invité à :</p>
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<p>« résister aux injonctions nationales pour préférer les compétences endogènes, signe d’une affirmation identitaire décoloniale et d’une émancipation collective ». </p>
</blockquote>
<p>Cet appel, qui se fonde sur des ressources mémorielles spécifiques propres aux sociétés post-esclavagistes, évoquerait, selon elle, « une forme de marronnage contemporain qu’il faudrait encourager aussi dans le champ de la santé ».</p>
<p>Ces tensions peuvent-elles être rapprochées du débat public en cours dans l’Hexagone sur <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-la-republique-raciale-une-histoire-1860-1940-171315">les questions identitaires</a>, notamment dans le monde universitaire, médiatique et politique ? </p>
<p>Elles sont indéniablement spécifiques, car elles prennent corps dans des sociétés post-esclavagistes nées au XVIIe siècle dans le rapport colonial à une métropole lointaine, pour lesquelles la traite négrière a impliqué la coexistence, sur un même sol, de <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/la-couleur-comme-malefice-une-illustration-creole-de-la-genealogie-des-blancs-et-des-noirs">groupes phénotypiquement contrastés</a>, contraste qui a servi à l’ordonnancement social. Celui-ci s’est fondé <a href="https://theconversation.com/jai-pour-moi-la-beaute-et-la-vertu-qui-nont-jamais-ete-noires-largument-esthetique-dans-le-racisme-coloriste-156889">sur la valorisation de la clarté épidermique</a>, marquant de façon indélébile les lignées de génération en génération. </p>
<p>Comme le remarquait Michel Leiris, dans une étude pionnière datant de 1955, une logique raciale structure en profondeur le corps social antillais. Le prisme de la couleur peut servir à interpréter toutes les situations : les conflits sociaux ont ainsi tendance à « se racialiser », à se transmuer immédiatement en <a href="https://doi.org/10.4000/urmis.2424%22%22">antagonismes raciaux</a>. </p>
<p>Ainsi, à la Martinique, dans le contexte de la crise sanitaire, des soignants considérés comme blancs et venus en renfort depuis la métropole <a href="https://www.ouest-france.fr/region-martinique/covid-19-en-martinique-des-soignants-venus-en-renfort-insultes-et-hues-a-l-aeroport-bc44e4ac-12cc-11ec-834f-5e1c5d33e0a7">ont été hués</a> par des activistes les accusant tout simplement de venir à la plage…</p>
<h2>Une confrontation de cultures</h2>
<p>La pluralité des origines (Afrique, Europe, et, plus récemment <a href="https://theses.fr/2010AGUY0328">Inde</a>), avec l’arrivée au XIXe siècle de travailleurs sous contrat), implique d’autre part la confrontation d’éléments culturels divers, souvent placés eux-mêmes en position hiérarchique (les traits d’origine africaine étant ainsi traditionnellement dévalorisés).</p>
<p>Mais on peut aussi remarquer que les contradictions sociales ne s’ancrent pas dans des communautés culturelles closes et repliées sur elles-mêmes : la diversité, le pluralisme ne sont pas ceux de groupes sociaux, mais ceux d’un répertoire de références fourni aux individus, qui peuvent y puiser en fonction des contextes dans lesquels ils sont insérés…</p>
<p>Le même individu pourra ainsi consulter un <a href="https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/quimboiseur/65711">quimboiseur</a> (sorcier) pour résoudre un problème personnel et le lendemain aller à la messe sans sourciller.. </p>
<p>C’est bien là le processus de créolisation qui a structuré l’histoire culturelle des îles depuis l’époque coloniale. La langue créole, qui ne peut en aucune manière être assignée à l’un des groupes en présence, illustre tout particulièrement ce phénomène. Elle contribue ainsi à lier ensemble tous <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/24694">les groupes sociaux</a> : chaque locuteur originaire, quelle que soit sa couleur de peau, la parle.</p>
<h2>Plusieurs horizons idéologiques</h2>
<p>Pour comprendre la complexité identitaire actuelle, il faut prendre en compte la superposition de plusieurs horizons idéologiques qui, sédimentés depuis l’abolition de l’esclavage, peuvent coexister jusqu’à aujourd’hui. Portés au premier chef par les intellectuels et les politiques, ces référents idéologiques imprègnent, de manière plus ou moins profonde, le corps social.</p>
<p>Le premier horizon, qui s’inscrit dans une longue durée depuis 1848, valorise le lien avec la France et un certain oubli de l’esclavage, en accord avec l’ethos d’une nation unie, glorieuse et libératrice. C’est celui de <a href="https://clio-cr.clionautes.org/histoire-de-lassimilation-des-vieilles-colonies-francaises-aux-departements-doutre-mer.html">l’assimilation</a>, à savoir l’application en bonne et due forme des lois françaises aux Antilles. L’assimilationnisme s’appuie sur la promesse républicaine de l’égalité (même si celle-ci est loin d’être achevée…) sur des <a href="https://www.editionsbdl.com/produit/luniversalisme-en-proces/">bases universalistes,</a> malgré leurs limites… </p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/433733/original/file-20211124-18-atujq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ma race, la race humaine - Aimé Césaire collage - Paris, Ménilmontant, 2013.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/9414890479">Jeanne Menjoulet/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Lame de fond qui n’en finit pas de produire ses effets sur le corps social, il culmine, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sur <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-1946_1996_cinquante_ans_de_departementalisation_outre_mer_fred_constant-9782738450807-5790.html">la départementalisation</a>, qui paraît être la consécration, au plan politique, du principe d’égalité.</p>
<p>Le second horizon, que l’on voit poindre dans les années 30 chez <a href="https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=PRESA_076_0016">certains intellectuels</a>, est celui de la négritude. </p>
<p>On a pu parler à son propos de « retournement du stigmate », puisqu’il s’agit de renverser l’ancienne dévalorisation de la couleur noire, afin de construire une identité qui arbore la couleur des ancêtres opprimés comme instrument de revendication et arme politique. C’est ainsi qu’Aimé Césaire, <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2008/04/18/aime-cesaire-le-grand-poete-de-la-negritude_1035704_3382.html">porte-parole de cette posture</a>, a « ramassé le nom de nègre dans le ruisseau » pour en faire un étendard, « retour de service » en réaction contre l’infériorisation d’une identité. Celle-ci lui apparaît en effet comme l’entorse première au principe républicain d’égalité, ce qui explique qu’il ait également été en 1946 le <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/histoire/aime-cesaire/biographie.asp">principal instigateur</a>, avec les députés communistes, de la loi assimilatrice de départementalisation - qu’il a été paradoxalement le premier à dénoncer, dès les années 1950, suite à la faiblesse même des avancées égalitaires qu’on aurait pu en espérer.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/A5v2oMQ6ipY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Aimé Césaire, hommage, Entrée Libre, Youtube.</span></figcaption>
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<p>On peut rabattre la négritude sur un certain différentialisme, mais on constate aussi que Césaire demeure dans un horizon universaliste. La traduction politique de son choix a été celle de l’autonomisme, impulsé par le parti qu’il fonde à partir de sa rupture avec <a href="https://www.madinin-art.net/lephemeride-du-24-octobre/">le Parti communiste en 1956 </a>(Parti Progressiste Martiniquais).</p>
<p>Mais l’autonomisme est dépassé, à partir des années 1960, par la montée du nationalisme indépendantiste. Celui-ci n’a toutefois jamais réussi à devenir <a href="https://hal.univ-antilles.fr/hal-01675660/document">une force politique notable</a> se heurtant à l’attachement majoritaire des populations des îles d’Amérique à la France, bien qu’il ait su trouver une place majeure dans la vie syndicale, notamment à la Guadeloupe, à travers l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe.</p>
<h2>L’affirmation de la créolité</h2>
<p>Un nouvel horizon idéologique, qui ne correspond pas à un courant politique institué, apparaît dans les années 1970, avec l’affirmation de la créolité.</p>
<p>Sortant d’un schéma binaire, celle-ci accroît la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Hors-serie-Litterature/Eloge-de-la-Creolite">complexité de l’offre identitaire</a>. Dotée d’un fort potentiel littéraire et artistique, sa promotion par des écrivains natifs opère un retour, que l’on peut qualifier de réflexif, du concept de créolisation, promu par l’écrivain Edouard Glissant, vers les sociétés concernées, pour lesquelles le processus qui lui correspond s’opérait de manière non consciente. Au centre, la revendication de la pluralité des origines (africaines, européennes, asiatiques…) et la promotion de la langue créole.</p>
<p>En outre la posture créole, qui entend mettre positivement l’accent sur la résistance locale et quotidienne face à la domination coloniale, insiste sur la créativité locale et le dépassement des blessures fondatrices, permettant d’échapper, <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782918193111-les-voies-de-la-creolisation-essai-sur-edouard-glissant-alain-menil/">selon Alain Ménil</a>, </p>
<blockquote>
<p>« aux mirages mortifères d’une identification ethnique de la réalité culturelle […] à l’association coutumière d’une culture avec l’enclos de l’ethnie » alors même que la réalité où elle est apparue a été « marquée par le souci constant d’ethniciser toute relation ».</p>
</blockquote>
<p>Elle entre ainsi en concurrence avec d’autres référents idéologiques, qui prônent, dans une quête de ce que le philosophe Edouard Glissant appelait l’ « identité racine », un rattachement quasi exclusif au continent africain.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/mLZ9uprUARg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Edouard Glissant, penseur de la créolisation, France Culture, Youtube.</span></figcaption>
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<p>Ainsi observe-t-on dans le débat public des affirmations anti-créoles, plus ou moins inspirées par <a href="https://journals.openedition.org/diasporas/4477">l’afrocentrisme</a>, dans le prolongement de l’idée d’une « nation noire », qui a tendance à prendre aujourd’hui, grâce aux nouveaux moyens de communication, <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/140#xd_co_f=NmJjYTkwNjEtOGE5Ny00MjEwLTllMzQtNjMyOWQyZDk4NmM5%7E">une ampleur transnationale</a>, affirmations qui ne sont pas exemptes, sous couvert de la quête récurrente de pureté et d’authenticité, <a href="https://www.cairn.info/publications-de-Stella-Vincenot--681045.htm">de fixations essentialistes et d’enfermements raciaux</a>.</p>
<h2>Luttes dans les représentations du passé</h2>
<p>Depuis les années 1990, les Antilles, comme ailleurs, ont connu un fort investissement mémoriel, focalisé sur le traumatisme historique représenté par la traite et l’esclavage colonial (constitué en véritable patrimoine immatériel), et l’entrée en scène des « <a href="https://www.pur-editions.fr/product/ean/9782753535718/devenir-descendant-d-esclave">descendants d’esclaves</a> ».</p>
<p>Des représentations du passé, très idéologisées, peuvent déboucher sur une relecture de l’histoire, traversée par le retour au lexique racial, comme l’ont illustré les critiques portées contre le Mémorial ACTe inauguré en 2015 à Pointe-à-Pitre. </p>
<p>Ce premier grand outil de remémoration de l’esclavage véhiculerait selon <a href="https://blogs.mediapart.fr/cathy-liminana-dembele/blog/070715/prendre-acte-du-memorial-acte-lhomme-noir-est-nu">ses contempteurs</a> un« contenu afrocide, au service de la célébration d’une mémoire assise sur les privilèges, ceux de la blanchitude ». </p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=823&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=823&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=823&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1034&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1034&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/433699/original/file-20211124-17-16xvrcl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1034&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche de militants critiquant le Mémorial installé à Pointe-à-Pitre, 2015. Ils dénoncent la mention, dans le Mémorial, que des Africains ont vendu d’autres Africains, et donc que les ‘Nègres’ auraient vendu leurs ‘frères’, remettant en question le travail des historiens professionnels.</span>
<span class="attribution"><span class="source">J-L.Bonniol</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/jVg6-iPi5CM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Plus récemment, le 23 mai 2020, deux statues de Victor Schoelcher à la Martinique ont été mises à bas par un groupe de militants anti-assimilationnistes, acte à première vue paradoxal puisque Victor Schoelcher fut celui qui porta le décret d’abolition de l’esclavage en 1848 et qu’il a été entouré depuis d’une vénération particulière aux Antilles (donnant lieu à ce qu’on a appelé le « schoelcherisme »). Youtube.</span></figcaption>
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<h2>L’éveil d’un nationalisme culturel</h2>
<p>Les stratégies indépendantistes, malgré leur relatif échec, ont toutefois contribué à éveiller, aussi bien à la Guadeloupe qu’à la Martinique, <a href="http://www.theses.fr/2010EHES0363">un nationalisme culturel</a>. </p>
<p>Celui-ci s’appuie sur une fierté autochtone, qui s’exprime dans la revendication d’une reconnaissance de l’égalité dans la différence, témoignant à la fois d’un attachement politique à la nationalité française – et plus précisément à l’idée républicaine – et d’une identité culturelle martiniquaise ou guadeloupéenne, hautement proclamée, ambivalence qui constitue un terrain privilégié pour des flambées récurrentes de contestation du pouvoir métropolitain, accusé de mépris envers les populations ultra-marines et d’imposition verticale de décisions prises au niveau central.</p>
<p>Ainsi a surgi le <a href="https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/7238">mouvement guadeloupéen du LKP</a> (Liyannaj Kont Pwofitasyon) au début de l’année 2009, s’insurgeant contre la cherté de la vie, attribuée à des « profiteurs », à savoir les dirigeants de sociétés métropolitaines… ou martiniquaises appartenant à des blancs créoles. </p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/F4uJ6AO1_4o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Conflit social mené par le LKP, 2009, INA, Youtube.</span></figcaption>
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<h2>Quel prolongement politique ?</h2>
<p>Remarquons cependant que si l’affirmation identitaire y a occupé <a href="https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2011-1-page-82.htm">une large part de la scène</a> les Guadeloupéens lui ont refusé <a href="http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/270209/jean-luc-bonniol-l-identite-brimee-des-guadeloupeens">tout prolongement politique</a>.</p>
<p>Ce refus d’un toit séparé pour abriter une conscience politique d’appartenance n’est pas le moindre des paradoxes de ces territoires postcoloniaux, qui portent la marque longuement imprimée d’une créolisation <a href="https://books.google.fr/books/about/Context_and_Choice_in_Ethnic_Allegiance.html ?id=LiC5HAAACAAJ&redir_esc=y">« profonde »</a> et de la coexistence des normes <a href="https://www.decitre.fr/livres/paradoxe-au-paradis-de-la-politique-a-la-martinique-9782738407863.html">qu’elle installe</a>.</p>
<p>Un peu comme si les liens séculaires tissés avec la métropole ne pouvaient être dénoués : difficile d’avoir à lutter contre une part de ce qui vous constitue… Ce qui rend la résolution des conflits avec la puissance hexagonale particulièrement problématique. Mais ne pas tenir compte de cette complexité serait une grave erreur politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172444/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Luc Bonniol ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La contestation en Guadeloupe et Martinique dépasse aujourd’hui amplement le prétexte sanitaire, se fondant désormais sur tous les maux structurels dont souffrent les territoires ultra-marins.Jean-Luc Bonniol, Professeur émérite d’anthropologie , Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1605732021-06-15T18:26:11Z2021-06-15T18:26:11ZConsommer local, verdir la ville ou récupérer les déchets sont-ils des actions politiques ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/406203/original/file-20210614-102344-19jcssl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1000%2C744&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un potager érigé en pleine ville. Jardiner, verdir les espaces ou manger local peuvent-ils être considérés comme des gestes politiques ? </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Depuis deux décennies, de plus en plus de personnes choisissent de transformer leurs pratiques quotidiennes pour des raisons politiques et collectives.</p>
<p>C’est le cas des personnes engagées dans les mouvements de <a href="http://www.simplicitevolontaire.org/la-simplicite-volontaire/definition/">simplicité volontaire</a>, de <a href="https://www.alimentsduquebec.com/fr/blogue/achat-local/manger-local-c-est-quoi">« manger local »</a> ou de <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1795033/gastronomie-agriculture-locavore-archives">« slow food »</a>. Elles utilisent ainsi leur mode de vie comme un espace de transformation sociale pour mettre en pratique les valeurs politiques qu’elles chérissent.</p>
<p>On pense aussi aux personnes qui pratiquent le glanage urbain (le <a href="https://journalmetro.com/actualites/montreal/2309409/dumpster-diving-un-etat-desprit-pour-enrayer-le-gaspillage-alimentaire/"><em>dumpster-diving</em></a>) et qui consiste à fouiller dans les poubelles des épiceries pour en extraire des aliments encore consommables. Ou encore, le <a href="https://www.ledevoir.com/vivre/jardinage/532749/qui-sont-les-bucherons-de-l-asphalte">verdissement de l’espace public</a>. Les jardiniers créent de nouveaux lieux de sociabilité et de biodiversité dans des espaces inusités de la ville.</p>
<p>Mais est-ce que cela veut dire que jardiner est foncièrement une action politique ? Manger ? S’approvisionner ? <a href="https://oxfordre.com/politics/view/10.1093/acrefore/9780190228637.001.0001/acrefore-9780190228637-e-68">Tout serait alors politique</a> ?</p>
<p>Si ces mouvements permettent de voir autrement des pratiques jusque-là considérées banales ou intimes, cela pose également des questions sur la nature de l’action politique. Le risque est grand que le terme de « politique » ne signifie plus rien en englobant autant de pratiques. Comment s’y retrouver ?</p>
<p>Avec notre équipe de recherche, nous avons été à la rencontre de citoyens qui s’engagent dans le verdissement et le glanage urbain pour mieux comprendre les conditions de réalisation de leurs actions et leurs motivations. Nous avons découvert qu’elles ne sont pas forcément engagées et politisées. Le contexte dans lequel se déploient ces pratiques influence la façon dont le jardinier ou le glaneur envisage ses actions. C’est ce que nous avons voulu montrer dans <a href="https://www.capedmontreal.com/blog">cette bande dessinée illustrée et scénarisée par Saturnome</a> qui explique comment des actions banales peuvent devenir politiques pour ceux qui les pratiquent.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un jardin érigé en ville" src="https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406490/original/file-20210615-21-kp6hqy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le Jardin pour tous, situé dans l’arrondissement Rosemont Petite-Patrie à Montréal, est un jardin ouvert qui a réuni des jardiniers pendant trois ans.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Laurence Bherer</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>Une définition conventionnelle de l’engagement politique</h2>
<p>Traditionnellement, la participation politique englobe toute action située dans la sphère politique et institutionnelle <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/P/bo3637096.html">qui associe la participation politique au fait de chercher à influencer le gouvernement</a>. Cela inclut voter, s’engager dans une campagne électorale, signer une pétition, contacter son député, participer à des processus de consultation publique, etc. Avec le temps, la conception du politique et de la participation ont été élargies à des activités contestataires, comme la manifestation ou le boycottage.</p>
<p>Jusqu’à maintenant, la compréhension des politologues de l’action politique équivalait à établir un classement des pratiques. Selon cette logique, une action est politique si elle est reconnue par les acteurs politiques comme fondamentalement politique. Cette approche ne fonctionne pas pour le jardinage ou le glanage qui se situent à l’extérieur du cadre usuel. Ce ne sont pas des actions politiques par essence.</p>
<p>Mais elles peuvent le devenir.</p>
<h2>Expérimenter</h2>
<p>La signification politique d’une activité intime ou banale est en fait découverte au fur et à mesure qu’une personne la pratique, entre en interaction avec d’autres et y associe un récit qui permet de <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2006-1-page-5.htm?contenu=resume">faire le lien entre son action et un enjeu collectif</a>.</p>
<p>Au fur et à mesure que son action évolue, cette personne est <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1467-9558.2008.00319.x">susceptible de découvrir des espaces de pouvoir</a> qu’elle n’avait pas envisagé au départ. Il peut s’agir d’autorités publiques ou d’organisations dont elle ignorait l’existence ou les compétences jusque-là. Ou encore, elle prend conscience de normes sociales fortes contre lesquelles elle se butte dans sa pratique.</p>
<p>Les glaneurs doivent souvent combattre les préjugés sociaux associés au fait de rechercher la nourriture dans les poubelles. Ils découvrent aussi des pratiques déconcertantes, comme le déchiquetage et la javellisation que certains commerçants adoptent pour éviter toute récupération. De la même façon, certains jardiniers urbains désapprouvent les pratiques de déneigement qui ont pour effet de compacter les carrés d’arbre et ainsi ruiner les efforts de verdissement.</p>
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<img alt="Un homme fouille dans un conteneur" src="https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406205/original/file-20210614-66119-vwu2m1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les glaneurs doivent souvent combattre les préjugés sociaux associés au fait de rechercher la nourriture dans les poubelles. Ils découvrent aussi des pratiques déconcertantes des commerçants qui veulent éviter la récupération.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
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</figure>
<p>S’engager politiquement équivaut ainsi à identifier les espaces de pouvoir associés à une pratique. Mais ce n’est pas un exercice facile. Dans l’exemple du déneigement, qui est responsable de cet état de fait : le conducteur ? L’entreprise sous-traitante ? L’arrondissement ? Ces espaces de pouvoir sont découverts, compris au fur et à mesure que le citoyen « négocie » son engagement dans sa vie quotidienne. Il s’agit d’un processus de découverte où la personne engagée expérimente de nouvelles pratiques, découvre des enjeux insoupçonnés et les espaces de pouvoir qui y sont associés.</p>
<p>Ce processus d’expérimentation ne se fait pas en vase clos. Il dépend des rencontres, des tensions, des contradictions que vivra cette personne à travers la réalisation de sa pratique. Celle-ci suscite des réactions, peut déranger et même être contestée. La personne engagée peut aussi rencontrer des résistances individuelles ou réglementaires qu’elle n’avait pas prévues. Une pratique qui se voulait alors relativement simple ou personnelle prendra ainsi une autre couleur.</p>
<h2>Un environnement de solidarités</h2>
<p>Il est aussi possible que des solidarités se créent, entre voisins par exemple, et que celles-ci conduisent l’engagement initial dans une autre direction. Si ces liens sont épars et éphémères, le processus d’expérimentation politique restera relativement peu développé. Mais si ces interactions se répètent, sous différentes formes avec plusieurs personnes ou organisations, la continuation de l’activité prend une autre ampleur. Cet environnement de solidarités peut aussi emmener la personne à adopter d’autres formes de participation clairement politiques pour compléter son action.</p>
<p>En se mobilisant autour du verdissement dans un terrain vacant, les résidents définissent progressivement et collectivement leur conception d’un milieu de vie agréable et l’expérimentent directement. Par exemple, dans Rosemont Petite-Patrie à Montréal, un petit collectif de voisins ont animé pendant trois ans le Carré Casgrain, un jardin situé sur un terrain privé abandonné dans un bout de quartier qui manque de verdure. Ils ont appris à collaborer, à partager et à gagner en confiance mutuelle.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Des gens sont regroupés autour d’un jardin, dans une zone industrielle de la ville" src="https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406492/original/file-20210615-3839-s3uns9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le Carré Casgrain, situé dans l’arrondissement Rosemont Petite-Patrie à Montréal. Des voisins organisent un concert dans cette petite oasis urbaine.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Alexander Cassini</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Les jardiniers urbains, comme ceux du Carré Casgrain, sont également confrontés à un ensemble d’enjeux (restriction de la réglementation, difficulté de l’action collective, pérennité de l’action, conflits de voisinage) qui permettent de renforcer leur récit d’engagement et d’articuler leur action avec un enjeu plus grand que ce soit la lutte contre la gentrification du quartier, les changements climatiques ou la promotion de la justice alimentaire.</p>
<p>Ce processus d’expérimentation n’est pas forcément le même pour tous. Il est très fortement dépendant du contexte dans lequel il se déploie et des interactions qui s’en suivent.</p>
<h2>Un déplacement de l’action politique</h2>
<p>Cela veut aussi dire qu’une action peut être à un moment politique et ne plus l’être à un autre moment. Au fur et à mesure du processus d’expérimentation, cette couleur politique peut se confirmer pour la personne qui la pratique ou au contraire, ne jamais dépasser le stade épisodique.</p>
<p>Autrement dit, la signification de la pratique d’engagement n’est pas fixe, elle évolue. C’est véritablement l’expérience qui fera qu’une action plutôt anodine comme le jardinage prend une portée différente pour celui ou celle qui la pratique. C’est ce processus d’expérimentation qui est illustrée dans notre <a href="https://www.capedmontreal.com/blog">bande dessinée</a>.</p>
<p>Cette discussion sur l’expérimentation politique permet de mieux comprendre que notre rapport à la politique se construit comme un processus, qui ne dépend pas de l’objet lui-même (jardiner ou non), mais du contexte dans lequel la pratique du jardinage s’inscrit.</p>
<p>Dans cette perspective, l’action politique est loin de se limiter aux sphères partisanes et institutionnelles. Il est alors possible de se poser des questions sur les analyses qui voudraient que la défection des citoyens et citoyennes <a href="https://www.electionsquebec.qc.ca/francais/provincial/vote/taux-participation.php">lors des élections</a> soit un signe d’apathie politique. Plutôt que de conclure au rejet de la politique, il faut plutôt s’interroger sur le déplacement de l’action politique vers des pratiques jusque-là considérées comme intimes, mais qui, dans certaines circonstances, correspondent à un engagement politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/160573/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurence Bherer a reçu des financements du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada pour financer le projet "La participation informelle: une voie alternative vers l'engagement politique" (CRSH-890-2015-0107). Elle fait également partie du Collectif de recherche Action politique et démocratie (CAPED), une équipe de recherche financée par le Fonds de recherche culture et société du Québec. Elle est également co-chercheure dans différents projets financés par le CRSH et le FQRSC.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Pascale Dufour a reçu des financements du Fonds de recherche, culture et société du Québec pour le Collectif de recherche Action Politique et Démocratie (CAPED), une équipe de recherche interuniversitaire qu'elle dirige ainsi que du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, pour différents projets de recherche (subvention partenariale; subvention développement de partenariat et subvention savoir), comme chercheure principale et co-chercheure.</span></em></p>Jardiner, manger ou s’approvisionner local sont-elles des actions politiques ? Si oui, tout devient-il politique ? Cela dépend du contexte dans lequel la pratique s’inscrit.Laurence Bherer, Professeure agrégée de science politique, Université de MontréalPascale Dufour, Professeure titulaire - spécialiste des mouvements sociaux et de l'action collective, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1606532021-06-10T21:58:38Z2021-06-10T21:58:38ZComment expliquer le succès du pentecôtisme au Brésil ?<p>Le pentecôtisme est le <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/130421/pourquoi-l-evangelisme-est-la-nouvelle-religion-planetaire?onglet=full">courant majoritaire de l’évangélisme au Brésil</a>. À l’époque du dernier recensement, en 2010, <a href="https://journals.openedition.org/revestudsoc/46128">22,2 % des habitants se disaient évangéliques, dont 13,3 % de pentecôtistes</a>. Ce mouvement religieux <a href="https://www.researchgate.net/publication/262474559_O_poder_da_fe_o_milagre_do_poder_Mediadores_evangelicos_e_deslocamento_de_fronteiras_sociais">imprègne l’ensemble de la vision du monde</a> d’une grande partie de ses adeptes.</p>
<p>Au contraire de la France, la religion au Brésil ne s’est jamais vraiment éloignée de la sphère politique. Certes, la séparation entre l’État et l’Église apparaît dans la Constitution de 1891, qui fait du Brésil un État laïque. Mais, dans les faits, cette séparation est restée largement théorique, l’Église catholique ayant conservé une partie importante de son influence politique au cours du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Cependant, la réussite politique des Églises pentecôtistes depuis la fin des années 1980, marquée par une <a href="https://journals.openedition.org/assr/21887">forte augmentation du nombre de candidats et d’élus pentecôtistes</a>, n’explique pas l’adhésion massive qu’elles suscitent, notamment auprès des classes populaires et, plus précisément, des femmes appartenant à ces catégories. Comment ces Églises ont-elles réussi à attirer un si grand nombre d’adhérentes issues d’un milieu modeste ?</p>
<h2>L’adaptation du pentecôtisme au néolibéralisme : l’accent mis sur l’individualité</h2>
<p>Il faut, tout d’abord, comprendre en quoi consiste l’<em>ethos</em> pentecôtiste. Selon une <a href="https://journals.openedition.org/etnografica/905">étude ethnographique</a> réalisée par l’anthropologue Livia Fialho da Costa en 2011, l’adhésion des classes populaires se fait « naturellement », grâce à un discours qui « leur permet de redonner un sens à leur vie, sens qu’elles avaient perdu au cours de leur trajectoire d’exclusion : le discours de la « possibilité », voire même de la « potentialité », où chaque fidèle peut changer son destin dès lors qu’il emploie les moyens adéquats.</p>
<p>Cela signifie, en général, suivre le chemin tracé par les valeurs de l’Église, fréquenter les cultes avec assiduité et prouver régulièrement sa foi en Dieu – particulièrement à travers des « sacrifices » personnels, comme le don d’importantes sommes d’argent à l’Église. Dans ce cadre, chaque difficulté rencontrée par le croyant est interprétée comme résultant d’un éloignement de Dieu et du « droit chemin » de l’Église, ce qui attire le « démon » – lequel est, lui, perçu comme la source de ces difficultés.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/83GA4mzcHOs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cet encadrement est diamétralement opposé à celui de la <a href="https://www.cairn.info/revue-lignes0-1995-2-page-195.htm?contenu=auteurs">Théologie de la libération</a>, populaire au sein de l’Église catholique en Amérique latine jusqu’au début des années 1990. Ce courant théologique inscrivait les problèmes rencontrés par les individus – difficultés liées à la pauvreté, au chômage, à la violence, etc. – dans le cadre plus large des inégalités sociales. Il partait de l’idée que l’Évangile prêche la libération des pauvres de leurs souffrances et que, pour réaliser ce projet, il était nécessaire pour l’Église de mobiliser des notions issues des sciences sociales, notamment du marxisme.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1147513285715136512"}"></div></p>
<p>En étudiant les <a href="https://www.anpocs.com/index.php/publicacoes-sp-2056165036/rbcs/203-rbcs-34">raisons de l’adhésion des femmes aux CEBs</a> (Communauté écclésiales de base) – des groupes catholiques basés sur la Théologie de la libération –, les sociologues Maria Campos Machado et Cecilia Mariz (1997) expliquent justement que les CEBs ne donnent pas de solutions à des problèmes individuels :</p>
<blockquote>
<p>« L’innovation apportée par les CEBs est d’inciter les femmes à s’intéresser à la politique. L’espace public, vu traditionnellement comme masculin, s’ouvre aux femmes des CEBs. Certaines d’entre elles, non contentes de participer aux mouvements sociaux, deviennent des leaders, et même des candidates politiques. […] Dans la vision proposée par les CEBs, pourtant, les questions les plus importantes de la vie privée sont les questions matérielles, dont la solution est à rechercher dans la lutte politique, qui se déroule dans l’espace public. Les questions privées non matérielles, de nature émotionnelle et morale, ne trouvent pas d’espace de débat et de solution dans le cadre des CEBs. De là vient la difficulté relative de ce mouvement catholique […] à attirer plus de participantes en comparaison avec des Églises de matrice pentecôtiste. »</p>
</blockquote>
<p>Dans les CEBs, expliquent les auteures, les problèmes relatifs à la sexualité, à la vie familiale, à la violence conjugale, à la discrimination, etc. sont vus comme le reflet de la situation sociale des adhérentes. Il n’est pas surprenant que des ONG, des groupes féministes et des groupes des femmes aient été créés par des femmes défavorisées à partir des réunions des CEBs, dans le but de subvenir aux besoins les plus urgents des mères des milieux modestes, mais aussi de leur faire prendre conscience des questions liées aux inégalités sociales, de genre et de « race » qui persistent dans la société brésilienne.</p>
<p>En comparaison, les <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1996/03/CORTEN/5337">Églises pentecôtistes</a> – puisqu’elles attribuent les difficultés à l’éloignement de Dieu – sont beaucoup plus aptes à proposer des solutions « immédiates », en d’autres mots miraculeuses, car ces problèmes sont encadrés dans un discours typiquement néolibéral de responsabilisation de l’individu.</p>
<p>En se nourrissant de ces valeurs de réussite et de responsabilité individuelle, d’ailleurs <a href="https://fpabramo.org.br/publicacoes/publicacao/percepcoes-e-valores-politicos-nas-periferias-de-sao-paulo/">fortement intégrées et appropriées par les classes populaires brésiliennes</a>, le discours pentecôtiste, dans une certaine mesure, redonne à l’individu sa capacité d’action pour résoudre les difficultés rencontrées dans son quotidien. Pourtant, il est nécessaire questionner l’efficacité de l’action individuelle dans le contexte social fortement inégalitaire au Brésil, un pays où le pouvoir est <a href="https://blog.mondediplo.net/au-bresil-les-vieux-habits-de-l-imperialisme">historiquement aux mains des oligarchies</a>.</p>
<h2>Le coût de la vision de monde pentecôtiste</h2>
<p>Le coût de cette vision du monde est l’invisibilisation de la société elle-même : la pauvreté, la violence, les inégalités, les discriminations, tous ces problèmes cessent d’exister en tant que résultat de rapports sociaux inégalitaires et d’oppressions systémiques, une fois qu’ils ont été attribués à la présence du démon. Les croyants sont rendus « aveugles » à l’influence des questions macrosociales sur leurs vies personnelles, en se voyant comme des individus atomisés, totalement responsables de ce qui leur arrive – l’action divine, sous la forme de miracles, n’étant possible qu’à partir de l’action de l’individu, à travers sa conversion religieuse.</p>
<p>Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette invisibilisation des questions sociales est problématique, voire dangereuse. Le public des Églises pentecôtistes est majoritairement constitué de femmes défavorisées, dont plus de la moitié sont noires ou métisses : <a href="https://www1.folha.uol.com.br/poder/2020/01/cara-tipica-do-evangelico-brasileiro-e-feminina-e-negra-aponta-datafolha.shtml">selon des données de 2019 et 2020 recueillies par l’Institut Datafolha</a>, 58 % des évangeliques (toutes Églises confondues) sont des femmes, dont 43 % sont métisses et 16 % noires, en sachant que, en 2018, dans l’ensemble de la population brésilienne 9,3 % des habitants se déclaraient comme noirs et 46,5 % comme métis. Dans les Églises néopentecôtistes, les femmes représentent 69 % des fidèles. Il est donc pertinent d’affirmer qu’une majorité des fidèles pentecôtistes sont exposés à des discriminations et inégalités structurelles liées à leur genre, à leur « race » et à leur classe sociale.</p>
<p>L’adhésion au pentecôtisme peut effectivement être particulièrement attirante pour les femmes. De nombreuses études (voir par exemple <a href="https://www.researchgate.net/publication/286821275_Transforming_Masculinities_in_African_Christianity_Gender_Controversies_in_Times_of_AIDS">ici</a>, <a href="https://openlibrary.org/books/OL1096728M/The_reformation_of_machismo">ici</a> et <a href="https://www.scielo.br/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0104-93131996000200013">ici</a>) montrent qu’elles peuvent retrouver, à travers l’adhésion religieuse de leur compagnon, un apaisement de leur vie familiale.</p>
<p>Les règles auxquelles doivent se plier les fidèles interdisent en effet tout comportement contraire aux valeurs religieuses, comme la violence, l’infidélité, l’usage de drogues, sous peine que les miracles ne se produisent pas. Mais ce calme n’est pas sans contreparties.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"856463512347869185"}"></div></p>
<p>L’utilisation du pentecôtisme comme médiateur de la réalité sociale ne permet pas forcément à ces femmes de se reconnaître comme faisant partie de groupes minoritaires – en tant que femmes, non blanches, défavorisées, entre autres – au même titre que d’autres qui partagent les mêmes problèmes. Dit autrement, cette vision néolibérale d’un monde fait d’individus, alliée à une perception religieuse des causes des problèmes rencontrés, rend ces femmes peu investies dans le monde social et politique, dont les moindres tremblements – instabilité démocratique, crises économiques, pandémies… – ont pourtant un impact considérable sur les vies des plus défavorisés.</p>
<p>Dire que le pentecôtisme est le seul responsable de ce désinvestissement serait malhonnête : il n’est pas rare que des femmes et hommes pentecôtistes (en particulier celles et ceux qui appartiennent aux classes moyennes et/ou qui ont eu l’opportunité de se confronter avec d’autres visions du monde, soit par leurs études ou par le contact avec des associations, ONG ou groupes politiques) aient une vision tout à fait sociale et politique de la société.</p>
<p>Des groupes <a href="https://periodicos.ufes.br/sinais/article/view/24049">évangéliques</a> <a href="https://www1.folha.uol.com.br/poder/2020/03/feministas-evangelicas-tentam-romper-preconceito-nas-igrejas-e-rotulo-de-esquerdistas.shtml">féministes</a> et <a href="https://www.geledes.org.br/a-juventude-negra-evangelica-tem-algo-a-afirmar-nao-somos-modinha/">anti-racistes</a> commencent à voir le jour en masse, demandant des changements sociaux à l’intérieur et à l’extérieur de leurs Églises. Pour eux, la religion remplit un rôle de réconfort émotionnel, mais oriente très peu leur vision du monde social.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/160653/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ana Carolina Freires Ferreira ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au Brésil, le pentecôtisme, un culte protestant évangélique, attire particulièrement les femmes pauvres et non blanches. La raison : le discours de responsabilité individuelle qu’il véhicule.Ana Carolina Freires Ferreira, Doctorante en sociologie au Centre Émile Durkheim, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1576152021-03-28T16:37:52Z2021-03-28T16:37:52ZAlgérie : la « Révolution du sourire pacifique » persiste et signe<p>« Reste-t-il quoi que ce soit du Hirak ? », <a href="https://www.nytimes.com/fr/2020/10/04/world/africa/un-an-apres-le-hirak-lespoir-dun-renouveau-retombe-en-algerie.html">feignait de s’interroger</a> le président algérien Abdelmadjid Tebboune lors d’une entrevue avec le <em>New York Times</em> en octobre 2020. Il est vrai que, à ce moment-là, les Algériens, qui avaient battu le pavé 56 semaines durant à partir du 16 février 2019, ne sortaient plus dans la rue depuis plusieurs mois <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/le-hirak-observe-une-treve-sanitaire_2123256.html">du fait de la crise sanitaire</a>. Mais en février dernier, les marches pacifiques massives ont <a href="https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20210226-mouvement-du-hirak-le-retour-des-marches-en-alg%C3%A9rie">repris avec une nouvelle vigueur</a>, démentant de manière cinglante ce pronostic d’extinction.</p>
<p>La primauté du politique sur le militaire, l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, la démocratie, le démantèlement réel du « système » et le départ de ceux qui l’incarnent : les mêmes exigences sont scandées les mardis et vendredis depuis le 16 février 2021, indiquant la volonté d’une large partie de la population d’en finir avec un régime qu’elle juge à bout de souffle.</p>
<h2>Un mouvement que la pandémie n’a pas arrêté</h2>
<p>L’<a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/19/algerie-le-nouveau-president-abdelmadjid-tebboune-entre-en-fonctions_6023465_3212.html">élection</a> du président Tebboune en décembre 2019 n’avait pas eu d’effet sur le Hirak : moins de 10 % de la population a participé au vote qui l’a élu, <a href="https://www.nytimes.com/fr/2020/10/04/world/africa/un-an-apres-le-hirak-lespoir-dun-renouveau-retombe-en-algerie.html">selon l’opposition</a>, alors que le chef de l’État, lui, affirme que le taux de participation a été de 40 %. Le <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/11/02/incertitudes-en-algerie-au-lendemain-d-un-referendum-constitutionnel-boude-par-la-population_6058192_3212.html">référendum constitutionnel</a> organisé pendant la pandémie et présenté comme une solution a également pâti d’un taux de participation historiquement bas, signe du poids du Hirak qui avait <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/notre-constitution-c-est-votre-depart-le-hirak-pour-un-boycott-du-referendum-constitutionnel-en-algerie_4150695.html">appelé les citoyens à ne pas se rendre aux urnes</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1323650068520542209"}"></div></p>
<p>Malgré l’effet d’aubaine de la pandémie, qui a suscité la suspension des marches, la recherche de légitimité de l’exécutif est restée en panne. L’annonce très récente de la tenue d’<a href="https://www.latribune.fr/depeches/reuters/KBN2B32ES/algerie-les-legislatives-anticipees-fixees-au-12-juin-2021.html">élections législatives anticipées en juin 2021</a> est décriée dans la rue. Des pancartes exhibées lors du 110<sup>e</sup> vendredi l’expriment clairement : </p>
<p>La remise en liberté – parfois provisoire – de dizaines de détenus d’opinion la veille de l’anniversaire du Hirak n’a pas éteint la revendication de la rue, qui exige du pouvoir qu’il libère tous les détenus du Hirak et se conforme aux traités et conventions signées par l’Algérie en la matière – une demande <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-l-onu-demande-la-fin-des-arrestations-arbitraires-contre-le-hirak-399160">relayée par l’ONU elle-même</a>. Le <a href="https://www.jeuneafrique.com/1080643/societe/algerie-le-parlement-europeen-denonce-les-atteintes-aux-droits-de-lhomme/">Parlement européen</a> et les <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/12/algerie-amnesty-international-appelle-a-la-liberation-d-un-militant-du-hirak_6055689_3212.html">ONG internationales</a> ont également appelé l’État algérien a respecter ses engagements. Actuellement, selon le Comité national de libération des détenus et le site dédié <a href="https://www.algerian-detainees.org/">Algerian detainees</a>, qui dressent des bilans fiables, trente personnes sont encore en prison pour avoir pris part au mouvement du Hirak.</p>
<p>Face à la surdité du pouvoir, le Hirak persiste et signe, toujours au nom du principe de <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/pourquoi-le-mouvement-citoyen-en-algerie-pourrait-pretendre-au-prixnobel-delapaix_3905235.html">Silmya</a> (Paix), qui constitue son modus operandi. En la matière, le peuple algérien persévère dans un exploit <a href="https://www.washingtonpost.com/politics/2020/02/22/algerians-have-been-protesting-year-heres-what-you-need-know/">reconnu par des chercheurs américains de Harvard et Princeton</a> comme l’un des mouvements les plus résilients de l’histoire mondiale des mouvements sociaux.</p>
<h2>Pas de trêve pour la répression</h2>
<p>La résilience du Hirak s’explique avant tout par l’attitude des autorités : une dissonance de plus en plus visible s’est instaurée entre un discours apaisant et une répression continue. Le pouvoir a notamment cherché à profiter du contexte de la pandémie pour criminaliser le Hirak.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1264553776775651328"}"></div></p>
<p>Pour reprendre la terminologie de <a href="https://www.franceculture.fr/conferences/forum-des-images/pourquoi-il-faut-relire-surveiller-et-punir-de-michel-foucault">Michel Foucault</a>, la pandémie en Algérie a mis à nu une gouvernementalité (gestion des populations) panoptique (voir sans être vu), de surveillance où le but est de <em>discipliner et punir</em>. Cette gestion des populations par la surveillance continue et l’emprisonnement donne aux citoyens la sensation diffuse de pouvoir à tout moment être privés de liberté, ce qui suscite chez eux censure et autocensure.</p>
<p>Foucault a <a href="http://www.festival-philosophia.com/une-notion-un-auteur/le-confinement-et-foulcaut/">étudié des cas de pandémies</a> (peste, choléra) pour expliciter la façon dont le pouvoir panoptique surveille et contrôle, dépersonnalise la sanction, insinue la tétanie jusqu’à ne plus avoir besoin d’avoir recours à la force, les individus s’auto-disciplinant par crainte. Pour éteindre un Hirak qui <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017317/algerie-le-hirak-continue/">s’est replié en ligne pendant la pandémie</a>, le pouvoir a procédé à des arrestations spectaculaires, aussi bien de personnalités médiatiques que de simples citoyens, <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/droit-et-justice/vous-mettez-un-post-sur-facebook-vous-allez-en-prison-en-algerie-la-repression-se-durcit-et-pousse-les-medias-a-l-autocensure_4104863.html">pour de simples posts sur les réseaux sociaux</a>.</p>
<p>Cette pratique a créé un sentiment de non-sens et une perception d’insécurité accrue, qui a favorisé chez certains l’effet d’auto-censure recherché. Visant autant des anonymes (jeunes, personnes âgées, hommes et femmes) que des journalistes de renom comme <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-nouvelle-arrestation-du-journaliste-khaled-drareni-353303">Khaled Drareni</a>, devenu symbole international d’un droit d’informer bafoué, pour des chefs d’inculpation lourds tels que l’atteinte à l’unité nationale, ces emprisonnements ont meurtri les citoyens ; mais ils ont aussi renforcé les revendications du Hirak énoncées plus haut. En effet, le Hirak a résisté via de nombreuses initiatives (<a href="https://www.inter-lignes.com/interdit-a-la-maison-de-la-presse-le-13eme-sit-in-en-soutien-a-khaled-drareni-en-virtuel/">sit-in en ligne</a>, création de <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/24/radio-corona-internationale-la-station-satirique-qui-maintient-la-flamme-du-hirak-algerien_6037653_3212.html">Radio Corona Internationale</a>, débats, expressions d’indignation…) et, comme avant la trêve sanitaire, des avocats se sont mobilisés vaillamment pour porter la voix du mouvement dans les prétoires.</p>
<p>Tout en cherchant à détourner le Hirak à son profit en l’institutionnalisant (le 22 février, considéré comme jour de la naissance du mouvement, a ainsi été <a href="https://www.algerie-eco.com/2020/02/19/tebboune-decrete-le-22-fevrier-journee-nationale/">proclamé jour férié</a>), le pouvoir n’a eu de cesse de criminaliser le mouvement. Par exemple, une <a href="https://www.24heures.ch/monde/alger-criminalise-fake-news-etat/story/18884906">loi contre les fake news</a> facilite l’emprisonnement des journalistes et des militants pour des posts sur les réseaux sociaux ; des projets de loi prévoient la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/17/un-projet-de-decheance-de-nationalite-suscite-l-emoi-en-algerie_6073458_3212.html">déchéance de nationalité</a> pour les Algériens à l’étranger « agissant de manière contraire aux intérêts de l’État » ; et le déclenchement d’une enquête préliminaire est désormais <a href="https://www.inter-lignes.com/corruption-zeghmati-interdit-la-mise-en-mouvement-dune-action-publique-sans-son-approbation/">impossible sans accord du ministre de la Justice</a>. Il faut bien du courage aux Algériens pour redescendre dans la rue, malgré un dispositif policier qui ferme les accès, met des obstacles au parcours des manifestations et réprime chaque semaine. Cela fait dire à <a href="https://fb.watch/4nOuv-l84C/">Mohammed Tadjadit</a>, surnommé le poète du Hirak, qui a été incarcéré à plusieurs reprises et de nouveau en fin de manifestation le 26 mars 2021 :</p>
<blockquote>
<p>« Je n’ai plus peur de la prison… la rue est devenue une prison… il est temps que le peuple décide de son avenir… »</p>
</blockquote>
<p>Ce système de punition est tellement intégré que <a href="https://twitter.com/khaleddrareni/status/1373699851444219908">certains citoyens estiment</a> que des problèmes comme les coupures d’eau ou la hausse du prix de l’huile peuvent s’expliquer par la volonté du pouvoir de punir les Algériens pour leur participation au Hirak.</p>
<p>Ajoutons qu’une affaire fera précédent : celle de Walid Nekkiche, cet étudiant détenu d’opinion qui a osé dénoncer les tortures et le viol qu’il a subis en détention. Contre toute logique « d’honneur » qui contraint culturellement à taire de tels faits, il a créé par ses révélations un effet de choc et de rupture, reflétant les principes d’une génération déterminée à ne plus se laisser faire.</p>
<p>Cette affaire a particulièrement <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/02/06/en-algerie-des-accusations-de-tortures-suscitent-l-indignation_6069012_3212.html">indigné</a> les Algériens. Une vague de solidarité s’en est suivie, obligeant l’exécutif à ouvrir une enquête. Un <a href="https://www.facebook.com/Torture.basta">« Comité contre la torture et les conditions carcérales inhumaines »</a> est né pour venir au secours des victimes et obliger les coupables à rendre des comptes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1372938018059870213"}"></div></p>
<h2>Un régime qui ne parvient pas à reprendre la main</h2>
<p>Plutôt que d’opter pour la brutalité sécuritaire, le gouvernement aurait parfaitement pu consacrer l’esprit républicain ou d’union nationale autour de la cause sanitaire et, à partir de là, réellement correspondre à son discours d’apaisement vis-à-vis du Hirak. Dans les discours officiels, le mouvement est en effet qualifié de béni et de sacré – mais, désormais, les autorités précisent que ces termes décrivent le Hirak originel (<em>el asil</em>), celui qui est né pour contester l’annonce d’une nouvelle candidature à la présidentielle d’Abdelaziz Bouteflika. Habile manière de disqualifier toutes les marches du Hirak qui se sont déroulées après l’arrivée d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence en décembre 2019.</p>
<p>Rompus à la communication du système, les Algériens répondent par le sarcasme à la propagande des médias officiels qui tentent d’imiter les codes stylistiques et sémantiques du Hirak. Le compte Twitter de la présidence s’inspire de l’esthétique du Hirak avec une photo représentant le président, le drapeau national et une fillette aux boucles blondes rappelant les images iconiques du mouvement. Soudain, la télévision nationale qui a ignoré le Hirak pendant un an l’année dernière, fait mine de couvrir ses dates anniversaires. Un reportage vidéo copie le style d’une vidéo qui a fait le buzz au début du Hirak : on y retrouve les vues aériennes des rues d’Alger noires de monde, et une voix qui loue l’événement… en déconnexion des banderoles, invisibles.</p>
<p>Actuellement, le terme de « société civile » est le motto de la présidence en vue des législatives anticipées de juin 2021. En mai 2019, j’avais défini <a href="https://theconversation.com/operation-mains-propres-en-algerie-la-societe-civile-mobilisee-pour-une-revolution-durable-116875">ici</a> les contours d’une société civile en mouvement (<em>hirak</em>) pour une révolution durable, dont les modalités ne sont pas le passage en force mais l’éthique collaborative.</p>
<p>Ces effets stylistiques et de sémantique qui se veulent en osmose avec le Hirak alors que le but de celui-ci est une nette rupture confèrent au rapt symbolique, à un <em>bypass</em> du consentement du peuple dans une tactique de communication politique. Du Hirak, le gouvernement choisit de récupérer parfois le style mais jamais le fond, la substance. Les hirakistes y trouvent des raisons supplémentaires de contester le système.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/157615/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nacima Ourahmoune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après des mois d’interruption du fait de la crise sanitaire, les Algériens ont recommencé à descendre dans la rue pour contester un régime aux abois.Nacima Ourahmoune, Professeur / Chercheur/ Consultant en marketing et sociologie de la consommation, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1557802021-02-23T18:06:36Z2021-02-23T18:06:36ZLa crise de confiance dans les partis politiques, une spécificité française ?<p>En février 2021, d’après le <a href="https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Round%2012%20-%20Barome%cc%80tre%20de%20la%20confiance%20en%20politique%20-%20vague12-1.pdf">baromètre annuel du CEVIPOF</a>, seulement 16 % des Français déclaraient avoir confiance dans les partis politiques, ce qui place les partis loin derrière toutes les autres organisations, y compris celles qui sont les plus mal notées comme les réseaux sociaux (17 %), les médias (28 %) ou les syndicats (32 %).</p>
<p>Comment expliquer un tel manque de confiance ? Le cas français est-il unique ou au contraire généralisable à l’ensemble de l’Europe ?</p>
<p>Nous allons voir que les comparaisons européennes, notamment les enquêtes <a href="https://europeanvaluesstudy.eu/">European Values Study (EVS)</a> dont la dernière vague a été réalisée en 2017, permettent d’apporter des éléments de réponse en révélant à la fois des éléments de convergence entre les pays européens et des dynamiques propres à la France.</p>
<h2>Une défiance généralisée ?</h2>
<p>Comme le montrent les données de l’eurobaromètre (graphique 1), la France fait partie des pays où le niveau de confiance dans les partis politiques est nettement plus faible qu’ailleurs (nous n’avons gardé que sept pays pour des raisons de lisibilité). De plus, la confiance a tendance à rester stable, voire à augmenter dans certains pays (comme en Allemagne), ce qui n’est pas le cas en France, où la confiance s’érode malgré des phases de hausse comme en 2007 ou en 2012.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385943/original/file-20210223-21-sm26lm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 1. Données issues du site Europa.</span>
<span class="attribution"><span class="source">V. Tournier/Europa</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>L’eurobaromètre a cependant pour inconvénient d’utiliser une question qui ne comporte que deux modalités de réponse (plutôt confiance et plutôt pas confiance). Avec quatre modalités (grande confiance, certaine confiance, peu de confiance ou pas confiance du tout), l’enquête européenne sur les Valeurs (EVS) permet d’isoler les individus qui expriment une défiance absolue (« pas confiance du tout »), ce qui n’est pas la même chose que d’avoir une méfiance relative, cette dernière pouvant être considérée comme normale dans une démocratie où l’esprit critique doit prévaloir.</p>
<p>Dans la dernière vague de l’EVS (2017), la proportion de ces « défiants absolus » s’élève à 45 % en France. Avec un tel chiffre, la France se situe très au-dessus de la plupart des pays d’Europe de l’Ouest où la méfiance absolue est généralement très faible (et même quasiment négligeable dans certains pays nordiques).</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=297&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=297&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=297&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=373&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=373&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385547/original/file-20210222-17-a1vwfw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=373&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 2. Données issues site Europa.</span>
<span class="attribution"><span class="source">V. Tournier</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Ajoutons que, entre 2008 et 2017, la part des personnes qui répondent « pas du tout confiance » est plutôt stable. On relève même une baisse dans quelques pays (Finlande, Autriche, Allemagne), ce qui montre que la défiance n’est pas en hausse partout en Europe. Là encore, la France fait figure d’exception puisque la défiance absolue a connu une forte hausse, passant de 31 % à 45 %.</p>
<h2>Une crise de l’adhésion ?</h2>
<p>Si la crise de confiance n’est pas généralisée, qu’en est-il de l’adhésion ? Peut-on dire que les citoyens européens désertent les partis politiques ?</p>
<p>D’après les EVS, les taux d’adhésion sont en général assez faibles et dépassent rarement 5 %, sauf dans quelques pays (tableau 1). Les partis mobilisent donc peu et la tendance de l’adhésion est plutôt à la baisse. En Allemagne et en Norvège, par exemple, un net décrochage s’est produit au cours du temps, ce qui tient sans doute aux difficultés que connaissent les partis <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2017-1-page-99.htm">sociaux-démocrates européens</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=527&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=527&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=527&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=662&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=662&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385822/original/file-20210223-14-x9xvye.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=662&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Tableau 1. % de personnes qui disent appartenir à un parti politique (1981-2017).</span>
<span class="attribution"><span class="source">V. Tournier/Enquêtes européennes sur les valeurs. Données pondérées</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En France, le taux d’adhésion est particulièrement bas (2 % en 2017) et il a peu évolué depuis 1981. La France fait donc partie des pays où l’engagement dans les partis politiques est plus faible qu’ailleurs.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385548/original/file-20210222-19-ksedij.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Niveau d’adhésion et défiance.</span>
<span class="attribution"><span class="source">V.Tournier</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>À la lumière du cas français, il est tentant de rapprocher les taux d’adhésion du degré de confiance dans les partis politiques : se pourrait-il que le niveau d’adhésion soit lié au manque de confiance ?</p>
<p>En réalité, ce rapprochement n’est guère pertinent. Certes, les taux d’adhésion sont souvent plus élevés dans les pays qui affichent une faible défiance envers les partis mais la corrélation n’est pas évidente (graphique 3). Pour des niveaux de défiance comparables, on peut trouver des taux d’adhésion très différents, et vice-versa. Les adhésions dépendent donc assez peu de la perception par les opinions publiques, même si cela peut jouer dans certains cas comme en France.</p>
<h2>La faiblesse structurelle des partis politiques</h2>
<p>Pourquoi les niveaux d’adhésion sont-ils généralement peu élevés ? Dans son ouvrage majeur <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1980_num_21_3_5030"><em>La logique de l’action collective</em></a> (1965), l’économiste américain Mancur Olson explique que les mouvements collectifs ne peuvent prospérer et durer que s’ils parviennent à offrir des rétributions sélectives à leurs membres.</p>
<p>Par rétribution sélective, Olson entend les avantages individuels accordés aux adhérents. Ces rétributions servent à compenser les coûts de l’adhésion (monétaires, temps passé, difficulté de se justifier, dénigrement, voire risques physiques dans certains cas).</p>
<p>Les rétributions sélectives créent une puissante motivation personnelle pour adhérer. Par exemple, un étudiant a tout intérêt à adhérer à l’association des anciens élèves pour bénéficier de son carnet d’adresses.</p>
<p>Cette thèse d’Olson est précieuse pour comprendre la faiblesse structurelle des partis politiques, ainsi que leur relatif déclin.</p>
<p>Alors que les associations peuvent aisément proposer des rétributions sélectives (par exemple des voyages, ou des réductions pour assister à des spectacles), il n’en va pas de même pour les partis politiques. Par définition, ceux-ci visent des biens collectifs : ils proposent des programmes d’action publique qui ne sont pas individualisables.</p>
<p>Lorsqu’un parti arrive au pouvoir, il met en œuvre un programme qui va bénéficier à tous les citoyens, qu’ils soient ou non membres du parti. C’est pourquoi personne n’a intérêt à adhérer. C’est ce qu’Olson appelle le phénomène du passager clandestin : chacun a intérêt à rester chez soi et à miser sur l’engagement d’autrui.</p>
<h2>Les partis ont plus de mal aujourd’hui</h2>
<p>Naturellement, les partis politiques ne sont pas comparables à des associations. Leur création résulte des grands clivages qui traversent les sociétés. Ils correspondent donc à des luttes d’intérêts ou d’idées qui constituent de puissantes sources de mobilisation.</p>
<p>Il n’en reste pas moins que, pour entretenir et développer les adhésions, les partis ne peuvent faire autrement que de proposer diverses rétributions, à la fois symboliques et matérielles.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/GHOuxBIZ1r0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">A Ivry, que reste-t-il de la banlieue rouge ?</span></figcaption>
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<p>Au temps de sa gloire, le Parti communiste français avait ainsi su créer de véritables écosystèmes (les <a href="https://www.cairn.info/revue-herodote-2004-2-page-14.htm">« banlieues rouges »</a>) qui lui permettaient d’accorder d’importants avantages à ses adhérents.</p>
<p>Outre les avantages matériels (formation, emplois, logements sociaux, subventions), il fournissait des rétributions symboliques telles que la fierté (légitimée par le soutien des intellectuels et des artistes) et la sociabilité. Il avait aussi, à l’inverse, la capacité d’exclure de la vie sociale tous ceux qui auraient la <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1969_num_10_4_1590">mauvaise idée de le critiquer</a>, y compris parmi les <a href="https://www.liberation.fr/evenement/1998/12/30/les-grands-exclus-du-pcf_254623/">dirigeants</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/clientelisme-politique-au-dela-des-cliches-une-realite-contrastee-153764">Clientélisme politique : au-delà des clichés, une réalité contrastée</a>
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<h2>La législation fragilise les partis</h2>
<p>Mais les temps ont changé. Les possibilités de distribuer des avantages se sont fortement réduites avec la lutte contre la corruption et le clientélisme.</p>
<p>Tel est le paradoxe de notre époque : la législation qui entend moraliser la vie publique fragilise aussi les partis. Davantage contrôlés, les partis doivent faire preuve de transparence et ne peuvent plus utiliser leurs ressources à leur guise, comme on a pu le constater avec l’<a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/francois-fillon-et-laffaire-des-emplois-fictifs-1167582">affaire Fillon</a> ou avec les affaires d’emplois fictifs au <a href="https://www.francetvinfo.fr/politique/modem/assistants-parlementaires-du-modem/on-vous-explique-l-affaire-des-assistants-parlementaires-europeens-du-modem_3731957.html">Parlement européen</a>.</p>
<p>Même pour l’accès aux informations politiques, qui pouvait autrefois rendre l’adhésion attractive, les partis sont dépassés. Cette fonction de socialisation politique, qui a été poussée le plus loin par les communistes <a href="https://revue-pouvoirs.fr/La-formation-des-cadres-dirigeants.html">à travers les écoles de cadres</a>, a été rendue obsolète par les médias et les réseaux sociaux.</p>
<p>Si l’on ajoute à cela que, dans nos sociétés contemporaines de prospérité et d’abondance, les individus trouvent plus de satisfaction à investir dans les loisirs ou la culture, ou dans des activités plus valorisées comme les associations, on comprend que la situation des partis politiques soit devenue délicate.</p>
<h2>La culture républicaine française valorise peu les mouvements collectifs</h2>
<p>Si les dynamiques contemporaines ne facilitent pas l’engagement partisan, on peut penser que les difficultés sont encore plus fortes en France pour cinq raisons.</p>
<p>La première est le poids de la culture politique façonnée par l’histoire. Les partis souffrent en effet d’un manque de considération qui découle de deux éléments. Le premier est la condamnation du fait collectif au nom de l’intérêt général par la <a href="https://www.herodote.net/almanach-ID-2862.php">loi Le Chapelier de 1791</a>, loi qui a interdit les corporations perçues comme un attribut de l’Ancien régime.</p>
<p>Le second est la crainte récurrente de voir les organisations devenir séditieuses. C’est ainsi que la loi sur les syndicats (1884) et celle sur les associations (1901) visaient surtout à contrôler les milieux révolutionnaires et les congrégations religieuses, contrôle qui a été complété en janvier 1936 par la loi sur la <a href="http://www.revuedlf.com/droit-administratif/la-loi-du-10-janvier-1936-sur-les-groupes-de-combat-et-milices-privees-article-l-212-1-du-code-de-la-securite-interieure-larme-de-dissolution-massive/">dissolution des milices et les groupes de combat</a>, régulièrement activée par les gouvernements pour dissoudre les mouvements jugés dangereux.</p>
<p>De ce fait, la culture républicaine se singularise par une faible valorisation des mouvements collectifs, ce qui rend l’adhésion plus coûteuse pour les individus.</p>
<p>La deuxième raison, en partie liée à la précédente, est la faiblesse du mouvement associatif. Si on reprend les données de l’EVS, on constate que les Français s’engagent peu par rapport à leurs voisins européens : 25 % sont membres d’une association ou d’un syndicat (hors associations sportives), contre 43 % en Grande-Bretagne, 60 % en Allemagne, 70 % en Suisse, 85 % au Danemark ou 88 % en Islande.</p>
<p>Or, d’après l’EVS, c’est dans les pays où l’engagement associatif est le plus élevé que les partis ont souvent le plus d’adhérents (graphique non présenté). Cette corrélation se comprend : l’appartenance à une association renforce les réseaux de sociabilité et constitue un marchepied pour les carrières militantes.</p>
<p>Certains partis européens ont même institué des passerelles étroites avec les syndicats, ce qui n’est pas le cas de la France où les syndicats, animés historiquement par des objectifs politiques, ont refusé les liens organiques avec les partis politiques.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=368&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385549/original/file-20210222-13-1kjsaxa.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Défiance dans les partis politiques..</span>
<span class="attribution"><span class="source">V. Tournier</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<h2>Un modèle civique entre acceptation et contestation</h2>
<p>La troisième raison concerne la place de l’État. Construite autour d’un État fort, la société française a valorisé un modèle civique fondée sur une double attitude d’acceptation et de contestation. Les citoyens acceptent de s’en remettre à l’État mais revendiquent la possibilité d’intervenir ponctuellement pour influencer ses décisions (en se revendiquant symptomatiquement d’une démarche « apolitique », ce qui signifie dans la culture française : en dehors des partis politiques).</p>
<p>Cette situation confère à la France une position relativement originale, comme le montre le graphique 4, où l’on observe à la fois une forte défiance envers les partis politiques et un fort niveau d’engagement protestataire (évalué ici par le fait d’avoir participé à des pétitions, des boycotts ou des manifestations légales).</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/385550/original/file-20210222-13-1p73doz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Défiance dans les partis et institutions.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinionmobile/index.cfm/Chart/index">V. Tournier</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>La quatrième raison concerne les recompositions institutionnelles liées à la V<sup>e</sup> République. La Constitution de 1958 a abaissé le rôle du Parlement au profit de l’exécutif. Or, les données de l’EVS montrent qu’il existe une étroite corrélation entre la défiance dans les partis et la défiance dans les Parlements nationaux (graphique 5).</p>
<p>C’est assez logique puisque les partis sont historiquement liés au système parlementaire (leur naissance est concomitante). L’affaiblissement du Parlement rejaillit donc naturellement sur les partis, dont le rôle paraît moins évident aux yeux du public, surtout en France où le mode de scrutin majoritaire à deux tours limite le rôle des appareils partisans dans la sélection des candidats.</p>
<p>La cinquième et dernière raison tient à l’évolution de la vie politique au cours des dernières décennies.</p>
<p>Les enjeux liés à l’immigration et à l’insécurité ont bouleversé les clivages politiques en faisant émerger le Front national (devenu Rassemblement national).</p>
<p>Or, si ce parti se caractérise par un rejet des partis traditionnels (la <a href="https://www.ina.fr/video/I00005352">« bande des quatre »</a>, selon la formule de Jean‑Marie Le Pen, à savoir le PCF, le PS, l’UDF et le RPR), il est lui-même rejeté par une grande partie de la population, si bien que ce rejet mutuel aggrave la crise de confiance dans les partis.</p>
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<figcaption><span class="caption">D’où vient le Front national ?</span></figcaption>
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<p>De surcroît, malgré ses succès électoraux, le RN a été incapable de remplacer le Parti communiste car, contrairement à ce dernier, il souffre d’un manque de relais dans la société civile (les associations lui sont hostiles) et d’une absence de légitimité auprès des intellectuels et des élites, même si des évolutions semblent se dessiner.</p>
<p>Ce manque de relais et de légitimité décuple le coût psychosocial de l’adhésion, coût que le RN peut difficilement compenser par des rétributions sélectives étant donné qu’il occupe une place marginale dans le système politico-administratif.</p>
<h2>Un avenir ouvert ?</h2>
<p>Les observations qui précédent, loin d’épuiser le sujet, soulignent la nécessité de poursuivre les investigations sur les partis politiques. Si les partis ont déjà subi de <a href="https://theconversation.com/les-partis-politiques-peuvent-ils-se-relever-des-crises-150763">profondes transformations</a>, avec notamment le déclin des partis de masse au profit des partis <a href="https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2017/04/24/la-crise-des-partis-traditionnels-des-partis-de-masse-aux-partis-dalternance/">attrape-tout</a>, leur existence ne semble pas menacée, comme le montre la création de La République en Marche (LREM) pour accompagner la conquête du pouvoir par Emmanuel Macron.</p>
<p>La crise sanitaire actuelle, qui fait suite à la crise financière de 2007-2008 et à la crise migratoire de 2015-2016, laisse cependant augurer une intense période de turbulences et d’incertitude dont l’issue est difficile à anticiper.</p>
<p>Mais les difficultés que connaissent les partis n’enlèvent rien au rôle charnière qu’ils occupent dans la vie politique. La défiance dont ils font l’objet n’est ni mécanique, ni annonciatrice de leur disparition. Tout au plus peut-on relever que l’apparition possible de nouveaux leaders (Eric Zemmour ou le général de Vil-liers ?) laissent entrevoir de fortes reconfigurations dans le système partisan.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/155780/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vincent Tournier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment expliquer le manque de confiance d’une majorité de Français dans les partis politiques ? Résultats d’une comparaison européenne.Vincent Tournier, Maître de conférence de science politique, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1540302021-02-01T19:42:19Z2021-02-01T19:42:19ZEn Inde, les paysans aspirent à un renouveau démocratique<p>Le 26 janvier marque depuis 1950 la célébration de la République indienne, soit l’entrée en vigueur de la Constitution. Mais, cette année, les médias n’ont eu de cesse de diffuser les images d’agriculteurs indiens juchés sur le symbolique Fort Rouge, tandis qu’à quelques kilomètres, le premier ministre Narendra Modi prononçait son discours à la nation.</p>
<p>En effet, depuis deux mois, des centaines de milliers de paysans et agriculteurs arrivent du Pendjab, d’Haryana, du Rajasthan et d’Uttar Pradesh (États situés dans le nord-ouest du pays) et se massent aux portes de Delhi. Mardi, ils se sont invités à la parade militaire, un acte fort qui ponctue leur mobilisation. En dépit de heurts avec les forces de police et des efforts du gouvernement visant, selon le site indépendant Scroll.in, à <a href="https://scroll.in/article/985604/the-political-fix-how-modis-attempt-to-crush-the-farmers-protest-seems-to-have-backfired">réprimer les manifestants</a>, la mobilisation persiste.</p>
<p>Les agriculteurs réclament le <a href="https://indianexpress.com/article/india/narendra-modi-farm-bill-protests-6604630/">retrait</a>, de trois lois adoptées sans discussion en septembre 2020, qui dérégulent le marché agricole et le livrent aux grandes entreprises de l’agro-alimentaire, mettant ainsi en péril le <a href="https://www.statista.com/statistics/271320/distribution-of-the-workforce-across-economic-sectors-in-india/">fragile équilibre</a> économique de ce secteur qui emploie 41,5 % de la population (contre 26 % pour l’industrie et 32,5 % pour les services).</p>
<h2>Question agraire et crise du monde agricole en Inde</h2>
<p>Ce mouvement social d’une ampleur inédite replace au cœur du débat public indien la question agraire, généralement abordée à travers le prisme de la crise profonde que traverse le monde agricole depuis trente ans.</p>
<p>86 % des paysans indiens sont ainsi concernés par le morcellement des terres car ils <a href="https://www.livemint.com/Politics/k90ox8AsPMdyPDuykv1eWL/Small-and-marginal-farmers-own-just-473-of-crop-area-show.html">représentent</a> de petits et très petits exploitants, possédant moins de deux hectares (contre une moyenne de 61 hectares en <a href="https://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2018/02/24/dix-chiffres-cles-sur-l-agriculture-francaise_5261944_1656968.html">France</a> par exploitation).</p>
<p>Il est aussi question de la non-rentabilité de l’activité agricole pour la majorité des paysans indiens, <a href="https://indianexpress.com/article/india/farming-agriculture-income-farm-distress-nabard-survey-nsso-5313772">obligés</a> de recourir au travail salarié dans le secteur informel en ville (chaque ménage rural gagne en moyenne 8 059 roupies, soit 91 euros par mois) ; d’un taux de <a href="https://thewire.in/agriculture/farmer-suicides-data">suicide</a> parmi les plus élevés au monde, à cause du fardeau d’une dette impossible à rembourser ; des dégâts écologiques liés à l’agriculture intensive et à l’usage massif de pesticides.</p>
<h2>Les effets à long terme de la révolution verte</h2>
<p>Cette situation de crise est paradoxalement le fruit du pari réussi de la politique agricole mise en place dans les années 1960 pour répondre aux famines qui frappaient encore le pays et l’obligeaient à <a href="https://www.telegraphindia.com/opinion/from-aid-to-gain-remembering-food-scarcity-of-the-past-the-green-revolution-and-the-pollution/cid/1771920">importer</a> massivement du blé des États-Unis.</p>
<p>À partir de 1965, l’État nehruvien lance la <a href="https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/agriculture-et-alimentation-de-l-inde-9782738010322/">révolution verte</a>, un ambitieux programme de modernisation de l’agriculture, avec de nouveaux modes de culture, le passage d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive, l’introduction de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement (qui remplacent une grande variété de céréales locales, mieux adaptées à la sécheresse, et plus riches en minéraux et vitamines, <a href="https://journalofethnicfoods.biomedcentral.com/articles/10.1186/s42779-019-0011-9#Sec7">comme le sorgho ou le millet</a>, la mécanisation de la production, l’électrification des systèmes de pompage pour l’irrigation et l’usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides.</p>
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<figcaption><span class="caption">Réforme agraire en Inde : les petits agriculteurs à nouveau dans la rue à New Dehli.</span></figcaption>
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<p>Les États du Pendjab et de l’Haryana, à la pointe de la contestation actuelle, sont choisis comme laboratoires de la révolution verte, qui font d’eux aujourd’hui encore les greniers à riz et à blé de l’Inde, fournissant respectivement 26 % et 32 % de la <a href="https://eands.dacnet.nic.in/PDF/At%20a%20%20Glance%202019%20%20Eng.pdf">production nationale</a>.</p>
<p>Cette politique, si elle a eu sans conteste un impact positif sur la productivité agricole et a permis au pays d’atteindre <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctt19dzdcp">l’autosuffisance alimentaire</a>, a principalement bénéficié aux gros exploitants et s’est traduite par des <a href="https://www.downtoearth.org.in/news/agriculture/80-groundwater-in-punjab-s-malwa-unfit-for-drinking-60951">ravages écologiques</a> (érosion et pollution des sols, épuisement de la nappe phréatique…) et des problèmes de <a href="https://www.firstpost.com/india/cancer-ravages-rural-punjab-due-to-chemicals-in-pesticides-govt-assistance-fails-to-improve-situation-6228451.html">santé publique</a>.</p>
<p>Ainsi, dans le sud-ouest du Pendjab, à cause de l’usage massif de pesticides, 80 % de la nappe phréatique est polluée et les cas de cancers se multiplient : le Bathinda Cancer Institute traitait 10 648 patients en 2018 contre 6 233 deux ans plus tôt et tous les matins le <a href="https://www.downtoearth.org.in/coverage/cancer-train-9644">« train du cancer »</a> quitte la gare de Bathinda avec à son bord des malades allant se faire soigner au Rajasthan voisin.</p>
<p>Plus récemment, la libéralisation de l’économie indienne à partir des années 1990 a accéléré le phénomène de <a href="https://mulpress.mcmaster.ca/globallabour/article/view/1065">capitalisation et de marchandisation</a> de l’agriculture ; elle a également contribué à la <a href="https://anthempress.com/rural-india-facing-the-21st-century-pb">marginalisation</a> de la question agraire au sein des politiques publiques de développement, en la subordonnant aux programmes d’industrialisation et d’urbanisation.</p>
<h2>Dérégulation et fin de l’encadrement étatique du marché agricole</h2>
<p>Pour autant, le secteur agricole n’a pas été complètement livré aux lois du marché. Dans le souci d’assurer la sécurité alimentaire de plus d’un milliard d’habitants, l’État occupait – jusqu’à la récente réforme qui cristallise les oppositions – une place prépondérante dans le fonctionnement et la régulation de l’économie agraire.</p>
<p>Ainsi, le riz et le blé bénéficiaient d’un prix minimum d’achat (Minimum Support Price, MSP) garanti par l’État dans le cadre de l’Agricultural Produce Market Commitee (APMC), appelé plus communément <em>mandi</em>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1352133829159337984"}"></div></p>
<p>Au sein de ce <a href="https://www.theindiaforum.in/article/agrarian-crisis-punjab-and-making-anti-farm-law-protests">« marché-vendeur »</a>, les distributeurs de l’agro-alimentaire devaient négocier le prix d’achat sur la base de l’offre disponible avec les agriculteurs, par l’intermédiaire de courtiers.</p>
<p>Les nouvelles lois mettent un terme à ce monopole étatique en introduisant un nouvel espace d’échange, où le prix sera directement fixé par les investisseurs et l’agro-business sur la base de la demande et imposé aux agriculteurs, ce qui se traduira par une baisse générale des prix de vente et la fin programmée du système des <a href="https://www.newindianexpress.com/opinions/2020/dec/12/how-farmers-view-the-existing-mandi-system-2235123.html"><em>mandis</em></a> et du MSP.</p>
<h2>L’enjeu : la survie des petits paysans et la propriété de la terre</h2>
<p>Ceux que nous avons rencontrés à Singhu border (un des trois lieux occupés par les manifestants à la frontière de Delhi) nous expliquent que leurs seuls revenus réguliers proviennent de la vente à prix garanti de leur récolte de blé et de riz, tandis qu’ils doivent attendre jusqu’à deux ans le paiement de leur récolte de canne à sucre, ce qui les oblige à emprunter de l’argent auprès des courtiers du <em>mandi</em>.</p>
<p>Surendettés et très précaires, tous sont d’accord pour trouver le système actuel insatisfaisant, mais la réforme, <a href="https://qz.com/india/1942448/indias-protesting-farmers-think-new-laws-benefit-ambani-adani/">disent-ils</a>, va les obliger à vendre leur lopin de terre aux grands groupes industriels proches du pouvoir, en particulier ceux des millionnaires Ambani et Adani.</p>
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<figcaption><span class="caption">Inde : la réforme de l’agriculture, coup de grâce pour les petits paysans.</span></figcaption>
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<p>Or, l’agriculture en Inde, bien plus qu’une simple activité économique, est source d’identité et la propriété foncière, une marque de <a href="https://www.jstor.org/stable/4416240?seq=2#metadata_info_tab_contents">statut social</a>, tout particulièrement pour les castes dominantes, d’où l’attachement viscéral des manifestants à la terre, réaffirmé par l’un d’entre eux, « la terre est notre mère », et leur détermination à tenir le siège jusqu’au retrait des lois.</p>
<p>Dans ce but, chaque groupe de fermiers est venu avec six mois de provisions stockées dans une remorque attachée à un tracteur, qui leur sert également de lieu de vie.</p>
<h2>À la pointe de la contestation : les sikhs</h2>
<p>Reconnaissables à leur turban et à leur barbe, les <a href="https://www.albin-michel.fr/ouvrages/les-sikhs-9782226182821">sikhs</a>, majoritaires au Pendjab, mènent la contestation. Né au XV<sup>e</sup> siècle et s’affirmant comme une troisième voie entre l’hindouisme et l’islam, le sikhisme constitue la cinquième religion au monde par le nombre d’adhérents (30 millions), mais il ne représente qu’une toute petite minorité de la population indienne (2 %).</p>
<p>Pour galvaniser les participants et leur faire supporter les froides nuits d’hiver de la capitale indienne (plusieurs paysans y ont succombé), le mouvement s’inspire largement de l’ethos martial des sikhs et de leur histoire faite de luttes contre ce qu’ils perçoivent comme les injustices du pouvoir central.</p>
<p>Les pratiques et les institutions socioreligieuses sikhes organisent la vie quotidienne des campements. Ainsi le <em>langar</em>, le réfectoire communautaire attaché à chaque lieu de culte sikh, sert-il en continu et gratuitement des repas, y compris aux policiers qui ont malmené les protestataires et à la population locale.</p>
<p>Le <em>langar</em> fonctionne grâce au <em>seva</em> (<a href="https://www.wisdomlib.org/definition/seva">service volontaire</a>), un autre pilier de l’éthique sikhe, qui comprend dons de nourriture ainsi que préparation et distribution des repas par une armée toujours renouvelée de bénévoles.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Personne ne peut lutter le ventre vide », un vidéo sur le <em>langar</em> (Boom).</span></figcaption>
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<p>Le symbolisme omniprésent de la commensalité, la nourriture partagée en commun par-delà les barrières de caste et de religion, et la figure sociale du paysan qui nourrit la nation (annadata) ont fortement contribué à l’immense popularité dont bénéficie le mouvement bien au-delà de l’Inde rurale.</p>
<p>Enfin, les paysans sikhs s’appuient sur le soutien enthousiaste d’une diaspora prospère et influente, qui a su donner un écho international au mouvement, conduisant ainsi Justin Trudeau, le premier ministre canadien à s’exprimer sur le sujet, ce qui a provoqué des <a href="https://theconversation.com/la-crise-agricole-en-inde-provoque-un-imbroglio-politique-avec-le-canada-152596">tensions diplomatiques</a> avec l’Inde.</p>
<h2>Un large soutien populaire</h2>
<p>Ce répertoire culturel et religieux propre aux sikhs n’empêche cependant pas la participation des paysans majoritairement hindous des États voisins de Delhi, ni le soutien des <a href="https://theconversation.com/les-femmes-musulmanes-selevent-contre-le-nationalisme-hindou-en-inde-133114">musulmans</a> (qui n’ont pas oublié l’aide apportée par les sikhs lors du mouvement contre la réforme de la citoyenneté <a href="https://theconversation.com/violences-anti-musulmanes-en-inde-quelle-responsabilite-pour-le-gouvernement-modi-132884">l’an dernier)</a>, des milieux progressistes et sécularistes et de la gauche indienne, dont sont issus les syndicats paysans à l’initiative du mouvement.</p>
<p>L’unité et l’organisation sans faille dont ont fait preuve ces derniers ont permis au mouvement de déjouer les tentatives du parti au pouvoir, le BJP, de ternir son image, les médias à sa solde présentant tour à tour les paysans comme des <a href="https://scroll.in/article/981677/no-matter-how-hard-the-propagandists-try-protesting-farmers-wont-be-seen-as-anti-national">terroristes</a> ou des illettrés manipulés par l’opposition.</p>
<p>L’enjeu est de taille : outre la survie du monde paysan, le mouvement en cours se bat pour les libertés démocratiques des citoyens indiens, en réclamant la libération des opposants emprisonnés ; pour la préservation du fédéralisme à l’indienne, malmené par les visées centralisatrices du <a href="https://www.epw.in/journal/2020/41/commentary/bjps-farming-policies.html">parti au pouvoir</a> ; il affirme enfin sa solidarité avec le monde ouvrier, durement frappé par la <a href="https://thewire.in/labour/labour-laws-changes-turning-clock-back">suspension du droit du travail</a> depuis mai 2020 dans plusieurs États contrôlés par le BJP.</p>
<p>Cette solidarité entre le monde paysan et le monde ouvrier, qui s’est concrétisée le 26 novembre dernier par la plus grande <a href="https://scroll.in/latest/979506/ten-central-trade-unions-observe-bharat-bandh-today-transport-banking-services-to-be-affected">grève</a> de l’histoire de l’Inde, rassemblant 250 millions de personnes à travers le pays, pourrait bien constituer la plus sérieuse menace pour la droite nationaliste hindoue au pouvoir et sa politique autoritaire, national-populiste et ultra-libérale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/154030/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Andre Karnail Singh receives funding from University of East Anglia/University of Copenhagen. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Christine Moliner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le mouvement social d’une ampleur inédite qui agite aujourd’hui l’Inde replace au cœur du débat la question agraire et le futur de millions de personnes.Christine Moliner, Associate professor, O.P. Jindal Global UniversityDavid Singh, PhD researcher, University of East AngliaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1539172021-01-26T20:38:55Z2021-01-26T20:38:55ZLa révolution au quotidien en Tunisie ou la puissance des fragiles<p>Le 14 janvier 2021, dix ans après la <a href="https://www.contretemps.eu/souverainete-nationale-pays-arabes-utopie%e2%80%89/">chute de Ben Ali</a>, l’histoire insiste, s’obstine et se répète inlassablement en Tunisie : un berger de la région de Siliana, au nord-ouest de la Tunisie, s’est fait <a href="https://fr.euronews.com/2021/01/17/tunisie-des-heurts-entre-policiers-et-manifestants">agresser par un policier</a>, parce que son troupeau de moutons était entré dans le siège du gouvernorat en traversant la route. Dans une vidéo partagée sur les réseaux sociaux, on peut voir un policier pousser le jeune homme en lui disant : « C’est comme si tu insultais le ministère de l’Intérieur en laissant tes moutons devant cette institution. »</p>
<p>La réaction des jeunes de Siliana et d’autres quartiers populaires ne s’est pas fait attendre, rappelant que les événements historiques comme <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mohamed-bouazizi-l-immolation-qui-a-declenche-le-printemps-arabe_459202.html">l’immolation de Mohammed Bouazizi</a> le 17 décembre 2010 ne sont pas des séquences de l’histoire, mais s’étendent à l’avant et à l’après dans le temps, ne se révélant que progressivement. Depuis une dizaine de jours, un peu partout en Tunisie des protestations nocturnes sont organisées par les jeunes avec des revendications radicales, imputant la responsabilité de la <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-emeutes-revolution-pauvrete-injustice-sociale-corruption-kais-saied">crise économique et politique</a> à l’ensemble de la classe politique et, notamment, à la première force au sein du Parlement, le parti « Ennahdha ».</p>
<p>Ces protestations ont été violemment réprimées par la police. Plusieurs appels ont alors été lancés sur les <a href="https://www.facebook.com/hatem.heni.3/posts/4901216253282337">réseaux sociaux</a> par des acteurs de la société civile pour faire de la date du 26 janvier 2021, jour anniversaire de la révolte du 26 janvier 1978 – le premier face à face sanglant entre les mouvements sociaux et le régime autoritaire en Tunisie –, une journée de colère et de manifestations.</p>
<h2>Le passé ancré dans les mémoires ?</h2>
<p>Si les appels au passé sont parmi les stratégies les plus courantes dans les interprétations du présent, ce qui anime ces appels, ce n’est pas seulement un enjeu mémoriel ou mobilisateur, mais c’est plutôt l’incertitude quant à savoir si le passé est vraiment passé, terminé et conclu, ou s’il perdure, travaille les actions des individus et groupes, bien que sous des formes différentes, peut-être.</p>
<p>Certes, les causes de cette nouvelle vague de protestation ont fait l’objet de plusieurs <a href="https://lemondeencommun.info/tout-indique-que-la-tunisie-est-une-marmite-prete-a-exploser-entretien-avec-alaa-talbi/">analyses</a> pertinentes : délitement de l’État, incompétence des gouvernants, corruption, aggravation de la crise sociale et économique, la crise pandémique, etc.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1351515796393111554"}"></div></p>
<p>Mais la question que je me pose dans cet article est celle de savoir si ces mouvements sont entièrement nouveaux. Dans quelle mesure sont-ils motivés par les événements historiques ? Les mouvements sociaux des générations précédentes, des mouvements peut-être que ces jeunes âgés entre 15 et 25 ans n’ont jamais vécus, inspirent-ils encore d’une manière ou d’une autre leur action ? L’histoire et la mémoire peuvent-elles être, comme l’a si éloquemment formulé Walter Benjamin, un « rendez-vous mystérieux entre les générations passées et la nôtre » ?</p>
<p>Comment comprendre ce qui s’est passé en dix ans ? Est-ce juste un slogan, « le peuple veut la chute du régime », qui ne s’est jamais concrétisé ? Ou est-ce un point d’inflexion dans l’histoire, dans la culture politique du pays, avec une portée cruciale pour éclairer tout ce qui s’est passé au cours de cette dernière décennie et en grande partie ce qui continue à se produire aujourd’hui en Tunisie ?</p>
<h2>Janvier, le mois de l’horizon des possibles</h2>
<p>Le mois de janvier en Tunisie est le mois des « craquements de l’Histoire » structurant l’horizon des possibles. Si les mouvements sociaux de <a href="https://www.jeuneafrique.com/520107/politique/ce-jour-la-le-26-janvier-1978-le-jeudi-noir-paralyse-la-tunisie-de-bourguiba/">janvier 1978</a> constituent la première brèche apportée au système autoritaire en Tunisie, le premier face à face sanglant entre les <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/CRETOIS/54155">mouvements sociaux</a> et le parti-État, le soulèvement du 17 décembre 2010 et la <a href="https://www.france24.com/fr/afrique/20210111-r%C3%A9volution-en-tunisie-10-ans-apr%C3%A8s-la-chute-de-ben-ali-peu-d-avanc%C3%A9es-sociales">fuite de Ben Ali</a> le 14 janvier 2011 sont les évènements qui ont marqué la dernière décennie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Tunisie : Ben Ali prend la fuite, le peuple écrit l’Histoire.</span></figcaption>
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<p>Il y a un avant et un après le 14 janvier 2011. Comme disent les Mexicains, c’est une <a href="http://www.cnt-f.org/editionscnt-rp/argentine-genealogie-de-la-revolte,89">séparation des eaux</a>. Pourtant, il y a un consensus unanime sur le fait que les causes qui ont déclenché ces soulèvements n’ont pas trouvé de solutions et que le mode de gouvernement politique et économique en Tunisie est resté le même malgré la mise en place d’une démocratie institutionnelle. Mais alors, que recouvre cette rupture ou cette séparation des eaux ?</p>
<h2>Luttes aux différentes facettes et rupture profonde</h2>
<p>Cette rupture est un changement profond dans l’imaginaire politique. Loin d’être un simple événement, elle est constituée par l’ensemble des fissures apportées par le <a href="https://orientxxi.info/magazine/tunisie-les-mouvements-sociaux-amorcent-une-nouvelle-revolution,4400">processus révolutionnaire</a> incarnées par les luttes au quotidien pour la dignité, réussissant bon gré mal gré à maintenir l’horizon des possibles politiques ouvert. Ces luttes prennent différentes formes.</p>
<p>Elles peuvent cibler directement l’État en lui imposant de faire des concessions, comme les mobilisations syndicales régulières ou les <a href="https://journals.openedition.org/anneemaghreb/3127">nouveaux mouvements</a> citoyens comme « nous ne pardonnerons pas » (manech msamhin), contre le projet de loi sur « la réconciliation économique et financière » avec les élites de l’ancien régime, ou encore la mobilisation contre l’accord de libre-échange complet et approfondi (<a href="http://www.aleca.tn/">ALECA</a>) avec l’Union européenne.</p>
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<figcaption><span class="caption">ALECA : un bon accord pour la Tunisie ?</span></figcaption>
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<p>Ces luttes s’incarnent également à travers la création de nouveaux espaces politiques autonomes permettant de mettre en place des réseaux d’entraide sociale pour gérer la crise pandémique face à la défaillance de l’État ou favorisant l’appropriation des territoires et espaces longtemps confisqués par le pouvoir central. À titre d’illustration, l’expérience de la récupération de la terre par les paysans de Jemna ou encore la mobilisation des militants du Kamour qui ont toutes les deux visé les structures industrielles et politiques de l’État dans la région, posant d’une manière radicale la <a href="https://roape.net/2020/12/17/mohamed-bouazizi-and-tunisa-10-years-on/">question de la redistribution des richesses</a>. Des espaces longtemps marginalisés deviennent ainsi à la fois des lieux de contestation et de création.</p>
<p>La rupture s’incarne donc dans les façons de faire, dans l’imaginaire politique nouvelle crée par des citoyens en lutte, à partir duquel de nouvelles relations sociales émergent, des relations qui peuvent être, comme dans les exemples cités précédemment, basées sur une conception et une pratique de pouvoir qui se distinguent par l’autonomie par rapport au pouvoir institutionnel classique.</p>
<p>Dans cette conception de la rupture, le mot pouvoir change de signification, il n’est plus quelque chose à prendre, mais quelque chose qui se crée tous les jours par les luttes et les résistances.</p>
<h2>Jeunes en quête de justice</h2>
<p>Les jeunes entre 15 et 25 ans des quartiers populaires, qui occupent aujourd’hui l’espace politique et médiatique pour dire « Non » au régime économique et politique tunisien qui détruit leurs espoirs et maltraite leurs corps, sont nourris par cet imaginaire politique de la rupture ou les citoyens sont les protagonistes, les sujets de leur destin. </p>
<p>Leur conscientisation politique est d’abord physique quand ils disent « Non » à une police qui les agresse et à un État qui les maintient dans la misère sociale et qui met leur vie en danger. Chaque « Non » qu’ils opposent au pouvoir est une nouvelle fissure qui s’ajoute aux précédentes pour maintenir la flamme de la dignité et de la rupture qui s’est construite sur le temps long pour être une ouverture et une création d’un pouvoir d’un type nouveau.</p>
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<p>C’est la puissance insoupçonnée des fragiles qui leur permet d’exister malgré les tentatives des gouvernants de leur nier leur subjectivité et leur place dans la fabrique du commun – et ce, en tentant de les exclure minutieusement et méthodiquement de l’histoire. Le pouvoir des jeunes des quartiers populaires est d’un autre type, il n’est pas basé sur les ressources ou les attributs, mais enraciné dans des relations sociales locales et dans un destin commun de la marge, dans une interdépendance qui n’est pas concentrée au sommet mais potentiellement répandue partout, dans tous les territoires physiques, politiques et symboliques auparavant marginalisés et/ou confisqués.</p>
<p>La rupture n’est pas uniquement avec l’État mais avec d’autres formes d’autorité qui leur dictent ce qu’ils devraient faire et comment ils devraient le faire. Cette rupture est non seulement avec les gouvernements successifs mais elle est aussi avec les partis politiques, les médias dominants et les supposés experts politiques.</p>
<h2>Répression et logiques autoritaires</h2>
<p>La réponse pour le moins paradoxale de la « jeune démocratie » tunisienne plébiscitée par le monde entier à cette protestation politique des plus jeunes et des plus fragiles de la société tunisienne, dix ans après la chute de Ben Ali est de déployer une répression policière destinée à faire passer aux jeunes et à tout le monde l’envie de résister mais aussi de vivre, tout en prétendant que les individus sont libres et leurs revendications sont légitimes.</p>
<p>Quand le gouvernement tunisien et les élites économiques et médiatiques qui le soutiennent tentent de ramener cette stratégie d’autodéfense des jeunes à des formes de banditisme, d’illégalité, d’atteinte à la propriété privée, etc., ou quand l’un des cadres du parti le plus important du pays, Ennahda, appelle à la <a href="https://www.tunisienumerique.com/tunisie-ennahdha-appelle-ses-adherents-a-imposer-la-securite-et-dilou-intervient-pour-remedier-a-la-situation/">formation de milices</a> pour protéger la nation, la logique sécuritaire a un seul but : détruire les sujets politiques en lutte. Le but est de faire peur, de marquer les corps de ceux et celles qui s’opposent.</p>
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<figcaption><span class="caption">Tunisie : de nouveaux affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.</span></figcaption>
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<p>Or, ces élites au pouvoir sous-estiment l’immunité collective créée par plusieurs décennies de lutte contre les coups d’un régime répressif. Elles oublient que le 14 janvier 2011, pour ces enfants de la révolution, est la date de la conversion de l’expérience de la peur en une expérience première du politique rendant impossible la soumission et vitale l’autodéfense quand la vie est est rendue si invivable qu’elle se résume à la survie.</p>
<p>Ainsi, dans ce contexte politique, économique et pandémique ou tout concourt à empêcher les dominés, les plus fragiles d’agir, les jeunes des quartiers populaires en Tunisie font front ensemble en faisant corps ensemble, créant un « Nous » politique. Ces jeunes rappellent que la marginalisation n’est pas une fatalité, affirment collectivement leur force et, surtout, démontrent brillamment que la dignité ne peut être offerte par un simple jeu électoral – elle ne peut être que conquise – et offrent ainsi encore une fois une nouvelle opportunité d’une réanimation vitale du corps politique.</p>
<p>Ces jeunes, qui ont des idées et des rêves pour eux-mêmes et pour le monde, nous expliquent avec leurs corps affrontant avec courage la violence de la répression policière que les révolutions et les mouvements sociaux ne peuvent se mesurer par des critères comme le succès ou l’échec. L’enjeu n’est pas seulement de gagner une lutte ; c’est le processus révolutionnaire qui, prenant comme point de départ la dignité des révoltés, peu importe comment, quand et où il se déroule, transforme à jamais la façon dont ces jeunes, les acteurs principaux de l’avenir de la Tunisie, se perçoivent eux-mêmes, abordent leurs relations avec les autres et construisent la société dans laquelle ils aspirent vivre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153917/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Hèla Yousfi est membre du cercle des économistes arabes</span></em></p>L’histoire se répète en Tunisie. En ce mois de janvier, de nouvelles manifestations, violemment réprimées, ont lieu dans tout le pays. La jeunesse en particulier réclame une démocratie durable.Hèla Yousfi, Maître de conférences, DRM-MOST, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1532952021-01-17T17:31:52Z2021-01-17T17:31:52ZBonnes feuilles : « Une histoire visuelle de Solidarnosc »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/379132/original/file-20210117-21-sp5q8k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=93%2C215%2C1070%2C670&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><span class="source">Malgorzata Brucka </span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Ania Szczepańska, chercheuse à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, membre du laboratoire Hicsa, s’intéresse à l’histoire du cinéma. Ses travaux portent principalement sur le cinéma polonais et les archives audiovisuelles. Elle nous propose dans son ouvrage intitulé : « Une histoire visuelle de Solidarnosc », qui <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">vient de paraître aux éditions de la Fondation des Sciences de l’Homme</a>, un regard original sur le premier syndicat libre et autonome créé en Pologne communiste. En explorant des sources visuelles variées – photographies, films, images amateur ou tournées par la milice mais aussi images médiatiques diffusées à l’Ouest –, elle revient sur ce mythe révolutionnaire, interroge la notion de solidarité – un terme qui fait fortement écho à la crise sanitaire que nous vivons et à ses conséquences sociales et économiques – et retrace l’histoire de ce mouvement social et ouvrier.</em></p>
<hr>
<p>C’est aux premiers temps de « Solidarność » que propose de s’intéresser <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">ce travail</a> : à la naissance de la contestation collective et à sa transformation en un mouvement international, à l’époque des deux Europe. Car si l’histoire politique du mouvement a déjà été écrite, celle de « l’union fraternelle » selon l’expression de Karol Modzelewski, historien médiéviste, homme de gauche et figure majeure de l’opposition politique au régime communiste et de la mobilisation collective reste lacunaire. Or ce sont précisément ces facettes de Solidarność qui intéressent notre présent en crise. Elles ont été révolutionnaires, à l’échelle de l’individu et du collectif, et ont été oubliées, car recouvertes par le tournant libéral et les discordes de l’après-1989.</p>
<p>Solidarność s’inscrit dans l’histoire des luttes ouvrières et syndicales du XX<sup>e</sup> siècle ainsi que dans celle des combats d’indépendance nationale au sein du bloc soviétique. L’événement prend donc place dans une histoire européenne et interroge les multiples processus de sortie du communisme. Son nom a d’abord désigné un mouvement de protestation sociale qui aspirait à créer un syndicat professionnel libre, autonome vis-à-vis du Parti et de l’État. Cette revendication se formula le plus clairement à Gdańsk, lors des grandes grèves d’occupation d’août 1980. Au droit de grève et aux libertés syndicales s’ajoutèrent 21 postulats qui devaient cristalliser les aspirations de la population, au-delà du chantier naval de la côte Baltique et de la classe ouvrière, ralliant à elle intellectuels, étudiants et paysans, et obligeant le pouvoir à négocier. Légalisé le 10 novembre 1980, le nouveau syndicat Solidarność compta 10 millions de membres et des millions de sympathisants, en Pologne et à l’Ouest. Même s’il ne pouvait être officiellement un mouvement politique, puisqu’il n’en avait pas les structures, il en partageait les aspirations et les actions, regroupant l’ensemble des forces d’opposition au pouvoir communiste, menaçant le régime par la puissance de son contre-pouvoir, sans pour autant pouvoir agir sur une situation économique désastreuse.</p>
<p>Après dix-huit mois de fonctionnement légal, la loi martiale du 13 décembre 1981 mise en place par le général Jaruzelski obligea ses militants les plus actifs, ceux qui ne furent pas arrêtés, à choisir la voie de la clandestinité. Interdit d’existence, Solidarność devint alors une société parallèle, qui publiait, informait, et continuait à essayer de mobiliser les esprits, à défendre les militants internés et à soutenir leurs familles. En 1985, son histoire croisa celle de la politique de libéralisation et de transparence menée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev, qui aboutit, après les concertations polonaises de la Table ronde, aux premières élections libres du bloc de l’Est en juin 1989 et à la victoire politique de Solidarność.</p>
<p>Quarante ans plus tard, <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">ce livre</a> propose donc de revenir par la richesse des images à la face digne et inspirante d’un mouvement oublié qui bouleversa la gauche occidentale et bien au-delà, ranima l’idéal socialiste et humaniste, remettant en cause les cloisonnements et les croyances. L’histoire de Solidarność est aussi celle d’une solidarité européenne qui a pris forme malgré le Rideau de fer qui divisait l’Est et l’Ouest. Elle est au fondement de liens humains et institutionnels issus de la société civile, qui se sont tissés au début des années 1980 par-delà les frontières, façonnant des vies jusqu’à aujourd’hui.</p>
<p>Le livre commence ainsi en 1977, au moment de la première grève de la faim à Varsovie, menée par « solidarité » et des ouvriers emprisonnés, et s’achève vers 1986, lorsque le soutien international à Solidarność s’effrite et que la scène internationale prend le relais des aspirations réformistes. Les images serviront de guides pour penser l’éveil des consciences et les conditions de possibilité d’un engagement massif pour imaginer et réaliser l’inimaginable.</p>
<h2>Parmi des milliers d’autres</h2>
<p>Dans ce cheminement en Pologne populaire, le choix opéré ici s’est d’abord porté sur des <a href="https://www.decitre.fr/livres/reveiller-l-archive-d-une-guerre-coloniale-9782354281410.html">images oubliées</a>, « assoupies » dans des archives ou des albums privés. Des images d’observation, de contemplation, laissant dans l’esprit des empreintes profondes, peut-être prises sans la grandeur du geste artistique, et pourtant y aspirant parfois. <a href="https://editions-verdier.fr/livre/la-voie-des-images/">Des images</a> qui étaient « en attente du regard qui se jugera désireux de les interpréter et de leur donner l’initiative », car le choix est une affaire de raison autant que de désir. Certaines voix s’élèveront pour reprocher l’arbitraire ou l’incomplétude de la modeste sélection que le lecteur va découvrir dans ces pages, et elles n’auront pas tort : le choix et la finitude sont la tragédie de celles et ceux qui cherchent. Viser sans relâche les astres infinis, voilà le malheur mortifère de Faust. L’historien <a href="https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2003-1-page-155.htm">Lucien Febvre</a> tenta de nous en libérer et osa le formuler clairement : « Le savant, quel qu’il soit, choisit toujours […], toute l’histoire est déjà choix ». Choisir exige de renoncer – et c’est une douleur – à l’illusion de la totalité qui souvent entrave l’intelligibilité du passé et le rend confus, lui qui est déjà désordre. Élire son objet conduit à le construire et à naviguer sur des voies nouvelles, sur ces « mers trop frayées » où il n’y avait, semble-t-il, plus rien à découvrir, et pourtant.</p>
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<figcaption><span class="caption">Simone Signoret et Michel Foucault « Solidarność et la Pologne » | Archive INA.</span></figcaption>
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<p>L’arbitraire du choix n’implique donc pas le caprice, c’est la condition possible d’un point de vue. Tel un filet de pêche aux mailles solides, l’image, une fois retenue, ramène à elle d’autres traces, d’autres sources avec lesquelles elle entre en dialogue, qu’elle éclaire et perturbe. Elle éveille la raison et bouscule l’imaginaire. Les images de ce livre entrent ainsi en résonance avec le précieux <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">travail de terrain</a> des <a href="http://excerpts.numilog.com/books/9782867380150.pdf">sociologues français</a> mené au début des années 1980, sous l’impulsion notamment d’Alain Touraine, éblouis par « la lumière de Solidarność ». Dans la grande tradition de l’intervention sociologique et à l’aide de traducteurs et traductrices, ces groupes de chercheurs et de chercheuses ont réalisé dans plusieurs villes de Pologne d’importants entretiens, l’été qui suivit les grèves de Gdańsk. Ils ont justifié leur démarche par la présence, « à la base » du mouvement syndical, d’un sens plus vif de la contestation qu’au sommet.</p>
<p>C’est dans ces bribes de parole reconstituées, qui gardent la spontanéité des échanges, que l’on apprend par exemple qu’une ouvrière polonaise doit travailler une heure pour pouvoir acheter deux œufs, et qu’il lui faut neuf mois de salaire pour s’offrir une télévision couleur. On apprend aussi que sa blouse a été brûlée par des produits chimiques sans être remplacée et que, dans son atelier, le robinet d’eau chaude de la douche ne marche pas, été comme hiver. Et même si notre seuil de confort a bien changé, que nos estomacs et nos peaux ne sont plus les mêmes, ces bribes de réalité quotidienne changent assurément notre compréhension de la classe ouvrière polonaise. Bien sûr, les chiffres de l’économie pourraient nous le dire, mais ils ne le diraient pas <em>de cette manière</em>. Les transcriptions de ces voix nous laissent en effet entrapercevoir la vie quotidienne de ces « individus absorbés par une inhumaine besogne humaine ». En retour, les <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">voix</a> de ces « militants de base » nous font voir autrement les <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">traces</a> photographiques et cinématographiques de cette époque. Elles éclairent avec plus d’acuité les corps usés des Polonais regroupés devant le portail du chantier naval Lénine, et de tous ces individus qui formèrent ensemble ce « mouvement social total ».</p>
<p>Aux témoignages recueillis à cette époque s’ajoutent ceux enregistrés lors du tournage d’un film documentaire sur Solidarność en 2019 et à l’occasion de recherches menées en amont et en aval dans les archives, essentiellement en Pologne et en France. <a href="http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/57855_1">Ce film</a> fut une commande de NDR/Arte à la société de production allemande Looksfilm, dans le cadre du 40<sup>e</sup> anniversaire de la chute du mur de Berlin :</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de « Une histoire visuelle de Solidarnosc » d’Ania Szczepańska, qui vient de paraître aux éditions de la Fondation Maison des sciences de l’homme.</span>
<span class="attribution"><span class="source">FMSH</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Solidarność, La chute du mur commence en Pologne [Solidarność, Der Mauerfall begann in Polen]. Quarante ans, c’est un temps lointain mais c’est presque encore hier. Les témoins étaient jeunes en 1980 et ne le sont donc plus en 2020. Leurs souvenirs sont néanmoins brûlants, bien qu’ils apprivoisent déjà les horizons inéluctables de la disparition. Ils résonnent dans cette mince couche de temps où la vie côtoie la mort avec une même intensité, où les amis de combat disparaissent année après année sans que l’on puisse les retenir, si ce n’est en évoquant des fragments de souvenirs, au-dessus de leur tombe que l’on regarde comme la sienne. La génération qui m’a raconté Solidarność perçoit l’écart entre son expérience et les récits qu’en feront ses héritiers. Lucide, elle éprouve, peut-être plus qu’une autre, l’inadéquation douloureuse entre l’événement vécu, la mémoire qui a pétri son souvenir et l’a aménagé au gré des épreuves de la vie, et cette troisième dimension qui lui échappe déjà en grande partie, celle de l’histoire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153295/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ania Szczepanska ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>C’est au travers d’images et de témoignages saisissants que nous redécouvrons Solidarność, cette contestation polonaise ouvrière contre le régime communiste, devenue un mouvement international.Ania Szczepanska, Maître de conférences en histoire du cinéma, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1496762020-11-30T18:35:29Z2020-11-30T18:35:29ZChili : pour une Constitution démocratique<p>Un an après le début de la révolte populaire déclenchée dans les villes chiliennes par <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/chili-a-l-origine-de-la-crise-des-tickets-de-metro-et-de-profondes-inegalites-20191021">l’augmentation</a> du prix du ticket de métro, et qui a fini par prendre pour principale revendication la rédaction d’une nouvelle Constitution, le mouvement vient d’engranger une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/26/les-chiliens-ont-vote-en-masse-au-referendum-sur-la-constitution_6057340_3210.html">victoire éclatante</a> au référendum convoqué par les autorités pour décider d’un changement de la Loi fondamentale.</p>
<p>Les deux options les plus radicales qui s’offraient aux électeurs pour tourner la page de la Constitution conçue par la dictature du général <a href="https://www.liberation.fr/planete/1998/11/14/pinochet-seize-ans-de-dictature_250885">Pinochet</a> – celle qui portait sur l’adoption d’une nouvelle norme suprême, et celle qui approuvait le mécanisme le plus démocratique pour son élaboration –, ont triomphé, récoltant toutes deux presque 80 % des voix.</p>
<p>La <a href="https://web.archive.org/web/20061207024251/https://www.presidencia.cl/view/pop-up-nueva-constitucion-texto.asp">Constitution de 1980</a> restera un objet d’étude pour les facultés de droit, en tant qu’exemple de l’utilisation des mécanismes de l’État de droit contre la démocratie. Mais c’est le processus constituant désormais ouvert qui retiendra ici notre attention. Deux dimensions complexes apparaissent à l’horizon, la première essentiellement chilienne, la seconde touchant au débat plus général sur la Constitution et les droits.</p>
<h2>L’exception chilienne ?</h2>
<p>Toute construction juridique est marquée par une histoire nationale, y compris les contraintes d’un agenda politique concret, qui va parfois au-delà de l’objet de la discussion constitutionnelle. Ainsi, l’élection des conventionnels chiliens, qui aura lieu au mois d’avril prochain, pourrait être fortement conditionnée par les autres échéances électorales qui vont se dérouler lors de la même journée pour élire les autorités municipales et les gouverneurs régionaux, sans parler de l’élection présidentielle de novembre 2021, qui se profilera à l’horizon.</p>
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<figcaption><span class="caption">Chili : le changement de Constitution plébiscité dans les urnes.</span></figcaption>
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<p>Les partis politiques les mieux organisés, au sein d’une classe politique assez conservatrice, pourront peut-être reprendre le contrôle de l’élection des futurs conventionnels, notamment sur les listes indépendantes prévues par la loi 21.216 portant sur la conformation de l’organe constituant. Cela pourrait délimiter certaines discussions, d’autant plus que les règles de fonctionnement de la convention chargée d’élaborer le nouveau texte (et, particulièrement, le système de majorités nécessaire pour l’adoption des nouvelles normes) sont assez restrictives. Il est vrai qu’elles furent négociées sans la participation des représentants du mouvement de contestation.</p>
<p>Aujourd’hui, l’objectif principal des forces conservatrices qui s’opposaient au changement constitutionnel et avaient fini par accepter une solution hybride de convention mixte rejetée par les électeurs est de dépasser le tiers des représentants à la future assemblée constituante de manière à détenir un droit de veto : il faudra que deux tiers des conventionnels en exercice soient favorables aux nouvelles normes pour qu’elles soient adoptées.</p>
<p>En quelque sorte, le Chili connaît actuellement pour la première fois de son histoire un processus constituant au sens propre du terme, où les citoyens peuvent se mobiliser pour leurs idées et débattre des projets, avant d’élire au suffrage universel leurs représentants à une assemblée ad hoc. Cette situation peut libérer une dynamique inédite dans l’élaboration des nouvelles institutions constitutionnelles au sein de la future convention, mais pas seulement.</p>
<p>On a déjà pu observer que le mouvement à l’origine du processus actuel avait échappé aux consignes des partis et syndicats, même opposés au gouvernement conservateur en place. Et certains progrès sont déjà actés : pour la première fois dans l’histoire du constitutionnalisme, la nouvelle Constitution sera rédigée par une assemblée formée <a href="https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20200305-chili-parit%C3%A9-hommes-femmes-%C3%A9lections-constituante-constitution-manifestations-dro">à parité</a> d’hommes et de femmes.</p>
<h2>Le Chili dans la lignée du « nouveau constitutionnalisme » latino-américain</h2>
<p>La question constitutionnelle a fait l’objet d’un débat renouvelé après la fin de la Guerre froide, en 1989, et c’est peut-être en Amérique latine que ses tenants et ses aboutissants ont trouvé les meilleures expressions – ce n’est pas un hasard si l’on a parlé, à propos des Constitutions innovantes des années 2000 (en <a href="https://www.liberation.fr/planete/2008/09/29/equateur-la-constitution-portee-par-correa-a-ete-largement-approuvee_110274">Équateur</a> et en <a href="https://www.liberation.fr/planete/2008/09/29/equateur-la-constitution-portee-par-correa-a-ete-largement-approuvee_110274">Bolivie</a>), d’un « nouveau constitutionnalisme ».</p>
<p>Cette approche, sans dénier les acquis des Constitutions normatives, cherche à ouvrir de nouvelles perspectives pour le maintien de l’élan constituant dans les institutions constituées, tout en élargissant le cadre national-étatique, les fondements occidentaux des droits, les régimes de propriété privée, les mécanismes de contrôle, etc.</p>
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<p>Les enjeux sont, bien entendu, démocratiques. Les nouvelles garanties constitutionnelles et les nouveaux droits reconnus ont renouvelé certaines institutions de l’État de droit, comme les Cours constitutionnelles par exemple, en prévoyant l’élection de leurs magistrats par suffrage universel direct, comme dans le cas de la Constitution bolivienne.</p>
<p>En même temps, des mécanismes également originaux avaient été imaginés pour assurer l’élan démocratique des réformes (comme les formes généreuses d’initiative populaire normative ou de révocation des mandats de la Constitution équatorienne, ainsi que les conseils de participation citoyenne et contrôle social), dans un continent qui souffre toujours de fortes inégalités économiques et sociales.</p>
<p>Cependant, les meilleurs constitutionnalistes latino-américains ont dénoncé la persistance d’un conservatisme juridico-politique derrière la généreuse reconnaissance de nouveaux droits fondamentaux. Il s’exprimerait principalement par l’omniprésence des exécutifs, tel qu’on l’a vu réapparaître de manière évidente et persistante lors des débats entourant la <a href="https://www.challenges.fr/monde/en-bolivie-morales-pourra-se-presenter-pour-un-nouveau-mandat_516601">non-limitation des mandats</a>. Dès lors, le fonctionnement effectif de ces Constitutions, autour du pouvoir d’impulsion du président, ne réussit pas à tenir les promesses de démocratisation et d’émancipation sociale qui ont accompagné leurs adoptions, et ceci en dépit des énoncés novateurs sur les droits des femmes, des droits des nations et des peuples originaires, des droits d’accès à l’eau et d’autres services basiques, parmi d’autres parsemés dans des dizaines d’articles.</p>
<p>L’une des premières revendications apparues chez les manifestants chiliens dès octobre 2019 est la reconnaissance constitutionnelle des droits en matière d’éducation, de santé, de retraite, etc. Des droits sociaux dont l’absence du texte de 1980 est l’un des signes les plus clairs de l’orientation politique néolibérale de celui-ci.</p>
<p>Mais le débat constituant qui s’ouvre est peut-être l’occasion d’imaginer aussi de nouvelles structures de pouvoir, où l’indispensable reconnaissance des droits sociaux serait associée à une forme de gouvernement plus ouverte aux prises de décisions citoyennes. Cette approche, qui aurait le mérite d’éviter les travers délégatifs du régime présidentiel, devrait s’étendre à tous les niveaux de décision.</p>
<p>Le national et le global se rejoignent ici : le Chili avait été l’un des rares pays du continent américain qui avait échappé un temps, au début du XX<sup>e</sup> siècle, au régime présidentiel.</p>
<p>À l’échelle planétaire qui est la nôtre, les expériences constitutionnelles nationales, y compris celles d’un Sud devenu global, représentent un intérêt majeur pour nos régimes démocratiques. Il est donc indispensable de suivre de près le processus qui se déroulera au Chili dans les prochains mois. Après avoir été le laboratoire du néolibéralisme, le Chili est-il l’avenir du constitutionnalisme ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149676/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carlos Herrera ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Chili va se doter d’une nouvelle Constitution pour rompre définitivement avec les années Pinochet. Ce mouvement s’inscrit-il dans la lignée du « nouveau constitutionnalisme » latino-américain ?Carlos Herrera, Professeur de droit public à CY Cergy Paris Université, directeur du Centre de philosophie juridique et politique-CPJP, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.