tag:theconversation.com,2011:/fr/topics/poesie-21681/articlespoésie – The Conversation2024-03-17T15:32:36Ztag:theconversation.com,2011:article/2255132024-03-17T15:32:36Z2024-03-17T15:32:36ZCélébrer les fleurs de cerisier, ou la poésie de l’impermanence<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580997/original/file-20240305-22-u58mno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=30%2C9%2C1916%2C1352&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des familles se détendent sous les cerisiers luxuriants du Shinjuku Gyoen à Tokyo.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/shankaronline/48624796381">shankar s./Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Le <em>hanami</em> (« regarder les fleurs »), désigne la coutume traditionnelle japonaise qui consiste à apprécier la beauté des fleurs, principalement les fleurs de cerisier, qui fleurissent entre fin mars et début avril, marquant officiellement l’arrivée du printemps.</p>
<p>Chaque année, de nombreuses personnes dans tout le Japon se rassemblent sous les cerisiers dans les parcs et les jardins pour un pique-nique de printemps afin de regarder les fleurs tomber tout en discutant avec leurs compagnons autour de boissons et d’en-cas de saison.</p>
<p>Les fleurs sont toutefois éphémères et tombent généralement au bout d’une semaine. En effet, le <em>sakura</em>, nom donné au cerisier en japonais, est un <a href="https://www.google.com/books/edition/Mizue_Sawano_The_Art_of_the_Cherry_Tree/nHf8lxLOYsUC?hl=en">symbole de l’impermanence</a> reconnu au Japon et ailleurs.</p>
<p>Divers festivals sont régulièrement organisés partout dans le monde pour célébrer cette floraison.</p>
<p>En tant que <a href="https://wlc.utk.edu/?people=malgorzata-k-citko-duplantis">spécialiste de la littérature et de la culture japonaises prémodernes</a>, j’ai été initiée très tôt à la coutume d’admirer les cerisiers en fleurs. Il s’agit d’un rituel ancien qui a été célébré et décrit au Japon pendant des siècles et qui continue d’être un élément indispensable pour accueillir le printemps. Aux États-Unis, la tradition du <em>hanami</em> a commencé avec la plantation des premiers cerisiers à Washington DC en 1912 en tant que <a href="https://www.nps.gov/subjects/cherryblossom/history-of-the-cherry-trees.htm">cadeau d’amitié du Japon</a>.</p>
<h2>Poésie sur la nature</h2>
<p>La coutume d’observer les arbres en fleurs au printemps est arrivée au Japon en provenance du continent asiatique. L’observation des pruniers en fleurs, souvent au clair de lune, comme symbole de <a href="https://www.archwaypublishing.com/en/bookstore/bookdetails/799255-The-Plum-Blossom-of-Luojia-Mountain">force, vitalité et fin de l’hiver</a> était pratiquée en Chine depuis l’antiquité. Elle a été adoptée au Japon au cours du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>On trouve des exemples poétiques de pruniers en fleurs, ou <em>ume</em> en japonais, dans le <a href="https://www.kokugakuin.ac.jp/assets/uploads/2021/03/KJS2-2Oishi.pdf">« Man’yōshū »</a>, ou « recueil de dix mille feuilles », le plus ancien recueil de poésie japonaise, qui date du VIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Wiebke Denecke, <a href="https://lit.mit.edu/denecke/">spécialiste des littératures d’Asie orientale</a>, explique que les poètes japonais classiques <a href="https://www.jstor.org/stable/25066837">écrivaient des poèmes sur les fleurs de prunier lorsqu’elles étaient en saison</a>. Leurs compositions ont façonné la poésie de cour japonaise, ou <em>waka</em>, qui est enracinée dans la nature et son cycle saisonnier constant.</p>
<p>Cependant, c’est le <em>sakura</em>, et non le prunier, qui occupe une place particulière dans la culture japonaise. Les anthologies impériales de <em>waka</em> compilées au Japon entre 905 et 1439 de l’ère chrétienne contiennent généralement plus de poèmes printaniers composés sur les cerisiers en fleurs que sur les pruniers en fleurs.</p>
<h2>Au cœur de la composition des <em>waka</em></h2>
<p><a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/558474/the-sakura-obsession-by-naoko-abe/">La première exposition de cerisiers en fleurs</a> a été organisée par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne et est rapidement devenue un événement régulier à la cour impériale, souvent accompagné de musique, de nourriture et d’écriture de poèmes.</p>
<p>Les cerisiers en fleurs sont devenus l’un des sujets habituels de composition des <em>waka</em>. En fait, j’ai commencé à étudier la poésie japonaise grâce à un poème sur le thème du <em>sakura</em> écrit par une poétesse classique, Izumi Shikibu, dont on pense qu’elle a activement composé des <em>waka</em> vers l’an 1000 de notre ère. Le poème est préfacé par la <a href="http://www.misawa-ac.jp/drama/daihon/genji/bunken/zoku.html">mémoire de son auteur</a>. Ce poème parle de son ancien amant qui souhaite revoir les cerisiers en fleurs avant qu’ils ne tombent.</p>
<blockquote>
<p>tō o koyo<br>
saku to miru ma ni<br>
chirinu beshi<br>
tsuyu to hana to no<br>
naka zo yo no naka</p>
<p>Viens vite !<br>
À peine commencent-elles à s’ouvrir<br>
qu’elles doivent tomber.<br>
Notre monde réside<br>
dans la rosée au sommet des fleurs de cerisier.</p>
</blockquote>
<p>Ce poème n’est pas l’exemple le plus célèbre de <em>waka</em> sur les cerisiers en fleurs dans la poésie japonaise prémoderne, mais il contient des couches d’imagerie traditionnelle symbolisant l’impermanence. Il souligne qu’une fois écloses, les fleurs de cerisier sont destinées à tomber. Assister à leur chute est l’objectif même du <em>hanami</em>.</p>
<p>La rosée est généralement interprétée comme un <a href="https://www.jstor.org/stable/2385169">symbole de larmes</a> dans le waka, mais elle peut également être lue de manière plus érotique comme une référence à d’autres <a href="https://uhpress.hawaii.edu/title/mapping-courtship-and-kinship-in-classical-japan-the-tale-of-genji-and-its-predecessors/">fluides corporels</a>. Une telle interprétation révèle que le poème est une allusion à une relation amoureuse, qui est aussi fragile que la rosée qui s’évapore sur les fleurs de cerisier qui tombent bientôt ; elle ne dure pas longtemps, il faut donc l’apprécier tant qu’elle existe.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un arbre japonais en fleurs chargé de grappes de fleurs roses dans un jardin" src="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/579998/original/file-20240305-18-vujctw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Au Japon, les cerisiers en fleurs symbolisent l’impermanence ». zoomable=</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/25228175@N08/4549363374">Elvin/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le poème peut également être interprété de manière plus générale : La rosée est un symbole de la vie humaine, et la chute des cerisiers en fleurs une métaphore de la mort.</p>
<h2>Militarisé par l’Empire du Japon</h2>
<p>La notion de chute des fleurs de cerisier a été utilisée par <a href="https://www.bloomsbury.com/us/imperial-japan-and-defeat-in-the-second-world-war-9781350246799/">l’Empire du Japon</a>, un État historique qui a existé de la restauration meiji en 1868 jusqu’à la promulgation de la Constitution du Japon en 1947. L’empire est connu pour la <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/japanese-taiwan-9781472576743/">colonisation de Taïwan</a> et l’<a href="https://www.peterlang.com/document/1049131">annexion de la Corée</a> afin d’étendre ses territoires.</p>
<p><a href="https://kokubunken.repo.nii.ac.jp/records/4747">Sasaki Nobutsuna</a>, un érudit des classiques japonais ayant des liens étroits avec la cour impériale, était un partisan de l’idéologie nationaliste de l’empire. En 1894, il a composé un long poème, <a href="https://dl.ndl.go.jp/pid/873478/1/10">« Shina seibatsu no uta »</a>, ou « Le chant de la conquête des Chinois », pour coïncider avec la première guerre sino-japonaise, qui a duré de 1894 à 1895. Le poème compare la chute des fleurs de cerisier au sacrifice des soldats japonais qui <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/K/bo3656741.html">tombent au combat pour leur pays et leur empereur</a>.</p>
<h2>La marchandisation de la saison</h2>
<p>Dans le Japon contemporain, les cerisiers en fleurs sont célébrés par de nombreux membres de la société, et pas seulement par la cour impériale. Fleurissant autour du <a href="https://www.nbcbayarea.com/news/national-international/lunar-new-year-2024-how-to-celebrated/3447961/">Nouvel An lunaire</a> célébré dans le Japon prémoderne depuis des siècles, elles symbolisent les nouveaux départs dans tous les domaines de la vie.</p>
<p>À l’époque contemporaine, les vendeurs ont transformé les cerisiers en fleurs en vendant du <a href="https://stories.starbucks.com/asia/stories/2024/sakura-season-starts-at-starbucks-japan-on-thursday-february-15/">thé, café</a>, de la <a href="https://japantoday.com/category/features/food/haagen-dazs-releases-two-new-seasonal-flavors">crème glacée</a>, des <a href="https://www.oenon.jp/news/2020/0205-1.html">boissons</a> ou des <a href="https://www.fujingaho.jp/gourmet/sweets/g43015580/fujingahonootoriyose-sakura-sweets20240215/">biscuits</a> aromatisés au <em>sakura</em>, transformant ainsi l’image de l’arbre en fleurs en une marque saisonnière. Les <a href="https://sakura.weathermap.jp/en.php">prévisions météorologiques</a> suivent la floraison des cerisiers pour s’assurer que tout le monde a une chance de participer à l’ancien rituel de l’observation.</p>
<p>L’obsession des cerisiers en fleurs peut sembler triviale, mais le <em>hanami</em> rassemble les gens à une époque où la plupart des communications se font virtuellement et à distance, réunissant des membres de la famille, des amis, des collègues de travail et parfois même des étrangers, comme cela m’est arrivé lorsque je vivais au Japon.</p>
<p>L’observation des <em>sakura</em> témoigne également de la relation unique que le Japon moderne entretient avec sa propre histoire. En même temps, cela nous rappelle que l’impermanence est peut-être la seule constante de la vie.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux rangées de grands arbres avec des grappes de fleurs roses de part et d’autre d’une allée" src="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580005/original/file-20240305-23810-vdbysn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les cerisiers, avec leurs jolies fleurs, sont arrivés à Washington D.C. comme un cadeau du Japon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/dannyfowler/4469426717">Danny Navarro/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Aujourd’hui, les cerisiers en fleurs sont célébrés au printemps <a href="https://localadventurer.com/places-to-see-cherry-blossoms-in-the-world/">partout dans le monde</a>, encourageant l’appréciation de l’impermanence par l’observation de la nature.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225513/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La première exposition de fleurs de cerisier a été organisée au Japon par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne.Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis, Assistant Professor in Japanese Literature and Culture, University of TennesseeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2195102023-12-25T20:29:54Z2023-12-25T20:29:54ZL’Angleterre, patrie des artistes maudits ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565217/original/file-20231212-16-3c29li.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C9%2C1590%2C1185&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Henry Wallis, La mort de Chatterton, 1856.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Henry_Wallis_-_The_Death_of_Chatterton_-_Google_Art_Project.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Il ne suffit pas d’être impécunieux, de voir ses manuscrits rejetés ou ses tableaux subir le feu roulant des critiques, pour se trouver automatiquement bombardé dans la catégorie « artiste maudit ». Pour le dire avec un soupçon de cynisme, pareille distinction se mérite.</p>
<p>Deux facteurs entrent dans la composition de ce statut d’exception : un corps social prompt à surveiller, à s’indigner et à punir, et un artiste incompris et persécuté en raison même de son talent. Leur rencontre, au mauvais moment et au mauvais endroit, fera le reste.</p>
<p>Vécue comme fatale, la tragédie, sur fond de rupture entre les deux instances rivales, résulte souvent d’une série de décisions, bonnes ou mauvaises, prises de part et d’autre, qui auraient pu déboucher sur une tout autre issue – sauf qu’il n’en a rien été, renforçant a posteriori le sentiment que l’issue était inéluctable.</p>
<p>Autre critère : l’acharnement avec lequel la guigne poursuit l’artiste. On pense à <a href="https://theconversation.com/pourquoi-edgar-allan-poe-est-lecrivain-prefere-des-incompris-198552">Edgar Allan Poe</a> (1809-1849), orphelin de père et de mère, et dont les <em>Tales</em> macabres annonçaient la triste fin, proche de celle que connaîtra, six ans plus tard, un Gérard de Nerval. On songe aussi à la mystérieuse conjuration qui frappe, dans leur vingt-septième année, les Brian Jones, Janis Joplin et autre Amy Winehouse, devenus membres, à leur corps défendant, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_des_27">d’un bien morbide Club</a>.</p>
<p>Dernier critère : le caractère forcément asymétrique des forces en présence : proverbial combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est presque toujours au prix fort que l’artiste paie le mépris ou le défi qu’il oppose à la bêtise à front bas, sans oublier la misanthropie dans laquelle il drape sa profonde solitude.</p>
<p>Un poète maudit, Verlaine le reconnaissait au seuil de l’essai de 1884 qu’il consacre à la question, est un poète « absolu » : les cas dont il traite ont pour nom Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, lui-même. Cette dimension d’absolu, comment faut-il la comprendre ? Outre l’entêtement à persévérer dans ce qui passe pour une erreur, alors que l’artiste pressent, lui, qu’il est dans le vrai, l’absolu recouvre le refus de se compromettre, de sacrifier ses principes à l’obtention de quelque satisfaction matérielle. La grandeur dans le crime, enfin, est une condition sine qua non.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Verlaine en 1892, au café François Iᵉʳ, photographié par Dornac dans la série « Nos contemporains chez eux ».</span>
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<h2>Fondements métaphysiques de la création</h2>
<p>Dans son essai intitulé <a href="https://www.babelio.com/livres/Henric-La-peinture-et-le-mal/310250"><em>La peinture et le mal</em></a> (1982), Jacques Henric revisite l’histoire de la peinture occidentale à la lumière des « forfaits » accomplis, du Titien à De Kooning, en passant par le Caravage et Cézanne. Chaque tableau, écrit-il en substance, est un coup porté contre l’ordre établi, une déclaration de guerre, un blasphème plus ou moins assumé. Une provocation à l’endroit des bonnes mœurs, à plus ou moins grande échelle. Il invoque ainsi <a href="https://www.lemonde.fr/arts/article/2018/10/02/egon-schiele-le-renegat_5363365_1655012.html">Egon Schiele</a>, se portraiturant en train de se masturber, dans un tableau à l’huile de 1911.</p>
<p>Manifestement inspiré du manifeste de George Bataille, <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00016133/georges-bataille-a-propos-de-son-livre-la-litterature-et-le-mal"><em>La littérature et le mal</em></a> (1957), qui convoquait notamment Sade, Emily Brontë, Baudelaire et Jean Genet, Henric croit à la culpabilité agissante des peintres, à leur connaissance intime des ressorts qui font que la Création tourne mal, à la concurrence qu’ils livrent au Créateur.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Judith décapitant Holopherne, par Caravage, 1598, Galerie nationale d’Art ancien (Rome).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Judith_Beheading_Holofernes_-_Caravaggio.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour le dire autrement, la malédiction en question, plus qu’une affaire de misère, a des fondements métaphysiques, voire théologiques. Du « catholicisme » sanglant de la peinture selon Henric, il conviendrait de rapprocher cette déclaration, non dénuée d’humour, du romancier David Herbert Lawrence (1885-1930), dont <em>L’Amant de lady Chatterley</em> (1928) défraya en son temps la chronique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est comme si je me tenais nu et debout, afin que le feu du Dieu tout puissant me traverse de part en part […] Il faut être terriblement religieux pour être un artiste. Je pense souvent à mon cher saint Laurent sur son gril, quand il a dit : “Retournez-moi, mes frères, je suis suffisamment rôti de ce côté-ci, il faut que l’autre cuise aussi.” »</p>
</blockquote>
<p>Nous sommes en février 1913, la carrière de l’écrivain commence à peine. Entrevoyait-il déjà les foudres de la censure qui s’abattront sur lui, une première fois en 1915, à la sortie de <em>L’Arc-en-ciel</em>, quand le livre sera interdit à la vente puis pilonné, et une deuxième fois, en 1928, lorsque commenceront à circuler, sous le manteau, les exemplaires de <em>L’Amant de lady Chatterley</em>, à l’origine d’un des plus grands <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-histoire/le-proces-de-lady-chatterley-9618578">scandales littéraires</a> du XX<sup>e</sup> siècle ? Peut-être, mais n’allons surtout pas croire que la censure détermine après coup la condition d’artiste maudit, selon un raisonnement bien trop mécanique.</p>
<p>Ce serait plutôt l’inverse, dès lors qu’une forme d’appétence, un brin masochiste, pour les confrontations à venir, se porte au-devant des stigmates. Synonyme de libéralisation des mœurs et d’assouplissement de la censure, le procès remporté par les éditions Penguin contre la puissance publique, en 1960, permit à la version non expurgée du roman de Lawrence de voir enfin voir le jour, trente ans après la mort de celui qui traîne encore, comme un boulet, son image de pornographe invétéré.</p>
<p>D’un artiste passionnément religieux, l’autre : quand Pier Paolo Pasolini réalise le film <a href="https://youtu.be/Z3eFedNeohk?si=j6KNje-W7oW-e9s2"><em>L’Evangile selon saint Matthieu</em></a> (1964), et <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/rendez-vous-avec-x/1975-l-assassinat-de-pier-paolo-pasolini-1865399">qu’il périt assassiné</a> dans des circonstances pour le moins troubles, la frontière entre la malédiction et la sainteté se fait des plus ténues. On se souvient du cas Genet, écrivain voleur et homosexuel, dont Jean-Paul Sartre fit l’incarnation de l’homme libre face aux attaques de la société. Le titre de son étude de 1952 ? <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070227235-oeuvres-completes-de-jean-genet-i-saint-genet-comedien-et-martyr-jean-paul-sartre/"><em>Saint Genet, comédien et martyr</em></a>. Son objectif, d’inspiration existentialiste ? « Faire voir cette liberté aux prises avec le destin d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés… ». La formule vaut pour plus d’un candidat au martyre…</p>
<h2>En Angleterre, une pléiade d’artistes maudits</h2>
<p>Au demeurant, si nul pays n’en possède le monopole, reconnaissons que le talent de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Philistinisme">l’Angleterre philistine</a> pour accoucher d’une pléiade d’artistes maudits force l’admiration. <a href="https://theconversation.com/oscar-wilde-en-son-petit-palais-69949">Oscar Wilde</a> (1854-1900), doublement ostracisé, parce qu’Irlandais et homosexuel, compta parmi leurs plus flamboyants avatars. Fauché en pleine gloire, il connut le bagne puis l’exil, précédant la mort dans un hôtel du Quartier latin.</p>
<p>Mais si l’on veut remonter à l’archétype, alors, il convient de se familiariser avec la destinée de Thomas Chatterton (1752-1770). Né à Bristol, le poète trouva la mort à Londres, la veille de ses dix-huit ans. Il n’aurait pas survécu à une affaire de faux qui empoisonna sa famélique existence – il fit passer des poèmes de sa main pour l’œuvre authentique d’un certain Thomas Rowley, prêtre du XV<sup>e</sup> siècle, à une époque, faut-il le rappeler, où les fameux poèmes d’Ossian se posaient pourtant là en matière de supercherie littéraire.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Chatterton, Gravure de William Ridgway d’après W.B. Morris, publiée dans The Art Journal, 1875, détail.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Chatterton#/media/Fichier:Thomas_Chatterton.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>En 1856, un <a href="http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_2333.htm">tableau du peintre préraphaélite Henry Wallis</a> idéalise l’Artiste, au risque d’occulter le Maudit. Le spectateur découvre, allongé sur un lit trônant au milieu d’une mansarde, le corps alangui d’un beau jeune homme. Surmonté de cheveux roux, son visage se couvre d’inquiétantes teintes bleutées, tandis que ses habits d’allure raffinée tranchent avec la pauvreté présumée du lieu.</p>
<p>Ce qu’on ne voit pas, sur la toile, c’est la proximité du peintre avec les milieux radicaux du temps, dont le dramaturge Richard Horne, auteur d’un drame romantique intitulé <em>Death of Marlowe</em> (1834). La réputation sulfureuse de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-quadrithemes-de-charles-dantzig/les-ecrivains-assassines-christopher-marlowe-ou-l-authentique-espion-de-sa-majeste-7518721">Christopher Marlowe</a> (1564-1593) vient d’abord de sa pièce-phare, <em>Le Docteur Faustus</em>, qui reprend le motif du pacte avec le diable, et dont un extrait accompagne la légende du tableau de Wallis. Mais elle se nourrit surtout des rumeurs entourant sa mort qui reste inexpliquée : rixe entre mauvais garçons qui aurait mal tourné ? Règlement de compte entre espions ? Bref, sa fin tragique semble annoncer celle… de Pasolini !</p>
<p>Autre influence, plus palpable celle-là, le <a href="https://www.univ.ox.ac.uk/college_building/shelley-memorial/">Shelley Memorial</a> (1854), édifié par le sculpteur Henry Weekes, qui fige dans le marbre un motif de Pietà : Mary Shelley en Mère du Christ tient dans ses bras le corps effondré de son époux, le poète P. B. Shelley : l’auteur de « La Nécessité de l’athéisme » ainsi que du drame lyrique, <em>Prométhée délivré</em> (1820) avait été retrouvé noyé sur les côtes de Viareggio en juillet 1822.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mémorial à Percy Bysshe Shelley par Henry Weekes, Christchuch Priory Church.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/wheelzwheeler/14676234924">Haydn/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Sur une toile de 62 cm sur 93 cm, Wallis bricole à son tour une Déposition de la Croix très esthétisée. Au deuxième plan, juste derrière le poète, une fenêtre donne sur la <em>skyline</em> londonienne : on reconnaît le célèbre dôme de la cathédrale Saint Paul, symbolisant, croit-on comprendre, l’indifférence de l’Église envers les souffrances du poète. Mais, surtout, il y a cette fenêtre laissée ouverte : on finit par ne plus voir qu’elle, alors que toutes sortes de détails intempestifs se bousculent pourtant au premier plan. Une puissance occulte, forcément maléfique, serait-elle entrée par-là, ce qui ferait du tableau l’équivalent d’une énigme policière à la E.A. Poe ? Le mystère plane, nourrissant les spéculations les plus folles. Objectivement, cependant, les recherches scientifiques menées un siècle après la disparition du poète auront permis d’écarter, avec une quasi-certitude, la piste du suicide à l’arsenic. Dans les faits, Chatterton aurait plutôt mal dosé la solution pharmaceutique prescrite à l’époque contre les maladies sexuellement transmissibles.</p>
<p>Mais rien n’y fait. Le mythe est toujours plus fort que la réalité. Artiste maudit, Chatterton le restera à jamais. De <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/les-jonquilles-un-poeme-de-william-wordsworth-9112519">William Wordsworth</a> (1770-1850) à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/john-keats-le-poete-qui-eclaire-les-temps-sombres-6755410">John Keats</a> (1795-1821), les poètes romantiques encensent à l’envi « l’enfant prodige/l’âme sans cesse en éveil qui mourut en sa fierté ». Keats dédie son <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/44469/endymion-56d2239287ca5"><em>Endymion</em></a> (1818) à la mémoire du « plus anglais des poètes, exception faite de Shakespeare ». En 1834, Alfred de Vigny consacre une <a href="https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00333/chatterton-d-alfred-de-vigny.html">pièce en trois actes</a> au jeune homme « rejeté, sentimentalement et socialement ». Deux ans plus tôt, avec son <em>Stello ou les Diables bleus</em>, il se faisait romancier pour évoquer le destin de qui, du jour où il sut lire, appartint « à la race toujours maudite par les puissances de la terre. »</p>
<p>En 1987, le romancier et biographe Peter Ackroyd (1949 –), dans son roman <em>Chatterton</em>, s’appuie sur le tableau de Wallis pour reconstituer une impressionnante lignée, dans laquelle chaque nouvelle génération d’artistes s’est reconnue, selon des modalités diverses. L’un des derniers en date est le chanteur et compositeur Arthur Teboul, qui rencontra les futurs membres du groupe <em>Feu ! Chatterton</em> dans le très improbable lycée Louis-le-Grand, à Paris. Décidément, la sociologie des artistes maudits n’est plus ce qu’elle était…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219510/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec d’autres écrivains britanniques, Thomas Chatterton figure au panthéon des artistes maudits, continuant d’alimenter un mythe à l’influence durable.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2181862023-11-30T16:51:11Z2023-11-30T16:51:11ZLa tour Eiffel, muse du cinéma muet français<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/562467/original/file-20231129-23-ho3n03.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C1151%2C869&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Photogramme de _La Course à la perruque_ de Georges Hatot, 1906.</span> </figcaption></figure><p>Le 27 décembre 2023 marque le centenaire de la disparition de Gustave Eiffel. De nombreuses études abordent la façon dont la tour qui porte son nom a inspiré les peintres (Bonnard, Chagall, Delaunay, De Staël, etc.) et les poètes (Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Queneau, etc.) depuis sa construction en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution française. Mais sa présence dans le cinéma muet, contemporain de la construction du monument, est restée dans l’ombre.</p>
<p>Pourtant, quand le cinématographe voit le jour en 1895, six ans donc après la dame de fer, ce nouveau moyen d’expression est d’emblée happé par la tour qui devient sa muse. Dans le catalogue numérisé GP Archives, 121 entrées sur 2 091 sont par exemple proposées pour « tour Eiffel » entre 1895 et le début du parlant en France. Et il s’agit pourtant d’une période pour laquelle beaucoup de bobines ne sont pas parvenues jusqu’à nous, notamment parce que la pellicule 35mm était en nitrate de cellulose, donc inflammable et fragile.</p>
<h2>Dans le cinéma documentaire dès 1897</h2>
<p>En 1897, un appareil de prises de vue Lumière est embarqué pour la première fois dans l’ascenseur de la tour et nous propose un panorama ascensionnel vertigineux de 42 secondes du palais du Trocadéro, avec en premier plan l’ossature métallique de la tour. Cette première n’est peut-être pas très surprenante de la part des Lumière, friands de capturer des images de lieux emblématiques, mais l’originalité réside dans la forme de la séquence, qui superpose audacieusement premier et deuxième plan pour mieux « embarquer » les spectateurs.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/D6gAGCNNjow?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>La présence de la tour est plus surprenante dans les créations de Georges Méliès, mieux connu pour ses fééries et ses films à trucs. En effet, Méliès a réalisé une trentaine de films d’environ une minute consacrés à Paris, entre 1896 et 1900, dont certains donnent à voir le Champ-de-Mars et la tour Eiffel durant l’Exposition universelle de 1900.</p>
<p>La même année, les Lumière testent un format expérimental, le 75mm, et mettent à nouveau la tour Eiffel à l’honneur.</p>
<p>Leur idée un peu folle consiste à projeter cette bande sur un gigantesque écran de 720 m<sup>2</sup> durant l’Exposition universelle – pour repère, le plus grand écran d’Europe est aujourd’hui le « grand large » du Grand Rex, 282 m<sup>2</sup>. Malheureusement, la construction du projecteur adéquat n’est pas terminée à temps et la projection n’eut pas lieu.</p>
<p>Conservés aux archives du film du CNC à Bois-d’Arcy, ces négatifs extraordinaires ont été restaurés et numérisés en 8K sur un appareil conçu exprès. Projetés uniquement deux fois depuis 123 ans, ils le seront à l’université Gustave Eiffel le mardi 12 décembre 2023 à 19h, <a href="https://my.weezevent.com/2-soiree-cine-depoque-centenaire-gustave-eiffel">lors de la Soirée Ciné d’époque du Centenaire Eiffel</a>.</p>
<h2>Dans la fiction dès 1900</h2>
<p>En 1906, Georges Hatot met en scène pour Pathé frères <em>La Course à la perruque</em>, une bande comique de 6 minutes truffée de rebondissements, avec une séquence qui transporte le spectateur devant, puis dans la tour Eiffel.</p>
<p>Tous les genres cinématographiques semblent alors contaminés. Ainsi le pionnier du cinéma d’animation, Émile Cohl, créé en 1910 un film d’animation plein d’imagination et de poésie, <em>Les Beaux-Arts mystérieux</em>, une pépite d’inventivité tournée image par image, dans laquelle la tour Eiffel prend forme <em>via</em> un objet du quotidien… des allumettes !</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photogramme des <em>Beaux-Arts mystérieux</em> de Émile Cohl, 1910.</span>
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<p>Quelques années plus tard, l’engouement ne s’est pas éteint. Durant l’été 1923, René Clair, jeune cinéaste proche de l’avant-garde, tourne <em>Paris qui dort</em>, moyen métrage produit par les films Diamant qui se déroule majoritairement dans la tour Eiffel. Son gardien se réveille et découvre que les rues de la capitale sont vides… Et Clair récidivera cinq ans plus tard avec <a href="https://www.cinematheque.fr/henri/film/47521-la-tour-rene-clair-1928/"><em>La Tour</em></a>, 14 minutes d’une sorte de poème cinématographique qui offre des vues aux angles variés sur la dame de fer.</p>
<p>C’est dans les dernières années du muet que sort <em>Le Mystère de la tour Eiffel</em> de Jean Duvivier, film dans lequel le chef d’une mystérieuse organisation internationale de criminels cagoulés, nommée Ku-Klux Eiffel, envoie des signaux, <em>via</em> la tour Eiffel, à ses membres dispersés en Europe.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photogramme du <em>Mystère de la tour Eiffel</em> de Jean Duvivier, 1928.</span>
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<h2>La puissance inspiratrice de la tour Eiffel</h2>
<p>Ces exemples variés montrent bien à quel point la tour Eiffel inspire les pionniers du cinématographe et les metteurs en scène du muet.</p>
<p>S’ils l’insèrent dans des vues documentaires, c’est pour rendre compte de cette prouesse architecturale, construite en 26 mois, et pour signifier combien elle marque les esprits comme le paysage parisien. Rappelons que la tour ne fit pas l’unanimité et qu’elle n’était pas destinée à rester en place. En effet, sa construction a déclenché une <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Protestation_des_artistes_contre_la_tour_de_M._Eiffel_du_14_f%C3%A9vrier_1887">levée de boucliers</a> de la part de certains artistes qui sont allés jusqu’à clamer leur protestation le 14 février 1887 dans le grand quotidien <em>Le Temps</em>, publiant une lettre adressée à M. Adolphe Alphand, directeur des travaux de l’exposition universelle. Parmi ces signataires figurent François Coppée, Charles Garnier ou encore Guy de Maupassant.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>Incipit</em> de l’article publié dans <em>Le Temps</em> le 14 février 1887.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Malgré cette opposition, la tour Eiffel a été érigée et a survécu à sa destruction programmée grâce à la dimension scientifique et stratégique insufflée par Gustave Eiffel : installation d’une station météorologique en 1889 et positionnement d’antennes pour la télégraphie sans fil à partir de 1903.</p>
<p>Quant à la présence de la tour dans les films de fiction, elle témoigne de l’impact de son audace architecturale, de son aura esthétique mystérieuse et de sa modernité ; la tour inspire des histoires atypiques, filmées grâce à des plans novateurs, montés de manière ingénieuse.</p>
<h2>Un éclairage sur l’histoire du cinéma muet</h2>
<p>Si l’on fait si peu état, dans les recherches historiques, de la présence de la dame de fer dans le cinéma muet, c’est sans doute par manque de considération et de légitimation du médium cinématographique lui-même.</p>
<p>Les premiers films, appelés des vues, sont très courts, quelques secondes puis quelques minutes. Ces vues sont projetées dans les foires, sur les places des villes et des villages, dans les cafés et dans certaines salles de théâtre… Le cinématographe est alors un divertissement très populaire, souvent méprisé par l’élite. Les bandes de pellicule sont achetées par des forains qui les usent jusqu’à la corde. Quand elles cassent, ils les coupent, les recollent, si bien que ce ne sont jamais tout à fait les mêmes bandes qui sont projetées.</p>
<p>À partir de 1907 se produit une révolution économique. La puissante société Pathé frères remplace la vente des copies par un système de location. Ce changement modifie l’organisation de la diffusion, et par ricochets la façon de faire et de voir des films. L’exploitation des films donne lieu à une industrie autonome ; des salles dédiées aux projections sont construites et la durée des films s’allonge.</p>
<p>On parle alors de métrage ; de 20 mètres, soit environ 60 secondes, on passe à 740 mètres soit 30 minutes en 1909 ; à 1 500 mètres soit une heure en 1912 ; on atteint même 3 000 mètres soit deux heures en 1913. Les spectacles cinématographiques hybrides mêlent bandes courtes (actualité, comique, animation…) avant ou autour d’un film plus long, noyau dur de la séance. L’ensemble contient des attractions, du jongleur au poète en passant par l’acrobate, et est accompagné de musique, d’un seul instrument à un orchestre, en fonction de l’importance de la salle. Si le cinéma était certes muet (le sonore et parlant n’arrivant qu’à partir de 1927), le cinéma était donc tout sauf silencieux !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218186/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Aurouet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Appréhender la présence de la tour Eiffel dans le cinéma muet permet de mieux comprendre les débuts du cinématographe, entre prouesses techniques et avènement d’un nouvel imaginaire.Carole Aurouet, Enseignante-Chercheuse en Etudes cinématographiques et audiovisuelles, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2087942023-08-28T16:55:14Z2023-08-28T16:55:14Z« Le grand vertige », un roman pour penser l’inaction climatique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/545054/original/file-20230828-253492-hp34fn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C0%2C2982%2C1994&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans les forêts tropicales (ici la Guyane française), combien de secrets de biologie végétale nous échappent encore ?"
certains peuvent-ils sauver le monde?
</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Notre époque vit un douloureux paradoxe, entre les préoccupations des jeunes générations au sujet des questions environnementales et le déficit d’action des politiques à ce sujet. N’oublions pas que la France <a href="http://paris.tribunal-administratif.fr/Actualites-du-Tribunal/Espace-presse/L-Affaire-du-Siecle-l-%C3%89tat-devra-reparer-le-prejudice-ecologique-dont-il-est-responsable">a été condamnée</a> pour inaction climatique ! Le recours à l’action radicale semble être la seule solution pour certains et le mouvement des Soulèvements de la Terre en est l’expression directe. Après sa dissolution par le gouvernement dans l’été, cette décision <a href="https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-conseil-d-etat-suspend-en-refere-la-dissolution-des-soulevements-de-la-terre">a été invalidée récemment</a>.</p>
<p>Comment la littérature, les arts, accompagnent-ils ce mouvement, souvent associé à la science qui donne des réponses mais dont les solutions ne sont pas écoutées, ou si elles le sont, rarement mises en œuvre ?</p>
<h2>Un roman complexe</h2>
<p>Il est difficile de résumer le roman de Pierre Ducrozet, <em>Le grand vertige</em> (Actes Sud, 2020) qui vient de paraître en édition poche, et qui fait partie du corpus imaginaire qui questionne les défis actuels.</p>
<p>Éloge du vivant, éloge du végétal en particulier, et éloge d’une conception dynamique du monde vivant… À travers des personnages divers, dont des scientifiques autant visionnaires, fantasques que géniaux, un peu agents doubles aussi, engagés mais impuissants.</p>
<p>Peut-être l’impuissance et la futilité de la science, voire ses renoncements d’aujourd’hui en <a href="http://www.ens-lyon.fr/asso/groupe-seminaire/seminaires/voirsem.php?id=jlleonhardt-1">sont-ils le sujet central</a> ? Sa remise en question surtout, comme activité <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/vertigo/2021-v21-n3-vertigo07063/1089922ar/">nécessaire aux changements dont nous avons besoin</a> pour affronter les défis actuels.</p>
<p>Pamphlet contre le pétrole et son utilisation irraisonnée, le monde actuel y est montré comme dominé par les lobbies économiques et le monde politique qui lui est inféodé. Les politiques y sont les accompagnateurs de l’économie dominante, et enterrent avec les puissants les projets trop innovants, même et surtout ceux qui fonctionnent. Car ce n’est pas ce dont ils ont besoin pour continuer à dominer ensemble. Ils préfèrent ainsi sacrifier la planète sur cet autel de la domination tranquille, assumée et peut-être finalement acceptée. Et tout fonctionne comme avant – en apparence. En attendant <a href="https://www.collapsologie.fr/fr/">« l’effondrement »</a> ?</p>
<p>Avant que l’hiver dernier n’explicite notre <a href="https://blog-isige.minesparis.psl.eu/2022/12/02/quel-avenir-pour-les-exportations-hydrocarbures-russes/">dépendance aux hydrocarbures</a> russes en Europe, le roman de Pierre Ducrozet nous présentait déjà cela comme une addiction. Le pétrole et les hydrocarbures sont notre sang ; ses pipelines, nos artères. Cette circulation majeure irrigue et soumet le monde et depuis longtemps. Les ruptures locales paralysent des parties entières du corps. Les compromis sont nombreux et douloureux, reléguant les droits de l’homme à des dommages collatéraux, aux contraintes nécessaires, comme la pollution inhérente à l’industrie. Un résumé de <a href="https://theconversation.com/avec-avatar-2-james-cameron-nous-raconte-lanthropocene-197126">l’anthropocène</a> ?</p>
<p>Les protagonistes de ce roman complexe décident donc de modifier ce fonctionnement dominant par des actions écoterroristes ciblées et détournent pour cela les moyens d’une agence européenne.</p>
<p>Ce n’est pourtant pas l’éloge de l’écoterrorisme qui est ici dressé puisque les protagonistes sont sans cesse partagés sur les modes d’action, dont le succès n’est pas assuré, et déclenche tout juste une remise en question du système. Un écho aux mouvements contemporains <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/23/les-soulevements-de-la-terre-une-dissolution-problematique_6178900_3232.html">comme les Soulèvement de la Terre</a>, voire une inspiration pour les militants ?</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/DXQDKv8T2hw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>La piste écopoétique</h2>
<p>Mais l’écoterrorisme n’est pas la seule piste empruntée par les personnages du roman. Certains d’entre eux développent également une conception <a href="https://journals.openedition.org/elfe/1299">écopoétique</a> du monde (ici nommée géopoétique), y compris de la science.</p>
<p>Le personnage principal est un scientifique qui manie plusieurs disciplines mais aussi féru de littérature, et connaisseur des arts et techniques.</p>
<p>Des disciplines dont on a pu questionner les liens depuis longtemps, mais le plus souvent pour les opposer.</p>
<p>Pourtant, on sait maintenant que la création scientifique et artistique sont reliées par des <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-2-page-187.htlamll">modes de fonctionnement proches, voire identiques</a>. La liberté est nécessaire au processus scientifique comme à celui de la création artistique. Mais on s’accorde à penser, histoire des sciences ou de l’art à l’appui que certaines contraintes sociétales sont nécessaire pour la science (comme les commandes pour l’art) car ce sont aussi des stimulants créatifs.</p>
<p>L’association de ces deux domaines demeure ainsi des plus fécondes, car leurs approches se nourrissent l’une de l’autre, peut-être la conséquence du fonctionnement de nos cerveaux, machines surpuissantes que nous ne savons pas toujours bien utiliser. Notamment lorsque les contraintes dominent, les commandes, les nécessités, qui laissent peu de chance au hasard, à la création. La recherche n’est pas le cumul de l’activité de tâcherons surintelligents et techno-centrés et ne l’a jamais été. Résistons sur ce point d’ailleurs. C’est indispensable.</p>
<p>Ce roman est-il une vision lucide du fonctionnement du monde ?</p>
<p>On oublie souvent que les sociétés humaines sont des sociétés régies par des <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807341777-psychobiologie">fonctionnements biologiques (ou psychobiologiques)</a>. Ce prisme un peu délaissé est pourtant l’une des clés de fonctionnement, à de nombreuses échelles, de nos microsociétés jusqu’à la mondialisation. Ayons une pensée pour l’écrivain de science-fiction visionnaire Isaac Asimov, biochimiste états-unien qui inventa la psychohistoire <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Foundation_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)">dans son œuvre majeure, <em>Fondation</em> (1951)</a>, une sorte de modélisation mathématique ultime de nos sociétés et de nos comportements de groupe.</p>
<p>L’arrivée de l’IA dans tous les domaines de la science donne une résonance particulière à cette œuvre de science-fiction peut-être visionnaire. L’IA est-elle utilisée aujourd’hui pour anticiper le comportement des groupes humains, comme une sorte de neuromarketing pour dirigeants ?</p>
<p>Avec les personnages du <em>grand vertige</em>, nous naviguons entre bouffées d’optimisme, volonté de changer le monde et replis personnels, hédonisme momentané, celui propre à la jeunesse (sauve-t-elle et sauvera-t-elle le monde ?) et celui qui nous domine lors de phases d’égocentrisme propre aux individus, aux groupes humains, au fonctionnent quasi-tribal. Un peu comme si nous vivions la fin du monde. Ou son recommencement. L’écoterrorisme ne parait ainsi pas la solution perpétuelle.</p>
<p>L’auteur nous entraîne dans un grand vertige, où nous tourbillonnons avec des sentiments contrastés, une sorte de grande valse ou nous alternons entre utopies et résignations, une bipolarité qui conduit à une mélancolie permanente. Ou un vertigo hitchcockien assumé.</p>
<p>Doit-on en oublier de vivre et d’espérer ? C’est la question que semble nous poser l’auteur dans ce roman troublant mais nécessaire pour essayer de se positionner dans notre monde complexe et… vertigineux dans son fonctionnement et ses perspectives à venir, dans un exercice étonnant d’écopoétique.</p>
<p>Une écopoétique « réaliste » résolument écocritique dans la tradition du genre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208794/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Garrouste ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Entre éco-poétique, éco-terrorisme et résignation, le roman de Pierre Ducrozet, récemment sorti en poche, nous tend un miroir sur le monde actuel et ses défis environnementaux.Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2043872023-05-10T18:10:36Z2023-05-10T18:10:36ZOrphée vigneron : une résidence littéraire entre ivresse poétique et viticulture biodynamique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/525435/original/file-20230510-9713-3wl703.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C4031%2C3024&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Sur le Domaine Les Béliers </span> <span class="attribution"><span class="source">Carole Bisenius-Penin</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Que peuvent le langage et l’écriture dans un contexte pesant de catastrophes environnementales et sociales ?</p>
<p>La réponse se cache peut-être en Lorraine, dans le cadre d’une résidence originale : reçu durant deux mois, entre bois et vignes, <a href="http://recitchazelles.univ-lorraine.fr/a-propos-recitchazelle/">au sein du dispositif de résidence littéraire Récit’Chazelles</a>, l’écrivain-performeur Donatien Garnier – venu à la poésie contemporaine et la création transmédia après 15 ans de journalisme documentaire – développe sur le vignoble le plus septentrional de France (AOC Moselle) un projet créatif sensible entremêlant poésie contemporaine et viticulture.</p>
<h2>De la démarche documentaire à la création poétique</h2>
<p>À bien des égards, la pratique littéraire de Donatien Garnier rejoint celle du vigneron, soit un savant mélange d’expressions, une passion partagée, un ajustement subtil des assemblages, agrémenté de patience, d’attente et de partage en public.</p>
<p>À l’occasion de sa résidence, le poète se lance un nouveau défi : la création d’un poème narratif développant l’hypothèse d’un Orphée vigneron, dans le prolongement d’une aventure littéraire et éditoriale initiée en 2019, en collaboration avec des vignerons dans la région Languedoc (Mas Foulaquier, Blandine et Pierre Jéquier). Il s’agit d’une tentative d’hybridation de la démarche documentaire et de création poétique en l’appliquant à l’univers du vin et à l’agriculture biodynamique.</p>
<p>Cette fois, il est reçu par la vigneronne du Domaine bio Les Béliers (Ève Maurice) : il séjourne dans une cabane à la lisière de la forêt et anime un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=yYylHr1iksw">atelier d’écriture avec les étudiants parmi les vignes et le chai</a>.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Comme en atteste <a href="http://recitchazelles.univ-lorraine.fr/donatien-garnier-3/">son blog résidentiel</a>, le poète emprunte les méthodes du journalisme et des sciences sociales en recourant aux documents d’archives, aux témoignages, aux photographies, via ce « travail de terrain » définit <a href="https://journals.openedition.org/enquete/263">par l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan</a> comme « au plus près des situations naturelles des sujets – vie quotidienne, conversations –, dans une situation d’interaction prolongée entre le chercheur en personne et les populations locales, afin de produire des connaissances in situ, contextualisées, transversales, visant à rendre compte du “point de vue de l’acteur”, des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones ».</p>
<p>Le processus poétique mis en œuvre cherche à expérimenter l’univers viticole, en procédant par distillation, infusion, décantation, tout en débattant de la complexité des relations entre la nature et l’homme.</p>
<h2>Poèmes étiquettes et objet convergent</h2>
<p>Le domaine viticole est perçu par l’écrivain comme un organisme vivant. On mesure la connexion entre cette littérature documentaire et les principes propres à la biodynamie appréhendée avant tout comme un écosystème vivant, favorisant collaborations et interactions en synergie, à travers cette recherche d’un équilibre.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525436/original/file-20230510-25-wzzmxc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Mas Foulaquier, un poème étiquette.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Donatien Garnier</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Selon <a href="https://orgprints.org/id/eprint/32107/1/AES_vol6_n2_17_Compagnone_et_al.pdf">Dominique Lévite</a>, chercheur en viticulture biologique à l’Institut de recherche pour l’agriculture biologique en Suisse, la construction des savoirs en biodynamie ne s’appuie pas sur la seule rationalité scientifique, mais sollicite aussi d’autres compétences comme l’intuition et l’émotion :</p>
<blockquote>
<p>« La biodynamie interroge en cela le métier de la recherche parce que, dans son fondement, elle met au centre la relation entre la nature et l’intervention humaine. L’agriculteur est un intermédiaire entre les puissances telluriques et végétales et n’adopte pas une posture de contrôle vis-à-vis des plantes ou de leur milieu, mais une posture humble d’observation et d’acceptation, dans le respect des mystères des processus biologiques. Une relation fusionnelle et sensorielle s’établit entre la plante et l’agriculteur. L’apprentissage consiste à laisser venir des convictions s’établir sur la base des ressentis. C’est sur cette base de “conviction intime” que sont faites les interventions, et de quelques outils tels que le calendrier lunaire ».</p>
</blockquote>
<p>Cette démarche poétique, sensible et holistique se déploie sous la forme des poèmes étiquettes (« Diaspargmos ») que Donatien Garnier décrit comme :</p>
<blockquote>
<p>« un ensemble de douze brefs poèmes (un par lune) écrits selon un protocole reprenant les étapes de culture et de vinification de la cuvée. Les poèmes sont ensuite « coulés » chacun dans une étiquette du millésime afin de constituer une sorte de livre en douze bouteilles et deux tomes (deux cartons de six). Au-delà de l’analogie, l’enjeu pour moi était triple : réussir à condenser deux ans et demi de notes en quelques mots, proposer un jeu réflexif avec les futures dégustations et inventer un mode de circulation inédit pour un texte de poésie contemporaine. »</p>
</blockquote>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-marseille-une-residence-litteraire-au-long-cours-181878">A Marseille, une résidence littéraire au long cours</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Le poète a développé, en outre, la notion d’« objet convergent » qui imbrique d’une part une réflexion sur l’histoire du livre et sur les dynamiques de lecture portées par ses différents avatars (codex, volumen, site web, etc.), et d’autre part la recherche d’une convergence entre les contenus (thématiques, histoires, idées…) et ses contenants (support d’inscription et sa sémantique, typographie, style et registre de langue…).</p>
<h2>Un art performatif : faire cortège</h2>
<p>Toujours à la recherche d’un équilibre – entre poème et narration cette fois – Donatien Garnier poursuit durant sa résidence sa théorie d’un Orphée vigneron sous la forme d’un récit fragmentaire composé des textes du collectif (le poète et les participants) venant s’insérer entre les douze poèmes étiquettes précédemment écrits et qui vise à intégrer les publics <a href="https://www.youtube.com/watch?v=dNQlyIUeKSc&t=4s">dans le dispositif créatif élaboré</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525438/original/file-20230510-23-iqnvu3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">A la Maison Robert Schuman.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Anthony Picore</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le texte devient alors une sorte d’instrument avec lequel il improvise en s’appuyant sur des techniques d’oralisation et qui renoue avec la figure de l’aède (en grec ancien du verbe ᾄδω/áidô, « chanter »), c’est-à-dire un chanteur-poète des épopées s’accompagnant d’un instrument de musique : la phorminx, qui ressemble à la cithare.</p>
<p>En invitant les publics à se joindre à lui dans le cadre de cette performance littéraire, le poète joue avec la tradition antique du cortège bachique, miroir de la société à laquelle il s’adresse, et installe une relation entre le groupe et le poète, qui déambulent ensemble. Il relie aussi l’expérimentation littéraire à une autre performance, muni de son instrument inventé, la métaphorminx (un cep de syrah équipé d’un dispositif électronique et informatique). Le poète joue avec la partition potentielle créée pour lui et pour son texte par le compositeur György Kurtág Jr.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/525439/original/file-20230510-25-dkmw69.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le poète et son « métaphorminx ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Donatien Garnier</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Enfin, Donatien Garnier qui se définit comme poète nomade a eu l’idée durant son séjour en résidence d’une performance itinérante à vélo intitulée « Rhapsode – une œnodyssée » reliant en 25 étapes, de l’Atlantique à la Méditerranée, des vignerons travaillant dans le plus grand respect du vivant. Une première expérimentation a eu lieu récemment au Festival Le Livre à Metz-Littérature & Journalisme. Chaque soir, à partir de mai et durant deux mois, accompagné de son méta-instrument, l’auteur transmédia fera le lien entre monde antique et contemporain, le mythe d’Orphée et le travail de la vigne, la poésie et la dégustation.</p>
<p>Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse poétique !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Bisenius-Penin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lorsqu’un poète s’installe dans les vignobles mosellans le temps d’une résidence et s’inspire du travail de viticulture : retour sur une aventure littéraire.Carole Bisenius-Penin, Professeur d'Université en Sciences de l'information et de la communication, CREM, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2017942023-03-19T16:12:59Z2023-03-19T16:12:59ZLes femmes censurées des « Fleurs du mal »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/515133/original/file-20230314-3596-alnyqj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C9%2C1250%2C808&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dessin de Jan Frans De Boever, "Epigraphe pour un livre maudit", 1924, illustrant le vers introductif de l'édition définitive des "Fleurs du mal" de Baudelaire.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jan_Frans_De_Boever_-_Epigraph_for_a_condemned_book.jpg">Arts & Antiques St. John/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Au XIX<sup>e</sup> siècle, la poésie française connaît une période de renouveau. C’est une époque de divergences, de contrastes : de nombreux auteurs et écoles artistiques développent à travers leurs écrits une manière très personnelle de voir le monde.</p>
<p>Il en résulte une grande variété de courants littéraires : romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme et décadentisme, entre autres.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’un homme lisant assis à une table" src="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Portrait de Charles Baudelaire par Gustave Courbet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gustave_Courbet_033.jpg">Musée Fabre/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>C’est dans ce contexte de diversité artistique qu’émergent des auteurs comme Charles Baudelaire. Classé plus tard parmi les « poètes maudits », Baudelaire a vécu le XIX<sup>e</sup> siècle à l’image de la jeunesse bohème qui l’entourait. De l’alcoolisme à la consommation d’opium, en passant par la prostitution et les maladies vénériennes, la vie de Baudelaire est très éloignée de la morale catholique qui prévaut dans la société de l’époque.</p>
<p>À une époque où la vie personnelle infuse la littérature, il n’est pas surprenant que ces thèmes aient fini par imprégner la production artistique de l’auteur.</p>
<h2>Les Fleurs du mal</h2>
<p>L’œuvre la plus connue de Baudelaire est sans aucun doute <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/litterature-les-fleurs-du-mal-de-charles-baudelaire-9156950"><em>Les Fleurs du mal</em></a>. Ce recueil de poèmes, qui a tant influencé la poésie, a été réécrit et modifié plusieurs fois avant d’être finalement publié.</p>
<p>Deux éditions ont vu le jour du vivant de l’auteur, avec des modifications substantielles dans leur structure : l’édition de 1861 ne reprend pas les six poèmes censurés, mais en ajoute 32 autres, tandis qu’une publication partielle d’Auguste Poulet-Malassis en 1866 ose inclure les poèmes « interdits ». La première édition considérée comme définitive est l’édition posthume de 1868. Cependant, les 151 poèmes de cette version ne comprennent pas non plus les textes censurés.</p>
<h2>Pourquoi ces poèmes ont-ils été « éliminés » de l’œuvre ?</h2>
<p>Dès la première publication des <em>Fleurs du mal</em>, le 25 juin 1857, la vie immorale de Baudelaire (et donc sa littérature) suscitent une vive controverse : six poèmes sont censurés, pour cause de blasphème.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Première page d’un journal du milieu du XIXᵉ siècle" src="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Première page du <em>Figaro</em> du 5 juillet 1857 critiquant les <em>Fleurs du mal</em>.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k269590z/f1.image.r=fleur#">Gallica/Bibliothèque nationale de France</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Quelques jours plus tard, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k269590z/f1.image.r=fleur#">dans son édition du 5 juillet</a>, le célèbre journal <em>Le Figaro</em> publiait la critique suivante des <em>Fleurs du mal</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les folies de l’âme, à toutes les putréfactions du cœur ; quand même il les guérirait, mais elles sont incurables. »</p>
</blockquote>
<p>Après plusieurs articles de presse qualifiant l’ouvrage d’immoral, l’affaire est portée devant les tribunaux : le 21 août de la même année, Baudelaire est condamné pour outrage aux bonnes mœurs. Outre l’amende de trois cents francs, le tribunal décide d’interdire les poèmes « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les Femmes maudites » et « Les Métamorphoses du vampire ».</p>
<p>Ce n’est qu’en 1949 qu’un tribunal français lève l’interdiction de publication de ces textes, estimant près d’un siècle plus tard que « les poèmes visés par la prévention ne contiennent pas de termes obscènes ou même grossiers et n’excèdent pas, dans leur forme expressive, les libertés laissées à l’artiste ».</p>
<h2>En finir avec la femme idéalisée</h2>
<p>L’un des arguments phares de ces dénonciations repose sur l’image de la femme dans <em>Les Fleurs du mal</em>. Baudelaire explore la figure féminine sous un angle profondément contraire aux normes morales de la France du XIX<sup>e</sup> siècle : lesbianisme, sadisme, prostitution et érotisme explicite n’ont pas leur place aux yeux des censeurs catholiques de l’époque.</p>
<p>Il faut rappeler que la France, malgré la Révolution française, ne devient un État non confessionnel qu’à partir de 1905. Les délits d’« atteinte à la morale publique » ou d’« atteinte à la morale religieuse » étaient encore pleinement en vigueur au XIX<sup>e</sup> siècle, ce qui peut nous donner une indication du poids que l’idéologie de l’Église possédait encore en France. Pour prendre un autre exemple, le célèbre ouvrage <em>Madame Bovary</em> a été fortement attaqué cinq mois avant <em>Les Fleurs du mal</em> pour les mêmes raisons.</p>
<p>À la femme idéalisée et divinisée du romantisme, Baudelaire juxtapose l’envers du décor : la prostitution et la <em>femme fatale</em> sont des concepts aussi réels pour l’auteur que la femme-objet de culte.</p>
<p>Si les <a href="https://www.geo.fr/histoire/les-femmes-qui-ont-inspire-baudelaire-178299">sources d’inspiration féminines</a> de Baudelaire (Marie Daubrun, Madame Sabatier, Jeanne Duval ou la propre mère de l’écrivain) sont des figures vénérées pour leur sainteté et leur bonté, Baudelaire analyse en profondeur les aspects sombres de sa relation avec certaines d’entre elles.</p>
<p>Dans <em>Lesbos</em>, par exemple, l’auteur explore, à travers diverses images, un sadisme inhérent à la condition féminine :</p>
<blockquote>
<p>Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,<br>
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,<br>
Qu’attire loin de nous le radieux sourire<br>
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !<br>
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !</p>
</blockquote>
<p>De même, dans « Les Métamorphoses du vampire », Baudelaire ajoute à cette volonté explicitement néfaste des images qui, dans le contexte de l’époque, représentent un érotisme qui ne peut que choquer le lecteur :</p>
<blockquote>
<p>La femme cependant, de sa bouche de fraise,<br>
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,<br>
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,<br>
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :<br>
“Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science<br>
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.<br>
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,<br>
Et fais rire les vieux du rire des enfants”.</p>
</blockquote>
<p>Enfin, dans le poème « Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) », Baudelaire expose sans ambiguïté une relation homosexuelle entre les deux femmes. Tout au long du poème, érotisme et réflexion sur le lesbianisme se succèdent à parts égales :</p>
<blockquote>
<p>Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !<br>
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,<br>
Quand même tu serais une embûche dressée<br>
Et le commencement de ma perdition !</p>
</blockquote>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’une femme en robe blanche assise sur un canapé" src="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Portrait de Jeanne Duval, maîtresse de Charles Baudelaire, par Édouard Manet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeanne_Duval.JPG">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un provocateur né</h2>
<p>Bien que, pour les lecteurs modernes, il puisse sembler que ces thèmes aient déjà été largement traités à travers toutes les formes d’art, pour le public de son époque, Baudelaire était un véritable provocateur.</p>
<p>La femme, jusqu’alors idéalisée, incarne désormais une dualité ange-démon qui inclut les aspects les plus sordides du vécu de l’auteur. De plus, Baudelaire explicite certains conflits idéologiques et moraux dont les fondements ne sont autres que le choc entre l’image irréelle de la « femme bonne », catholique et pure, et la réalité crue qui entoure le poète. En elle coexistent la bonté et la délinquance, la sexualité explicite et la pudeur, la prostitution et la censure moralisatrice.</p>
<p>Des raisons suffisantes pour envisager de censurer le poète à l’époque, mais pas assez pour arrêter l’irrésistible ascension des <em>Fleurs du mal</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201794/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pedro Baños Gallego ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lorsque Charles Baudelaire publie son recueil de poèmes « Les Fleurs du mal », six poèmes sont censurés : lesquels et pourquoi ?Pedro Baños Gallego, Profesor de Filología Francesa, Universidad de MurciaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1985522023-01-31T19:32:02Z2023-01-31T19:32:02ZPourquoi Edgar Allan Poe est l’écrivain préféré des incompris<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/506450/original/file-20230125-18-83vdgz.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=38%2C58%2C690%2C424&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Edgar All Poe, une icône du 21e siècle? </span> <span class="attribution"><span class="source">Nick Lehr/The Conversation via DALL-E 2</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Edgar Allan Poe, qui aurait eu 214 ans le 19 janvier 2023, reste l’une des figures littéraires les plus reconnaissables et les plus populaires au monde.</p>
<p>Son visage – avec ses yeux enfoncés, son front énorme et ses cheveux noirs ébouriffés – orne des <a href="https://outofprint.com/products/edgar-allan-poe-ka-dots-gray-tote">tote-bags</a>, des <a href="https://www.blackcraftcult.com/products/poe-molded-ceramic-mug">tasses à café</a>, des <a href="https://www.etsy.com/market/edgar_allan_poe_shirt">T-shirts</a> et des <a href="https://www.bluelips.com/pd-edgar-allan-poe-lunchbox.cfm">lunch boxes</a>. Il apparaît sous la forme d’un mème, arborant un col relevé et des lunettes d’aviateur en <a href="https://technical.ly/start-up/who-is-edgar-allan-bro-twitter/">« Edgar Allan Bro »</a>, ou riffant sur « Bohemian Rhapsody » en marmonnant les paroles de la chanson « I’m just Poe boy, nobody loves me » alors qu’un corbeau sur son épaule ajoute « He’s just a Poe boy from a Poe family » (jouant sur l’assonance entre « Poe » et « poor »).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1587087488253919234"}"></div></p>
<p>Netflix a cherché à tirer parti de la popularité de l’écrivain en diffusant récemment le film à suspense <a href="https://www.imdb.com/title/tt14138650/"><em>The Pale Blue Eye</em></a>, qui met en scène Poe en cadet de l’Académie militaire de West Point, <a href="https://www.usace.army.mil/About/History/Historical-Vignettes/General-History/139-Poe-and-West-Point/">où il a passé moins d’un an</a> avant de passer en cour martiale. Netflix propose également une minisérie inspirée de Poe, <a href="https://www.imdb.com/title/tt15567174/?ref_=nv_sr_srsg_0"><em>La Chute de la maison Usher</em></a>, dont la sortie est prévue en 2023.</p>
<p>Mais en tant que <a href="https://scholar.google.com/citations?user=mfHlxkMAAAAJ&hl=en">spécialiste de Poe</a>, je me demande parfois si l’attrait pour l’écrivain ne tient pas moins à la puissance et à la complexité de sa prose qu’à une attirance pour l’idée que l’on se fait de lui.</p>
<p>Après tout, ses personnages les plus célèbres ont tendance à être très antipathiques. Il y a des psychopathes qui perpétuent des meurtres apparemment sans motif dans <a href="https://www.gutenberg.org/files/2148/2148-h/2148-h.htm#chap2.7"><em>Le Chat noir</em></a> et <a href="https://www.gutenberg.org/files/2148/2148-h/2148-h.htm#chap2.20"><em>Le Cœur révélateur</em></a> ; des protagonistes qui abusent des femmes dans <em>Ligeia</em> et <a href="https://www.gutenberg.org/files/2148/2148-h/2148-h.htm#chap2.8">La Chute de la maison Usher</a> ; ou des personnages qui assouvissent une vengeance cruelle et fatale sur des victimes involontaires dans <a href="https://xroads.virginia.edu/%7EHyper/POE/cask.html"><em>La Barrique d’amontillado</em></a> et <a href="http://xroads.virginia.edu/%7EHyper/POE/hop_frog.html"><em>Hop-Frog</em></a>.</p>
<p>Les personnages dégénérés que Poe propose aux lecteurs semblent très éloignés de notre époque post-#MeToo, avec ses « safe spaces » et ses « trigger warnings ». Mais en même temps, Poe, l’écrivain des outsiders, des non-conformistes et des outsiders qui finissent par prouver leur valeur fait fortement écho au monde contemporain.</p>
<h2>Un assassinat de personnage qui rate son coup</h2>
<p>La représentation de Poe en outsider s’est imposée à sa mort en 1849, commentée avec <a href="https://www.eapoe.org/papers/misc1827/nyt49100.htm">cruauté dans le <em>New York Tribune</em></a> : « Cette annonce en surprendra plus d’un, mais peu en seront affligés. »</p>
<p>L’auteur de la notice nécrologique, <a href="https://www.eapoe.org/papers/misc1827/nyt49100.htm">Rufus W. Griswold</a> qui le connaissait bien, a été le rival de Poe toute sa vie. Il y affirmait que le défunt avait « peu ou pas d’amis » et diffamait le personnage à base d’exagérations et de demi-vérités.</p>
<p>Aussi étrange que cela puisse paraître, Griswold <a href="https://poemuseum.org/rufus-wilmot-griswold-poes-literary-executor">était également l’exécuteur littéraire de Poe</a>, et il a développé sa notice nécrologique pour en faire un essai biographique qui accompagnait les œuvres collectives de Poe. Si c’était un stratagème marketing, il a fonctionné. Les amis – apparemment, Poe en avait – se sont rassemblés pour défendre sa mémoire, et les journalistes ont passé des décennies à débattre de qui était vraiment Poe.</p>
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<img alt="Dessin en noir et blanc d’un homme avec une barbe et des cheveux clairsemés" src="https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=423&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505204/original/file-20230118-19-5zsave.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=532&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Rufus W. Griswold a rédigé la première version de la biographie de Poe.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/illustration/rufus-w-griswold-royalty-free-illustration/186797733?phrase=rufus%20w.%20griswold&adppopup=true">raveler1116/DigitalVision Vectors via Getty Images</a></span>
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<p>Du vivant de Poe, la plupart des lecteurs découvraient son œuvre par le biais de magazines, et il était rarement bien payé. Mais l’édition de Griswold a connu <a href="https://books.google.com/books?id=NyEumvZL1QMC">19 tirages dans les 15 années qui ont suivi la mort de Poe</a>, et ses histoires et poèmes ont été réimprimés et traduits sans fin depuis lors.</p>
<p>Le portrait diffamatoire de Griswold, ainsi que le sujet sinistre des histoires et des poèmes de Poe, influencent encore la façon dont les lecteurs le perçoivent. Mais il a également produit une contre-image de Poe en héros tragique, en artiste torturé et incompris qui était trop doué – ou, en tout cas, trop cool – pour son époque.</p>
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<p>En traduisant les œuvres de Poe en français dans les années 1850 et 1860, le poète français Charles Baudelaire <a href="https://books.google.com/books?id=NyEumvZL1QMC">a présenté son héros comme une sorte de visionnaire de la contre-culture</a>, en décalage avec une Amérique moraliste et matérialiste. Le Poe de Baudelaire privilégiait la beauté à la vérité dans sa poésie et, dans sa fiction, il voyait à travers les piécettes d’amélioration de soi qui étaient populaires à l’époque pour révéler « la méchanceté naturelle de l’homme ». Poe a touché une corde sensible chez les écrivains européens et, alors que sa stature internationale s’élevait à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, les <a href="https://books.google.com/books?id=NyEumvZL1QMC">critiques littéraires américains se sont plaints</a> de son manque de reconnaissance dans son pays natal.</p>
<h2>L’histoire de l’outsider prend son envol</h2>
<p>Au début du XX<sup>e</sup> siècle, le décor était planté pour que Poe soit considéré comme l’éternel outsider. Et Poe est souvent apparu sur scène à cette époque, comme le sujet de plusieurs mélodrames biographiques qui le dépeignaient comme une figure tragique dont le manque de succès était davantage dû à un environnement culturel et éditorial hostile qu’à ses propres défaillances.</p>
<p>Cette image est apparue sur le grand écran dès 1909 dans le court métrage de D.W. Griffith <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Edgar_Allen_Poe_(film)"><em>Edgar Allen Poe</em></a>. Alors que Virginia, la femme de Poe, se languit sur un lit de malade, le poète s’aventure à vendre <em>Le Corbeau</em>. Après avoir essuyé refus et mépris, il parvient à vendre son manuscrit et rentre chez lui avec des provisions pour sa femme malade, mais découvre qu’elle est morte.</p>
<p>Des films ultérieurs dépeignent également Poe comme étant incompris ou mal apprécié de son vivant. Un biopic très inexact, <a href="https://www.imdb.com/title/tt0034997/?ref_=nv_sr_srsg_0"><em>The Loves of Edgar Allan Poe</em></a>, sorti en 1942, se termine par une voix off qui commente : « … le [public] était loin de se douter que le manuscrit du ‘Corbeau’, qu’il avait tenté en vain de vendre pour 25 dollars, rapporterait des années plus tard le prix de 17 000 dollars à un collectionneur. »</p>
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<img alt="Affiche de film présentant des portraits de divers acteurs" src="https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505205/original/file-20230118-23-o9c2of.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans « Les amours d’Edgar Allan Poe », les talents de Poe sont négligés, car « les hommes se sont moqués de sa grandeur ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/the-loves-of-edgar-allan-poe-poster-from-left-mary-howard-news-photo/1137205217?phrase=the%20loves%20of%20edgar%20allan%20poe%20movie%20poster&adppopup=true">LMPC/Getty Images</a></span>
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<p>Dans la vie réelle, alors qu’une première version du <em>Corbeau</em> a été refusée par un éditeur, Poe n’a eu aucun mal à vendre le poème, <a href="https://muse-jhu-edu.eu1.proxy.openathens.net/pub/1/article/643024">et il a fait immédiatement sensation</a>.</p>
<p>Mais dans ce film, <em>Le Corbeau</em> devient un substitut de Poe lui-même, quelque chose de sombre et de mystérieux que, selon la légende, les gens de l’époque de Poe n’ont pas su apprécier.</p>
<p>Poe incarne un écrivain obscur qui est aussi détective amateur dans le film de 1951 <a href="https://www.imdb.com/title/tt0043782/?ref_=nv_sr_srsg_0"><em>The Man with a Cloak</em></a>, qui se termine par un tenancier de saloon laissant la pluie effacer l’encre d’une reconnaissance de dette que Poe lui a donnée. Au verso de la note se trouve un manuscrit du poème <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/44885/annabel-lee">« Annabel Lee »</a>, alors que son porteur déclare : « Ce nom ne vaudra jamais rien. Même dans cent ans. »</p>
<p>Bien sûr, le public qui regardait ce film presque exactement 100 ans après la mort de Poe savait ce qu’il en était…</p>
<h2>Les plantes les plus intéressantes poussent à l’ombre</h2>
<p>Ce qui nous amène à <em>The Pale Blue Eye</em>, dans lequel Henry Melling joue le rôle du cadet Poe, un paria doté d’une intelligence aiguë pour résoudre les crimes. Pour une fois, ce jeune Poe n’est pas un artiste torturé ou une figure hantée et sombre. Il est cependant malmené par ses pairs et sous-estimé par ses supérieurs – encore une fois, c’est un outsider que les téléspectateurs veulent soutenir.</p>
<p>En ce sens, le Poe de <em>The Pale Blue Eye</em> correspond bien à son image contemporaine, qui imprègne également les premiers épisodes de <a href="https://www.imdb.com/title/tt13443470/?ref_=nv_sr_srsg_0"><em>Wednesday</em></a>, la série dérivée de la Famille Addams de Netflix qui se déroule à la Nevermore Academy et qui regorge de références à Poe.</p>
<p>La directrice de la Nevermore Academy – une école pour marginaux semblable à Poudlard – se réfère à Poe comme à « notre plus célèbre ancien élève », ce qui explique pourquoi la course de bateaux annuelle de l’école est la Poe Cup et pourquoi une statue de Poe garde un passage secret.</p>
<p>La protagoniste délicieusement antisociale, Mercredi, jouée par Jenna Ortega, est une paria parmi les parias – la figure de Poe dans une école dont le nom évoque Poe. Dans une scène, un professeur compatissant l’exhorte à ne pas perdre « la capacité de ne pas laisser les autres vous définir. C’est un don ». Elle ajoute : « Les plantes les plus intéressantes poussent à l’ombre. »</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/506562/original/file-20230126-25894-24mduz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jenny Ortega dans <em>Wednesday</em>. L’univers de Tim Burton compte de nombreux points communs avec celui de Poe.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Netflix</span></span>
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<p>Lorsque John Lennon chante « Man, tu aurais dû les voir donner des coups de pied à Edgar Allan Poe » dans <a href="https://genius.com/The-beatles-i-am-the-walrus-lyrics">« I Am the Walrus »</a>, il n’a pas besoin de dire qui lui donnait des coups de pied ni pourquoi. Le fait est que Poe méritait mieux : les plantes les plus intéressantes poussent à l’ombre, sans amour ou mal aimées.</p>
<p>Et c’est exactement la raison pour laquelle tant de gens – écrivains et artistes en herbe, mais aussi tous les autres quand ils se sentent seuls et incompris – se reconnaissent en Edgar Allan Poe, cet homme las de tout mais tellement lucide.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/198552/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Scott Peeples ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’attrait de l’écrivain tient-il à la puissance et à la complexité de sa prose ou au fait qu’on le considère comme un éternel outsider ?Scott Peeples, Professor of English, College of CharlestonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1954892022-12-18T18:06:45Z2022-12-18T18:06:45Z« L’envers des mots » : Flow<p><em>À mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies, notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ? De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », les chercheurs de The Conversation s’arrêtent deux fois par mois sur l’un de ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public.</em></p>
<hr>
<p>Écrire un livre sur le rap il y a 30 ans, ou plus récemment encore, nécessitait d’établir un glossaire en bonne et due forme, définissant principalement les nombreux anglicismes piliers de cette part musicale de la culture hip-hop : « flow », « sample », « MC » (Master of Ceremony), « scratches », « egotrip »…</p>
<p>Depuis fin septembre, et alors qu’on fêtera les 50 ans des premières block parties dans le Bronx en août prochain, on est un peu plus aidé : « flow » est entré dans le <a href="https://dictionnaire.lerobert.com/definition/flow">Robert</a> ! Signe du succès du rap, mais aussi du slam, et plus largement de la dissémination de formes prosodiques apparentées jusque dans les interactions les plus quotidiennes.</p>
<p>Denis-Constant Martin, anthropologue, a même pu proposer un rapprochement entre Diam’s et les candidats à l’élection présidentielle française de 2007 (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy) dans son livre sur la rappeuse, intitulé <a href="https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=4496&menu="><em>Quand le rap sort de sa bulle – Sociologie politique d’un succès populaire</em></a>.</p>
<p>Qu’est-ce que le <em>flow</em> alors ? Le Robert reste laconique : « Débit, style de chant, dans le rap ». Dans un glossaire que j’ai établi pour un livre en 2009, sur les <a href="http://www.lecavalierbleu.com/livre/le-rap/">idées reçues autour du rap</a>, je notais :</p>
<blockquote>
<p>« Débit ou phrasé du rap, façon d’interpréter vocalement les paroles sur une instru(mentale). Correspondant à la signature vocale de chaque rappeur, le flow est le résultat de la conjonction entre la rythmicité de la profération des paroles, la gestion du souffle, les associations de mots entre eux et de leurs sonorités, la tessiture vocale, et bien sûr l’appariement à une instru. »</p>
</blockquote>
<p>On peut rapprocher le flow d’autres façons de proférer des paroles en musique : le « Sprechgesang » allemand ou le « chanté-parlé » français qui naissent à la fin du XIX<sup>e</sup> et au début du XX<sup>e</sup> siècle, ou encore le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Spoken_word">« spoken word »</a> américain de la seconde moitié du XX<sup>e</sup> siècle. À chaque fois, on l’entend, il est question d’un rapprochement, sans recouvrement, entre le parler ordinaire et celui mis en musique.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-femmes-dans-le-rap-sont-elles-enfin-validees-186711">Les femmes dans le rap sont-elles enfin Validées ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Il s’agit donc d’une notion singulière, à la charnière entre la désignation de la technique commune à tous les rappeurs, apprise en s’exerçant patiemment avec des <a href="https://fr.wiktionary.org/wiki/instru">instrus</a> et un métronome pour se placer dans les temps, et celle de la signature individuelle de chacun. À la charnière encore entre musique et paroles, sons et sens, puisque le flow désigne en quelque sorte la musicalité des paroles. À la charnière encore entre rappeur et auditeur, puisque le flow recouvre l’idée d’écoulement, et les effets d’envoûtement associés. C’est sans doute d’ailleurs le principal intérêt de ne pas traduire ce mot, avec cette manière tout américaine (pragmatiste) de se soucier des effets de l’action.</p>
<p>En effet, et on touche là une des particularités du rap, c’est par leur façon particulière d’articuler leurs paroles que les rappeurs convoquent leurs auditeurs de façon explicite ou implicite. À partir du flow, c’est donc la question d’une <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-voix_du_rap_essai_de_sociologie_de_l_action_musicale_anthony_pecqueux-9782296044630-24860.html">politique de la voix</a> qui est susceptible d’émerger. Une telle politique adviendrait à travers ces actions vocales particulières des rappeurs, qui prennent pour thématique l’ouverture d’une relation à travers le langage : « j’te rappe/parle ». La parole rap, en figurant une conversation nonchalante avec l’auditeur, fait faire une expérience du politique – au moins celle, élémentaire, de la conversation avec les voisins, de la « démocratie comme mode de vie » selon l’expression du philosophe américain John Dewey.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195489/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anthony Pecqueux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Signe du succès du rap et du slam, l’entrée du mot « flow » dans le dictionnaire Le Robert soulève aussi la question d’une politique de la voix.Anthony Pecqueux, Sociologue au CNRS, Centre Max Weber, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1931462022-11-07T19:52:46Z2022-11-07T19:52:46ZChaucer, poète médiéval accusé de viol : pourquoi son cas divise le milieu littéraire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/493836/original/file-20221107-3517-bi5p9x.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C1%2C814%2C513&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Chaucer par Thomas Occleve (1369 - 1426), dans le Regiment of Princes (1412). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Contes_de_Canterbury#/media/Fichier:Chaucer_Hoccleve.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le 11 octobre dernier, un séisme a secoué le monde des études médiévales anglaises. Plus de six siècles après la mort du poète Geoffrey Chaucer, Sebastian Sobecki (professeur de littérature médiévale anglaise à l’Université de Toronto) et Euan Roger (historien aux Archives nationales britanniques) ont levé le voile sur une accusation de viol ayant longtemps terni la réputation du poète.</p>
<p>Souvent défini comme le père de la littérature anglaise, Chaucer est de bien des façons le poète emblématique de Moyen Âge anglais. Auteur, traducteur, diplomate, ce poète courtois s’est notamment montré décisif dans l’avènement de la Renaissance en Angleterre, de par la richesse de ses emprunts à la poésie italienne du Trecento. Mais cette affaire souligne toute l’ambiguïté de son rapport aux femmes. En effet, s’il est parfois perçu <a href="https://theconversation.com/calls-to-cancel-chaucer-ignore-his-defense-of-women-and-the-innocent-and-assume-all-his-characters-opinions-are-his-152312">comme un féministe</a> et un défenseur des opprimés, ses écrits ne sont pas pour autant exempts d’une forme de violence sexuelle à ne pas sous-estimer (c’est par exemple le cas du Conte du Régisseur dans <em>Les Contes de Canterbury</em>).
Il faut cependant noter que les écrits de Chaucer n'ont rien de particulièrement exceptionnels dans leur représentation des femmes par rapport aux autres oeuvres littéraires médiévales, sachant que les scènes de violence sexuelle sont particulièrement répandues dans le genre du fabliau (très populaire au Moyen Âge). </p>
<h2>Les origines de l’accusation</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Frederick James Furnivall (1825-1910).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 1873, Frederick J. Furnivall (fondateur de la <a href="https://newchaucersociety.org/">Chaucer Society</a>) mit la main sur un texte qui devait profondément nuire à la réputation du poète. Daté du 4 mai 1380, ce <a href="https://chaumpaigne.org/the-legal-documents/may-4/">document juridique</a> rédigé en latin stipule qu’une dénommée <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/452/318659/Who-Was-Cecily-Chaumpaigne">Cecily Champagne</a> (une femme guère plus jeune que Chaucer lui-même et issue d’une famille aisée et influente), « fille de feu William Champagne et de sa femme Agnès », libère pour toujours Geoffrey Chaucer des charges liées à <em>de raptu meo</em>, à savoir « de mon viol » ou « de mon enlèvement » (selon la traduction).</p>
<p>Plus d’un siècle plus tard, en 1993, <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.2307/2863835">Christopher Canon</a> dévoila à son tour un mémorandum daté du 7 mai 1380 ne jouant guère en la faveur de Chaucer en raison de sa référence à un crime liant Chaucer à Champagne – bien que le terme <em>raptus</em> en soit absent.</p>
<p>Embarrassés par ces découvertes, de nombreux chercheurs (pour la plupart des hommes, même si quelques femmes ont pu se joindre à eux) n’ont eu de cesse au fil des décennies que de défendre leur poète. Furnivall lui-même souhaita, un peu comme Robert Oppenheimer, le physicien à l’origine de la concrétisation du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/projet-manhattan-et-l-humanite-toucha-sa-fin-5342640">Projet Manhattan</a>, n’avoir jamais fait cette découverte.</p>
<p>D’autres, en revanche, refusèrent d’y croire, comme ce fut le cas en 1968 d’Edward Wagenknecht, critique littéraire et professeur américain – comment la fine fleur de la poésie courtoise anglaise pourrait-elle être à l’origine d’un acte aussi infâme ? Peut-être ne s’agissait-il pas d’un viol et que la traduction du terme <em>raptus</em> devait être nuancée. Chaucer aurait peut-être fait des avances à Champagne, il aurait pu la séduire, Champagne aurait pu mentir, ou bien elle aurait pu céder à Chaucer et se retourner contre lui après coup. Qui plus est, malgré l’accusation, elle libéra Chaucer de toutes charges, preuve que le poète était innocent aux yeux de la loi, non ?</p>
<p>Cet embarras en dit long sur le rapport aux femmes de ces chercheurs et du poids du patriarcat dans le monde universitaire. On reconnaît d’ailleurs sans mal certains des arguments énumérés par les <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/12/cinq-ans-apres-metoo-l-antifeminisme-prospere-sur-les-reseaux-sociaux_6145406_4408996.html">plus fervents opposants</a> aux affaires mises en lumière par le mouvement #MeToo…</p>
<p>De fait, la véhémence de la réaction de ces universitaires nous pousserait presque à croire que ce n’est pas Chaucer qui est accusé, mais bien les hommes dans leur ensemble. Pire encore, en réduisant Champagne au rang de simple sous-intrigue amoureuse dans la biographie du poète (c’est par exemple le cas du médiéviste américain <a href="https://slate.com/culture/2022/10/chaucer-rape-allegation-servant-new-documents-cecily-chaumpaigne.html">John Fisher</a> en 1991), ils la réifient au point de n’en faire qu’un simple objet sexuel, une passade dans la vie d’un homme vivant loin de sa propre épouse. Or, les choses sont, comme souvent, bien plus complexes qu’elles n’y paraissent. Et à en croire la <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2022/10/11/chaucer-wrongly-accused-rape-150-years-newly-unearthed-documents/">presse internationale</a>, ce qu’il faut retenir de cette découverte, c’est l’innocence d’un homme mis sur le banc des accusés à tort. Plus qu’un simple micro-événement relatif à un point de la biographie d’un poète mort il y a 622 ans, cette révélation a pris une dimension dépassant de loin les limites du monde académique.</p>
<h2>Chaucer, Champagne et le Statut des travailleurs</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le Statut des travailleurs (1351). Catalogue ref : C 74/1, m. 18.</span>
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<p>Revenons-en donc au 11 octobre dernier. Lors d’une présentation en ligne devant des centaines d’historiens et médiévistes, Sebastian Sobecki et Euan Roger ont annoncé avoir de nouveaux documents pouvant démêler cette sordide affaire.</p>
<p>Un an avant l’accusation de <em>raptus</em>, soit le 16 octobre 1379, Chaucer et Champagne furent tous deux poursuivis par Thomas Staundon selon le <a href="https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803100046308">Statut des travailleurs</a>, une loi votée en 1351 afin de répondre à la pénurie de main-d’œuvre consécutive à l’épidémie de peste noire.</p>
<p>Champagne, alors au service de Staundon, abandonna son poste de servante avant la fin de son contrat afin d’être employée par Chaucer. Or, le Statut des travailleurs fut justement conçu pour réguler le marché du travail, endiguer les hausses de salaires et empêcher le débauchage de serviteurs. Et c’est précisément cela que Staundon reproche à Chaucer. Ainsi, selon Sobecki et Roger, les deux principaux protagonistes de cette affaire seraient en fait codéfendeurs face à Staundon.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Note tardive précisant que l’affaire Chaucer/Champagne n’a pas été traduite en justice.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Catalogue ref : KB 136/5/3/1/2</span></span>
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<p>Le terme <em>raptus</em> prendrait un tout autre sens dans ce contexte et le document de 1380 pourrait, dans ce cas, être lu comme une stratégie juridique permettant de contrecarrer de potentielles nouvelles poursuites de Staundon contre Chaucer. En libérant officiellement Chaucer de toutes responsabilités dans cette histoire de droit du travail, elle lui permet de se sortir d’affaire. Le fait est qu’à la période de Pâques en 1380, Staundon retira sa plainte et qu’une note ajoutée plus tard dans la marge de l’assignation précise que l’affaire fut <em>non prosecutum</em> (« non traduite en justice »).</p>
<p>Ces révélations, publiées dans un <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/403/318660/The-Case-of-Geoffrey-Chaucer-and-Cecily">numéro spécial de <em>The Chaucer Review</em></a>, sont toutefois à nuancer et c’est bien ce qu’on fait les deux chercheurs en proposant à Sarah Baechle, Carissa Harris et Samantha Katz Seal (respectivement spécialistes de littérature médiévale à l’Université du Mississipi, Temple University, et à l’Université du New Hampshire) de contextualiser leur découverte. Ils ont fait en sorte de garder au cœur du débat une approche féministe qui risquerait de pâtir de cette découverte.</p>
<p><a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/475/318658/On-Servant-Women-Rape-Culture-and-Endurance?searchresult=1">Carissa Harris</a> souligne, par exemple, la nécessité de s’intéresser aux femmes en position de servitude que l’on retrouve dans l’œuvre de Chaucer et d’analyser leurs conditions de travails ainsi que leurs obligations, ce qui pourrait éclairer l’affaire Chaucer-Champagne d’une nouvelle manière. De même, <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/463/318663/Speaking-Survival-Chaucer-Studies-and-the?searchresult=1">Sarah Baechle</a> note que cette découverte est une opportunité de transformer notre approche du poète et de la violence sexuelle. Puisque nous n’avons plus à gérer la culpabilité de Chaucer et la victimisation de Champagne, nous sommes désormais en position d’adopter une approche structurelle nous permettant d’étudier les récits de viols (comme le Conte du Régisseur) du poète sous un nouveau jour. <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/484/318664/Whose-Chaucer-On-Cecily-Chaumpaigne-Cancellation?searchresult=1">Samantha Katz Seal</a>, de son côté, nous rappelle avec justesse que si Chaucer est innocent, cela n’absout en rien les critiques littéraires et historiens qui ont, au cours du siècle passé, exploité une représentation fantasmée de Champagne et justifié son rôle d’objet sexuel.</p>
<h2>Des zones d’ombre persistantes</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les pèlerins des Contes de Canterbury réunis à l’auberge, illustration de l’édition de Richard Pynson en 1492.</span>
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<p>À la lumière de ces documents, il est désormais possible de penser que Chaucer n’ait pas violé Cecily Champagne. Or, si nous avons tous cru pendant si longtemps à ces allégations, c’est bien parce que la poésie de Chaucer, empreinte de violence sexuelle, nous permettait de voir en lui un violeur potentiel (les fabliaux des <em>Contes de Canterbury</em> regorgent d’exemples allant dans ce sens). Sobecki a d’ailleurs été clair à ce sujet durant la présentation en ligne : cette découverte n’enlève rien au fait que la culture du viol existait et existe hélas toujours. Chaucer peut avoir enfreint la loi en employant Champagne avant la fin de son contrat (c’est ce que les nouveaux documents indiquent bel et bien), mais cela n’efface pas entièrement l’ardoise pour autant. Il demeure impossible d’écarter la possibilité qu’une forme de violence physique et/ou sexuelle ait joué un rôle dans ce transfert, d’une manière ou d’une autre.</p>
<p>Cette découverte demeure profondément polémique car loin d’apaiser les esprits (Chaucer est dans les faits innocent), elle soulève énormément de questions quant à notre rapport, en tant qu’universitaires, à la place des femmes dans notre discipline et à leur représentation littéraire. Hélas, cela tend à reléguer dans l’ombre <a href="https://blog.nationalarchives.gov.uk/geoffrey-chaucer-and-cecily-chaumpaigne-rethinking-the-record/">l’incroyable travail réalisé par Sobecki et Roger</a>, et qu’il est important de saluer ici. Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que cette découverte ne discrédite en rien les dernières décennies de critique féministe de l’œuvre du poète. Car à y regarder de plus près, ce n’est pas tant Chaucer qui est en cause, un homme du Moyen Âge mort il y a fort longtemps, mais bien la réaction d’hommes et de femmes modernes à une affaire hautement symbolique.</p>
<p>Au final, notre façon d’appréhender cette question en dit long sur notre champ d’études et notre société.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis le XIXᵉ siècle, une accusation de viol pesait sur le poète médiéval Geoffrey Chaucer. À tort, si l’on en croit une découverte récente.Jonathan Fruoco, Chercheur associé, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1856312022-07-03T17:05:18Z2022-07-03T17:05:18ZQuand Lorca et de Falla célébraient le chant flamenco<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/470263/original/file-20220622-23-73vwgx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C797%2C582&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De gauche à droite : Francisco García Lorca, Antonio Luna, María del Carmen de Falla, Federico García Lorca, Wanda Landowska, Manuel de Falla et le Dr José Segura à Grenade en 1922.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.manueldefalla.com/es/imagenes/galeria-granada-1919-1939">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013.</a></span></figcaption></figure><p>En juin 1922, Manuel de Falla et Federico García Lorca lancent un événement qui marque un jalon dans la vie intellectuelle espagnole de l’époque : c’est le concours, <em>I Concurso de Cante Jondo</em>.</p>
<p>Soutenus par le Centro Artístico y Literario de Granada, ils obtiennent le soutien de grands intellectuels et d’artistes de l’époque, et cet événement relativement modeste au départ a un impact très important pour la reconnaissance du flamenco comme patrimoine culturel de premier ordre.</p>
<p>Dans l’annonce du concours, les deux artistes mettent en garde contre le risque de disparition de ce qu’ils appellent le <em>Canto Primitivo Andaluz</em>, ce qui amène Lorca à s’exclamer : « Señores, el alma musical del pueblo está en gravísimo peligro ! Falla considérait que « ce trésor de beauté non seulement menace ruine, mais est sur le point de disparaître à jamais ».</p>
<h2>Réunion à Grenade</h2>
<p>C’est à Grenade, ville symbole de la culture espagnole depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, que Manuel de Falla s’installe en 1920 : « Chaque jour, je suis de plus en plus heureux d’être allé vivre à Grenade. », écrit-il dans une lettre au chef d’orchestre suisse Ernst Ansermet.</p>
<p>Le compositeur est déjà internationalement reconnu lorsqu’il rencontre le jeune Lorca, âgé d’à peine 22 ans. Le poète, passionné de musique, s’intéresse particulièrement au folklore : il réalise, plusieurs années après ce concours, les célèbres enregistrements où il accompagne au piano <em>La Argentinita</em> sur les chansons populaires qu’il avait compilées.</p>
<p></p>
<p>Les deux artistes s’entendent très bien et s’associent rapidement pour promouvoir ce concours depuis une ville évoquée et rêvée par les plus grands peintres et musiciens, même si beaucoup, comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Bjj3-0ZMoM8">Debussy</a>, ne la connaissent que de loin.</p>
<p>Le concours reflète l’intérêt de Falla et de Lorca pour le flamenco, qui se manifeste dans différentes créations des deux artistes : c’est le cas d’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=P2hcB4oxSkM"><em>El amor brujo</em></a> ou dans le <a href="https://www.cervantesvirtual.com/obra/poema-del-cante-jondo-785126/"><em>Poema del cante jondo</em></a>.</p>
<p>Le concours n’est pas ouvert à la participation de professionnels : bien que la professionnalisation du flamenco soit à l’origine de la reconnaissance du genre en tant que tel, il s’agit de récompenser ceux qui transmettent un trésor populaire ancestral non contaminé par le <em>flamenquismo</em> des scènes, qui, selon le poète et le compositeur, menace d’en détruire la beauté originelle.</p>
<p>D’une certaine manière, le concours visait la recherche de la pureté dans la tradition comme base idéale pour le langage de l’avant-garde, ce que reflète parfaitement la <a href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">célèbre affiche annonçant l’événement</a>, signée par le peintre Manuel Ángeles Ortiz. Ce type de débat est très présent dans la création contemporaine du premier tiers du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche du concours Cante Jondo créée conjointement par Manuel Ángeles Ortiz et Hermenegildo Lanz.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">Universo Lorca</a></span>
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<h2>Point de rencontre</h2>
<p>Le concours se déroule pendant la grande fête de la ville, le Corpus Christi. Les artistes sont partout dans Grenade : la danseuse <a href="https://www.rtve.es/play/videos/biografia/antonia-merce-argentina-bailaora-1967/5793315/">Antonia Mercé, la Argentina</a> se produit ; six concerts de l’Orquesta Sinfónica de Madrid sous la direction de <a href="https://dbe.rah.es/biografias/9340/enrique-fernandez-arbos">Fernández Arbós</a> et deux récitals d’<a href="https://dbe.rah.es/biografias/7864/andres-segovia-torres">Andrés Segovia</a> sont organisés. Au cours d’un de ces récitals, le guitariste a joué le <a href="https://youtu.be/mYrPSv6EdjI"><em>Homenaje a Debussy</em></a>, une œuvre récemment composée par Manuel de Falla, qui, selon la presse, « a été tellement appréciée que Segovia l’a rejouée à la fin du programme ».</p>
<h2>Grands noms du flamenco</h2>
<p>Le concours se déroule les 13 et 14 juin. Ramón Gómez de la Serna, grand chroniqueur de son temps, qui présente l’événement. Les plus grandes figures du flamenco, à une période brillante de son histoire, sont présentes : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=NoarrUPB3UQ">la Niña de los Peines</a>, Ramón Montoya, Juana la Macarrona, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/58866/manuel-gomez-velez">Manolo de Huelva</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=oJghsmgN4xU">Manuel Torre</a> et, en tant que président du jury, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/12030/antonio-chacon-garcia">don Antonio Chacón</a>, une figure exceptionnelle dans l’histoire du chant flamenco.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Photo de groupe pendant le goûter offert par l’Association de la presse de Grenade aux participants du Concurso de Cante Jondo, qui s’est tenu au Casino de Grenade les jours du concours, les 13 et 14 juin 1922.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En raison de la philosophie particulière invoquée par les organisateurs, et peut-être à cause d’un excès de purisme en magnifiant les racines populaires comme principe salvateur du « cante », le jury ne décerne pas de prix spécial.</p>
<p>Diego Bermúdez el Tenazas remporte le prix Zuloaga. Manuel de Falla fait en sorte que, quelques mois plus tard, le cantaor vétéran enregistre quelques disques à Madrid, le seul témoignage que nous ayons actuellement de son cante. Parmi les lauréats figure également un très jeune <a href="https://dbe.rah.es/biografias/10614/manuel-ortega-juarez">Manolo Caracol</a>, qui a commencé sa vaste carrière à l’âge de treize ans.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/QD52AlarHoQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Diego Bermúdez el Tenazas chante la caña, accompagné par Hijo de Salvador à la guitare.</span></figcaption>
</figure>
<p>.</p>
<p>Nombreuses sont les chroniques publiées dans la presse de l’époque, comme la <a href="http://www.papelesflamencos.com/2009/10/luis-bagaria-entrevista-antonio-chacon.html">célèbre interview</a> que le célèbre caricaturiste catalan Luis Bagaría réalise avec Antonio Chacón pour le journal <em>La Voz</em>.</p>
<p>Le cinéaste et écrivain Edgar Neville salue également ces journées intenses dans la presse : </p>
<blockquote>
<p>« L’affiche annonçant le Concurso de Cante Jondo, avec sa vignette ultramoderne, était vue à tous les coins de rue, et était contemplée avec le même respect et la même admiration par le public que s’il s’agissait d’un dessin au goût classique. »</p>
</blockquote>
<p>Des années plus tard, Neville réalise <a href="https://archive.org/details/DuendeYMisterioDelFlamencoKrs947XaZoo"><em>Duende y misterio del flamenco</em></a>, un grand classique du cinéma espagnol et un long métrage documentaire novateur sur ce genre musical.</p>
<p>Après le concours, Manuel de Falla choisit une nouvelle voie esthétique et semble oublier que le flamenco fut un élément d’inspiration pour son œuvre. Mais ce lien entre tradition et modernité infusé nombre de ses initiatives qui ont beaucoup compté pour la vie culturelle espagnole, comme <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Misiones_Pedag%C3%B3gicas">las Misiones Pedagógicas</a> et <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/La_Barraca_(grupo_de_teatro)">La Barraca</a>.</p>
<p>Ce concours a indubitablement aidé à attirer l’intérêt du monde intellectuel sur la richesse et la vitalité créative du flamenco.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185631/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ana Vega Toscano no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>Retour sur le concours qui donna au flamenco une place de premier choix dans la culture espagnole.Ana Vega Toscano, Profesora asociada en la Facultad de Filosofía y Letras, Universidad Autónoma de MadridLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1798752022-03-29T19:30:11Z2022-03-29T19:30:11ZMazeppa, héros de la nation ukrainienne magnifié par lord Byron<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/454751/original/file-20220328-27-8qvi25.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=21%2C11%2C1257%2C856&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Illustration de Mazeppa dans l'édition de 1846 du poème de lord Byron. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Mazeppa_(poem)#/media/File:Mazeppa_-_Byron.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>On laissera aux historiens, dont je ne suis pas, le soin de débattre de la place occupée par Ivan Stepanovitch Mazepa (1639-1709) dans l’histoire de la Russie comme dans celle de l’Ukraine. Une place des plus controversées, <a href="http://sflgc.org/chercheur/larue-anne/">« sujette à caution », a-t-on dit</a>. Et en tout point dépendante de l’endroit où se fixe le curseur : traître, aux yeux des Russes, héros national selon les Ukrainiens, Mazepa fut un véritable Janus bifrons. Né sur la rive occidentale du Dniepr, il tenta un moment, mais c’était déjà trop tard, de conclure une alliance avec les Ottomans, pour sauver l’indépendance de l’Ukraine.</p>
<p>Confirmé en tant qu'Hetman (Chef élu des clans cosaques, à l’époque de leur indépendance) par le tzar Pierre Le Grand, il avait régné en despote éclairé avant de trahir son bienfaiteur en allant solliciter le soutien des Suédois. En son temps, Voltaire avait eu l’habileté de livrer deux « Histoires ». Dans la première, L’Histoire de Charles XII, Roy de Suède, Mazepa a le beau rôle ; dans la seconde, Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand, Voltaire épouse le point de vue des Russes, soulignant sa duplicité, ses complaisances successives, son cynisme, au pire, au mieux son opportunisme. Alors, girouette ou roc ? Judas ou Jeanne d’Arc ? Les deux, mon hetman. Il fallait assurément, pour demeurer si longtemps le héros des Ukrainiens, que leur « Prince » ait mis à profit ses lectures de Machiavel…</p>
<h2>Un personnage de légende</h2>
<p>C’est vers un poète, Lord Byron, que j’entends me tourner. Il est l’un des premiers à enrôler Mazepa sous la bannière romantique, et à accorder à son pays, l’Ukraine, une place de choix sur l’atlas européen des émotions. Peintres, musiciens, artistes se précipiteront dans la brèche, mais la matrice du mythe, c’est à son poème, ainsi qu’à sa traduction française par Amédée Pichot, qu’on la doit. Du reste, le nom de son personnage, il l’écrit avec deux « p », <em>Mazeppa</em> (1818), comme si le redoublement d’une lettre avait vocation à consacrer deux choses : l’affranchissement d’avec la vérité historique et le désir de parler du présent à la lumière du passé. Rappeler Mazeppa, comme Frédéric Boyer s’ingéniait il y a peu à <em>Rappeler Roland</em> (P.O.L. 2013) et sa chanson éponyme, c’est toucher du doigt en quoi la littérature enjolive, brode, reconstruit (et déconstruit) des personnages de légende – littéralement devant être lues.</p>
<p>Lire Byron, donc. Il escamote l’Histoire, pour mieux la faire rentrer par la petite porte, celle de l’anecdote. Il « byronise » son héros, calquant sur ce dernier un peu de sa trajectoire personnelle. Son exil forcé d’Angleterre, en juin 1816, sous la pression du scandale provoqué par ses infidélités à répétition, il le transpose dans les steppes d’Ukraine. Son personnage de page à la cour du roi de Pologne se voit lui aussi condamné à quitter la bonne société et ses mœurs policées ; surpris en flagrant délit d’adultère, il est ligoté, nu, à la demande du mari trompé sur un cheval sauvage – difficile de ne pas voir dans la cruauté du châtiment une sorte de contre-viol, de rapt inversé. Et c’est dans cet équipage pour le moins osé qu’il parcourt à la vitesse du vent toute la distance qui le sépare de la civilisation. Mais la liberté farouche des Cosaques qui le recueillent, au terme de sa cavalcade, avant de le porter à leur tête, était à ce prix. L’histoire connaît de ces retournements… Il aura ainsi « passé » le désert pour se retrouver sur un trône, celui d’Ukraine. Un tête-à-queue que Victor Hugo rendra de manière encore plus elliptique : « Enfin le terme arrive… il court, il vole, il tombe,/Et se relève roi ! »</p>
<p>Le point de départ du récit de Byron est beaucoup plus tardif : il a lieu lors de la bataille de Poltava (1709) qui consacre la défaite du roi de Suède, avec lequel Mazeppa, sentant l’heure de sa destitution venue, avait conclu une (dernière) alliance. Vaincu et harassé de fatigue, Charles XII lui demande de raconter dans quelles circonstances il a appris l’art équestre, et d’où lui vient la sollicitude dont il fait preuve envers ses montures. Pour ces deux vieillards, leur jeunesse enfuie revient au galop, à la faveur d’un récit livré à fond de train. La conclusion du poème, elle, escamote la fin prochaine des deux protagonistes. Rien sur la mort de Mazepa qui se réfugiera sur la rive ottomane du Dniepr, où il meurt peu de temps après, dans la forteresse de Tighina (aujourd’hui située en Moldavie, en lisière de la Transnistrie russophone).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/454704/original/file-20220328-17-14c2vth.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La bataille de Poltava, Pierre-Henri Martin, 1726.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Poltava#/media/Fichier:Marten's_Poltava.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un personnage de proscrit</h2>
<p>Pas plus que le poème n’évoque les longues années passées par Mazeppa à exercer, de la plus rugueuse des façons, l’hetmanat, en se mettant pour ce faire, d’abord à son propre compte, et ensuite, ceci n’excluant pas cela, au compte des puissances étrangères qui font la pluie et le beau temps dans la région, auprès desquelles il plaidera la cause, avec une sincérité à chaque fois renouvelée, d’une Ukraine libre et indépendante. N’hésitant pas à changer de monture, polonaise à ses débuts, russe longtemps, suédoise sur la fin à défaut d’ottomane – dès lors que la cause le justifiait. Aux Turcs, il fit même valoir que ces derniers perdraient la Crimée – ce qui ne manqua pas de se produire, après coup – s’ils persistaient à se fier au maître de Saint-Pétersbourg. Rien de tout cela, donc, ne figure chez Byron, qu’on connaîtra, lorsqu’il se portera au secours de la Grèce sous domination ottomane, plus prompt à se faire le héraut de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes…</p>
<p>Même si la politique n’est pas tout à fait absente du propos, ce qui requiert Byron est tout autre : une Ukraine dont la topographie, la géographie, réduites à une valeur d’allégorie, lui tiennent lieu de repères dans sa reconstruction psychique, celle de l’exilé, du proscrit, du vaincu, bien décidé à prendre sa revanche. Qui s’y frotte, s’y pique. À bon entendeur, salut, glissera-t-on en marge du poème (dans la traduction française de Jean Pavans, <em>Poésie</em>/Gallimard, 2019))…</p>
<blockquote>
<p>« moi qui suis surgi d’une race<br>
Dont l’humeur, quand on la provoque et la piétine,<br>
Devient celle d’un crotale tout prêt à mordre. »<br></p>
</blockquote>
<p>Le paysage traversé par le couple formé par Mazeppa, renversé sur son cheval, n’a de réalité géopolitique qu’en creux. Il se résume à une suite d’étapes obligées dans ce qu’on voudra bien appeler un pèlerinage, ou un rite de passage à valeur initiatique. Un fleuve divise la cavale en deux temps, l’avant et l’après de l’épreuve. Ce fleuve est ligne de démarcation, autant qu’eau lustrale : Mazepa y entre à demi mort et en ressort vivant, « rebaptisé ». Sur ses berges escarpées et glissantes, il trouve les ressources qui fonde l’héroïsme et la résistance. Parvenu sur une éminence, il contemple, tel Moïse, les plaines en contrebas – l’Ukraine, ça rime avec plaine, en anglais comme en français. L’y attend, mais il ne le sait pas encore, une nouvelle vie.</p>
<p>Du fond de la forêt surgit alors une étrange troupe de cavalerie, un bien singulier escadron – de quoi former l’une des scènes les plus grandioses du poème :</p>
<blockquote>
<p>« Un millier de chevaux, et aucun cavalier !<br>
Un millier de chevaux la crinière en bataille<br>
Et la queue mouvante, avec de larges naseaux<br>
Jamais tendus par la douleur, avec des bouches<br>
Jamais ensanglantées par le mors ni les rênes,<br>
Avec des sabots inentamés par le fer,<br>
Et des flancs ne portant aucune cicatrice<br>
D’éperon ou de fouet, libres et sauvages<br>
Comme des vagues qui déferlent en grondant<br>
Sur la rive pour saluer notre timide<br>
Venue ! »<br></p>
</blockquote>
<p>La confrontation avec les congénères, non du cavalier – car il n’est pas une âme en vue dans ce grand désert d’hommes –, mais de sa cavale fourbue, cristallise deux postures antinomiques, entre lesquelles il n’est pas de compromis qui vaille : l’enchaînement, les liens (qui entrent dans la chair jusqu’au sang), la servitude (subie, involontaire, mais la volontaire n’est pas absente du propos), l’impuissance, versus la liberté, fière, farouche, hostile à toute soumission (à l’homme, au mors, à la selle, etc.). Il fallait, à l’évidence, cet ensauvagement, ce passage par l’animalité brute, écrit Anne Larue, pour souligner le rite de passage, la conversion du délicat courtisan aux mœurs rudes des Cosaques qui le recueillent. Mais libre à chacun, libre au lecteur, de voir sous ces figures chevalines rassemblées en horde, toute une « troupe », le mot est dans le texte, d’Ukrainiens que rien, ni personne, ne vaincra.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/454705/original/file-20220328-16839-1k6grjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan Mahmoud IV de Turquie. Ilia Répine, 1891.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La chute finale du récit de Byron réserve une surprise de taille : au moment d’en finir avec son histoire, donnée pour haletante, le conteur découvre que le roi de Suède dort depuis plus d’une heure, et qu’il n’a donc rien entendu ( !). Mais loin de prendre cette déconvenue au tragique, Mazeppa en sourit. Pour un peu, il s’esclafferait, comme s’esclaffent, hilares, les Cosaques Zaporogues (écrivant une lettre au sultan de Turquie), magistralement croqués par le peintre russe Ilya Répine (1880-1891). Plaisanterie mise à part, il prend toute la mesure, ironique, de la situation. Indifférent à la mort qui vient, il refuse de s’abandonner au désespoir et au découragement. Loin de céder à la « mélancolie de l’Histoire », il se dit convaincu que les ennemis d’hier… et ceux de demain, croit-on deviner entre les lignes, ne sauront échapper à leur juste châtiment :</p>
<blockquote>
<p>« Car le Temps rétablit<br>
Toute chose ; et pourvu que nous sachions attendre<br>
L’heure propice, il n’est point de puissance humaine,<br>
Qui, n’ayant pas eu de pardon, puisse échapper<br>
Aux longues veilles et recherches de celui<br>
Qui cultive sa rancune comme un trésor. »<br></p>
</blockquote>
<p>Ce « classique » fougueux qu’est <em>Mazeppa</em> n’est exempt, ni de fabrication historiographique ni de révisionnisme amoureux. Comme pour tous les classiques, cependant, sa signification se réactualise, en particulier dès lors que les plaines d’Ukraine sont prises pour cibles. Que les situations changent, ou, a fortiori, quand elles se répètent, toujours un classique nous parle : il « n’a jamais fini de dire ce qu’il a dire » (Italo Calvino). Puissent les Ukrainiens qui voudront bien lire ou relire l’histoire du supplice de Mazepa y puiser, aujourd’hui encore, des raisons d’espérer, pour ici et maintenant. Espérer que la justice poétique ne soit pas seule à passer, et que ses arrêts soient confortés par ceux, plus concrets, que pourrait rendre la Cour Pénale Internationale appelée à statuer, hors « rancune » mais au terme de « longues veilles et recherches », sur le cas de l’envahisseur de l’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179875/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Byron fit de Mazeppa une figure de l’exilé, du proscrit, du vaincu, bien décidé à prendre sa revanche.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1742992022-01-07T17:38:46Z2022-01-07T17:38:46Z2022 : Ah… cueillir le bonheur !<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/439172/original/file-20220103-21317-19l2gpz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C33%2C2041%2C1327&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle », écrivait Lamartine. Et pourtant...
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/phil_shirley/6245396979">Phil Shirley / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« La philosophie nouvelle rend tout incertain,</p>
</blockquote>
<p><br> L’élément de feu est tout à fait éteint ;</p>
<p><br> Le soleil est perdu et la terre ; et personne aujourd’hui</p>
<p><br> Ne peut plus nous dire où chercher celle-ci</p>
<p><br> […] Tout est en morceaux, toute cohérence disparue.</p>
<p><br> Plus de rapports justes, rien ne s’accorde plus ».</p>
<p>Quelle honte ! Comment peut-on par les temps qui courent, oser parler de cueillir le bonheur ? Et d’abord où est-il ? Et pour qui ? Ne sait-on pas que le monde entier vit une crise majeure, qui est loin d’être seulement sanitaire, mais au travers de laquelle tout semble s’effondrer ? Notre situation semble bien pire encore que celle que décrit le poète anglais John Donne en 1611 dans <em>Anatomy of the World</em>, en pleine la révolution copernicienne.</p>
<p>Car il ne s’agit pas dans la crise actuelle de « philosophie nouvelle » qui viendrait chambouler notre compréhension du monde. Il s’agit bien d’une crise radicale concernant l’humanité entière. Au cœur de cette crise, qui est celle de la planète entière, ne voit-on pas <a href="https://theconversation.com/la-covid-accelerateur-des-inegalites-de-revenus-et-de-patrimoine-en-france-168493">se creuser dramatiquement les écarts de richesses</a> ? Ne voit-on pas les opportunismes les plus vils se saisir de la souffrance et de la douleur des uns et des autres ? Et évidemment des plus pauvres et des plus démunis, comme l’humanité en est sinistrement accoutumée ?</p>
<p>Si, bien sûr l’on voit tout cela. Mais si je me permets ce petit billet de début d’année, c’est à cause de ce qui suit.</p>
<h2>« Rome brûle »</h2>
<p>Georges Brassens a publié un album posthume. Un album dont il pressentait qu’il ne pourrait pas le chanter lui-même. Mais il a eu le temps de terminer 12 chansons, qu’il a demandé à Maxime Le Forestier de chanter pour lui.</p>
<p>L’album s’intitule <em>Douze nouvelles de Brassens</em> ! C’est bien là de l’humour à la Brassens, que ce soit lui ou quelqu’un d’autre qui en ait choisi le titre. Et vu la qualité de l’album, impeccablement donné par Maxime Le Forestier, nous sommes chanceux d’avoir reçu des nouvelles de Brassens – après sa mort.</p>
<p>Ceci en passant n’est d’ailleurs point sans rappeler ces autres vers, extraits de son précédent <em>Funérailles d’antan</em> :</p>
<blockquote>
<p>« L’autre semaine des salauds à cent quarante à l’heure</p>
</blockquote>
<p><br> Vers un cimetière minable emportaient l’un des leurs</p>
<p><br> Quand sur un arbre en bois dur ils se sont aplatis</p>
<p><br> On s’aperçu qu’le mort avait fait des petits ».</p>
<p>Qu’un mort soit capable de se reproduire, ou de donner des nouvelles aux vivants, voire d’offrir douze nouvelles chansons, il faut avoir l’humour d’un Brassens pour savourer la plaisanterie !</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/uamalhUvpRE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Les funérailles d’antan », Georges Brassens (1960).</span></figcaption>
</figure>
<p>Bref. L’une de ses dernières nouvelles s’intitule <em>Honte à qui peut chanter</em>. La chanson est écrite en contrepoint d’un poème de Lamartine – A Némésis –, où le poète dit en gros que lorsque « Rome brûle », c’est-à-dire lorsque l’on connaît des crises, de la violence, de l’incertitude, en l’occurrence la guerre, alors il est honteux de chanter.</p>
<p>Voici les strophes concernées du poème de Lamartine :</p>
<blockquote>
<p>« Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle,</p>
</blockquote>
<p><br> S’il n’a l’âme et la lyre et les yeux de Néron,</p>
<p><br> Pendant que l’incendie en fleuve ardent circule</p>
<p><br> Des temples aux palais, du Cirque au Panthéon !</p>
<p><br> Honte à qui peut chanter pendant que chaque femme</p>
<p><br> Sur le front de ses fils voit la mort ondoyer,</p>
<p><br> Que chaque citoyen regarde si la flamme</p>
<p><br> Dévore déjà son foyer !</p>
<blockquote>
<p>Honte à qui peut chanter pendant que les sicaires</p>
</blockquote>
<p><br> En secouant leur torche aiguisent leurs poignards,</p>
<p><br> Jettent les dieux proscrits aux rires populaires,</p>
<p><br> Ou traînent aux égouts les bustes des Césars !</p>
<p><br> C’est l’heure de combattre avec l’arme qui reste ;</p>
<p><br> C’est l’heure de monter au rostre ensanglanté,</p>
<p><br> Et de défendre au moins de la voix et du geste</p>
<p><br> Rome, les dieux, la liberté ! »</p>
<p>À Lamartine, Brassens répond que Rome brûle « tout le temps ». Il veut dire par là qu’aucune cité humaine – dont « Rome » est ici le symbole – ne cesse jamais de brûler. Autrement dit, nous sommes tout le temps en crise. Nous sommes tout le temps en guerre. Nous sommes sans cesse dans la souffrance, l’injustice et la mort. Et ceci, nous avions plus ou moins consciemment voulu l’oublier.</p>
<p>Il a fallu le surgissement brutal de la crise du Covid pour que nous cessions de faire les autruches. En tout cas si, parce qu’il y a tout le temps des crises, l’on estimait qu’il ne faut pas chanter, se réjouir de vivre, exalter la beauté des choses, s’émerveiller de ce qui le mérite et de celles et ceux qui le méritent – qu’ils soient dans l’ombre ou la lumière –, alors l’idée même de « chanson » – c’est-à-dire de bonheur – n’existerait même pas ou plus !</p>
<p>Le refrain de la chanson est le suivant :</p>
<blockquote>
<p>« Honte à cet effronté qui peut chanter</p>
</blockquote>
<p><br> Pendant que Rome brûle, elle brûle tout l’temps</p>
<p><br> Honte à qui malgré tout fredonne des chansons</p>
<p><br> Gavroche, à Mimi Pinson »</p>
<p>Brassens déduit qu’il faut surtout chanter. Sa chanson se termine en particulier, avant la dernière reprise du refrain, par le couplet suivant :</p>
<blockquote>
<p>« Le feu de la ville éternelle est éternel</p>
</blockquote>
<p><br> Si Dieu veut l’incendie, il veut les ritournelles</p>
<p><br> À qui fera-t-on croir’ que le bon populo</p>
<p><br> Quand il chante quand même est un parfait salaud ? »</p>
<p>Nous sommes au cœur de l’argument : « Rome » ou la vie humaine, est à la fois éternelle, et elle brûle tout le temps. Mais « Dieu » – ou l’absolu, le tout, la nécessité des choses, le « destin » – veut tout autant les ritournelles ou le bonheur, la joie de vivre, que l’incendie ou les souffrances, l’injustice et la mort.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/n-8m4dFOPCk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Honte à qui peut chanter », par Maxime Le Forestier.</span></figcaption>
</figure>
<p>La joie fait entièrement partie de la vie, pas moins que la peine. Et chanter « quand même » est loin d’être une faute. C’est un devoir. C’est un devoir envers les autres, car si l’on s’enfonce dans le malheur, <a href="http://www.vrin.fr/book.php?code=9782711607334">on ne répand que du malheur</a>. Mais c’est aussi un devoir envers la vie tout court que nous avons reçue. S’il faut que la vie soit complète, pleine et entière, l’on ne peut pas, lorsqu’on en a les moyens, ne faire que pleurer ou se laisser happer par la misère tout court. Il faut tout autant s’essayer à rehausser les beautés de la vie, et la possibilité donnée absolument à tout le monde, quelle que soit sa condition, de la joie de vivre. Elle appartient à tous.</p>
<h2>Rires et pleurs</h2>
<p>Mais l’argument de Lamartine semble autrement plus puissant et profond que celui de Brassens. Le Sétois de naissance fait presque figure de chansonnier léger, quand il ne parle que de combats <em>sans souligner à son tour la nécessité de combattre</em> (mais il faut écouter la chanson en entier, elle en vaut le détour). Parfois, comme l’écrit justement Lamartine, ce n’est absolument pas le moment de chanter ou de philosopher, il faut se battre :</p>
<blockquote>
<p>« C’est l’heure de combattre avec l’arme qui reste ;</p>
</blockquote>
<p><br> C’est l’heure de monter au rostre ensanglanté,</p>
<p><br> Et de défendre au moins de la voix et du geste</p>
<p><br> Rome, les dieux, la liberté ! »</p>
<p>Et Lamartine a bien raison. Mais revenons à l’argument de la chanson. Il est que précisément le bonheur, la joie de vivre, tiennent d’un combat. Joie de vivre, bonheur, chant, se gagnent sans cesse à la sueur de notre front et s’enfantent dans la douleur. On ne peut pas tenir le bonheur pour acquis. C’est « quand même » que le « bon populo » chante. C’est-à-dire sur le fond d’une conscience très claire de l’âpreté de la vie. Une vie âpre certes, mais tout aussi remplie de ritournelles.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=826&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439168/original/file-20220103-37443-s0k8l.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1038&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Portrait d’Alphonse de Lamartine par Théodore Chassériau (1844).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphonse_de_Lamartine#/media/Fichier:Théodore_Chassériau_-_Portrait_of_Alphonse_de_Lamartine.JPG">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Si l’on ne fait jamais l’effort de voir que la vie est tout aussi belle, heureuse, féconde, mélodieuse que laide, malheureuse, stérile, disharmonieuse, alors on joue le jeu de la laideur, du malheur, de l’avancée du désert, et du manque général de musique. On est « méchant » au sens fort. C’est-à-dire, suivant l’étymologie, qu’on ne sait pas – ni ne veut ? – saisir sa chance.</p>
<p>Cela ne revient pas à dire qu’il ne faut <em>que</em> chanter. La vraie vie, la vie pleine, est la vie où l’on sait qu’il y a tour à tour des pleurs et des rires. Où l’on fait tout pour pleurer avec ceux dont c’est le moment des pleurs, et pour rire avec ceux dont c’est celui de rire. Nous « blessons » sinon l’ordre des choses, en l’empirant à ne plus jamais rire, et en le perdant à croire qu’on peut ne faire que rire. Rires et pleurs, comédies et tragédies sont les deux faces d’une même médaille : la vie.</p>
<p>Il est ici question de vrais rires. Pas de rires qui sont des faux-semblants. Des rires de façade et de société du spectacle. Et les vrais rires éclatent toujours sur le fond de la lucidité eu égard à la tragédie de la vie ou à sa vanité. Le philosophe Alexandre Kojève dit :</p>
<blockquote>
<p>« La vie est une comédie qu’il faut jouer sérieusement ».</p>
</blockquote>
<p>Tout n’est que vanité ? Il faut malgré cela s’engager dans sa vie, l’embrasser totalement. Comme on dit, « à bras le corps ». On peut inverser le propos de Kojève :</p>
<blockquote>
<p>« La vie est une tragédie dont il faut s’efforcer de rire ».</p>
</blockquote>
<p>L’on est tous plus ou moins conscients, pour peu qu’on lève le nez du guidon, de la vanité de ce après quoi nous courons. Et l’on sait tous que la vie finit la plupart du temps comme une tragédie (sont-ils nombreux, même parmi les croyants de tous bords, celles et ceux qui vont à la mort en chantant ?). Mais que la vie ne prenne sa saveur que d’être pleinement embrassée, sans mensonge et sans hypocrisie, sous ses aspects les plus enthousiasmants comme les plus tragiques, n’importe qui qui s’élance authentiquement vers ses choix le sait au plus profond de soi. Ce que le philosophe Nietzsche avait à l’esprit en parlant de « gai savoir ».</p>
<p>L’expression « à la bonne heure ! » le dit clairement : à l’origine, la notion de « bonheur » renvoie à cette capacité dont nous sommes tous dotés de saisir les circonstances qui s’offrent à nous. Et le véritable titre de ce petit papier est « Accueillir le bonheur ! ». Être heureux tient d’un travail, d’un effort, d’un exercice permanent. Pour s’efforcer de voir tout autant les chants, les bonheurs, les merveilles, que les possibilités – infiniment nombreuses – de déchanter.</p>
<p>L’une des difficultés actuelles tient peut-être aux « facilités » que nous procurent les technologies et aux illusions où elles nous mettent. Le sentiment est croissant qu’on nous « doit » le bonheur. Mais de qui viendrait-il, ce « bonheur », si ce n’est de notre résolution à l’accueillir lorsqu’il se présente ?</p>
<p>Or, il se présente partout. Tout le temps. Par exemple au cœur d’une simple petite ritournelle comme celle de Brassens.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174299/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Bibard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La joie de vivre se gagne au prix d’un effort pour saisir les circonstances, heureuses comme malheureuses, qui se présentent à nous.Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1711702021-11-18T21:33:33Z2021-11-18T21:33:33ZL’intelligence artificielle peut-elle créer une poésie d’un genre nouveau ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/432674/original/file-20211118-16-1hegynh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C353%2C2347%2C1456&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La boîte à poésie.</span> <span class="attribution"><span class="source">Raffard Roussel</span></span></figcaption></figure><p>Il existe des centaines de programmes de génération de poésie sur Internet – c’est-à-dire des systèmes capables de produire de la poésie automatiquement –, mais à quoi peuvent-ils servir ? Ces programmes ont-ils un intérêt, au-delà de celui de satisfaire leur concepteur ?</p>
<p>On a beaucoup entendu parler de GPT2 ou GPT3, ces énormes programmes informatiques capables de produire des textes très réalistes, et même de la poésie. GPT2 et GPT3 sont en fait des « modèles », des espèces de bases de connaissances, alimentés par des milliards de phrases et de textes glanés sur Internet, et « digérés » afin de pouvoir produire des textes nouveaux, inspirés des textes anciens, mais en même temps très différents.</p>
<h2>Ajouter des contraintes</h2>
<p>Pour produire de la poésie, il « suffit » d’y ajouter des contraintes : surveiller les rimes et la longueur des vers, respecter la structure globale, l’absence de répétition en position rimée, etc. Les systèmes de génération automatique connaissent un certain succès (on en trouve un nombre phénoménal sur Internet) car la tâche est amusante, ludique, mais aussi complexe si on veut produire des textes avec du sens (et encore plus si on veut contrôler ce qui est dit). </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-lia-prend-la-parole-des-prouesses-aux-dangers-153495">Quand l’IA prend la parole : des prouesses aux dangers</a>
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<p>On a donc ici un cadre idéal pour expérimenter (souvent hors contrainte de financement) : la génération de poésie est souvent un loisir et un passe-temps, chez le chercheur comme chez l’amateur éclairé.</p>
<p>Une question se pose toutefois. Ces systèmes sont-ils dignes d'attention ?</p>
<p>Sur le plan littéraire, la plupart des systèmes sont encore, il faut bien l’avouer, assez rudimentaires et ont du mal à rivaliser avec du Baudelaire ou du Rimbaud. Les plus avancés sont toutefois bluffants, et c’est avant tout la base d’entraînement qui joue un rôle crucial (c’est-à-dire l’ensemble des textes qui ont permis au système d’apprendre. On peut en effet fournir à un système un jeu de données réduit, mais spécialisé (des œuvres de poètes du XIX<sup>e</sup> siècle par exemple) pour « spécialiser » un système, l’adapter à moindre coût. On peut alors obtenir des systèmes qui rédigent des paragraphes à la manière de Balzac, ou de la poésie à la manière de Baudelaire.</p>
<p>Il faut toutefois noter que les résultats apparaissant dans la presse (qu’il s’agisse de génération de prose ou de poésie) sont souvent le fruit de multiples essais, voire le fruit d’un travail de postédition de la part du journaliste.</p>
<h2>Le projet Oupoco</h2>
<p>Le projet <a href="https://oupoco.org/">Oupoco</a> (Ouvroir de poésie combinatoire) que nous avons développé avec une équipe du <a href="https://www.lattice.cnrs.fr/">laboratoire LATTICE</a>, avait un but plus modeste. À l’image de l’expérience de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Queneau">Queneau</a> dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cent_mille_milliards_de_po %C3 %A8mes"><em>Cent mille milliards de poèmes</em></a>, notre ambition première était de produire des milliards de poèmes simplement en recombinant des vers issus d’un corpus poétique français représentatif.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=384&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=384&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=384&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=483&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=483&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432678/original/file-20211118-27-1v7du51.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=483&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Cent mille milliards de poèmes</em>, Raymond Queneau, 1961.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.museemedard.fr/">Musée Médard</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>À cette fin, nous avons assemblé une base de plus de 4000 sonnets d’auteurs allant du début du 19<sup>e</sup> jusqu’au début du XX<sup>e</sup> siècle. Alors que tous les vers de Queneau riment ensemble, il nous a fallu déterminer automatiquement la rime de chaque vers afin de pouvoir produire de la poésie avec rimes. Le projet était donc dès l’origine davantage un projet d’analyse qu’un projet de génération (comme en témoigne <a href="https://savoirs.ens.fr/expose.php ?id=3929">cette vidéo</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/_FTfZ3G_zdw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Ce projet peut paraître dommageable, en ce qu’il ferait passer la poésie pour du « n’importe quoi ». Mais le but est évidemment bien différent. Des expériences concrètes et la rencontre avec le public nous ont montré que cette crainte est en grande partie injustifiée. Le public (jeunes et vieux, femmes et hommes) est amusé, intrigué, veut en savoir plus. Un public d’ordinaire peu attiré par la poésie s’intéresse à ce qui est produit. Le public n’est pas naïf, même quand il s’agit d’enfants : il voit bien le caractère fabriqué, étrange et ludique de l’affaire. Il sait que derrière ce qui est produit se cachent d’autres textes et l’incongruité d’un vers hors norme pousse souvent à aller voir le contexte original, c’est-à-dire le poème d’origine.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=566&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=566&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=566&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=711&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=711&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432679/original/file-20211118-19-1jl83e9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=711&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Un exemple de poésie (Oupoco) – en rouge, les passages présentant un problème de cohérence.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Oupoco</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le générateur de poésie, avec les dispositifs de diffusion qui vont avec (comme la <a href="http://www.raffard-roussel.com/fr/activites-automatiser/">Boîte à poésie</a>, une œuvre d’art conçue par <a href="http://www.raffard-roussel.com/">l’Atelier Raffard-Roussel</a> et permettant d’obtenir un objet portatif intégrant le générateur de poésie d’Oupoco), permettent à un public large de renouer avec la poésie, alors que c’est une forme souvent délaissée même par les lecteurs régulier.</p>
<p>Quant aux expériences en génération pure (où la poésie produite n’est pas composée à partir de vers préexistants, mais est réellement conçue par ordinateur), elles amènent à réfléchir à d’autres aspects. Sur le texte lui-même : quelle est la richesse du texte produit ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’un texte poétique ? Si on est dans le cadre d’une génération « à la manière de » (de façon similaire à la production de musique « à la manière de »), on peut s’interroger sur la valeur du résultat, sur les caractéristiques d’un auteur, sur ce qui fait le style d’un auteur, finalement.</p>
<h2>Différents niveaux de créativité</h2>
<p>Ces questions amènent enfin à s’interroger sur la notion de créativité elle-même. <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Margaret_Boden">Margaret Boden</a>, une informaticienne anglaise ayant développé une théorie sur la question, distingue trois niveaux de créativité, chez les humains comme chez les ordinateurs : la « créativité exploratrice », qui consiste juste à étendre un peu ce qui existe déjà (écrire un poème à la façon de Hugo) ; la « créativité combinatoire », qui consiste à combiner de façon originale des éléments existants autour de nous, mais de nature éloignée (les travaux de <a href="https://www.franceculture.fr/litterature/loulipo-litterature-de-laboratoire#:%7E:text=L%E2%80%99Oulipo%2C%20l%E2%80%99Ouvroir,sur%20la%20litt%C3%A9rature%20sous%20contrainte.">l’Oulipo</a>, mêlant littérature et contraintes mathématiques sont probablement de cet ordre). La troisième forme de créativité, qualifiée de « transformationnelle », est d’une autre nature, elle change radicalement la façon de voir la réalité et produit généralement toute une nouvelle lignée d’œuvres. Margaret Boden parle de l’invention du cubisme par Picasso ; on peut penser à l’abandon des codes du roman dans les années 1950, autour du nouveau roman, mais la notion de rupture en littérature serait un concept à discuter en lui-même.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1461309141138423809"}"></div></p>
<p>Le système Oupoco, recombinant juste des vers existants, est indéniablement de nature exploratrice, même si cette exploration est fondée sur la combinatoire. Le Graal de la créativité par ordinateur serait d’atteindre la créativité transformationnelle, au sens que Boden accorde à ce mot. Un ordinateur serait-il capable d’atteindre ce niveau ? On peut en douter, car ce niveau implique une certaine conscience de soi, une prise de recul par rapport au réel, pour imaginer des mécanismes complètement nouveaux. L’apprentissage artificiel, à la source de la plupart des développements récents et médiatiques en matière d’IA (intelligence artificielle), est très bon pour généraliser et recombiner les milliards de données reçues en entrée, mais est incapable de « faire un pas de côté », pour réellement transformer le réel.</p>
<p>Notons enfin que les humains apprennent aussi à partir de stimulis et par imitation. La nature et la réalité de la créativité transformationnelle n’est pas complètement prouvée. Peut-être qu’à partir des milliards de perceptions reçues au cours de sa vie l’homme est capable de recombiner de manière suffisamment libre pour donner l’impression d’une créativité transformationnelle. On est alors au cœur de la cognition !</p>
<hr>
<p><em>Ont participé à Oupoco les personnes suivantes : Claude Grunspan, Mylène Maignant, Clément Plancq, Frédérique Mélanie Becquet, Marco Naguib, Yann Raphalen, Mathilde Saurat, ainsi que l’Atelier Raffard-Roussel</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/171170/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thierry Poibeau est membre de l'institut 3IA PRAIRIE (PaRis Artificial Intelligence Research InstitutE, <a href="http://prairie-institute.fr/">http://prairie-institute.fr/</a>). Le projet Oupoco a aussi été soutenu par l'EUR Translitterae (<a href="https://www.translitterae.psl.eu/">https://www.translitterae.psl.eu/</a>). </span></em></p>Les programmes qui permettent de créer de la poésie par informatique interposée ont-ils un intérêt, au-delà de celui de satisfaire leur concepteur ?Thierry Poibeau, DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1641032021-09-02T17:56:07Z2021-09-02T17:56:07ZComment l’amour traverse l’œuvre de Dante<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/416562/original/file-20210817-25-o2j3y5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C0%2C1515%2C862&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dante Gabriel Rossetti,
Paolo and Francesca da Rimini,
1855.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.tate-images.com/preview.asp?image=N03056">Tate Gallery</a></span></figcaption></figure><p>Les 700 ans de la mort de Dante, survenue à Ravenne entre le 13 et le 14 septembre 1321, a fait fleurir de nombreuses recherches sur le poète florentin et son œuvre majeure.</p>
<p>On ne compte plus le nombre de <a href="https://www.700dantefirenze.it/lista-eventi">célébrations et d’événements en son nom</a>, dont le dernier a été l’attribution posthume de la citoyenneté d’honneur de Vérone, ville où le père de la langue italienne séjourna plusieurs fois pendant son exil de la ville de Florence, se liant d’amitié avec le prince Cangrande de la Scala.</p>
<h2>Une quête de sens intemporelle</h2>
<p>Comme l’a souligné le Président de la République italienne, Sergio Mattarella : « Il représente l’identité nationale née bien avant l’État italien ». La beauté et la richesse de <em>La Divine Comédie</em> de Dante résident dans le fait que, à chaque époque, elle peut être lue avec intérêt et résonner avec l’actualité.</p>
<p>En 2004, aux États-Unis, deux thérapeutes et un neurologue ont élaboré la « méthode Dante », entendue comme un véritable voyage thérapeutique, qui permet à la personne qui l’entreprend de surmonter le mal-être et les difficultés, <a href="https://www.efficacemente.com/crescita-personale/fare-chiozza/">et donc de retrouver une forme de sérénité</a>. En somme, la promesse de se transformer tout en restant soi.</p>
<p>La pandémie mondiale a également permis d’offrir de nouvelles interprétations au chef-d’œuvre de Dante, car la quête de sens se fait sentir avec encore plus d’acuité. Après les confinements successifs, nous avons tous ressenti une forte envie de sortir et de « voir les étoiles », à l’instar du poète.</p>
<p>Nous savons bien que le long chemin de <em>La Divine Comédie</em> est celui qui conduit le Poète à se détacher des tentations humaines et du péché, à s’élever jusqu’aux hauteurs de l’amour le plus absolu qui soit : celui qui se concrétise dans la rencontre avec Dieu. La philosophe américaine Martha Nussbaum, dans son beau livre <em>L’intelligence des émotions</em> (aux pages 657-693 de l’édition italienne que j’ai consultée), en fait une interprétation très intéressante.</p>
<h2>Théorie de l’émotion</h2>
<p>Nussbaum consacre depuis de longues années des études approfondies à la thématique des émotions : pour elle, toutes les constructions durables, même en politique, reposent sur l’amour pour l’humanité. La philosophe est fortement convaincue qu’une société ne peut être juste sans amour.</p>
<p>La justice sociale est, en effet, fortement enracinée dans les émotions et les sentiments comme la compassion, l’empathie, l’amour. Pour donner force à sa thèse, Nussbaum s’appuie sur de grands chefs-d’œuvre de la littérature de tous les temps.</p>
<p>Par exemple, elle esquisse les caractéristiques de l’amour platonique, qui tend vers le beau en toutes choses et qui, cependant, ne parvient jamais à donner vie à une authentique théorie de l’émotion. Elle débat de la signification de l’ascension amoureuse chez saint Augustin, avec sa référence constante et problématique à la méchanceté innée de l’homme.</p>
<p>Elle analyse la façon dont Proust décrit les émotions, la douleur de la passion amoureuse, la jalousie qui fait de l’amant le geôlier de sa bien-aimée. Elle se penche sur des auteurs plus récents, comme Emily Brontë, Gustav Mahler, Walter Whitman et James Joyce. Comment pourrait-elle ne pas parler du poème dantesque, qui représente précisément la description du voyage le plus fascinant qui soit pour atteindre l’amour ?</p>
<p>Ainsi, après avoir vécu avec douleur le détachement de Virgile, le guide aimable qui l’a accompagné jusqu’au seuil du Paradis, Dante est prêt à revoir Béatrice. Toute perte est douloureuse, mais elle est tout aussi nécessaire pour parvenir à un nouveau stade de maturité spirituelle. Il est à ce titre significatif que Béatrice appelle l’aimé par son nom (et c’est la seule fois où le nom du Poète apparaît dans la Comédie) :</p>
<blockquote>
<p>« Dante, perché Virgilio se ne vada,<br>
non pianger anco, non piangere ancora ;<br>
ché pianger ti conven per altra spada »</p>
<p>« Dante, parce que Virgile s’en va,<br>
ne pleure pas, ne pleure pas encore ;<br>
il convient que tu pleures par une autre épée. » (<em>Purgatoire</em>, XXX, 55-57)</p>
</blockquote>
<p>Béatrice est la femme qui a embrassé et qui embrasse les fautes et les vertus de l’aimé, dans les yeux de laquelle toute leur histoire terrestre est présente. Nussbaum souligne que l’amour chrétien est l’amour pour l’individu, pour <em>cet</em> individu spécifique et non, par conséquent, une sorte d’admiration contemplative.</p>
<p>Pour cette raison, la philosophe américaine dit qu’elle trouve cette scène – quand Béatrice regarde Dante en l’accueillant aux portes du Paradis – « à la fois physiquement sensuelle et profondément émouvante ». </p>
<p>Il ne s’agit pas ici de l’amour purement érotique qui lie Paolo et Francesca. L’autre n’est pas, en effet, un simple instrument de plaisir, mais il est l’individu dans sa singularité unique, vu pour ce qu’il est. Il ne s’agit pas non plus l’amour filial que Dante porte à son maître Brunetto Latini, rencontré au chant XV de l’Enfer, celui des sodomites. Un intellectuel dont la faute la plus grande réside dans son orgueil, à la différence de Dante, pour lequel l’homme a toujours besoin de Dieu pour atteindre l’<em>eudaimonìa</em> (la béatitude).</p>
<p>L’idée que l’amour chrétien est l’amour vrai, s’offrant à l’individu dans son intégrité, et qui atteint sa pleine adéquation avec le salut éternel, est également développée par Nussbaum dans l’article : <a href="https://www.degruyter.com/document/doi/10.1515/APEIRON.1993.26.3-4.161/html">« Le “Dante” de Béatrice : aimer l’individu ? »</a>, Apeiron 26 : 161-178 (1993).</p>
<p>Il est intéressant de lire Dante selon l’interprétation de Martha Nussbaum, car la philosophe comprend l’amour que le Divin Poète manifeste pour l’humanité déchue, pour l’humanité fragile et imparfaite. Sur ce plan, il va bien plus loin qu’ Augustin. Chez Augustin s’exprime une colère contre les hérétiques, les païens, les incroyants, les juifs. Chez Dante, il y a, plus encore que chez Augustin, l’expression d’un amour total pour l’humanité déchue et donc, à ce titre, très prometteur pour la vie politique de ce monde. Et pourtant, prévient-elle, l’ascension de Dante n’est pas exempte de problèmes critiques.</p>
<p>Tout d’abord, le poète exprime une colère qui est parfois justifiée parce qu’elle s’adresse aux injustices et à la corruption du monde, mais il arrive qu’elle soit dirigée contre ceux qui ont commis des erreurs uniquement parce qu’ils ont suivi leurs croyances. Pour Dante, les seuls êtres vertueux ne sont pas tous chrétiens. Il présente des figures d’hérétiques vertueux et donc dignes de respect, au même titre que les croyants. La moralité n’est pas seulement un fait lié à la croyance religieuse. Dante valorise également la liberté de l’autre et se place dans une perspective compatissante qui soutient une vision libérale de l’État ; cependant, la liberté de l’individu est toujours contrôlée, toujours soumise à l’autorité de l’Église (que Béatrice représente).</p>
<p>Les pages de l’Enfer, où les êtres humains jugés dégoûtants sont bannis, posent de sérieux problèmes sur le plan de l’acceptation et de la réciprocité, tant en amour que dans la vie sociale.</p>
<p>Une autre grande limite de la vision dantesque est la place attribuée au sexe parmi les joies de la vie humaine. Le sexe n’est permis que selon son acception dans la doctrine catholique : il ne peut être pratiqué qu’à des fins reproductives et tout amour est d’autant plus parfait qu’il se rapproche de la chasteté.</p>
<p>Enfin, en ce qui concerne la compassion, Nussbaum constate que le poète divin fait un pas en avant décisif, car la compassion pour la souffrance humaine est précisément une composante fondamentale de l’ascension. Ici, Nussbaum trouve que Dante a une vision plus pragmatique de la compassion que celle d’Augustin.</p>
<p>En conclusion, Nussbaum affirme que le poème de Dante est conforme aux canons de l’orthodoxie chrétienne de type médiéval. Une déclaration que l’on peut discuter. Mais nous pouvons certainement nous accorder avec cette affirmation de la philosophe :</p>
<blockquote>
<p>« Il n’y a pas de texte dans toute la littérature qui manifeste un amour plus pur, une curiosité plus absolue à l’égard des vies humaines. Dante embrasse vraiment le monde avec amour. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/164103/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lucia Gangale ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La philosophe américaine Martha Nussbaum, dans son livre « L’intelligence des émotions », explore le thème de l’amour à travers « La Divine Comédie » de Dante Alighieri.Lucia Gangale, Doctorant, Université de ToursLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1639182021-07-08T17:45:36Z2021-07-08T17:45:36ZByron et Delacroix, aux avant-postes de l’Internationale romantique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/410177/original/file-20210707-27-19hjzng.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C1199%2C764&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Le combat du Giaour et du Pacha » (détail), par Eugène Delacroix (1835).
</span> </figcaption></figure><p>Profitons ce que l’Euro du foot et des stades, compétition répartie entre 11 pays du continent et dont le match d’ouverture a vu l’Italie et la Turquie s’affronter (pacifiquement), n’ait pas encore livré son verdict, pour revenir sur une arène européenne d’un autre genre, celle de la poésie et des studios d’artistes du XIX<sup>e</sup> siècle romantique. Une exposition au Musée Delacroix, intitulée <a href="http://www.musee-delacroix.fr/fr/actualites/expositions/un-duel-romantique-le-giaour-de-lord-byron-par-delacroix">« Un duel romantique, Le Giaour de Lord Byron par Delacroix »</a>, nous en offre l’occasion.</p>
<p>Plusieurs fois déprogrammée en raison de la crise sanitaire, l’exposition confiée aux soins de Claire Bessède et de Grégoire Hallé a enfin rouvert ses portes, au 6 rue de Fürstenberg à Paris. Au cœur du dispositif, la rencontre au sommet <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Poesie-Gallimard/Le-corsaire-et-autres-poemes-orientaux">entre le poète Byron</a>, auteur, en 1813, d’un conte turc, le premier d’une série, intitulé « Le Giaour », et le peintre Delacroix, passionnément épris de choses venues d’Angleterre – Walter Scott, par exemple – et d’Orient. Le second lit le poème du premier, d’abord en anglais, puis en français dans la traduction d’Amédée Pichot. Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête, ainsi qu’il l’écrit sobrement, en mai 1824 : « Faire le Giaour ». C’est cet impératif, ardent autant que catégorique, qu’on voudrait regarder de près.</p>
<p>Particulièrement fécond, il donna naissance à pas moins de trois tableaux, échelonnés entre 1826 et 1856, et dont les deux plus célèbres se trouvent installés côte à côte, aux fins de comparaison, dans l’ancien atelier du peintre ; de taille moyenne, sans grandiloquence donc, ils mettent en scène le duel à mort entre « l’infidèle » et Hassan, le chef de guerre ottoman. Et on ne compte pas les travaux préparatoires, ainsi que nombre d’œuvres du peintre placées sous le signe de l’affrontement, du combat à mort, entre hommes ou entre chevaux, mais aussi entre homme (Jacob) et ange. Tel un anachronique western, ce « duel au soleil » s’inscrit au premier chef au sein d’une rivalité amoureuse.</p>
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<h2>Amour et vengeance</h2>
<p>Hassan et le Giaour brûlent du même désir pour la même femme, Leïla, l’une des concubines du pacha. Le corps de cette dernière brille par son absence ; enveloppé puis cousu dans un sac, il a été jeté à la mer, dans l’amont d’un poème lui-même tissé de fragments disparates, à la façon dont opéraient les anciens rhapsodes. L’amant illégitime brûle de venger sa mort, et sa vengeance s’accomplit dans un étroit défilé montagneux, à l’issue d’une embuscade mettant aux prises deux groupes d’assaillants. Hassan meurt, non sans avoir maudit son assassin, auquel il prophétise une destinée de mort-vivant, de vampire assoiffé du sang des membres de sa propre famille. Quant au Giaour, tourmenté par le souvenir de l’aimée, il finit ses jours dans un monastère, à ruminer son chagrin inextinguible.</p>
<p>Le prototype du héros byronien, ténébreux, mélancolique et impénitent, venait de naître. Davantage encore que le poème, le tableau met au premier plan un déplacement, voire un transfert. Avide de représenter une symétrie, objective autant que subjective, entre deux rivaux dont les visages sont comme aimantés l’un par l’autre, Delacroix les fait s’empoigner et s’étreindre, d’homme à homme, en une lutte plus érotique et sexuelle que guerrière. Au demeurant, dans le tableau de 1835, le corps dénudé du Giaour, au niveau des avant-bras et de la base du cou, contraste avec le buste du pacha, invisible car sanglé de pied en cap dans une forme de puritanisme, ou de pudeur, propres à la culture musulmane.</p>
<p>Le tableau n’est pas loin de figurer un viol, en tout cas une prédation violente, un rapt, hypothèse que renforcerait la présence massivement animale des chevaux, blanc pour l’Ottoman, noir pour le natif des îles ioniennes sous domination vénitienne. Chacun cherchant à faire plier l’échine de l’autre, ils prolongent au second plan du tableau l’inextricable imbroglio dans lequel sont impliqués les deux cavaliers. Et si, en définitive, « faire le Giaour » n’était qu’un euphémisme, pour ne pas avoir à parler crûment de « faire l’amour » ? On se souvient qu’un certain Marcel Proust mettra l’expression « faire catleya » dans la bouche du personnage de Swann, épris d’Odette de Crécy, amoureuse de ces fleurs.</p>
<h2>Un imaginaire colonial</h2>
<p>A cette relation potentiellement homosexuelle, il convient surtout de rendre son coefficient géopolitique. Nous sommes dans l’Orient compliqué, en l’occurrence dans une Grèce soumise au joug ottoman. En amont du poème de 1813, il y a toute la « campagne » d’Orient de Byron, qui l’a mené à Athènes, en Albanie, à Constantinople, et dont il a ramené, outre un orientalisme (qui est aussi un exotisme) de pacotille, un goût prononcé pour des mœurs moins normatives que dans son « Nord moral », et, surtout, une vive appétence pour la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. </p>
<p>En aval des <em>Contes orientaux</em>, son engagement « philhellène », comme on disait alors, se soldera par le don de sa vie à la cause d’une indépendance grecque bien longue à venir. Ce « vertige de la guerre », partagé par un millier de combattants volontaires comme Byron, brigadiste international avant la lettre, l’historien Hervé Mazurel, spécialiste de l’Europe romantique, y a consacré un passionnant ouvrage où alternent trajectoires individuelles et prise de conscience collective, de la part d’Européens de plus en <a href="https://journals.openedition.org/rh19/4848">plus convaincus de l’importance des racines grecques de l’Europe</a>.</p>
<p>Après le néo-hellénisme du dix-huitième siècle, le temps semblait enfin venu d’embrasser un panphilhéllénisme européen. Mais c’est sans contradiction aucune que, dans le tableau de Delacroix, la longue lame du sabre du Giaour sur le point de s’enfoncer dans la poitrine du Pacha renoue avec tout un imaginaire à la fois colonial et postcolonial (forcément avant l’heure, pour ce dernier adjectif) : la conquête d’un pays s’apparente souvent au rapt d’une femme livrée sans défense aux assauts d’un envahisseur masculin. Le geste du Giaour, un Occidental, a beau appeler à une décolonisation ardemment convoitée, il n’en répète pas moins la gestuelle d’une reconquête, forcément meurtrière, et ce, pour les deux belligérants. Ce que Delacroix saisit intuitivement, en présentant un pacha déjà cadavérique, yeux vitreux et gisant, avant l’heure, sur le corps de son frère d’armes, dressé hors de sa selle. Du reste, au premier plan, au pied des chevaux, la tête d’un autre cadavre, étendu au sol celui-là, coiffé du même turban que son maître et aux paupières closes, donne à penser que les cavaliers avaient, d’emblée, rendez-vous avec leur double, la mort.</p>
<p>En son temps, Baudelaire parlait, à propos du peintre, d’un « accent sauvage et furieux dans le seul sens de la destruction » (<em>Salon</em>, 1845). En poussant encore plus loin le parallèle géopolitique, l’affrontement à mort entre un « Infidèle » et un musulman paraît aller dans le sens d’un anachronique « choc de civilisation ». Mais le substrat religieux – dont Samuel Huntington fait le socle de ses analyses controversées – est absent du poème de Byron, qui avouait volontiers préférer cent fois les Turcs aux Grecs, à titre personnel s’entend. Quant au peintre, il préfère retenir ce qui, dans le motif du « duel » exprime la dualité autant que l’antagonisme, la fusion des contraires davantage que leur exacerbation.</p>
<h2>L’affrontement entre peinture et poésie</h2>
<p>Troisième terme de l’équation, « Faire le Giaour », c’est faire la guerre, cette fois, entre la poésie et la peinture. Tout au long de sa carrière, Eugène Delacroix, qui se rêvait poète, aura jalousé le verbe et l’imagination épique de l’écrivain britannique Lord Byron, le tableau <em>La mort de Sardanapale</em>, conservé au Musée du Louvre et reproduit dans l’exposition, en étant le plus célèbre exemple. Qui ne voit et ne comprend alors que le « duel romantique » est, aussi, celui que se livrent à armes plus ou moins égales le verbal et le non verbal ? Guerre fratricide, entre des arts qui entrent et dansent dans la même ronde, celle de l’émulation réciproque. Chacun rivalise avec l’autre, chacun envie ce dont l’autre dispose, et dont il manque pour sa part cruellement.</p>
<p>Privilégiant l’arrêt sur image, et le resserrement maximal d’une l’action se refermant comme un piège, là où le poète, adepte d’un récit volontairement non linéaire, se plaçait déjà dans le temps de l’après, post-désastre en somme, Delacroix entre, lui, directement dans le présent immémorial de la mêlée, faisant de la peinture un lieu de tensions irrésolues. La lutte du Giaour et du Pacha reproduit en le mimant le combat sans merci que se livrent la couleur et la ligne, le motif et la touche, mais aussi la statuaire et la pigmentation, le drapé et la coulure. Et Delacroix d’opter volontairement pour la confusion, le vortex, l’enchevêtrement, dans lesquels il devient difficile de distinguer le bien et le mal, l’homme et l’animal, le sang et l’or, l’Oriental et l’Occidental (ils ont du reste changé de place, en passant du tableau de 1826 à celui de 1835).</p>
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<span class="caption"><em>La mort de Sardanapale</em>, Eugène Delacroix, 1827.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mort_de_Sardanapale#/media/Fichier:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_La_Mort_de_Sardanapale.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>« On n’y voit rien », ainsi qu’aimait à le dire Daniel Arasse, partisan de se défaire de toutes les certitudes dont se parent les historiens de l’art. Seule triomphe ici l’énergie romantique, saisie dans une furieuse et paroxystique démonstration de force – force d’une peinture en train de se faire et de se défaire… et devant laquelle, magie du déconfinement, on a retrouvé le plaisir de se tenir pour de vrai, en chair et en os et en vis-à-vis ! Libre au visiteur, alors, de sortir de la grande pièce où Delacroix a croisé le fer et le pinceau, pour descendre le petit escalier qui mène au jardin, avant de remonter à l’assaut de ce que Baudelaire désignait par « les hauteurs difficiles de la religion ; le Ciel lui appartient comme l’Enfer, comme la guerre, comme la volupté » (cité par Jacques Henric, dans <em>La peinture et le mal</em>, Grasset, 1982).</p>
<h2>Le romantisme, ce spectre qui hanta l’Europe</h2>
<p>Pastichant Karl Marx, au seuil de son célèbre <em>Manifeste</em> de 1848, publié en anglais, français, italien, flamand et danois, il est sans doute possible de dire du romantisme qu’il fut un spectre qui hanta l’Europe. « L’Europe romantique », titrait pour sa part la revue <em>Critique</em>, en juin-juillet 2009.</p>
<p>Dans l’éditorial de leur numéro spécial, Patrizia Lombardo et Philippe Rocher écrivaient à propos du Romantisme, ce « phénomène parfaitement européen et transnational » :</p>
<blockquote>
<p>« Ce n’est pas la somme des littératures et cultures nationales : c’est une internationale des nationalités, différente du cosmopolitisme de la République des lettres à l’âge classique. Plus proche, pour le meilleur et pour le pire, des aspirations et contradictions qui sont les nôtres. »</p>
</blockquote>
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<span class="caption">L’album Delacroix de Catherine Meurisse (Dargaud).</span>
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<p>Sans pousser trop loin le parallèle entre romantisme et communisme, on retiendra quand même une prise de conscience identique – celle de la « puissance » d’un mouvement artistique, volontiers révolutionnaire dans ses aspirations politiques, et que les « puissances de la vieille Europe » (Marx, encore) cherchèrent à contenir. Une puissance spontanément transnationale, mue par le désir de s’affranchir de toutes les frontières : frontières entre les pays, les genres, les cultures, les arts. Nul besoin de les appeler, dès lors, les artistes romantiques, ces autres prolétaires, à s’« unir ». </p>
<p>Dans le creuset de leurs pratiques comme de leurs lectures, se forgeait déjà une destinée commune. Delacroix lisait Byron dans le texte, Berlioz de même, sans oublier Rossini et mille et un autres artistes… et les nations européennes promptes à se rendre coup pour coup se redécouvraient, hors les circuits officiels, partie prenante d’une Europe de la culture plus que de la guerre. Restait, en réaction à la Réaction, à opposer au « conte du spectre » romantique, un « Manifeste » du romantisme lui-même.</p>
<p>Un manifeste incarné dans les tableaux d’un Delacroix, qui fut toute sa vie en art, écrira Alexandre Dumas dans sa <em>Causerie</em> du 10 novembre 1864, ce qu’on appelle en politique un « fait de guerre » et un « cas de guerre ». « Ses croquis furent des escarmouches, ses dessins des combats, ses tableaux des batailles ».</p>
<p>Ces mots, on les trouve repris au seuil de l’ouvrage illustré par Catherine Meurisse, autre rescapée du « cauchemar de l’histoire », puisque la chance aura voulu qu’elle échappe à l’attentat perpétré contre les journalistes et dessinateurs de <em>Charlie Hebdo</em>, dont elle faisait partie. En couverture de son <em>Delacroix</em> (Dargaud, 2019), la présence du « Duel » ne doit, elle en revanche, rien au hasard. Maculée par une large tache à l’encre fuchsia, sur fond blanc, la silhouette des combattants s’y devine à peine. Il n’empêche, ils restent plus que jamais aux prises l’un avec l’autre, mais l’instinct de vie semble avoir triomphé sur les pulsions de mort. Le foot passe, l’Internationale romantique reste…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163918/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le « duel romantique » mis en scène dans le « Giaour » est aussi celui que se livrent à armes plus ou moins égales la poésie et la peinture..Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1598292021-05-18T17:31:52Z2021-05-18T17:31:52ZLa « Blague sur le viol » de Patricia Lockwood : analyse d’un poème coup de poing<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/401326/original/file-20210518-21-1pl221k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C9%2C2035%2C1723&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Robert Rauschenberg, Bed, 1955. Moma. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/profzucker/8490142005">Flickr / Steven Zucker</a></span></figcaption></figure><p>Après la déferlante du mouvement #MeToo, les victimes de violences sexuelles s’expriment de plus en plus ouvertement. C’est dans ce contexte que nous pouvons (re)lire la <a href="https://www.theawl.com/2013/07/patricia-lockwood-rape-joke/">« Blague sur le viol »</a> (« Rape joke ») de la poétesse, romancière et essayiste Patricia Lockwood – qui n’est pour l’heure pas traduite en français. Issue d’un milieu modeste, l’autrice américaine au style polymorphe, dotée d’une solide culture littéraire, n’hésite pas à aborder des <a href="https://www.poetryfoundation.org/poets/patricia-lockwood">sujets sensibles</a> (« Les dépenses du gouvernement » sur l’économie publique, « Ode sur une urne grecque » sur le regard masculin en littérature, « L’arc » sur l’aménagement des villes, « L’église de la boîte de crayons ouverte », sur la religion…).</p>
<p>Avec l’humour noir, il s’agit de rire de ce qui n’a rien de drôle (l’injustice, la malchance, la mort), l’angoisse venant amplifier le rire. C’est le cas, par exemple, dans le sous-titre de la comédie truculente de Stanley Kubrick, <a href="https://www.lafermedubuisson.com/docteur-folamour-ou-comment-jai-appris-a-ne-plus-men-faire-et-a-aimer-la-bombe"><em>Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe</em></a>, qui plaisante au sujet de la folie de l’industrie de l’armement.</p>
<p>Dans ce poème en vers et en prose, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, Lockwood semble s’inscrire dans cette tradition comique, tout en soulignant l’impossibilité de rire d’un viol – le sien, par un homme qui était à la fois un ami de la famille et son petit ami.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1375569969451302918"}"></div></p>
<h2>Un récit cathartique</h2>
<p>Le récit se déroule en trois étapes. Il y a d’abord les moments qui précèdent le viol, qu’elle aurait peut-être vu venir si elle avait su lire les signes, suggère-t-elle : « il portait un couteau, et te le montrait, et le faisait tourner dans sa main comme on tourne les pages d’un livre ». Le futur violeur avait chez lui une collection de livres sur les tueurs en série, ce qu’elle prenait pour une passion pour l’histoire, sans soupçonner sa culture de la violence. « J’étais stupide », dit-elle, comme pour réduire la tension et susciter l’empathie des lecteurs.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=458&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=458&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=458&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=576&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=576&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398076/original/file-20210430-18-1jpz6lg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=576&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"><em>My Bed</em> par Tracey Emin (1998), de l’art sur la sphère intime.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le portrait du violeur, qui travaillait alors comme videur, est assez sordide : « il crachait le jus du tabac à travers son bouc dans une bouteille… de la marque Mountain Dew », admirait « The Rock » (un catcheur), avait failli tuer quelqu’un et tenait un journal, dans lequel il disait avoir eu l’intention de violer une autre jeune femme.</p>
<p>Puis il y a le passage, court et grotesque, dédié au viol proprement dit. La « Blague sur le viol, c’est que tu étais face contre terre. » Ici, l’acte traumatisant n’est pas occulté. La poétesse, avec ce texte, tente de montrer l’exemple et invite les victimes à parler, <a href="https://books.openedition.org/pur/45439?lang=fr">bien que ce soit très difficile</a> quand on est victime de violences sexuelles.</p>
<p>Pendant le viol, sa bouche était coincée sur le matelas, grande ouverte. Elle évoque cette position accidentelle pour créer une mise en abîme qui suggère le côté dérisoire de la littérature face à une telle adversité : « Comme si ta bouche s’ouvrait dans le futur, pour réciter un poème qui se nomme la “Blague sur le viol” ».</p>
<p>Enfin, après le viol, la peine ressentie par l’autrice est amplifiée par la bêtise du violeur et l’indifférence de la société : </p>
<blockquote>
<p>« La blague sur le viol, c’est que le lendemain il t’a offert l’album <em>Pet Sounds</em>. Non, mais vraiment. <em>Pet Sounds</em>. Il a dit qu’il était désolé et puis il t’a offert <em>Pet Sounds</em>. » </p>
</blockquote>
<p>Cet <a href="https://www.youtube.com/watch?v=hONnenV2lZg">album des Beach Boys</a> est une sorte d’antidépresseur musical que Michael Moore a utilisé avec une ironie appuyée dans son film <em>Roger et moi</em> (1989), qui parle des licenciements en masse chez General Motors.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=797&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=797&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=797&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1002&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1002&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398077/original/file-20210430-23-10ykbh3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1002&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Miriam Cahn, <em>Aus der wüste</em> (du désert), crayon sur papier, 2015.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Galerie Jocelyn Wolff, Galerie François Doury</span></span>
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</figure>
<p>Dédramatiser se révèle impossible : « La blague sur le viol, c’est que bien sûr il y avait du sang, qui, chez les êtres humains, circule près de la surface. » Pas si superficielle, cette présence du sang teinte toute la scène de rouge.</p>
<p>Adoptant un ton plus sérieux, la poétesse raconte les conséquences de ce viol sur sa vie et son psychisme : « La blague sur le viol, c’est que tu es devenue dingue pendant les cinq années suivantes, que tu devais sans cesse changer de ville, changer d’État, et que des journées entières se sont engouffrées dans la même question – comment ça a pu arriver. C’était comme si tu allais dans ton jardin et que, d’un coup, il n’y avait plus qu’un grand vide… où se rejouait le même événement, encore et encore ».</p>
<h2>Exprimer le malaise</h2>
<p>La forme alterne entre tragique et comique. S’annonçant comme poème, la « Blague sur le viol », commence par trois vers de dix syllabes, marquant une cadence solennelle, puis diverge, comme pour signaler une perturbation, vers un modèle de discours alternatif, celui de l’histoire drôle. L’idée de la tentative de blague qui ne marche pas est concrétisée par des pseudotraits d’esprit qui tombent à plat : « Ne le prenez pas mal ! », « Ça va être encore plus drôle », « Reconnaissez-le ».</p>
<p>La phrase « Ça va être encore plus drôle » marque à la fois une maladresse (on n’arrive pas à faire rire son public), et un malaise (celui de la victime qui cherche un soutien en vain).</p>
<p>La chute : « Allez, c’est un peu drôle/Reconnaissez-le » nous invite à faire une lecture en biais : cette injonction (à reconnaître les faits, au fond) s’adresse au violeur et à la société entière. Tout le monde est concerné.</p>
<p>Le poème parle aussi d’une recherche de vérité frustrée : « La blague sur le viol c’est que tu lui as demandé pourquoi il l’avait fait. La blague sur le viol c’est qu’il a dit qu’il ne savait pas pourquoi, parce que qu’est-ce qu’une blague sur le viol dirait d’autre ? La blague sur le viol dit que c’est TOI qui étais ivre, et la blague sur le viol dit que tu te souviens de travers ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Nnv5eyE7QbA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Dans le récit, le père de la victime incarne les effets du non-dit : </p>
<blockquote>
<p>« La blague sur le viol c’est que quand tu l’as raconté à ton père, il a fait le signe de croix au-dessus de ta tête et a dit, “Je t’absous, toi et tes péchés, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit” ce qui, même en étant à côté de la plaque, était empreint de gentillesse. » </p>
</blockquote>
<p>C’est une critique directe du puritanisme américain.</p>
<p>Lockwood évoque le fait que son propre texte détourne l’accusation malheureusement si fréquemment adressée aux victimes d’avoir été aguicheuses : « Si tu écris un poème qui s’appelle “blague sur le viol”, tu ne demandes qu’une chose : que le fait de l’avoir écrit devienne la seule chose de toi dont on se souviendra. » Lockwood affirme en outre, par ce geste littéraire et par cette déclaration, son statut d’autrice – au-delà de celui de victime d’un viol.</p>
<p>Ces mots répétés, « La blague sur le viol, c’est… » rythment le texte. Cette anaphore mime les efforts renouvelés pour sortir du labyrinthe de cette expérience traumatique et se mue en personnification du violeur : « La blague sur le viol, c’est qu’il portait un bouc. Un bouc. » Cette accusation implicite, traitant le violeur de « blague » ambulante, sonne juste.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/du-stigmate-a-la-performance-button-poetry-nouvel-eveil-de-la-poesie-americaine-95553">Du stigmate à la performance : « Button Poetry », nouvel éveil de la poésie américaine</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Avec ce texte fort, Lockwood apporte de l’oxygène aux victimes de violences sexuelles et leur redonne du pouvoir. Ce poème a d’ailleurs contribué à donner de <a href="https://thenorwichradical.com/2021/03/16/black-lives-matter-poems-review-ambrose-musiyiwa/">l’élan à une poésie polémiste d’aujourd’hui</a>.</p>
<p>Cette « Blague sur le viol » est tout à la fois la chronique directe d’un événement vécu, un poème abouti aux figures de style maîtrisées et le détournement littéraire de la tradition de l’humour social sans tabou d’un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=G3QgxmiBfNY">Lenny Bruce</a> ou d’une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=VPWwzEuqRXk">Margaret Cho</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/159829/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Reckford ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec son poème « Rape joke », mieux connu dans les pays anglo-saxons, l’Américaine Patricia Lockwood raconte un traumatisme personnel et prête sa voix aux victimes de violences sexuelles.David Reckford, Doctorant, poésie et peinture américaines, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1581162021-04-07T18:16:48Z2021-04-07T18:16:48ZPolémique « Amanda Gorman » : ce que traduire veut dire<p>Les traductions, notamment de l’anglais, inondent chaque année le marché du livre en Europe. Il n’est ainsi pas étonnant que les maisons d’édition, à l’instar de la <a href="https://www.fayard.fr/actualites/hill-we-climb">prestigieuse édition Fayard en France</a>, s’arrachent les droits de publications du poème « The Hill We Climb », lu lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président américain élu Joe Biden en janvier 2021 et composé par <a href="https://www.nouvelobs.com/joe-biden/20210120.OBS39138/amanda-gorman-jeune-poetesse-afro-americaine-a-fait-sensation-a-l-investiture-de-joe-biden.html">Amanda Gorman, plusieurs fois primée pour ses écrits</a>.</p>
<p>Face au défi de sa traduction dans les langues vernaculaires européennes, un débat, pour ne pas dire une controverse, s’est ouvert quant aux choix des traducteurs et traductrices sélectionnés par les éditeurs pour faire connaître ce poème. Ainsi, après l’épisode qui a vu <a href="https://www.theguardian.com/books/2021/mar/01/amanda-gorman-white-translator-quits-marieke-lucas-rijneveld">Marieke Lucas Rijneveld se retirer de cet exercice, sous la pression</a>, après avoir été recrutée par l’éditeur Meulenhoff pour en proposer une version néerlandaise, l’éditeur en charge de la publication catalane du poème a remercié son traducteur expérimenté, Víctor Obiol, pour répondre aux volontés de Viking Books, l’éditeur américain en charge de l’œuvre de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman, <a href="https://www.bbc.co.uk/news/world-europe-56340162">d’après la BBC</a>.</p>
<p>À chaque fois, l’argument de la controverse est le même : pourquoi ne pas avoir choisi une <a href="https://www.theguardian.com/books/2021/mar/10/not-suitable-catalan-translator-for-amanda-gorman-poem-removed">traductrice noire, de préférence jeune et activiste</a> ? C’est alors à juste titre que <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-emission-du-lundi-08-mars-2021">France Culture</a> pose la question : « Faut-il être noire pour traduire le poème d’Amanda Gorman ? » Ce sujet d’actualité sert ici d’exemple pour s’interroger plus largement sur le sens et l’objectif de la traduction, tout particulièrement lorsque le texte concerné est d’ordre poétique, ce qui amène à s’interroger sur la légitimité qu’une personne peut avoir à s’engager dans un tel travail.</p>
<h2>L’objectif de la traduction</h2>
<p>Si le débat sur les théories de la traduction ne cesse de faire varier la position du curseur <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2003-2-page-7.htm">entre les deux extrêmes</a> que sont le littéralisme, où le mot trône au-dessus de toute autre considération, et la traduction libre, pour laquelle l’essence du texte est le seul ingrédient nécessaire, la question de la traduction d’un texte littéraire, poétique qui plus est, doit s’attarder sur la raison d’être de la poésie.</p>
<p>En effet, le traducteur cherchant à capturer les aspects primordiaux d’un poème pour pouvoir les retranscrire, doit en comprendre les fonctions primordiales : s’il cherche à véhiculer un message, notamment dans un temps politique comme celui de l’inauguration présidentielle où « l’unité » semblait être le maître-mot, les éloges qui ont fusé à la suite de cette lecture n’ont cessé de mettre en exergue « la force du verbe » du poème en question, comme on peut le voir dans un <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/01/29/amanda-gorman-une-jeune-poetesse-au-service-de-la-justice-sociale_6068122_4500055.html">article du <em>Monde</em></a> ou dans un court <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210121-la-jeune-po%C3%A9tesse-amanda-gorman-fait-sensation-lors-de-l-investiture-de-joe-biden">message de Michelle Obama sur Twitter</a>. C’est que la poésie, au risque de tomber dans une banalité des plus classiques, est le lieu des sentiments, de l’émotion. Cette émotion, cette charge, ce bouillonnement intérieur doit pouvoir s’unir avec les mots pour que ceux-ci atteignent toute leur vigueur. Comme dirait feu Yves Bonnefoy, lui-même poète, traducteur et critique littéraire, dans <em>La poésie et la gnose</em> : la poésie, « c’est la décision de faire corps avec le langage ».</p>
<p>Une fois que l’être fait corps avec la langue, il peut entrer dans un acte de production, de composition, d’écriture, et finalement, de traduction. Car <a href="https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1991_hos_4_1_1209">comme dirait Jean‑René Ladmiral</a>, philosophe, traducteur et enseignant de traductologie, reprenant à son compte une idée de Proust :</p>
<blockquote>
<p>« Écrire, c’est traduire ce qu’on a dans la tête – sauf que ce que j’ai dans la tête, c’est dans la tête que je l’ai, et c’est dans la mienne (de tête) que je l’ai ! c’est-à-dire que ce n’est pas proprement tangible. »</p>
</blockquote>
<p>Le traducteur d’un poème existant se retrouve alors dans la position du deuxième traducteur, à la différence que le premier a traduit une pensée ou une expérience interne. Ce nouveau traducteur doit alors faire sienne l’ébullition poétique du premier pour permettre à la nouvelle production d’avoir la même force, la même intensité que le premier. Le même impact.</p>
<h2>La légitimité du traducteur</h2>
<p>Si le souffle poétique est la rencontre entre un esprit et les mots, ou plutôt leur fusion, l’acte de traduire ne relève-t-il donc pas de l’impossible ? Le traducteur et chercheur <a href="http://theses.fr/060917423">René Agostini</a> s’est notamment intéressé à cette question dans le contexte de la poésie, dans son petit ouvrage au titre évocateur <em>La traduction n’existe pas, l’intraduisible non plus</em>, soulignant :</p>
<blockquote>
<p>« L’intraduisible relève du mystère de l’être, de l’esprit, du souffle et de la voix, car il y a des voix où le langage n’est plus le langage et où les mots sont métamorphosés en formules magiques, en mantras, <em>sonorités et rythmes qui ont un effet au-delà de toute saisie par la raison</em>. »</p>
</blockquote>
<p>Le traducteur se doit alors de garder une humilité résistante à toute épreuve, à <a href="https://www.liberation.fr/livres/1995/04/06/les-detours-de-babel-l-epreuve-de-l-etranger_130976/">« l’épreuve de l’étranger »</a>, pour reprendre l’expression du linguiste Antoine Berman, car si l’intraduisible n’existe pas, il n’en demeure pas moins que le texte étranger donnera immanquablement du fil à retordre.</p>
<p>Cette difficulté du traducteur vient de sa nature même d’individu, qui a vécu ses propres expériences et qui possède sa propre plume. C’est là que la question se pose dans notre cas d’étude : demander un profil personnel particulier est-il légitime, à savoir que le traducteur doive être une traductrice, et plus précisément : <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/03/11/ils-cherchaient-un-profil-different-le-traducteur-en-catalan-de-la-poetesse-amanda-gorman-remercie_6072702_3246.html">« une femme, jeune, activiste, et de préférence noire »</a> ? La question n’est pas ici posée sur le plan militant, même si c’est le point de certains comme la <a href="https://www.lepoint.fr/culture/traduction-d-amanda-gorman-ce-que-revele-la-polemique-aux-pays-bas-04-03-2021-2416426_3.php">journaliste néerlandaise Janice Deul</a>, « qui se débat pour la diversité dans le monde de la mode et de la culture ». Sur ce point, un article du <a href="https://www.nytimes.com/2021/03/26/books/amanda-gorman-hill-we-climb-translation.html"><em>New York Times</em></a> souligne que ce débat « a montré le manque de diversité dans le monde de la traduction littéraire » en Europe.</p>
<p>Il est évident que la polémique en cours est en réalité plus d’ordre politique (ou social, dirait-on) que littéraire, cette actualité ayant permis à certaines voix de s’élever pour réclamer une justice sociale qui se fait attendre. Ce qui pourrait s’apparenter à de la discrimination au niveau professionnel est donc un débat bien plus complexe, qui dépasse d’ailleurs largement le monde littéraire, la sous-représentation des minorités pouvant en soi être considérée comme de la discrimination. On ne peut en effet occulter le manque de visibilité de certaines minorités, qui se fait ressentir à présent dans des <a href="https://www.nytimes.com/2021/03/15/technology/artificial-intelligence-google-bias.html">domaines aussi censément objectifs que l’intelligence artificielle</a> où des algorithmes peuvent « reproduire et amplifier un racisme systémique » <a href="https://www.thelancet.com/action/showPdf?pii=S2589-7500%2821%2900023-6">d’après certains experts</a>.</p>
<p>Cependant, la question qui nous intéresse ici concerne peut-être, au final, un monde idéal où l’égalité des chances serait déjà une réalité établie, et nous nous demandons alors qui est le plus à même d’apporter la meilleure traduction possible du texte en question.</p>
<h2>L’identité du traducteur</h2>
<p>Cette question se heurte à un problème de taille : si seule une personne de couleur noire, jeune et militante peut traduire les propos d’Amanda Gorman, cela impliquerait-il que seule une telle personne pourrait en comprendre et en assimiler les nuances et diverses subtilités ? Une fois la question ainsi posée, le problème paraît évident : comment un texte lu lors d’une inauguration présidentielle pourrait-il prétendre vouloir toucher tout le monde, si seule une « communauté » de semblables pouvait accéder au sens ? Cette vision communautariste du métier de traducteur renvoie à nouveau à la notion d’identité : la nouvelle plume doit-elle s’identifier au texte qu’elle traduit au point d’avoir la même couleur de peau pour pouvoir entreprendre l’acte de traduire ?</p>
<p>Finalement, une fois que la notion d’identité est lancée dans le débat, l’équation se retrouve sans solution, car la communauté humaine comprend autant d’identités que d’individus. Pour reprendre les propos de Platon dans <em>Le Parménide</em>, qui insiste sur le fait que l’identité implique la différence : « L’identité rendra donc dissemblable, ou elle ne sera pas contraire à la différence. »</p>
<h2>L’humanité au cœur de l’acte de traduire</h2>
<p>Toutefois, cette communauté a l’humanité en commun, qui relie les individus entre eux et qui leur permet de s’écouter, de se comprendre et de partager des émotions.</p>
<p>Une autre question ferme alors le bal : peut-on juger le travail d’une personne sur ce qu’elle est plutôt que sur ce qu’elle fait ? En effet, le traducteur catalan Víctor Obiol avait terminé sa traduction, et il a même été rémunéré pour celle-ci, mais d’après lui, c’est finalement son profil qui a fait défaut comme le rapporte <a href="https://www.lefigaro.fr/culture/juge-pas-adequat-le-traducteur-catalan-de-la-poetesse-amanda-gorman-recuse-20210316"><em>Le Figaro</em></a>. Et si les identités sont aussi nombreuses que le nombre d’individus, qui pourrait alors prétendre traduire un texte si ce n’est l’auteur premier ? Le risque serait au final de juger en amont l’éthique professionnelle du traducteur ou de la traductrice, cette « éthique du langage », pour reprendre les propos du linguiste Henri Meschonnic dans son <em>Éthique et politique du traduire</em>, éthique qui « concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité ».</p>
<hr>
<p><em>L’auteur effectue <a href="https://cerla.univ-lyon2.fr/equipe/doctorant-es/mahdi-ahmed">sa thèse</a> sous la direction de Jim Walker</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158116/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ahmed Mahdi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur une polémique qui permet de poser des questions essentielles au sujet de l’art de la traduction.Ahmed Mahdi, Chercheur en terminologie et traductologie, CeRLA, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1533462021-02-11T20:31:32Z2021-02-11T20:31:32ZGeoffrey Chaucer et les origines littéraires de la Saint-Valentin<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/381070/original/file-20210128-15-vwi4o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=35%2C612%2C1122%2C811&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Codex Manesse, UB Heidelberg.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/28433765@N07/8253593377/in/photolist-dzkPL6-KpNSFT-cp8gks-9zvBHW-8DgAUF-2hDu11x-KGsa4M-h41Zdp-zrczHj-2hDrdgx-KDhFvW-KoaLkj-K96jma-VbK93u-8DgAU6-pAbKco-K8SaE9-Kob4wo-dozmDZ-PRtVYC-9zvBKL-97PSKj-dACwMT-97LKxe-8DgATt-L5wxmM-9zsCVP-U5euzS-25yHJdT-9zvBMJ-L2GAAb-KXLt36-LAKNcR-27XZ8Rj-5EdLSe-8DjGRC-9tBuBx-2hDukHP-2hDumbs-8DjH15-8DjH9h-8DgB6g-8DgB1M-5eqj5n-4KRYhZ-t5mqbP-7p2bFf-8DgAZM-7p1Y2W-bpwJUb">Peter/Flickr</a></span></figcaption></figure><p>La Saint-Valentin approche et avec elle les éternelles questions relatives à ses origines. Tout le monde y va de sa théorie mais semble s’accorder sur le fait qu’à un moment donné un prêtre du nom de Valentin a violemment été mis à mort, cruelle augure pour une fête de l’amour !</p>
<p>Remontons donc ensemble le temps de quelques siècles. La Saint-Valentin appartient depuis le Moyen Âge à une tradition poétique dite « valentine », tradition où se mêlent les conventions héritées de l’amour courtois articulées autour d’une date bien précise, le 14 février. Avant d’être un <a href="https://www.jckaufmann.fr/ouvrages/saint-valentin-mon-amour/">phénomène sociologique fixe</a>, la Saint Valentin a vu ses codes se formaliser progressivement, notamment grâce à l’œuvre d’un poète médiéval anglais, fort (mé)connu en France, Geoffrey Chaucer.</p>
<h2>Le printemps… en février ?</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Les Très Riches Heures du Duc de Berry" src="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>Les Très Riches Heures du duc de Berry</em>.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Les_Très_Riches_Heures_du_duc_de_Berry_février.jpg">R.-G. Ojéda/RMN</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Inutile de s’attarder plus longtemps sur l’association de la <a href="https://theconversation.com/la-saint-valentin-et-les-divinites-de-lamour-109978">Saint Valentin avec les divinités de l’amour</a> ou sur le fait qu’on ne sache pas précisément de quel Valentin nous parlons (il en existe au moins deux, un prêtre de Rome, un évêque de Terni, tous deux mis à mort). Contentons-nous de noter qu’au début des années 1380, Chaucer composa un poème narratif intitulé « Le Parlement des oiseaux » dans lequel des oiseaux justement se réunissent lors d’un parlement présidé par Nature le jour de la Saint-Valentin afin de choisir leur partenaire dans une douce ambiance printanière.</p>
<p>Je vous vois d’ici penser : « Le printemps en février ? » Et bien oui ! La <a href="https://books.google.fr/books?id=_bqdZbKPztMC&pg=PA15">date du début du printemps</a> n’était alors pas aussi clairement établie qu’elle ne l’est aujourd’hui et la tradition antique, notamment sous la plume de <a href="http://evene.lefigaro.fr/celebre/biographie/pline-l-ancien-431.php">Pline l’Ancien</a>, <a href="https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1993_num_19_1_1739">Ovide et Ptolémée</a>, plaçait même son arrivée début février. La Rome et Grèce antique marquaient d’ailleurs les saisons à mi-chemin entre équinoxe et solstice, ce qui nous donnait alors le retour du printemps aux alentours du 6-9 février. De nombreux calendriers, en particulier ceux écrits en Angleterre dans les villes de Winchester et Durham entre les IX<sup>e</sup> au XIV<sup>e</sup> siècles, notaient d’ailleurs que février marquait la reprise de l’activité agricole et le retour du chant des oiseaux, et ce même si les livres d’heures associent très souvent février à un mois d’hiver (comme le montre l’illustration ci-contre).</p>
<h2>Les oiseaux et l’amour valentin</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="La Conférence des oiseaux peinte par Habib Allah" src="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La Conférence des oiseaux peinte par Habib Allah.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conf%C3%A9rence_des_oiseaux#/media/Fichier:Conference_of_the_birds.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Chaucer s’inspira donc d’une tradition calendaire particulière et en regardant un calendrier en février, il n’aurait pas eu de mal à voir en Valentin un choix de patron idéal pour cette saison : retour du printemps, du chant des <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-dislam/des-oiseaux-qui-parlent">oiseaux</a> et début de l’accouplement d’un grand nombre d’espèces (comme la grive draine, la corneille), tout semblait coller.</p>
<p>Il n’inventa pas à proprement parler la tradition amoureuse associée à la Saint-Valentin (qui remonte au moins à l’Antiquité), mais il fixa en revanche sa date et l’articula, via son utilisation des oiseaux, avec les traditions populaires liées au printemps. Mais pourquoi le 14 ? Et bien, d’une part, parce que la date correspond aux estimations du début du printemps en Angleterre de son vivant. Et d’autre part, il faut avouer que les autres noms que l’on retrouve dans les calendriers anglais et les martyrologies entre le 7 et le 14 février ne se prêtaient pas vraiment à la poésie. Pourriez-vous imaginer offrir des chocolats à l’élu·e de votre cœur pour la <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01709204/document">Saint Austreberte le 10, Eulalia le 12 ou Eormenhilde le 13</a> ? Pas vraiment. Qui plus est, la Saint Valentin était alors suffisamment récente pour représenter aux yeux d’un poète un canevas blanc. Aucune légende populaire n’était véritablement attachée à ce jour précis (si ce n’est les récits des martyrologies sur la mort du Saint), ce qui en faisait la date et le patron idéal pour ce que Chaucer avait en tête.</p>
<p>Même s’il n’invente pas complètement la totalité de cette fête, Chaucer semble bien être le premier avec « Le Parlement des oiseaux » à concentrer son attention sur <a href="https://interestingliterature.com/2014/02/the-literary-origins-of-valentines-day/">cette tradition</a>, à la rendre annuelle et à définir Saint Valentin comme patron des amoureux. Il insiste d’ailleurs sur l’importance de la cérémonie visant à unir les oiseaux, cérémonie qu’il décrit comme étant annuelle. Nature « pleine de grâce, invita chaque oiseau à prendre place, la même qu’ils occupent chaque année, se tenant là pour la Saint-Valentin » (v. 319-22). Chaucer définit de même les règles de cette célébration lorsqu’il fait dire à Nature : « Vous savez bien qu’à la Saint-Valentin, par mon statut et sous ma gouvernance, vous choisissez tous vos partenaires – et vous vous envolez suivant vos voies » (v. 386-9). Puis enfin, une fois la journée finie, Chaucer nous invite à célébrer le retour prochain de l’été : « Saint Valentin, toi si haut dans le ciel, ainsi les oiseaux ont pour toi chanté : bienvenu, été, dont le doux soleil, a le froid de l’hiver secoué » (v. 683-5).</p>
<p>Chaucer définit donc clairement l’aspect traditionnel de cette cérémonie annuelle. Il y est explicite, et définit subtilement chaque aspect de la fête, ce qui tend à nous faire penser que la tradition n’avait alors rien de bien traditionnel. Ce poème nous donne l’impression que Chaucer définit et explique à son public ce qu’est la Saint-Valentin. La suite de détails fait donc du « Parlement » le premier poème valentin, ce qui a permis aux poèmes suivant (de Chaucer ou de ses continuateurs) d’être bien plus concis quant aux spécificités de cette fête.</p>
<h2>Chaucer et la suite des festivités</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Geoffrey Chaucer tel que représenté dans Les Contes de Canterbury" src="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Geoffrey Chaucer tel que représenté dans Les Contes de Canterbury.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/britishlibrary/12458838675/in/photolist-jYWNFn-Ma1tRa-c3K8e5-xKNyHZ-qjsGpu-914iPt-bA6F8M-H3fGu4-9isup9-23iEmgD-8TgNQc-aaz4NT-LhCQj3-2hHuh4G-23rUdyo-51CSt9-fcW7BD-2f73tGZ-ptvNbr-qjhnNX-s6PspM-k4UTSr-Ngf99a-24MoHjb-bUB2hS-258qRME-Dvo7Z5-tsJAjj-9qaN1-7fJHp8-5TSZGH-bsJ6iP-cPeiUQ-7Mknxr-29X9EbB-2jgtkqD-RN2FAP-5ZsTLB-dWhirL-22JuRfL-2b34GKq-G3pLrF-JSikHy-uE3Hat-Q4sGMk-68NtsK-k54wBd-owim26-9fPuaN-pXN7V1">British Library/Flickr</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour résumer donc, la relation entre Valentin et la fertilité n’est, en quelque sorte, que le résultat d’une coïncidence et résulterait essentiellement de la proximité de sa fête avec des pratiques agricoles ancestrales propres à février et visant à préparer la terre au retour de l’été.</p>
<p>Chaucer fut néanmoins le premier à associer définitivement ces spécificités calendaires avec <a href="https://www.jstor.org/stable/2847741">l’amour, les oiseaux à la date du 14 février</a>. « Le Parlement des oiseaux » lui permit de définir les aspects de cette cérémonie. Une fois la chose faite, il put se permettre, en 1385 dans le prologue d’une « Complainte de Mars », d’entrer directement dans le vif du sujet en invitant les oiseaux à chanter à « l’aube grise » (v. 1) avant d’ajouter : « Saint Valentin, un chant d’oiseau j’ouïs/en ce jour, avant le lever du soleil » (v. 13-4).</p>
<p>Ce positionnement de la fête le 14 février, cet enthousiasme et cette célébration de l’été vient nuancer la dureté de l’hiver, qui touche bientôt à sa fin. Dans sa « Complainte », Chaucer développe une histoire d’amour malheureuse entre Mars et Vénus, équilibrée par l’imagerie printanière du début du poème. Cet hiver du cœur au printemps est révélateur du génie de Chaucer. Dans le « Parlement des oiseaux » et la « Complainte de Mars » il déplaça purement et simplement une imagerie poétique printanière habituellement associée à avril ou mai en février, un choix d’autant plus percutant qu’il permit un contraste entre les deux saisons et donc entre leurs émotions respectives.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153346/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Redécouvrons les origines de la Saint-Valentin au travers de l’œuvre de Geoffrey Chaucer. Le Parlement des oiseaux, une ode au printemps et à la fertilité, Chaucer un poète en quête de festivités.Jonathan Fruoco, Chercheur associé au CEMA, Sorbonne Université, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1545812021-02-08T20:14:16Z2021-02-08T20:14:16ZCulture en Amérique : des désastres à l’espoir<p>Le secteur culturel américain sort exsangue de deux désastres : la politique de Donald Trump et la pandémie. L’élection de Joe Biden suscite un grand espoir, mais la route est encore longue pour sortir de cette crise sans précédent.</p>
<p>Donald Trump, sa famille, son entourage et son administration ont représenté et revendiqué une forme aiguë d’anti-intellectualisme, ce mal typiquement américain identifié comme « un ressentiment envers la vie de l’esprit et ceux qui en sont considérés comme ses représentants, et une disposition à minimiser constamment la valeur de cette activité » par le grand historien Richard Hofstadter.</p>
<p><a href="https://ia802903.us.archive.org/6/items/richard-hofstadter-anti-intellectualism-in-american-life-vintage-1966/Richard%20Hofstadter%20-%20Anti-Intellectualism%20in%20American%20Life-Vintage%20%281966%29.pdf">Dans un livre fondateur</a>, couronné par le Prix Pulizer en 1964, Hofstadter trouve en partie les racines de ce mal dans le protestantisme évangélique américain qui privilégie l’esprit et l’émotion à la rigueur intellectuelle.</p>
<h2>La fin du cauchemar de l’anti-intellectualisme</h2>
<p>Par calcul politique et inclinaison personnelle, le <a href="https://www.shondaland.com/act/a34761670/the-rise-of-anti-intellectualism/">président sortant</a> a revendiqué haut et fort son désintérêt total voire son hostilité pour la chose culturelle, dont les tenants et acteurs sont systématiquement jugés beaucoup trop à gauche par la droite républicaine. Trump avait même fait de l’arrêt de tout financement fédéral de la culture une <a href="https://www.nytimes.com/2020/10/30/arts/biden-arts-culture.html">promesse de campagne</a>.</p>
<p>Ce rejet est nourri par une intolérance réciproque : il est devenu <a href="https://thehill.com/opinion/technology/487640-hooray-for-hollywood-unless-youre-a-conservative">professionnellement suicidaire</a> pour tout membre de la sphère culturelle et médiatique de se présenter comme soutien de l’ancien président. L’acteur Antonio Sabato, Jr. a déclaré récemment que ce soutien avait effectivement détruit sa carrière : « J’ai été mis sur la liste noire. Tous mes représentants m’ont quitté, des agents aux managers. J’ai littéralement dû déménager, trouver un nouvel emploi pour survivre et m’occuper de mes enfants. C’est terrible. C’est époustouflant. C’est une honte. C’est difficile, car si vous êtes dans cet environnement à Hollywood et que vous avez quelque chose à dire qu’ils n’aiment pas, ils vont vous le faire savoir. » Le placard politique est maintenant une nécessité pour beaucoup dans une industrie qui est parmi les plus à gauche du pays.</p>
<p>Affirmer que la communauté artistique américaine est soulagée par le départ de Trump est un euphémisme. « Notre long cauchemar national s’achève » <a href="https://www.theartnewspaper.com/news/art-world-rejoices-in-biden-s-win-of-us-presidency">déclare l’artiste peintre Deborah Kass</a>. « L’élection a été un triomphe pour notre pays et pour la démocratie », ajoute Robert Lynch, président du groupe de pression American for the Arts. De fait, la mobilisation des communautés artistiques pour élire Joseph Biden Jr. et Kamala Harris a été sans précèdent. Durant sa campagne, ils ont ainsi reçu le soutien d’une multitude de <a href="https://www.theguardian.com/culture/2020/nov/13/joe-biden-arts-culture-us-president">célébrités</a> : Bruce Springsteen, Brad Pitt, Taylor Swift, John Legend, George Clooney, Lady Gaga, Tom Hanks, Billie Eillish, Jennifer Hudson, Dwayne Johnson et bien d’autres encore.</p>
<p>Que signifie, pour le secteur, « en ce moment périlleux, d’avoir quelqu’un dans le Bureau ovale qui considère la culture comme essentielle […] <a href="https://www.bostonglobe.com/2021/02/04/arts/what-president-biden-can-do-save-arts/">La réponse est courte :potentiellement tout</a>. ». Dans la tradition démocrate, de Kennedy à Obama, les attentes de célébration de la puissance symbolique de l’art sont à leur comble en ce début du mandat de Biden.</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/CHJ5-5VFZqI/ ?utm_source=ig_web_copy_link","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<h2>Un secteur culturel dévasté par la pandémie</h2>
<p>Mais <a href="https://www.theartnewspaper.com/news/art-world-rejoices-in-biden-s-win-of-us-presidency">« la réalité modère le soulagement »</a> comme le déclare l’artiste William Powhida. « La tâche qui attend cette administration est immense : pandémie, racisme et changement climatique dans un pays profondément divisé. »</p>
<p>Le secteur culturel a été <a href="https://www.nytimes.com/2021/01/13/arts/design/arts-stimulus-biden.html">dévasté</a> par la situation sanitaire. Dès les premiers mois de la pandémie, le taux de chômage parmi les artistes a dépassé 60 %. Les créateurs sont confrontés à des taux de chômage bien supérieurs à la moyenne nationale – plus de 52 % des acteurs et 55 % des danseurs étaient sans travail au troisième trimestre de l’année, à un moment où le taux de chômage national était de 8,5 %.</p>
<p>En Californie, les domaines des arts et du divertissement ont même généré un pourcentage plus élevé de demandes de chômage que le secteur de l’hôtellerie. Plusieurs centaines de salles de musique indépendantes ont déjà fait faillite ; nombre de galeries d’art et de compagnies de danse ont elles aussi définitivement fermé leurs portes. Et la crise n’affecte pas que les artistes. Les industries culturelles américaines emploient 5,1 millions de personnes, et 95 % d’entre elles ont déclaré une perte significative de revenu. Un désastre pour un secteur économique qui représente plus de 4,5 % du produit intérieur brut du pays, selon le <a href="https://www.bea.gov/data/special-topics/arts-and-culture">Bureau of Economic Analysis des États-Unis</a>.</p>
<p>Dans cette phase d’intense crise économique, le secteur craint de passer encore pour la cinquième roue du carrosse. Les organisations telles qu’American for the Arts se mobilisent pour que les arts soient inclus dans le plan de relance de près de deux trillions de dollars que la nouvelle administration entend bientôt présenter au Congrès américain (Chambre des Représentants et Sénat). Mais la majorité démocrate y sera très courte, et l’opposition républicaine probablement féroce.</p>
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<figcaption><span class="caption">Présidentielle américaine : « La pandémie a doublé le chômage aux États-Unis ».</span></figcaption>
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<p>On reparle de la <a href="https://www.washingtonpost.com/entertainment/biden-fauci-secretary-of-arts-cabinet-post/2020/12/01/a04f3bf8-2da3-11eb-bae0-50bb17126614_story.html">création d’un ministère de la culture</a>, sans vraiment trop y croire ou même le souhaiter : « Dans les pays en déclin démocratique – catégorie dans laquelle, après le siège du Capitole, je lutte pour ne pas inclure les États-Unis – les ministères de la Culture sont récemment devenus des instruments de <a href="https://www.theguardian.com/culture/2020/nov/13/joe-biden-arts-culture-us-president">colère politique</a> » constate Jason Farago, critique artistique du <em>New York Times</em>. « En Pologne, régie par le parti de droite Droit et justice, le ministre de la Culture a licencié ou refusé de renommer de nombreux directeurs de musée ; l’année dernière, il a nommé un compagnon de voyage d’extrême droite à la tête du principal centre d’art contemporain de Varsovie. Le gouvernement hongrois a utilisé ses règles de financement pour contrôler ce qui apparaît sur les scènes de théâtre ; au Brésil, le dernier ministre de la Culture a repris la rhétorique de Joseph Goebbels. Un ministère de la Culture, sous une future présidence américaine, pourrait être aussi antagoniste à la culture que l’Agence de protection de l’environnement de l’administration sortante l’a été pour la protection de l’environnement ».</p>
<h2>L’espoir Biden</h2>
<p>Tout au long de sa campagne, le nouveau président a vanté le New Deal de Franklin D. Roosevelt comme modèle de renouveau américain. Pour que l’administration fasse preuve de cette sorte de résolution rooseveltienne – et, avec le contrôle du Sénat, elle peut se le permettre – elle va devoir soutenir financièrement des millions d’Américains et parmi eux des artistes, des musiciens et des acteurs. « Bon sang, ils doivent manger comme les autres », déclara Harry Hopkins, Ministre du Commerce du gouvernement Roosevelt, quand un fonctionnaire lui demanda si les artistes méritaient un soutien fédéral.</p>
<p>La pression s’accentue sur l’administration Biden pour qu’elle agisse rapidement afin de soulager le secteur artistique en difficulté, notamment en rouvrant les lieux culturels fermés, en assurant la santé de la National Endowment for the Arts et par diverses mesures de soutien. <a href="https://www.bostonglobe.com/2021/02/04/arts/what-president-biden-can-do-save-arts/">« Nous avons besoin d’aide maintenant »</a>, demande par exemple le dramaturge Jeremy O. Harris (auteur de <em>Slave Play</em>) avec un programme national sur le modèle du projet de théâtre fédéral de l’époque du New Deal.</p>
<p>Joe Biden n’a pas une réputation d’esthète, mais il a toujours compris l’intérêt économique, social et politique du secteur artistique. Bien qu’il n’ait jamais fait de la culture un élément important de ses propositions de loi au sénat, il a souvent voté en faveur du soutien et du financement du secteur. Vice-président pendant la crise économique de 2008, il a fait débloquer une enveloppe de 50 millions de dollars pour soutenir le secteur artistique, contre l’avis du Sénat. <a href="https://www.nytimes.com/2020/08/18/us/elections/the-zoom-where-it-happens-biden-speaks-with-lin-manuel-miranda-about-the-latino-vote.html">Dans un récent entretien</a>, <a href="https://twitter.com/FR_Conversation/status/1327111379212525568">Biden</a> a déclaré : « les arts sont le futur de ce que nous sommes. Ils sont le reflet de notre âme ». Bien qu’il soit trop tôt pour définir précisément quelle sera la relation de cette nouvelle administration avec le secteur culturel, elle ne peut être que meilleure que celle entretenue par <a href="https://news.harvard.edu/gazette/story/2020/12/the-arts-may-heal-under-biden-harris-administration-say-experts/">l’administration sortante</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1351995663475728386"}"></div></p>
<p>Amanda Gorman, la jeune <a href="https://edition.cnn.com/2021/01/20/politics/amanda-gorman-inaugural-poem-transcript/index.html">poétesse</a> afro-américaine qui fut la révélation des cérémonies d’investiture de la nouvelle administration, est peut-être le plus beau symbole de cette fin des hostilités entre pouvoir et culture. À peine 22 ans et déjà lauréate du concours national du jeune auteur de poésie en 2017, elle est devenue la plus jeune poète à écrire et à réciter une de ses œuvres lors d’une investiture présidentielle, suivant les traces plus expérimentées de Maya Angelou et Robert Frost. Et ses mots de renouer avec l’éternel optimisme américain :</p>
<blockquote>
<p>« D’une manière ou d’une autre,<br>
nous avons résisté et vu<br>
une nation qui n’est pas brisée,<br>
mais simplement inachevée.<br>
Nous les successeurs d’un pays et d’un temps<br>
où une frêle fille noire,<br>
descendante d’esclaves<br>
et élevée par une mère célibataire,<br>
peut rêver de <a href="https://www.cnn.com/2021/01/20/politics/amanda-gorman-inaugural-poem-transcript/index.html">devenir présidente</a>. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/154581/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Le monde de la culture américaine est fortement touché par la Covid-19. Si Donald Trump n’a pas apporté de solutions, Joe Biden apparaît comme une source d’espoir pour la sphère culturelle.Anne Gombault, Professeur de management stratégique, directrice des programmes du MSc Arts & Creative Industries Management à Paris et de la partie française de l'Institut Franco-Chinois de Management des Arts et du Design à Shanghai, Kedge Business SchoolPhilippe Ravanas, Professeur Agrégé et Titulaire Emérite de la Chaire de Gestion des Arts du Columbia College de Chicago. Professeur Invité de l'Académie Centrale d'Art Dramatique de Pékin, d'HEC Montréal et de Kedge Business School., Columbia College ChicagoLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1503182020-11-18T21:33:35Z2020-11-18T21:33:35ZLittérature et forêts : la géographie de l’intime de Julien Thèves<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/369832/original/file-20201117-17-11bpvpq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=20%2C0%2C1897%2C1310&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Forêt de nuit.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/?utm_source=link-attribution&utm_medium=referral&utm_campaign=image&utm_content=4703209"> René Rauschenberger./ Pixabay</a></span></figcaption></figure><p>Auteur, scénariste et traducteur explorant l’espace urbain et les paysages naturels (<em>Les Rues bleues</em>, 2020 ; <em>Le Pays d’où l’on ne revient jamais</em> 2018, Prix Marguerite-Duras), Julien Thèves a également réalisé des documentaires sonores pour France Culture. Actuellement reçu durant deux mois, entre bois et vignes, au sein du dispositif <a href="http://recitchazelles.univ-lorraine.fr/a-propos-recitchazelle/">Récit’Chazelles</a>), résidence d’auteurs francophones et européens incluant un laboratoire hors les murs (Crem), l’écrivain développe à Scy-Chazelles, malgré le confinement, un projet créatif centré sur les forêts, une géographie littéraire et une exploration de l’intime.</p>
<h2>La forêt et l’identité : de l’autobiographie à l’écopoétique ?</h2>
<p>Porté par des artistes qui désiraient sortir l’art des galeries et des musées, le Land art s’est construit, dans le champ de l’art contemporain, autour d’un travail créatif basé sur la spatialité et les composantes du paysage et de la nature. De nombreux créateurs contemporains (Nils Udo, Richard Serra, Johanna Calle) et designers (Patrick Nadeau,Alexis Tricoire) revisitent l’approche végétale et le monde forestier, comme en témoigne une récente exposition de la fondation Cartier (<a href="https://www.fondationcartier.com/expositions/nous-les-arbres">« Nous les arbres », Paris, 2019</a>), tandis que d’autres mènent une approche scientifique originale sur la biodiversité, à l’instar <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-culture/stefano-mancuso">du botaniste italien Stefano Mancuso</a>), de l’anthropologue canadien Eduardo Kohn (<em>Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain</em>, 2017) ou du philosophe-pisteur Baptiste Morizot (<em>Manières d’être vivant</em>, 2020).</p>
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<p>En littérature aussi, les forêts accompagnent la création contemporaine (Alice Ferney, <em>Le règne du vivant</em> ; Sylvain Tesson, <em>Dans les forêts de Sibérie</em>) suscitant un imaginaire et une véritable réflexion écopoétique interrogeant « les liens <a href="https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2008-2-page-15.htm">entre conscience environnementale et esthétique littéraire »</a>).</p>
<p>En effet, de l’<em>ecocriticism</em> ou <em>environmental literary studies</em> (Lawrence Buell) dans le champ critique anglo-saxon, à l’écocritique (Greg Garrard) ou encore à la géopoétique (Kenneth White), une grande diversité d’approches de l’espace, du paysage et de la nature s’est développée récemment dans les études littéraires francophones (Stéphanie Posthumus). En France, la géographie littéraire (Michel Collot) procure également une autre façon de penser fiction et réalité à partir de l’environnement.</p>
<p>Pour Julien Thèves, l’auteur est celui qui se frotte à la spatialité et qui interprète les signes de manière sensible au contact de la forêt et de sa propre intériorité, comme il l’affirme dans son projet de résidence articulant géographie des lieux et autobiographie :</p>
<blockquote>
<p>« La forêt m’attire, me fascine. Forêt de feuillus ou de conifères, bien sûr, mais aussi forêt mentale, enchevêtrement d’idées, chemins potentiels, humus des songes et de la mémoire, ombre protectrice de la conscience. Les forêts sont bien sûr l’inconnu, le continent à traverser, elles symbolisent l’inspiration, la découverte et l’exploration. Elles sont tout ce qu’on porte en soi, emmêlé, opaque, vivant, ce sont nos racines aussi qui parlent en forêt, nos racines ancestrales qui font qu’on vient de là. »</p>
</blockquote>
<p>De la confession, au journal, à la chronique, la palette autobiographique offre à l’écrivain un genre littéraire hybride qui sait se jouer de l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage.</p>
<h2>Tradition littéraire et formes alternatives in situ</h2>
<p>Sous diverses facettes, les bois ont toujours constitué un lieu privilégié dans la tradition littéraire : mystérieux à l’image de Brocéliande dans la littérature médiévale, sous la plume de Chrétien de Troyes ; fascinants et inquiétants à travers les contes d’enfants ou de fées (<em>Blanche Neige</em>, <em>le Petit Chaperon Rouge</em>…) ; édens perdus et nostalgiques chez Rousseau, Kipling, Gracq.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/370824/original/file-20201123-17-bsl2pf.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Aurélien Carlier, ingénieur forestier ONF et Julien Thèves, écrivain en résidence.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Carole Bisenius-Penin</span></span>
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<p>Issu de la tradition américaine du <em>nature writing</em> (H. D. Thoreau et R.W. Emerson), confrontant l’homme à l’immensité du continent et à la rudesse de sa faune, l’arpentage de l’espace se pare d’une réflexion plus éthique chez des auteurs actuels dénonçant les ravages écologiques comme Richard Powers (<em>L’Arbre-monde</em>, 2018). Mais comment l’esthétique peut-elle renouveler la perception de la nature et de la forêt ?</p>
<p>Lieu où l’on se rend pour se perdre et espace propice au renouvellement de soi, la futaie favorise chez Julien Thèves une réflexion sur les formes littéraires autobiographiques alternatives in situ, à la croisée des chemins. Une sorte d’éventail dépliant exercices d’introspection, méditations poétiques et chroniques exposées <a href="http://recitchazelles.univ-lorraine.fr/chroniques-mosellanes/">sur le blog résidentiel de Récit’Chazelles</a>.</p>
<p>L’auteur propose en fait une sorte d’installation à la frontière qui exploite la fragmentation et la dérive, mais aussi la forme textuelle de la chronique configurant un récit d’évènements passés classés dans un ordre chronologique, parfois emprunté au modèle des récits de voyage, à la promenade et au témoignage.</p>
<blockquote>
<p>« Bonheur de marcher à plat sous les frondaisons – rien que le mot, déjà. Marcher dans une lumière tamisée, filtrée, diffractée, pailletée, mouvante, verte. Écouter les bruits, si minces, presque échoïques. Oui, la forêt est silencieuse, à peu près, mais ce silence rebondit, retentit, presque. Il est puissant, ce silence, il est sonore. On parle à mi-voix, pour ne pas déranger. Ou alors on continue nos longues conversations quand on marche à plusieurs, le dimanche, en forêt. On ne s’en fait pas, on continue le chemin. On est entré dans un autre espace. La ville est loin. La vie quotidienne, aussi. On est dans le vert, dans la lumière, dans la paix. On marche dans la forêt éternelle – oh, on sait bien qu’elle n’est pas éternelle, ni primaire – la dernière forêt primaire d’Europe est en Pologne ; je crois – mais il nous plaît de le croire. On retombe en enfance. C’est une forêt de conte […] » (J. Thèves « Chronique 2 »)</p>
</blockquote>
<p><a href="http://recitchazelles.univ-lorraine.fr/2020/10/13/chronique-2/">recitchazelles.univ-lorraine.fr/2020/10/13/chronique-2/</a></p>
<p>Collectant, façonnant, modelant, créant des formes littéraires alternatives autour de cette exploration du moi au fil des chroniques, l’écrivain nous rappelle notre fragilité et nous invite à redécouvrir ce que nos sens ne perçoivent plus. À mi-chemin entre journalisme et littérature, autobiographique et autofiction, cette « forêt de conte » diffuse également une interrogation sur l’image de soi qui s’y élabore, car en somme elle exhibe la possibilité selon Jérôme Meizoz « d’envisager l’énonciateur dans le texte (le “je”) et la personne biographique comme deux niveaux d’une même instance auctoriale » (Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, p. 28).</p>
<h2>De l’écrivain aux publics</h2>
<p>Enfin, cette réinvention de l’environnement passe une poétique du mouvement dans l’espace initiée et partagée par Julien Thèves avec différents publics (écoles, université, séniors). La résidence d’auteurs en tant que dispositif de médiation culturelle devient ainsi l’occasion de mettre en place une stratégie de réappropriation de la nature, s’actualisant par le biais de la création littéraire, notamment lors d’un atelier d’écriture transgénérationnel dans les bois.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=251&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=251&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=251&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=316&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=316&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/369833/original/file-20201117-15-booe6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=316&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Atelier d’écriture transgénérationnel, étudiants de l’Université de Lorraine et séniors.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Carole Bisenius-Penin</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette déambulation rassemblant des étudiants de l’université de Lorraine et des séniors de Scy-Chazelles a été construite par l’auteur, en partenariat avec l’Office national des forêts, selon diverses strates : des contraintes littéraires, une écriture collaborative par groupes, des stations en fonction de la biodiversité à observer, des données techniques et scientifiques au moment des échanges grâce à l’expertise de l’ingénieur forestier de l’ONF. La promenade littéraire enclenche, par la dimension symbolique propre au déplacement, une narration inventée ou réinventée qui met les sens à l’épreuve selon l’anthropologue David Le Breton (<em>Éloge de la marche</em>, 2000), tout en visant à créer du lien social, à partager le lieu, à fabriquer des souvenirs. Une stratégie de réappropriation de la forêt par l’expérimentation littéraire passant par sa faune, comme en atteste cet extrait textuel mixte (étudiantes et sénior) :</p>
<blockquote>
<p>« C’est mon premier automne. Les feuilles jaunes, orange, rouges, marron, me font un cocon protecteur dans lequel je me fonds. Ma fourrure rousse épouse les teintes de l’automne, et ma truffe noire se ravit de ces odeurs humides. Pourtant mes compagnons les arbres sont eux aussi menacés ; il a fait très chaud cet été, certains de mes amis se sont asséchés, privés qu’ils étaient de l’eau qui leur est nécessaire. Combien de temps vont-ils pouvoir m’offrir leur ramure bienveillante ? Je me sens très seul, loin de ma mère, à la recherche d’une nourriture rare. Désormais les chasseurs avec leurs fusils vont prendre possession de la forêt. Vite, vite, il me faut trouver un abri ; je vais être à découvert, comment faire pour survivre ? L’hiver peut m’être fatal. Je suis un nuisible, disent-ils. »</p>
</blockquote>
<p>(Mélissa, Maud, Laura et Madeleine, « Le jeune renard »)</p>
<p>Dès lors, la création littéraire rend dicible l’immersion sensorielle qui constitue un moyen de capter les rapports complexes entre des manières de sentir et d’agir, dans l’interaction sociale de ce bain de forêt, modifiant sans cesse les regards et les pratiques.</p>
<p>Finalement, à la suite des <a href="https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2007-1-page-15.htm">travaux de la sociologue Rachel Thomas</a> sur la marche, on peut dire que cette expérience de littérature mobile permet d’entrelacer à la fois « la dimension physique et fonctionnelle du déplacement », « la dimension esthétique du mouvement dans l’espace », « la dimension sociale de la mobilité » et « la dimension sensible du cheminement ». En cela, entre espaces réels et imaginaires, ne faut-il pas considérer la résidence d’auteurs comme un lieu possible d’expérimentation de la littérature de l’environnement, au-delà des forêts ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150318/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Bisenius-Penin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour l’écrivain Julien Thèves, en résidence à Scy-Chazelles, l’auteur interprète les signes de manière sensible au contact de la forêt et de sa propre intériorité.Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1480432020-11-12T21:54:25Z2020-11-12T21:54:25ZDu rap à Rimbaud ou de Baudelaire au slam : les lycéens, des poètes contemporains ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/368321/original/file-20201109-19-m77v6m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C5%2C995%2C723&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans la presse lycéenne, la poésie apparaît avant tout comme une expression et se fait tour à tour chanson, confession, déclaration d’amour, tribune politique ou éditorial. </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>À constater son absence dans des listes de best-sellers monopolisées par romans ou essais, à voir la place très discrète qu’elle tient dans les rayons des librairies, on pourrait se dire que la poésie est aujourd’hui en perte de vitesse. Le genre n’a certes plus dans l’espace public l’aura qu’il avait par le passé, et la crise de la poésie est devenue l’un des motifs obligés du discours sur cette même poésie contemporaine, comme l’a montré <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/1991-v27-n1-etudfr1067/035839ar/">Jean‑Marie Gleize</a>.</p>
<p>Il existe pourtant un média singulier, participatif et artisanal où la pratique de ce genre mène une existence certes souterraine, mais significative : la <a href="https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=PUV_BLANC_2016_01_0379">presse lycéenne</a>. Alors que se déroule en ce mois de mars 2021 la <a href="https://www.printempsdespoetes.com/Edition-2021">23ᵉ édition</a> du Printemps des poètes, penchons-nous sur cet espace d'expression singulier.</p>
<p>Explorer les journaux lycéens, c’est en effet découvrir un envers insoupçonné de la poésie contemporaine, une bigarrure de formes où les lieux communs servent à construire une identité singulière, et une pratique d’écriture bien vivante chez des adolescents qu’on n’attendrait pas forcément sur le terrain poétique.</p>
<p>Cette exploration, nous l’avons entreprise dans une <a href="https://www.pippa.fr/LE-COIN-DES-POETES-L-expression">étude publiée en 2014</a>, qui s’est appuyée sur le fonds de journaux scolaires déposés au Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (<a href="https://www.clemi.fr/">Clemi</a>). Grâce au dépouillement d’environ 750 titres publiés entre 2008 et 2011, et issus de lycées généraux, technologiques ou professionnels, nous avons pu recenser près de 700 poèmes signés par les élèves, et assez variés pour aller du sonnet au slam en passant par la fable, le haïku ou le poème en prose.</p>
<h2>La rage de l’expression</h2>
<p>La fréquence de la poésie dans ce corpus s’explique, au moins en partie, par le cadre et l’influence de l’institution scolaire. De l’école primaire au lycée, l’école entretient en effet le prestige symbolique de la poésie, en l’intégrant à la pratique de la lecture et à la maîtrise de l’expression écrite ou orale.</p>
<p>Plus largement, l’incitation à l’écriture poétique se traduit aussi par des actions d’éducation culturelle qui peuvent laisser leur trace dans les journaux scolaires, comme les ateliers d’écriture ou les concours littéraires, souvent organisés à l’occasion du <a href="https://www.printempsdespoetes.com/Le-Printemps-des-Poetes">Printemps des poètes</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guyancourt : des poètes en herbe (TV78, 2018).</span></figcaption>
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<p>Ce qui est plus paradoxal, c’est la présence de ces textes, à la tonalité fortement lyrique et intime, dans des journaux qui se présentent plutôt comme des laboratoires de l’expression publique et citoyenne. Tout se passe alors comme si, entre l’énonciation journalistique et l’énonciation poétique, il n’y avait pas de solution de continuité.</p>
<p>Le paradoxe s’atténue sans doute si l’on considère qu’aux yeux des lycéens, la poésie apparaît avant tout comme une expression : nombre de poèmes sont publiés dans des rubriques intitulées ainsi. Cette valorisation de l’expression fait de la poésie lycéenne une écriture transitive, un moyen au service d’une fin : c’est pourquoi elle peut se faire tour à tour chanson, confession, déclaration d’amour, tribune politique ou éditorial.</p>
<p>L’expression peut être politique, humanitaire, écologique, lorsque le poème s’empare de sujets d’actualité. Mais elle est le plus souvent de l’ordre de la confidence personnelle. Loin en effet de la dépersonnalisation dont <a href="https://www.editionsunes.fr/catalogue/hugo-friedrich/">Hugo Friedrich</a> faisait l’un des marqueurs de la poésie moderne, la poésie de ces lycéens se veut une émanation directe et sincère de la subjectivité. Et cette expression du moi est souvent vécue comme un engagement de tout l’être, avec une portée libératrice ou même thérapeutique, l’écriture devenant souvent catharsis, confession ou verbalisation d’une émotion.</p>
<h2>Choix de pseudonymes</h2>
<p>Ce moi qui s’exprime, et précisément parce qu’il dévoile une intériorité, prend des identités parfois fuyantes. À ce titre, les signatures et les noms d’auteurs sont révélateurs. L’usage du nom complet tout comme celui de l’anonymat sont finalement peu répandus. Les lycéens préfèrent signer par un prénom seul, ce qui confirme le lien du poème à la sphère intime et familière, ou bien employer des initiales, ce qui réserve l’identification aux happy few.</p>
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<p>Mais l’un des choix les plus fréquents est celui du pseudonyme : Mr Drack, Ataraxie, Plume, Feather, Chakal, Penny Lane, Pelléas, L’ermite lumineux… Par-delà la diversité des identités et des avatars, on observe au fil de certains titres l’émergence de quelques figures d’auteur qui publient avec régularité, et sont parfois les seules à assurer la continuité d’une rubrique poétique sur une ou plusieurs années scolaires.</p>
<p>L’engouement des lycéens pour l’écriture poétique s’explique ainsi par plusieurs facteurs : l’incitation scolaire, le désir de s’exprimer, de faire reconnaître sa parole et de se construire une identité singulière, et plus largement la relative accessibilité d’un genre perçu comme un répertoire de formes brèves, proches de la chanson et propices à l’expression de soi.</p>
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<a href="https://theconversation.com/litterature-sapproprier-les-classiques-un-defi-pour-les-lyceens-118308">Littérature : s’approprier les classiques, un défi pour les lycéens</a>
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<p>Sur ce point, la pratique des poètes lycéens rejoint exemplairement celle des écrivains amateurs étudiés par la sociologie des pratiques culturelles, avec les travaux d’<a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2003-1-page-195.htm">Aude Mouaci</a> ou de <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2007-2-page-179.htm">Claude Poliak</a>.</p>
<h2>Entre l’école et la chanson</h2>
<p>Bien que la poésie des journaux lycéens ne possède pas d’unité formelle, elle se caractérise par un rapport particulier aux formes poétiques. Le vers y domine presque sans partage, et l’alexandrin reste le mètre de référence, même s’il est plus ou moins maîtrisé : c’est là que se traduit surtout l’influence scolaire. Celle-ci favorise également la reprise de formes littéraires ou de structures discursives découvertes tout au long de la scolarisation, comme le sonnet, le haïku, l’acrostiche, la litanie ou la fable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Portrait de Charles Baudelaire par Nadar.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Portrait_of_Charles_Baudelaire_by_Nadar.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>L’héritage scolaire transparaît enfin dans la référence à des noms récurrents, inspirés par les programmes ou érigés en canon par le passage obligé du bac de français : La Fontaine et Baudelaire en tête, mais aussi la poésie du XX<sup>e</sup> siècle avec Éluard, Desnos, Prévert, Queneau, Vian ou l’Oulipo.</p>
<p>Si les modèles scolaires façonnent une part de la poésie lycéenne, son autre grande référence est la chanson. L’identification entre poésie et chanson, ou du moins la porosité entre les deux domaines, est l’un des traits les plus constants des pratiques et des représentations populaires ou ordinaires de la poésie : les lycéens ne dérogent pas à la règle.</p>
<p>Leur tropisme musical les conduit volontiers vers le <a href="https://www.cairn.info/revue-poetique-2011-2-page-185.htm">rap</a>, souvent invoqué comme modèle ou associé à la poésie dans une même rubrique. On voit également poindre dans le corpus un autre modèle de culture populaire : le <a href="http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/slam/">slam</a>, dont le dispositif est parfois évoqué dans la production des textes.</p>
<h2>Règne de la rime</h2>
<p>Ce qui relie toutes ces formes à l’horizon commun de la poésie, c’est l’usage de la rime ou de l’assonance. La rime est reine dans la poésie lycéenne, au point de constituer presque à elle seule le critère distinctif de la poésie. À l’inverse, le poème en prose reste marginal dans le corpus, comme si la poésie commençait là où s’arrête la prose, ou comme si l’usage du vers était nécessaire pour distinguer le poème des autres discours qui composent le journal lycéen.</p>
<p>En tant que discours, précisément, les poèmes lycéens se caractérisent par un rapport ambivalent à la langue. Certains, d’un côté, multiplient les signes d’appartenance à la langue littéraire étudiée à l’école : usage du passé simple et de tournures soutenues, multiplication des métaphores, références à la mythologie…</p>
<p>D’autres, au contraire, font entrer la poésie dans le grand bain du registre familier, des tournures orales, du verlan, du parler des banlieues, du langage SMS, dans un jeu décomplexé qui ne doit pas cacher, de la part de certains poètes, la revendication d’un droit à la parole pour la jeunesse. Le corpus se caractérise ainsi par la diversité des sociolectes rencontrés, et offre un aperçu du plurilinguisme de la société française actuelle.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1216249590296588288"}"></div></p>
<p>À la fois bonne élève et mauvais genre, la poésie lycéenne s’attache à des modèles – la fable, le sonnet, la rime, la chanson – souvent délaissés par les courants contemporains. Expressive, transitive, communicative, elle ne réduit pas la littérature à la littérarité. En ce sens, elle nous rappelle, comme le disait André Breton en 1920, que « la poésie doit mener quelque part ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/148043/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Olivier Belin a reçu des financements de la Fondation des Sciences du Patrimoine. </span></em></p>Regard sur la presse lycéenne où la pratique de l'écriture poétique reste très vivante, beaucoup plus qu'on ne l'imagine.Olivier Belin, Maître de conférences en littérature française, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1457902020-09-10T18:38:33Z2020-09-10T18:38:33ZPhilosophie : comment Lyotard transforme notre regard sur l’enfance<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/357009/original/file-20200908-16-1w6914u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=333%2C697%2C6407%2C4335&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Lyotard s’intéresse non pas à l’éducation des enfants mais à l’enfance en elle-même, à ce qui lui appartient en propre.</span> <span class="attribution"><span class="source"> Annie Spratt / Unsplash</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Contrairement à ce que laisse entendre le titre de son livre <em>Le Postmoderne expliqué aux enfants</em> (1986), la pensée de Jean‑François Lyotard n’est pas des plus accessibles, a fortiori pour nos chères têtes blondes. Philosophe communément associé au mouvement hétéroclite et <a href="https://journals.openedition.org/palimpsestes/4769">discutable</a> qu’est la <em>French theory</em>, il semble avoir été éclipsé en son sein par les pensées de Foucault, Deleuze ou Derrida dont la popularité outre-Atlantique et la postérité ont longtemps paru plus assurées.</p>
<p>Réputée difficile, l’œuvre de Lyotard a néanmoins laissé un legs plus important qu’il n’y paraît, notamment grâce à un travail critique sur les concepts de « postmoderne » et de « différend » qu’il a contribué à populariser.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/debat-quand-le-libre-choix-cache-la-societe-disciplinaire-que-denoncait-michel-foucault-138089">Débat : Quand « le libre choix » cache la société disciplinaire que dénonçait Michel Foucault</a>
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<p>Pourquoi, en revanche, convoquer Lyotard afin de penser l’enfance aujourd’hui ? Tout d’abord parce que la notion d’enfance apparaît comme le dernier bastion de sa pensée, un dernier détour qui n’apparaît de manière explicite qu’avec la parution de ses <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2950"><em>Lectures d’enfance</em></a> en 1991. On serait ainsi tentés de voir dans cette pensée de l’enfance un dernier héritage du philosophe, une <em>terra incognita</em> restant à explorer.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/357008/original/file-20200908-14-9b0mxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jean Francois Lyotard, photographié par Bracha L. Ettinger.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jean-Francois_Lyotard_photographed_by_Bracha_L._Ettinger.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Les récents travaux de recherche qui lui sont consacrés font état de cet engouement à l’égard d’une notion dont le déploiement et les significations restent encore largement à repérer et définir. Les travaux de <a href="https://www.cairn.info/lyotard-et-l-alienation--9782130583882.htm">Claire Pagès</a> et de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/adieu-lenfance-14-lyotard-lenfance-na-pas-dage">Paul Audi</a>, ainsi que de <a href="https://www.theses.fr/2017PA100047">récentes recherches universitaires</a>, partent ainsi à travers leurs enquêtes sur l’enfance à la recherche de celui qu’il est courant de nommer le « dernier Lyotard ».</p>
<p>L’enjeu est à la fois de saisir cette pensée de l’enfance singulière mais aussi d’en hériter, de la prolonger et éventuellement de l’ouvrir à d’autres horizons, comme dans mon propre <a href="http://www.theses.fr/s219109">travail de thèse</a> autour de la photographe <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/helen-levitt/">Helen Levitt</a>.</p>
<h2>Changer de perspectives</h2>
<p>Ce que l’on peut reconnaître en premier lieu dans cette conception de l’enfance, c’est le sérieux accordé par Lyotard à ce qui n’a que peu intéressé la philosophie en tant que telle, à ce qui ne l’a intéressé qu’indirectement. Si les philosophes se sont en effet depuis longtemps penchés sur la question de l’enfance, c’est presque toujours, semble-t-il, pour penser son éducation, c’est-à-dire la manière de la faire sortir d’elle-même pour aller vers l’âge adulte.</p>
<p>Dans le sillage de l’<em>Émile</em> de Rousseau qui conçoit la formation des enfants dans la perspective d’une amélioration du genre humain et l’enfant comme un adulte en puissance, quiconque penserait l’enfance s’intéresserait inévitablement à son éducation, c’est-à-dire <em>in fine</em> à la perspective de son effacement. C’est ainsi, paradoxalement, toujours à l’adulte ou à un « devenir-adulte » que l’on porte intérêt en se penchant, à travers la question de leur éducation, sur le berceau des enfants.</p>
<p>Comme le <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Nouvelle-Revue-de-Psychanalyse/L-Enfant">reconnaît</a> Philippe Ariès, l’enfance a longtemps été ignorée des historiens et « c’est par le biais de l’éducation que l’enfant est entré dans le monde changeant de l’Histoire ». Il resterait donc à former une nouvelle pensée de l’enfance qui ne soit pas un manuel d’éducation, à changer de regard ou, mieux, à inventer un regard qui considère l’enfance pour elle-même.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1288377888853680129"}"></div></p>
<p>Relire la pensée de Lyotard viendrait en premier lieu compenser une apparente négligence sur le sujet, réparer un oubli pour nous permettre de changer de prisme sur l’enfance. Lyotard opère un tournant en s’intéressant non pas à l’éducation des enfants mais à l’enfance en elle-même, à ce qui lui appartient en propre. L’éducation étant toujours déjà une forme d’aliénation dans laquelle serait pris l’adulte, il faudrait, pour atteindre ou retrouver l’enfance, se défaire d’un certain regard sur elle.</p>
<p>Comment Lyotard peut-il nous aider à nous défaire de notre regard d’adulte sur l’enfance ? Comment peut-il échapper à ce paradoxe si commun qui fait que notre enfance semble se dérober à nos yeux dès lors que nous essayons de la regarder en face, tel Orphée se retournant aux Enfers ? Comment enfin saisir, comment dire sans la trahir ce que Lyotard nomme parfois « la chose enfance » ?</p>
<h2>L’enfance comme voix</h2>
<p>Changer de regard sur l’enfance, voici ce à quoi nous invite donc d’abord Lyotard. Le geste de déplacement qu’il opère avec sa nouvelle définition de l’enfance est à la fois révolutionnaire et complexe : l’enfance n’est pas pour lui un âge de la vie mais un rapport au discours et à la langue.</p>
<p>L’enfance selon Lyotard, c’est « l’autre de tout discours », un silence irréductible qui habite, creuse, travaille de manière souterraine la langue : « ce qui ne se parle pas » écrit-il encore dans <em>Lectures d’enfance</em>, revenant à l’étymologie première d’<em>infans</em> qui désigne le jeune enfant privé de parole. Car il ne s’agit pas seulement pour Lyotard de changer de regard sur l’enfance mais aussi de renverser la logique du regard, d’adopter un nouveau paradigme en définissant l’enfance comme « voix ».</p>
<p>Si l’adulte ne parvient pas à regarder son enfance en face, peut-être est-ce tout simplement parce que l’enfance n’est pas une image mais une voix. Une voix inaudible à laquelle il convient de prêter une écoute particulière, de tendre une oreille attentive et à laquelle Lyotard reconnaît un mode de manifestation privilégiée dans la littérature et dans l’art en général.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/357493/original/file-20200910-16-17qkg95.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L'enfance est en nous comme une voix très lointaine à laquelle il convient de prêter une écoute particulière.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Ballon_(Vallotton)#/media/Fichier:F%C3%A9lix_Vallotton_-_The_Ball_-_Google_Art_Project.jpg">Félix Vallotton, Le Ballon, 1899 / Musée d'Orsay</a></span>
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</figure>
<p>L’enfance est en nous comme une voix qui résonnerait fort et de très loin, et à laquelle nous aurions la responsabilité non seulement de donner une écoute, mais de répondre. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’expression de « dette d’enfance » employée de manière récurrente par Lyotard : l’adulte, par l’art, n’aurait de cesse de s’acquitter d’une dette originaire inscrite en nous à la naissance.</p>
<p>Que faire, pour répondre à cette voix de l’enfance inscrite en nous comme une dette, un appel auquel nous serions sommés de répondre ?</p>
<h2>L’art ou l’enfance retrouvée</h2>
<p>Si nous peinons à lui répondre, ce n’est pas tant parce que l’enfance est une voix inaudible ou aphone que parce que nous, adultes, sommes coupables de surdité à son égard. D’une certaine manière, on peut envisager avec Lyotard l’art comme la seule manière adéquate de répondre de (ou à) l’enfance en nous. Car l’enfance n’est pas seulement une voix mais un mode de sensibilité, une manière de voir le monde et d’être affecté par lui.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/litterature-lenfance-dans-tous-ses-etats-141033">Littérature : l’enfance dans tous ses états</a>
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<p>On pourrait ici rapprocher cette définition des approches de Baudelaire ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Benjamin">Walter Benjamin</a>, qui voient dans l’enfance un régime de sensibilité dont l’artiste ou l’écrivain non seulement peuvent s’inspirer mais qu’ils réactualisent, font renaître et vivre par l’art.</p>
<p><a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Peintre_de_la_vie_moderne">L’adage baudelairien</a> suivant lequel, pour l’artiste, « le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté », parait ainsi résonner avec une certaine lecture lyotardienne de l’enfance. A la différence que, pour Lyotard, l’enfance ne se retrouve pas car nous ne l’avons jamais perdue et que, si elle nous est invisible, c’est qu’elle se loge en nous silencieusement.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/357017/original/file-20200908-16-1wjd6zt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Relire Lyotard, c’est être attentif à une forme paradoxale d’oubli de l’enfance.</span>
<span class="attribution"><span class="source">by Zurna Creative /Unsplash</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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</figure>
<p>Relire Lyotard sur l’enfance aujourd’hui, c’est se confronter à cette pensée de manière critique en la prolongeant pour mieux se l’approprier. C’est être attentif à une forme paradoxale d’oubli de l’enfance, caractéristique du refoulement opéré par ce que <a href="https://flipbook.cantook.net/?d=%2F%2Fwww.edenlivres.fr%2Fflipbook%2Fpublications%2F2080.js&oid=42&c=&m=&l=&r=&f=pdf">Pontalis</a> nommait nos « sociétés puéricultrices » et tenter de prendre, comme l’écrivait la philosophe et psychanalyste <a href="https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/chroniques-9782743649746">Anne Dufourmantelle</a> « le risque de l’enfance ».</p>
<p>Il s’agit d’épouser sa cause, ses peurs, ses désirs, ses délires, ses imperfections. De chercher dans l’art les formes prises par cette enfance fantôme qui hante le langage et les œuvres, de reconnaître ses accents dans un texte ou un tableau, une photographie.</p>
<p>Mon travail de recherche met ainsi en œuvre une lecture de l’enfance héritée de Lyotard en articulation avec des images, en l’occurrence les photographies de l’Américaine Helen Levitt dont les enfants déguisés ou masqués, en jeu et en mouvement perpétuel, dessinent un langage du corps à décrypter, traduire et faire parler, tels des hiéroglyphes, des rébus ou des <a href="http://www.laurencemillergallery.com/artists/helen-levitt#25">énigmes marquées à la craie</a> sur les murs et trottoirs new-yorkais.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145790/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marguerite Demoëte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment former un adulte responsable ? C’est longtemps sous cet angle que la philosophie a pensé l’enfance. Lyotard nous invite plutôt à considérer l’originalité de son rapport au monde et au langage.Marguerite Demoëte, Doctorante et chargée d'enseignement en Philosophie de l'art, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1451482020-08-31T19:05:09Z2020-08-31T19:05:09ZBonnes feuilles : « La main de l’innocent »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/355553/original/file-20200831-14-16jmx9d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=62%2C57%2C1402%2C1009&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Entre Quillebeuf et Villequier, Joseph Mallord William Turner, 1832. C'est là que la fille de Victor Hugo, Léopoldine, se noya. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-between-quillebeuf-and-villequier-d24669">Tate Gallery</a></span></figcaption></figure><p><em>Dans son essai littéraire <a href="https://www.interstices-editions.fr/e-boutique/la-main-de-l-innocent-jean-vivies/">« La Main de l’innocent »</a> (Interstices éditions), Jean Viviès propose une réflexion sur l’innocence et la culpabilité en se penchant sur plusieurs affaires criminelles qui ont marqué la deuxième moitié du XX<sup>e</sup> siècle : affaires Ranucci, Dominici et Russier. Il mêle à sa réflexion l’invocation de nombreux écrivains de langue française : Victor Hugo, Jean Giono, Antonin Artaud, Patrick Modiano, Gilles Perrault, ou encore Roland Barthes. Au-delà de cette réflexion, son livre dessine le portrait d’une époque. Dans cet extrait, il sonde l’indicible et évoque la façon dont les auteurs traitent de la question de la perte et du deuil.</em></p>
<hr>
<p>Les mots s’allient mal avec la perte, ils ne savent pas la dire. Ils sont d’ailleurs là pour cela, pour remplir un vide, pour conjurer la menace. Je m’en convaincs quand je vois Harold Pinter, et surtout l’entends, terrifiant de puissance vocale, à l’université de Cambridge, lire les répliques finales de sa pièce.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/4e6x5j_JKWA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Parfois les mots sont impropres, comme si la mort ne s’accommodait pas bien du langage. Dans ses <em>Entretiens avec Claude Bonnefoy</em>, en 1966, Eugène Ionesco explique que le projet de sa pièce <em>Les Chaises</em> lui vint à partir d’une image :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai eu d’abord l’image de chaises, puis d’une personne apportant à toute vitesse des chaises sur le plateau vide. J’avais d’abord cette image initiale, mais je ne savais pas du tout ce que cela voulait dire […] Je me suis dit : “Voilà, c’est l’absence, c’est la viduité, c’est le néant. Les chaises sont demeurées vides parce qu’il n’y a personne” […] Le monde n’existe pas vraiment. Le thème de la pièce était le néant et non pas l’échec. »</p>
</blockquote>
<p>« Viduité » est le mot qui vient dans la bouche de Ionesco. Bizarre, comme une cantatrice chauve. « Viduité » n’a pas ce sens, il désigne le fait d’être veuf ou veuve, non remarié. Vacuité serait un terme plus juste. La mort s’est comme déplacée dans le langage, le mot n’est pas resté à sa place.</p>
<h2>« Mourir », verbe intransitif</h2>
<p>Mourir, verbe intransitif. « Vivre » est de plus en plus transitif dans la langue contemporaine : vivre sa vie, vivre une expérience, je l’ai bien vécu, ils ont vécu cela de telle ou telle façon. Mais mourir… On meurt d’une fièvre, de mort lente, d’une belle mort. La mort dans notre langue a bien son article, le fameux article de la mort. Elle a aussi dans sa panoplie le danger, le silence, l’heure, mais son verbe n’a pas de complément d’objet direct. Comme le verbe « dormir », et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Dormeur_du_val">Rimbaud ne démentirait pas le rapprochement</a>, lui qui a associé les deux verbes dans le titre d’abord innocent de son poème (dormeur : dort/meurt).</p>
<p>En français, un enfant qui a perdu ses parents, ou l’un d’eux, est orphelin. Mais on a souvent remarqué que la langue française, comme beaucoup de langues (mais pas en sanskrit, semble-t-il) n’a pas de mots pour <a href="https://www.editions-marchaisse.fr/catalogue-dictionnaire-des-mots-manquants.html">désigner un parent qui a perdu son enfant</a>. On découvre une absence au cœur du lexique, un A noir, une place vide, une viduité du signifié privé de signifiant. La perte d’un enfant est innommable de façon directe. Elle échappe à la langue dans son emprise sur le monde. Or, la mort se joue des chronologies naturelles. Au fil des générations, nombreux furent les parents à vivre la mort ainsi. Cette perte se dit par périphrase, ou par le biais de la littérature.</p>
<h2>« Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent »</h2>
<p>L’exemple célèbre est, bien sûr, celui de Victor Hugo. L’écrivain croyait au « retour de Léopold », un fils aîné né le 16 juillet 1823 et décédé le 10 octobre, quand Adèle, son épouse, donna naissance à une fille le 28 août 1824, prénommée Léopoldine. On donnait fréquemment au XIX<sup>e</sup> siècle le même prénom que celui de l’enfant mort prématurément. « Didine » est son petit nom d’enfant, dont le père attendri aime tracer les lettres sur le sable devant l’océan.</p>
<p>Léopoldine a grandi. Elle vient de se marier avec Charles Vacquerie. Peu de temps après, le 4 septembre, survient l’accident, lors d’une sortie en bateau sur la Seine, à Villequier. Le jeune couple se noya. Charles plongea et replongea pendant plusieurs minutes mais il finira par se noyer avec sa jeune épouse. Je regarde la Seine à cet endroit précis, où ses boucles, larges, sont trompeuses. On peut visiter un petit musée, aménagé dans la maison de famille des armateurs Vacquerie, tel un mausolée empli de lettres, de manuscrits et de photographies, avec une large vue sur le fleuve. Le peintre anglais Turner a beaucoup peint la Seine, ses bateaux ocre et blancs, la transparence bleu-vert de ses berges. Son aquarelle <em>Entre Quillebeuf et Villequier</em> (c.1832) témoigne de la dangerosité de la Seine à cet endroit où le fleuve dessine son méandre le plus large. On voit même une petite balise rouge, dans le coin gauche du tableau, comme un rappel inaperçu.</p>
<p>Hugo apprend la nouvelle de ce double décès dans le journal Le Siècle le 9 septembre à Rochefort, sur le chemin de retour d’un voyage en Espagne. Il écrit le 10 septembre à Louise Bertin : « J’ai lu. C’est ainsi que j’ai appris que la moitié de ma vie et de mon cœur était morte. » Il ne se rendra sur la tombe de Léopoldine qu’en septembre 1846. Elle n’avait pas 20 ans.</p>
<blockquote>
<p>Je sais que vous avez bien autre chose à faire<br>
Que de nous plaindre tous,<br>
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,<br>
Ne vous fait rien, à vous !<br>
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;<br>
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;<br>
Que la création est une grande roue<br>
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;<br>
Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,<br>
Passent sous le ciel bleu ;<br>
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;<br>
Je le sais, ô mon Dieu !<br>
Villequier, 4 septembre 1847.</p>
</blockquote>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=968&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=968&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=968&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/348928/original/file-20200722-38-1hk9vcg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est extrait de l’ouvrage de Jean Viviès, « La Main de l’innoncent ».</span>
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<p>Le deuxième tome des <em>Contemplations</em> (1856) sera le livre qui pallie l’absence du mot. Le recueil de cent cinquante-huit poèmes s’organise en effet en deux parties, « Autrefois (1830-1843) » et « Aujourd’hui (1843-1855) ».</p>
<p>Avant/après l’irréparable césure, comme deux hémistiches de l’existence.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145148/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean Viviès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment dire la mort, parler de l’inconcevable ? Éléments de réponse du côté de Rimbaud, Hugo, Ionesco.Jean Viviès, Professeur de littérature britannique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1389962020-05-29T00:07:41Z2020-05-29T00:07:41ZCinq leçons sur la distance en littérature<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/338284/original/file-20200528-51496-of7egi.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=41%2C0%2C4000%2C2904&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Jeune fille lisant sur le divan, Isaac Israëls, 1920.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Isaac_Isra%C3%ABls#/media/Fichier:Isaac_Israels_meisje_lezend_op_de_divan_1920.JPG">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p>Tant que durera la pandémie, il va falloir se résoudre à vivre à distance des uns des autres. Le nouveau modus vivendi qui est désormais le nôtre s’avère indissociable du maintien des gestes barrières et autres mesures de « distanciation », physique dont, pour l’essentiel, nous ignorions tout il y a encore quelques (longues) semaines. Raison de plus pour revenir sur une forme de distanciation qu’on appellera « littéraire », bien connue, elle, des spécialistes. Théorisée par Brecht ou Chklovski, mise en œuvre chez Kafka ou Proust, la distance est sans doute inhérente à l’acte d’écrire lui-même. À condition d’ajouter, sans craindre le paradoxe, qu’elle constitue aussi le meilleur antidote qui soit face aux périls de la distanciation sociale.</p>
<p>Oublions les librairies qui n’ont, hélas, pas eu le droit d’ouvrir pendant le confinement. Tâchons de ne pas (trop) penser aux ravages causés par la crise dans le milieu de l’édition, laquelle va frapper beaucoup d’écrivains au portefeuille. Retenons que les livres nous tiennent compagnie. Il est vrai que plus on fréquente la littérature, plus on est frappé par l’étendue du savoir qui est le sien. Savoir sur la maladie, la mort, le deuil, la vie aussi, ce qui n’est pas pour nous surprendre. Plus étonnante, son expertise en matière de distance et de distanciation. Ce savoir s’exprime dans des bouts de citation, à la faveur de cette « culture phrasée » <a href="https://www.grasset.fr/livres/la-puissance-du-detail-9782246854746">chère à Jean‑Claude Milner</a>. Il s’incarne, surtout, dans la chair d’écrits, d’anticipation pour l’un, de remémoration pour l’autre. Soit, au total, cinq leçons sur la distance.</p>
<h2>Les lois de la proxémie</h2>
<p>En 1966, l’anthropologue canadien E.T. Hall jetait les bases d’une nouvelle discipline scientifique, la « proxémie », comprenons l’usage qui est fait de l’espace et des distances sociales. La façon que nous avons d’occuper l’espace en présence d’autrui est constitutive de notre identité, posait-il au seuil de <em>The Hidden Dimension</em>. La « dimension cachée » du titre est celle de l’espace vital nécessaire à l’équilibre de tout être vivant, animal ou humain. Chez l’homme, cette dimension devient intégralement culturelle, car corrélée à une civilisation, une nationalité. </p>
<p>Ce que les Français ou les Italiens perçoivent comme « proche » ou « lointain » diffère, parfois sensiblement, de la perception que s’en font les Britanniques ou les Nord-Américains. Chez les Anglo-Saxons, l’inconfort se fait palpable en cas de contact rapproché avec son interlocuteur, alors que les Latins semblent moins regardants quant au strict respect des frontières de leur intimité – la distance de sécurité sanitaire est fixée à 6 pieds (soit 1, 80 m) aux États-Unis et au Royaume-Uni, alors qu’elle est de 1, 50 mètre en Allemagne et en Belgique et de 1 mètre en France…</p>
<p>Ce qui vaut pour les relations interpersonnelles, avec les modalités de la conversation, se retrouve au niveau de l’habitat, des déplacements, etc. En gros, Hall distingue sur une base physique allant de quelques centimètres à une dizaine de mètres, quatre types de distance, de l’intime à la publique, chaque catégorie s’évaluant selon deux modalités (proche et éloignée). Lettré, il convoque W.H. Auden ou encore Thoreau ou Kafka à l’appui de ses analyses (grossièrement) comparatives. Hall ne cite pas Isaac Asimov, dont le roman <em>The Naked Sun</em> (<em>Face aux feux du soleil</em>, dans la traduction française), paru en 1956, donne pourtant froid dans le dos tant il semble avoir intégré par avance toutes les règles de distanciation physique et sociale actuelles. L’espace de deux, trois mois, la dystopie fictionnelle sera devenue notre existence de tous les jours.</p>
<h2>Un monde de distanciation physique</h2>
<p>Dans un espace-temps qui est celui de la science-fiction, et des cycles robotiques, Asimov imagine une planète colonisée, Solaria, dont les habitants, éduqués dès la naissance dans la phobie du moindre contact, officiellement par crainte des infections microbiennes, vivent à l’isolement et se déchargent sur des robots du soin d’entretenir leurs vastes domaines. Les rapports sexuels, qui restent nécessaires pour procréer, relèvent de la corvée. En revanche, la seule communication admise, de type holographique, se fait sans pudeur et l’exposition de la nudité y est monnaie courante.</p>
<p>Le roman d’Asimov, même sorti du contexte de la guerre froide, continue de nous parler. En particulier, il alerte sur les possibles dévoiements, aux relents de discrimination, des mesures destinées à lutter contre la crise sanitaire actuelle.</p>
<p>Quand on sait que certaines catégories sociales sont plus impactées que d’autres par le Covid-19, qui sait si on ne cherchera pas, tôt ou tard, à les mettre au ban afin de s’en protéger coûte que coûte ? Il est à craindre que les messages martelés sur les gestes barrières à mettre en place, l’injonction, partout répétée, à garder « ses » distances, finissent par laisser des traces, renforçant l’ère du soupçon dans laquelle nous sommes entrés.</p>
<p>Ces manœuvres d’évitement qu’on se surprend soi-même à mettre en pratique et qu’on redoute de voir perdurer sur le long terme, il est impossible que la littérature ne s’en inquiète pas. Inconcevable, par rapport à ce qui fait son ADN, qu’elle ne se mêle pas de résister à la pression, collective, du « Vivons à distance les uns des autres ». Elle le fera sous la forme d’un récit, d’une fable qui portera, avant toute chose, sur l’irrépressible besoin de contacts que le confinement a mis au jour chez les animaux sociaux que nous sommes. Sans négliger la critique en bonne et due forme – littéraire, s’entend – de tout ce qui est susceptible de s’avancer masqué, à l’abri de mesures opportunément dites « barrières ». Rien de tel que la distance de la littérature pour battre en brèche une distanciation de mauvais aloi.</p>
<h2>L’amour de loin</h2>
<p>Continuons avec ces phrases célèbres que colportent les histoires de la littérature. « S’enfermer dans sa tour d’ivoire » en est une. Mais sait-on seulement que Sainte-Beuve, critique et poète à ses heures, en est l’auteur ? À l’instant d’évoquer le caractère batailleur et public de Victor Hugo, il l’opposait à l’un de ses contemporains, Alfred de Vigny : « Et Vigny, plus secret,/Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait. » (1837) Il faudrait développer, mais la place manque, tant l’idée d’une littérature hautaine et désengagée, ayant définitivement pris ses distances d’avec les vicissitudes du monde, demande à être combattue.</p>
<p>Toute autre est la formulation attribuée au troubadour aquitain Jaufré Rudel, au XII<sup>e</sup> siècle, relative à <a href="https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2003-3-page-165.htm">« L’amour de loin »</a> (amor de lonh). Prince de Blaye, Rudel tombe amoureux de la princesse de Tripoli dont il avait entendu parler. Il s’engage alors dans la deuxième Croisade, tombe malade et meurt dans les bras de la princesse qu’il n’avait jamais vue, non sans lui avoir dédié une bonne part de son œuvre poétique.</p>
<p>À son insu, Rudel aura engagé la poésie, et le lyrisme amoureux à sa suite, sur le chemin d’une apologie de la distance, associée à la divinisation de l’objet aimé, placé sur un piédestal. Un chemin escarpé qui connaîtra une série de points culminants : l’amour courtois entre la Dame et son troubadour ; le romantisme du XIX<sup>e</sup> siècle ; mais aussi la poésie de Breton et d’Aragon.</p>
<p>Un reste de ce tropisme subsiste dans <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-L%E2%80%99%C3%89quivoque_%C3%A9pistolaire-2148-1-1-0-1.html">ce que Vincent Kaufmann nomme pour sa part « l’équivoque épistolaire »</a> à l’œuvre dans la correspondance, notamment amoureuse, de Flaubert ou de Kafka. Semblant réclamer à corps et à cris la présence de l’être aimé, leurs lettres se nourrissent, en fait, de son éloignement, jusqu’à craindre que son retour, en faisant cesser le prétexte de la lettre, ne suspende le sentiment amoureux lui-même. À croire que l’écrivain, monstrueux ou inhumain en cela, donne délibérément la préférence, non point à l’incarnation, mais à la distance « grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir »…</p>
<h2>Détachement et esprit critique</h2>
<p>Désireux de rompre avec la veine du théâtre épique, selon la typologie d’Aristote, Berthold Brecht théorise à partir des années 1936 le <em>Verfremdungseffekt</em>, ou effet de distanciation. Et d’exhorter les spectateurs de ses pièces à rompre avec l’empathie (« Glotzt nicht so romantisch »), mais aussi avec l’illusion référentielle et les ressorts de l’action dramatique. Tout est bon pour susciter, dans le public mais y compris chez les acteurs, un salutaire réflexe de détachement, préludant à la prise de conscience critique.</p>
<p>Se désengluer de la chose qu’on chercherait à imposer, se sevrer des intrigues sentimentales, tel est l’objectif avoué. Face au spectacle qui secrète l’aliénation, il dresse un « spectateur émancipé » (Rancière). Taillant des croupières au naturalisme bourgeois, le dramaturge marxiste use de la distanciation, sans jamais perdre de vue la parenté de son mot d’ordre avec le manifeste des formalistes russes. Dès 1917, ces derniers, Viktor Shklovsky en tête, plaidaient pour le même genre de rupture créatrice. L’« étrangisation », qui implique la mise à distance tout à la fois des mots de la tribu et de la perception routinière, aura bel et bien revitalisé la poésie moderne. Mais qui peut sérieusement croire que les poètes, russes ou pas, aient attendu 1917 pour mettre en œuvre la défamiliarisation des usages de la langue et du monde baptisée « ostranénie » ?</p>
<h2>Décanter la matière des souvenirs</h2>
<p>« Une émotion remémorée dans la tranquillité, la quiétude » (« emotion recollected in tranquillity »). Ainsi se définit la poésie selon William Wordsworth, le plus proustien des versificateurs anglais. C’est souvent à distance de l’événement que campe le poète, pour y remâcher, y décanter la matière de ses souvenirs. Ni trop près, ni trop loin. En s’éloignant du présent de l’écriture, l’émotion se purifie de sa violence et se trouve convertie en autre chose, où l’inquiétude n’a toutefois pas entièrement déserté la place.</p>
<p>C’est vrai, grosso modo, de la poésie élégiaque, ainsi le recueil de Michel Deguy, <em>A ce qui n’en finit pas. Thrène</em> (1995), imprimé sur pages non numérotées. La mort de l’épouse s’y trouve renvoyée aux confins de la conscience, là où la distance se fait irrévocable et la perte irréparable, et restituée dans le présent d’un veuvage appelé à durer, interminablement. Les romanciers sont logés à même enseigne, quand il s’agit de restituer l’impact causé par une catastrophe, naturelle ou terroriste.</p>
<p>Après l’effondrement des tours du World Trade Center et les millions de vues du Falling Man anonyme sautant de l’une des fenêtres du bâtiment pour chuter dans le vide, cinq ans s’écouleront avant que Don DeLillo n’en tire une figure aimée de loin et un roman éponyme comme tombé en distance.</p>
<h2>Entre désir et nostalgie</h2>
<p>Terminons avec Marcel Proust, le plus wordsworthien des romanciers français. L’arc monumental dessiné par La Recherche, de la première à la dernière phrase du cycle, parle de distance et de remémoration. Dès les premières pages, avec l’évocation du cérémonial du coucher (« de bonne heure »), apparaît la tension, chez le narrateur, entre désir de proximité et désir d’éloignement. Chaque soir, quand revient l’heure du coucher, à l’idée du baiser que déposera sur sa joue la mère de Marcel, avant de le quitter très vite, ce dernier éprouve un mixte d’impatience et d’appréhension : « longtemps avant le moment où il me faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère ». Tout est dit de l’angoisse d’abandon, de l’éloignement redouté d’avec la mère ; mais le réagencement du désir par l’écriture l’emporte, pour preuve cette autre formulation, au comble du paradoxe, là encore : « De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où ma mère n’était pas encore venue. »</p>
<p>Impossible de rendre plus transparent le désir d’allonger l’attente, de différer le plus possible la consommation du pourtant convoité baiser. Et si la littérature ne faisait jamais que cela, à savoir distancer un temps qui est lui-même celui du <em>longing</em>, pour le dire en anglais, entre désir et nostalgie ? À l’autre bout de la chaîne, parvenu à la dernière page du livre, le constat est celui-ci : l’espace a beau céder la place au « Temps » (ultime mot du texte), la distance n’en disparaît pas pour autant ; temporelle, elle cesse d’être uniquement un intervalle, de marquer une césure, pour se faire milieu ambiant, vacance intérieure où les époques « si distantes » du Temps Retrouvé, et le monde avec elles, se déposent et se recomposent tout à la fois. La Recherche, ou la distance faite œuvre.</p>
<p>Une dernière chose. La défense et illustration de la distance en littérature n’invalide pas un choix d’apparence contraire, celui de la proximité. Le proche et le distant, lointainement à l’unisson.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138996/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Théâtre, poésie, roman… Art de l’anticipation ou de la remémoration, la littérature ne cesse de jouer avec la notion de distance.Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1278302020-03-03T17:45:05Z2020-03-03T17:45:05ZAlmeida Prado, compositeur cosmique du XXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/317058/original/file-20200225-24690-h4njh3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=20%2C34%2C1897%2C1040&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans ses partitions, le compositeur fait allusion aux planètes et aux étoiles. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/voie-lact%C3%A9e-ciel-%C3%A9toil%C3%A9-ciel-de-nuit-2695569/">Pixabay</a></span></figcaption></figure><p>Faune et flore brésiliennes, citations de la Bible, dieux des religions afro-brésiliennes, arts plastiques et paysages naturels… Voilà l’étonnant mélange qui peuple l’imaginaire du compositeur Almeida Prado et ses partitions pour piano. Outre ces références particulièrement surprenantes, le compositeur brésilien est connu pour ses morceaux aux connotations astronomiques. Il a essayé de traduire le cosmos en musique pour piano à travers des œuvres qui explorent les nombreuses possibilités techniques de l’instrument.</p>
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<p>Né en 1943 à Santos, ville portuaire dans l’état de São Paulo, José Antonio Rezendede Almeida Prado de son nom complet s’est initié à la musique avec sa sœur Thereza Maria et sa mère Ignez. Cette initiation familiale lui a sans doute valu sa passion pour le piano et pour le répertoire du XIX<sup>e</sup> siècle. Ses divers hommages à Chopin témoignent de l’influence des compositeurs romantiques sur son œuvre.</p>
<p>Almeida Prado s’est formé auprès de Dinorá de Carvalho – sa professeur de piano de 1953 à 1958 – et Camargo Guarnieri – son professeur de composition de 1960 à 1965. Les compositions de cette période restent dans la continuité de l’œuvre de ses maîtres, en évoquant souvent la culture brésilienne par son folklore et ses rythmes.</p>
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<h2>Séjour en Europe</h2>
<p>En 1969 Almeida Prado gagne le premier prix au concours de composition du premier Festival de Música da Guanabara, ce que lui permet de financer ses études en Europe. Ce séjour commence par un stage d’été à Darmstadt avec <a href="https://www.francemusique.fr/personne/gyorgy-ligeti">György Ligeti</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2009/02/04/lukas-foss-compositeur-pianiste-et-chef-d-orchestre_1150585_3382.html">Lukas Foss</a>. Puis Almeida Prado s’installe à Paris pour suivre des cours de composition avec <a href="https://www.francemusique.fr/personne/nadia-boulanger">Nadia Boulanger</a> et <a href="https://www.francemusique.fr/personne/olivier-messiaen">Olivier Messiaen</a>, deux célèbres maîtres français qui auront influencé toute une génération de compositeurs. Messiaen, qui fait aussi référence au cosmos dans ses compositions comme dans l’œuvre <a href="https://www.youtube.com/watch?v=h0N40AVL32U"><em>Des canyons aux étoiles</em></a>, a clairement influencé l’approche d’Almeida Prado quand il évoque la nature en musique.</p>
<p>Lors d’une <a href="http://example.com/">conférence à l’Académie brésilienne de musique</a>, il raconte son parcours de compositeur et l’évolution de son écriture musicale à cette période de sa vie, ainsi que l’influence du grand compositeur brésilien <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2008/12/22/villa-lobos-le-genie-tropical_1134097_3246.html">Villa-Lobos</a>. Après son séjour en Europe, ses évocations de la nature et ses références au folklore brésilien se fondent dans un langage plus universel et moins traditionnel.</p>
<blockquote>
<p>« J’ai eu un choc en écoutant les œuvres de Messiaen et quand je suis arrivé à Paris je voulais écrire cette musique, je ne sais pas comment, mais je voulais écrire cette musique. […] Messiaen avait reçu du Brésil mes partitions et il les avait beaucoup appréciés. […] J’ai commencé a composer une œuvre où j’essayais de mélanger toute cette base nationaliste qui respirait déjà un autre air, mais sans nier beaucoup de bonnes choses que j’avais apprises avec Guarnieri, qui consistait à traiter le folklore, savoir comment travailler un thème folklorique. Quand j’ai commencé à me tourner vers l’écologie, la faune et la flore brésiliennes comme source d’inspiration, ce n’était plus le folklore, mais les animaux, les fleurs, les orchidées, l’Amazonie. </p>
<p>C’est là qu’arrive le Villa-Lobos des années 1920, les années les plus fructueuses, la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=e7KBOh-muJM">Prole do Bebê n° 2</a>. Comme le disait Messiaen, “Prole 2 est déjà mon Catalogue des oiseaux, c’est le germe”. D’ailleurs, tous les compositeurs de ce siècle ont été influencés par Messiaen, personne n’a échappé à ça, que ce soit sur la conception rythmique, la nouveauté des permutations, toute la beauté des couleurs que l’œuvre de Messiaen contient. Cela m’a donné un amalgame, un mélange éclectique. Je ne voulais absolument pas cesser d’avoir ce mélange éclectique, je voulais être un compositeur multiple. »</p>
</blockquote>
<p>À son arrivée à Darmstadt, Almeida Prado commence à écrire sa <em>Sonata pour piano n° 2</em> qu’il termine à Paris. C’est une œuvre pleine de difficultés techniques qui contient plusieurs annotations très emblématiques de son œuvre, autour de la thématique de la lumière, que le compositeur transformera plus tard en thématique astronomique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=217&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=217&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=217&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=273&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=273&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/304557/original/file-20191201-156099-1399zfg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=273&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Almeida Prado, Sonata n° 2.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fernando Corvisier/University of Houston</span></span>
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<h2>Partitions annotées</h2>
<p>L’emploi de mentions verbales est récurrent dans toute l’œuvre d’Almeida Prado ; Ces annotations souvent poétiques ne se rattachent pas toujours à la thématique astronomique. Ces indications de jeu au sein de la partition sont très nombreuses dans son œuvre et évoquent des contenus extra-musicaux complètement différents : “comme une matinée lavée après la pluie” dans les <em>Momentos</em>, « comme le chant du vent du désert » ou même « érotique » dans <em>Poesiludios</em> et peuvent contenir des citations de la Bible comme dans les <em>3 Profecias em forma de estudos</em>.</p>
<p>Almeida Prado n’est pas le premier compositeur à utiliser ce genre de notation : cette pratique témoigne de l’héritage français que porte son œuvre. On trouve de nombreuses annotations du même type dans les partitions de Debussy et de Satie. Ces informations intègrent l’écriture musicale et ouvrent tout un éventail de possibilités d’interprétations différentes, par leurs contenus souvent très subjectifs et imagés.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Almeida Prado, Louvor Universal dos Rios e dos Mares.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Coleção Almeida Prado CDMC Unicamp</span></span>
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<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Erik Satie, Gnossienne n° 1.</span>
<span class="attribution"><span class="source">IMSLP</span></span>
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<h2>Musique et astronomie</h2>
<p>Les premières œuvres « astronomiques » datent de 1974, quand la mairie de São Paulo commande à Almeida Prado une œuvre musicale pour servir de fond sonore lors d’événements au Planétarium Municipal de l’Ibirapuera. Juste après les premiers pas de l’homme sur la lune, la fascination pour l’espace concerne aussi les compositeurs. Messiaen écrit <em>Des canons aux étoiles</em> lors d’un voyage aux États-Unis entre 1971 et 1974. Almeida Prado écrit le premier volume des <em>Cartas Celestes</em> pour piano, une composition fondée sur la vue du ciel depuis le Brésil en août et septembre. <a href="http://example.com/">Dans sa thèse de doctorat à l’Université de Campinas</a> le compositeur raconte son processus de composition avec son langage poétique habituel.</p>
<blockquote>
<p>“La lumière est vibration. Le son est vibration. J’avais besoin de tenter l’absurdité de l’impossible, mettre en musique le chant des foyers célestes, le ciel que l’homme a toujours désiré comme objet de ses transcendances, la possibilité de matérialiser en son l’inatteignable.</p>
<p>J’ai parcouru l’« Atlas céleste » de Ronaldo Mourao, notre génial astronome-poète, qui a essayé de donner à l’amateur en astronomie la possibilité d’acquérir a sa manière, le scénario pour parcourir le ciel, en cherchant la joie de trouver les constellations.</p>
<p>Dans le discours musical, j’essaierais la même chose. »</p>
</blockquote>
<p>Almeida Prado crée des accords qui correspondent aux 24 lettres de l’alphabet grec qui représenteront plus tard les étoiles dans son discours musical. Il s’appuie sur l’<em>Atlas celeste</em> de l’astronome brésilien Ronaldo Mourão pour les références au cosmos. Pour chaque constellation, le compositeur travaille avec les accords attribués aux lettres de l’alphabet grec.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=777&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=777&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=777&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=977&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=977&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/303947/original/file-20191127-112539-1spj2vw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=977&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Almeida Prado, <em>Cartas Celestes</em>, volume 3.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Instituto Piano Brasileiro</span></span>
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<p>Même si les galaxies et leurs étoiles sont le fil conducteur des <em>Cartas Celestes</em>, Almeida Prado décrit musicalement d’autres corps célestes comme les planètes de notre système solaire, des satellites naturels et même les trous noirs. Dans le mouvement « Buraco Negro » (Trou noir) des <em>Cartas Celestes</em> volume 4, le compositeur attribue à un si bémol le rôle de centre gravitationnel qui attire toutes les autres notes vers le centre du piano à toute vitesse.</p>
<p>On retrouve ces allusions au cosmos dans <a href="https://youtu.be/cXOanvv4plU"><em>The Planets</em></a>, œuvre symphonique de Gustav Holst emblématique par les relations entre musique et astronomie. La description musicale de la planète Mars coïncide chez les deux compositeurs avec une ambiance dramatique et même agressive, qui correspond à la façon dont la planète rouge est décrite par les astronomes.</p>
<p>Dans le mouvement « Cruzeiro do Sul » (Croix du Sud) du volume 5 des <em>Cartas Celestes</em> le compositeur ajoute aux accords correspondants aux étoiles de la constellation l’hymne grégorien qui est chanté en adoration à la croix le Vendredi saint, selon les traditions catholiques. La foi religieuse du compositeur est également évidente sur d’autres œuvres pour piano comme le <em>Rosário de Medjugorge</em> dont la forme musicale est basée sur la forme d’un chapelet.</p>
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<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Almeida Prado, <em>Noturno</em> n° 12.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Thiago de Freitas Câmara Costa, A edição crítica e revisada dos noturnos para piano de Almeida Prado, Universidade de São Paulo » align=</span></span>
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</figure>
<p>Almeida Prado s’est éteint en 2010 à São Paulo à l’âge de 67 ans et nous a laissé 718 œuvres dont 373 œuvres pour piano solo d’après le <a href="http://www.abmusica.org.br/uploads/1c19b15bb53f8e222d29c348c2781a29.pdf">catalogue de l’Académie brésilienne de musique</a>. Il aura incarné le personnage romantique du pianiste-compositeur, tout en créant des œuvres qui s’intègrent parfaitement dans le courant artistique de son époque. Au-delà d’une simple évocation du cosmos, ses œuvres reflètent ses questionnements sur le sens de la vie.</p>
<blockquote>
<p>« Dans l’œuvre que j’ai composée, c’est le son qui commence et qui termine, créant une illusion de l’éternel, dans la finitude d’une œuvre périssable. Le sans-temps du Cosmos.</p>
<p>Tout est possible dans un moment de rêve, de fantaisie, de folie.</p>
<p>Le transcendantal devient accessible, le Cosmos, une possibilité qui se tient dans la paume d’une main.</p>
<p>L’infiniment grand et l’infiniment petit ne connaissent pas de frontières.</p>
<p>Donc, j’ai pu oser. Sans pudeur. Sans peur.</p>
<p>Et ainsi, j’ai créé des illusions sonores capables de réveiller dans l’écoute des émotions d’un voyage cosmique sans frontières. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/127830/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Paulo Meirelles ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le compositeur brésilien Almeida Prado est connu pour ses morceaux aux connotations cosmiques.Paulo Meirelles, Doctorant en musique et musicologie, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.