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« Front rouge » : quand Aragon était accusé de propagande anarchiste

Louis Aragon et André Breton. Revue surréaliste

Il y a d’ores et déjà un paradoxe dans ce titre : Aragon et l’anarchie. Comment Louis Aragon, le grand soutien du Parti communiste français, put-il être accusé de soutenir ce mouvement politique ? Inculpé en janvier 1932, suite à son poème « Front rouge », pour « excitation de militaires » et « provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste », les charges contre le poète ne seront finalement pas retenues.

On se souvient des procès, en 1857, de Baudelaire et Flaubert, de l’intervention célèbre de Zola dans l’affaire Dreyfus ou de la condamnation à mort de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach en 1945. Tout procès littéraire est en même temps procès de la littérature : par la confrontation au champ judiciaire, le texte est alors envisagé comme un acte.

Intention et production du poème

Quelle était l’intention de Louis Aragon en écrivant « Front rouge » ? La question est complexe : si l’on peut plus facilement en mesurer les conséquences sur le plan judiciaire, esthétique et politique, les causes de sa création restent plus obscures, et ce d’autant plus que l’auteur en question s’est peu exprimé sur la question. Les conséquences de cet écrit sont mieux connues : rupture avec le surréalisme, inculpation, réaction du monde littéraire et intellectuel de l’entre-deux-guerres. C’est dans cet écart entre intention et réception que se dessine, en creux, la complexité de « Front rouge ».

De manière purement événementielle, l’affaire marque une rupture entre Aragon et le surréalisme. Néanmoins, ce divorce a lieu, par étapes successives, sur environ deux ans. À partir de 1930, la revue La révolution surréaliste devient Le surréalisme au service de la révolution et partant, cette avant-garde soumet son programme à la cause plus générale du communisme. En 1930, Aragon et Sadoul sont envoyés au congrès de Kharkov pour représenter le surréalisme. A leur retour, les rumeurs quant à leur « trahison » circulent : il semblerait que les deux surréalistes aient fait leur propre autocritique et condamné l’avant-garde à laquelle ils appartiennent.

Durant l’année 1931, Aragon navigue entre deux eaux : sommé de s’expliquer auprès de Breton et ses amis, il écrit notamment « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire » en même temps qu’il publie, en juillet 1931, dans la revue Littérature de la révolution mondiale, le poème « Front rouge ». La revue est saisie en novembre de la même année, Aragon est inculpé en janvier 1932.

Le contexte de production de « Front rouge » est certes complexe, mais l’on peut deviner certaines influences et visées de Louis Aragon. Le poète est principalement inculpé pour ces quelques vers :

Descendez les flics
Camarades
Descendez les flics
[…]
Feu sur Léon Blum
Feu sur Boncour Frossard Déat

Poétiquement, Aragon semble plus proche du vers-librisme agonique et violent d’un Maïakovski que de l’écriture automatique du surréalisme. Néanmoins, le poème conserve le caractère provocateur et destructeur propre à l’avant-garde. Au sein de son groupe parisien, Aragon est sans doute le plus virulent, au moins du point de vue rhétorique. Il est clair que son voyage en URSS l’aura convaincu de se rallier totalement à une vocation d’écrivain révolutionnaire. Mais le contexte est plus large : comme le montrait déjà, à son retour de Kharkov et Moscou, le tract rédigé avec Sadoul, « Aux intellectuels révolutionnaires », Aragon se situe dans une perspective imminente de guerre entre le bloc soviétique et les impérialistes.

Néanmoins, là où « Front rouge » passe pour un poème paradoxal c’est en ce qu’il convoque une autre réalité révolutionnaire que celle de février et d’octobre 1917. La référence, dans le poème, aux manifestations contre l’exécution de Sacco et Vanzetti renvoie directement au mouvement anarchiste. De même que les images de guerre civile, transférées sur la scène parisienne, se réfèrent aux manifestations anarcho-syndicalistes du début du XXe siècle.

« Front rouge », peut-on supposer, mêle deux discours révolutionnaires souvent antagonistes, l’anarchie et le communisme, dont le point commun, au moins dans ce poème, serait le soulèvement révolutionnaire. Plus généralement, Aragon, en conservant le caractère provocateur de l’avant-garde, s’ouvre à une politisation radicale de son statut d’écrivain. Mais qui de la réception du poème ? La parution de « Front rouge » entraîne trois réactions judiciaire, esthétique, intellectuel. Chaque réception est sous-tendue par la même question : à quel point le texte littéraire peut-il être un acte, voire une arme ?

La réception problématique de « Front rouge »

L’inculpation par le juge d’instruction Benon n’a rien d’innocent. Non seulement il montre qu’une peur de l’anarchie, et de sa figure fin de siècle classique, celle du terroriste poseur de bombes, reste prégnante, mais surtout que les lois dites scélérates, votées 40 ans plus tôt, lois qui permirent un contrôle sans précédent des activités libertaires, fonctionnaient encore dans la législation française. Elles ne seront abrogées qu’en 1992. Mais l’inculpation montre à quel point le champ judiciaire peut établir une certaine lecture du texte. Selon Benon, le poème perd son statut véritable en devenant « excitation de militaires », « provocation au meurtre » et « propagande anarchiste ». Un troisième point semble capital : c’est la décision de justice qui met en marche toute l’affaire Aragon, et donc la rupture avec le surréalisme.

On aurait tort de considérer comme anecdotique la querelle entre Breton et Aragon. Ce sont deux conceptions antagonistes de la littérature qui s’affrontent cette année-là. Dans un premier temps, Breton et le groupe surréaliste vont prendre la défense de Louis Aragon dans un tract : ils en appellent, dans les grandes lignes, à l’immunité pour le poète. L’Humanité, dans un contexte déjà conflictuel avec le surréalisme, va précisément s’opposer à cette immunité. Et toute la question de la responsabilité et de l’engagement se pose déjà. Pour l’organe du PCF, Breton et les surréalistes seraient coupables de ne pas assumer leur vocation révolutionnaire. Dans un second temps, Breton écrit alors Misère de la poésie ; la référence à Marx est claire et son objectif aussi : réussir à conserver l’intégrité du projet surréaliste, en toute indépendance, tout en restant fidèle au marxisme et au matérialisme historique. Dans les grandes lignes, il condamne, encore à demi-mot, l’orientation esthético-politique de Louis Aragon ; corollairement, il définit l’orientation du surréalisme à partir des années 30.

Le procès manqué de « Front rouge » va finalement se transposer sur la scène littéraire et intellectuelle. Breton a lancé, dès l’inculpation, une pétition pour soutenir Aragon. Les signatures comptent les plus grands noms du milieu littéraire français de l’époque. Néanmoins, dans « l’affaire Aragon », plusieurs écrivains ont refusé de signer la pétition, parmi lesquels André Gide, Jules Romain ou Romain Rolland. Tous se rejoignent au moins sur un point : déclarer l’immunité pour les poètes équivaut à faire de la littérature une activité purement autotélique, sans aucune conséquence. Pour Jules Romain signer la pétition reviendrait à dire qu’Aragon a « écrit un inoffensif morceau de rhétorique », qu’il ne faut pas « prendre le contenu d’un poème au sérieux ». André Gide répond par une mise en scène dialoguée : « La pensée est aussi dangereuse que les actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime ».

Il est intéressant de constater que ces refus viennent d’une génération plus âgée : sans doute l’idéal d’une littérature de la praxis, transparaît-il dans ces interventions. Dans une période où la littérature est l’expression générale d’une crise du langage et de la représentation, ces refus viennent poser cette question : que peut encore la littérature ? A ce stade surgit encore, quoique sur un mode fantasmé, le portrait d’un écrivain en poseur de bombes. La propagande par le fait des anarchistes a fasciné certains écrivains symbolistes de la fin du XIXe siècle. Pierre Quillard affirmera, en 1892, que « La bonne littérature est une forme éminente de la propagande par le fait ». Loin de constituer un épiphénomène, l’affaire Aragon constitue une étape importante, préfigurant le débat qui agitera notamment l’après-guerre avec la question de l’engagement des écrivains et des poètes, quand l’écriture se pose en acte responsable.

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