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Frustrations, discriminations et injustices : quand les lycéens n’en peuvent plus

Quand les lycéens descendent dans la rue, ici à Lille, février 2018. Philippe Huguen/AFP

Blocages de lycées, manifestations, dégradations de locaux… les actions régulièrement engagées par certains lycéens pour contester l’ordre scolaire ne manquent pas. Mais, de manière paradoxale, à cette survisibilité dans l’espace médiatique des actions de protestation se joint une méconnaissance des ressorts et des motifs de la contestation.

Pourquoi certains lycéens en viennent-ils plus précisément à adopter des attitudes protestataires ? Là se trouve l’un des enjeux d’une vaste enquête CNRS réalisée auprès de 7 000 lycéens visant à mesurer leur degré d’adhésion à des thèses et pratiques radicales et à en saisir leurs origines.

Dans le cadre de cette recherche, l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) s’est ainsi tout particulièrement penché sur les injustices et les discriminations telles que ressenties par les lycéens enquêtés. À la lecture des résultats, il apparaît que les lycéens descendants d’immigrés déclarant le plus souvent ressentir des discriminations ne se trouvent pas, comme on pourrait s’y attendre, dans les lycées des quartiers très populaires mais se situent davantage dans les établissements plus mixtes et plus avantagés socialement.

Critères de discriminations

Afin d’approfondir la compréhension du sentiment de discrimination éprouvé par les lycéens, l’enquête s’est centrée sur leur propre perception du traitement différencié (« avez-vous été traité moins bien que d’autres ») à partir de neuf motifs (âge, apparence physique, habillement, milieu social, origine, idées politiques, quartier, religion, sexe).

Qu’il s’agisse de l’indicateur de discrimination ethnique, de religion ou de quartier, ou de l’indicateur de discrimination globale intégrant l’ensemble des motifs de discrimination, les résultats font d’abord apparaître une très forte corrélation entre l’origine ethnique et la probabilité pour ces lycéens de déclarer une discrimination.

L’ajout de variables économiques, de composition familiale ou encore liées au type d’établissement fréquenté dans les différents modèles statistiques ne diminue pas la relation constatée entre l’origine migratoire des parents (Afrique subsaharienne, territoires ultra-marins puis Maghreb par ordre décroissant de discrimination ressentie) et le fait de déclarer une discrimination, quelle qu’en soit sa nature : ethnique, religieuse, de quartier, d’âge, de sexe, de milieu social ou d’apparence physique.

Inégalités réelles et inégalités ressenties

Soulignons ici que ce ne sont pas les inégalités réelles qui sont mesurées mais bien leur ressenti à travers le sentiment éprouvé par ces jeunes d’avoir été traités différemment en raison d’un certain nombre de motifs.

De ce point de vue, au-delà des inégalités objectives entre établissements scolaires qui peuvent aisément se constater par leur composition sociale et ethnique très différente d’un lycée à un autre, l’enquête visait d’abord à recueillir le sentiment subjectif d’avoir été traité moins bien que d’autres en raison de certains critères liés à des caractéristiques personnelles.

Les inégalités structurelles entre établissements suivent-elles de ce point de vue la même courbe que le sentiment d’injustice exprimé par les lycéens ? Les descendants d’immigrés étant numériquement plus nombreux dans les établissements des quartiers populaires marqués par des inégalités nettement plus fortes que dans les lycées de centre-ville, nous pourrions rapidement penser que le sentiment de discrimination exprimé y serait de fait plus prononcé.

De manière contre-intuitive, les traitements statistiques nous informent au contraire que le fait, pour un descendant d’immigré, de fréquenter un lycée plus avantagé socialement augmente significativement les chances de déclarer un sentiment de discrimination ethnique, religieuse ou de quartier par rapport aux lycéens fréquentant un établissement très populaire.

25 % des lycéens des établissements très populaires dont les parents sont nés en France métropolitaine déclarent ressentir une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier. Répartition des lycéens déclarant ressentir une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier selon l’origine et le type d’établissement (en %). Enquête CNRS sur les lycéens et la radicalité (2018), Author provided

Quand certaines interactions favorisent la discrimination

Les situations objectives d’inégalités ne suffisent donc pas à expliquer la formation du sentiment de discrimination. Ce sont davantage les contextes d’interactions, plutôt que les inégalités réelles, qui favorisent son apparition.

Comme le révèle le graphique 1, qui compare le sentiment de discrimination exprimé par les élèves dans trois types d’établissement (« Très populaires », « populaires », et « socialement mixtes »), les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb, minoritaires dans les lycées de centre-ville, ressentent plus souvent une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier dans les établissements plus avantagés socialement dans lesquels ils se trouvent minoritaires.

« Ici [lycée socialement mixte] il y en a qui vont faire des généralisations racistes, genre « toi t’es arabe, t’es terroriste ; toi t’es noir, tu n’as rien à faire là », des trucs comme ça. En fait ici l’égalité n’est pas du tout respectée […]. Il y a les blancs d’un côté et les étrangers de l’autre » (lycéen, académie de Dijon).

À l’inverse, les lycéens descendants de parents français nés en France, minoritaires dans les lycées des Quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ressentent plus fréquemment une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier dans les lycées très populaires.

« Les Français c’est les autres », France 2, un film de Mohamed Ulad et Isabelle Wekstein-Steg.

Les situations d’isolement à l’origine de la frustration

La frustration, qui se produit lorsque certaines ambitions ne peuvent être accomplies en raison d’un manque objectif de ressources économiques, sociales, culturelles ou scolaires, est de ce point de vue à différencier de la frustration relative.

Les entretiens réalisés auprès de ces lycéens ont de ce point de vue clairement fait ressortir le sentiment d’être traité de manière inégalitaire par rapport aux lycéens d’autres origines. Ces inégalités sont exprimées non pas en termes de privation réelle, mais d’injustice relativement à d’autres élèves du même établissement qui parviendraient à obtenir ce qu’ils n’ont jamais réussi à approcher, qu’il s’agisse de conditions matérielles plus favorables ou de facilités d’accès aux loisirs ou à la culture.

Ce n’est donc pas tant le fait d’appartenir à un groupe effectivement discriminé que le fait que ce dernier soit minoritaire dans le quartier concerné qui augmente les chances de ressentir un traitement différencié. Le ressentiment peut ainsi être d’autant plus affirmé dans des situations de comparaison sociale où les lycéens se retrouvent non pas tant avec des semblables qui partagent la même expérience d’injustice, mais lorsqu’ils sont minoritaires, relativement plus isolés et davantage pris dans des épreuves individuelles de concurrence et de rivalité.

Paroles de lycéennes et lycéens, opération organisée par le Conseil régional d’île de France en 2013.

De la frustration aux attitudes protestataires

Cette frustration peut parfois prendre des dimensions plus protestataires. Nous avons ainsi mesuré la probabilité de participer à des activités radicales telles que le fait d’affronter les forces de l’ordre ou de provoquer des dégâts matériels dans la rue. Suivant le degré d’injustice éprouvé par certains lycéens, et en contrôlant les variables liées à l’établissement (type et filière), au retard scolaire, au sexe et aux origines sociales et ethniques des parents, on observe que le fait de déclarer la société très injuste a un effet positif significatif sur la participation à des actions de protestation ou sur l’acceptation de certaines pratiques protestataires.


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Toutes choses égales par ailleurs, un lycéen qui considère la société très injuste a une probabilité 3,6 fois plus forte qu’un lycéen estimant la société très juste d’accepter l’idée de participer à une action violente pour défendre ses idées.

En mettant en relation le degré d’adhésion des jeunes à certaines activités protestataires suivant le nombre de discriminations déclarées, on observe par ailleurs que les lycéens déclarant ne pas ressentir de discrimination ethnico-religieuse ou de quartier sont ceux qui enregistrent les scores les plus faibles de radicalité politique. À l’inverse les lycéens qui se sentent discriminés en raison de leur origine, de leur religion ou de leur quartier sont nettement plus nombreux que les autres à se situer sur les valeurs élevées de cet indicateur.

24,3 % des lycéens déclarant avoir ressenti deux ou trois discriminations ethnique, religieuse ou de quartier ont un degré de radicalité politique très faible. Indicateurs de radicalité politique selon le nombre de discriminations déclarées. Enquête CNRS sur les lycéens et la radicalité (2018), Author provided (no reuse)

L’indicateur de radicalité politique combine l’acte réel ou potentiel de « participer à une action violente pour défendre ses idées », « affronter les forces de l’ordre et la police », « provoquer des dégâts matériels dans la rue », « affronter d’autres manifestants »

« Il faut faire des trucs qui marquent »

Sans pour autant avoir nécessairement participé à des actions radicales, mais en déclarant un possible passage à l’acte, l’adhésion à des thèses ou des pratiques violentes de la part de lycéens déclarant avoir déjà ressenti plusieurs situations de discrimination incarnent bien souvent la contestation d’un ordre scolaire perçu comme excluant :

« Il faut faire des trucs qui marquent, des révolutions. Ça permettrait de réveiller le gouvernement parce que là, on dirait qu’ils s’occupent d’eux et qu’ils endorment le peuple. Moi, je vois comme ça […]. C’est à nous les jeunes de banlieue de partir et de leur parler. C’est nous qui sommes le plus touchés. On fait partie des quartiers sensibles, une sorte de mauvais décor. La police, elle t’embête. Il y a de la drogue partout, de la violence gratuite. » (lycéen, académie de Créteil)

Tout en ayant encore un faible degré de politisation, du fait notamment de leur jeune âge, les lycéens expriment une forte sensibilité pour les engagements altruistes. Parmi les causes pour lesquelles ils seraient prêts à s’engager, le combat contre les injustices et les inégalités sociales arrive en troisième position, avec un score élevé (68 %), derrière la lutte contre la faim dans le monde (72 %), et la lutte contre le terrorisme (70 %).

Des lycéens de région parisienne (Saint-Denis) s’engagent, projet « Au bout de la route », réalisé par Marine Camille Rose (2018).

Liberté, égalité, fraternité

Et lorsque nous leur posons la question de savoir quelle valeur parmi la liberté, l’égalité ou la fraternité leur paraît la plus importante, l’égalité est placée en première position. Plus précisément, 33 % des lycéens de notre échantillon ont choisi en priorité l’égalité, 27 % la liberté, 11 % la fraternité, 26 % ont considéré qu’il était impossible de les départager, et 3 % qu’aucun des trois n’avait d’importance à leurs yeux.

La défaillance du modèle d’intégration, qui est censé garantir l’égalité des chances à chacun quelle que soit sa place sur le territoire français, peut de ce point de vue engendrer de profondes frustrations lorsque la croyance en l’idéal républicain d’égalité des chances se fissure. Ces pratiques radicales peuvent être entendues comme une révolte « protopolitique » au sens où l’entend le sociologue Gérard Mauger, c’est-à-dire « dépourvue de perspective de transformation politique ou sociale mais cependant porteuse d’une critique de l’ordre des choses ».

Parce qu’ils ne se sentent pas entendus, ou qu’ils s’estiment exclus, des attitudes protestataires peuvent se développer pour combler la distance symbolique qui sépare ces lycéens des formes conventionnelles de la participation citoyenne.


Cet article est une version remaniée du n°12 de la collection INJEP Analyses et synthèses, « De la discrimination aux attitudes protestataires ? Enquête dans les lycées populaires ».

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