Ce lundi 9 septembre, Mario Draghi a publié un rapport alarmant, détaillant sa vision de la compétitivité de l’Europe. Celui qui a présidé la Banque centrale européenne (BCE) de 2011 à 2019, et qui lançait son désormais célèbre « Whatever it takes » en pleine crise des dettes souveraines, préconise un plan massif d’investissement en particulier dans les secteurs des nouvelles technologies, de la transition environnementale et de la défense. Il s’agit de trouver près de 800 milliards d’euros supplémentaires par an pour enrayer le décrochage de l’Union européenne par rapport aux États-Unis ou à la Chine.
Si l’Europe n’investit pas massivement, elle devra, selon lui, bientôt opérer des choix difficiles. Elle ne pourra pas à la fois être leader dans le secteur des nouvelles technologies, jouer un rôle moteur dans la lutte contre le changement climatique, et financer son modèle social. De quoi, objectif visé, inspirer la nouvelle mandature d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne ?
Le « Vieux Continent » peinerait par rapport à ses rivaux par manque de coordination. Mario Draghi pointe en premier lieu le poids des réglementations, qui ne permet pas aux entreprises européennes d’exploiter pleinement leur potentiel d’innovation. L’Europe n’optimiserait pas non plus sa capacité d’investissement, en dispersant ses ressources financières à travers un trop grand nombre d’objectifs et d’instruments. Enfin, le rapport déplore un processus d’élaboration des politiques « lent et désagrégé », qui empêche la bonne articulation entre politiques nationales et européennes.
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Le remède proposé par Mario Draghi est relativement orthodoxe : pour lui, la priorité est de stimuler la croissance et la hausse de la productivité. Pour cela, il préconise d’investir davantage dans des secteurs innovants et favoriser l’émergence de champions européens en matière de nouvelles technologies. Cette nouvelle politique industrielle de l’Europe doit être à la fois compétitive et reposer sur des objectifs de décarbonation ambitieux. Il s’agit notamment d’abaisser les prix de l’énergie et de développer l’économie circulaire. Sur le plan stratégique, l’Europe doit réduire ses dépendances externes, et renforcer son industrie de défense.
800 milliards d’euros quand les caisses sont vides ?
Toutefois, l’objectif d’augmenter le montant des investissements européens de près de 800 milliards d’euros par an semble irréalisable. En proportion, cela reviendrait à investir deux fois le montant du plan Marshall. Bien délicat quand la dette publique s’établit en moyenne à 81,7 % du PIB au sein de l’Union européenne et dépasse le seuil de 90 % dans six pays. En France, elle atteint près de 3 200 milliards d’euros et l’adoption du budget 2025 s’annonce tendue, sur fond de défiance envers l’exécutif. La situation n’est guère meilleure en Allemagne où la coalition menée par Olaf Scholz est fragilisée par son bilan économique et de nombreuses divisions internes.
Pour renforcer l’investissement productif en Europe, Mario Draghi propose d’unifier les marchés de capitaux européens, d’harmoniser la réglementation bancaire, de réviser la taxonomie verte européenne, et de renforcer le recours aux instruments de dette communs. Cette dernière mesure a déjà fait l’objet de nombreux commentaires et divise les chancelleries européennes.
Le rapport appelle également à renforcer le rôle des banques publiques de développement dans la mise en œuvre d’une nouvelle politique industrielle européenne. Le rapport souligne en particulier le rôle de la Banque européenne d’Investissement et des banques nationales de développement (« National Promotional Banks » dans le texte), pour mettre en œuvre une nouvelle politique industrielle ambitieuse à l’échelle de l’Europe.
Un laboratoire pour l’investissement
Dans un contexte de disette budgétaire, les banques publiques de développement constituent de fait un levier puissant pour mettre en œuvre les politiques publiques et soutenir l’investissement. En effet, une partie de leurs opérations sont comptabilisées en dehors des statistiques des administrations publiques car leurs décisions de prêts et d’emprunts sont prises indépendamment du gouvernement. Conséquence : ces banques peuvent emprunter de l’argent sur les marchés financiers pour l’investir dans des secteurs stratégiques pour l’économie, sans peser sur les équilibres macro-financiers des États.
Depuis la création de la Caisse des dépôts et consignations en France en 1816, elles constituent une pierre angulaire de l’investissement en Europe.
L’écosystème des banques publiques de développement a véritablement pris son essor après la Seconde Guerre mondiale. Dès 1948, la KfW fut créée en Allemagne pour mettre en œuvre le Plan Marshall. Autre acteur clé, la Banque européenne d’Investissement (BEI) a été lancée en 1958 pour soutenir l’intégration régionale. En 2023, elle détient plus de 547 milliards d’euros d’actifs et constitue la plus grande banque multilatérale du monde, devant la Banque mondiale. Le continent ne compte pas moins de 134 établissements aujourd’hui, qui totalisent environ 4 000 milliards d’euros d’actifs totaux, soit l’équivalent de 24 % du PIB européen.
Ces banques ont su faire preuve de résilience au cours des dernières décennies et elles ont largement soutenu les économies européennes en temps de crise. Pour répondre aux conséquences de la pandémie liée au coronavirus, les gouvernements européens se sont notamment appuyés sur leurs banques nationales de développement, qui ont vu la taille de leur bilan augmenter de façon significative, comme nous l’observons dans nos travaux à l’Agence française de développement.
Historiquement, les banques publiques de développement jouent un rôle central dans le financement des infrastructures. En Europe, elles ont également introduit un certain nombre d’innovations financières pour contribuer aux objectifs internationaux en matière de développement durable. En 2007, la BEI fut la première banque au monde à émettre une obligation verte (Climate Awareness Bond). En Allemagne, la KfW a également permis de faire évoluer la production d’acier vers un modèle plus responsable en conditionnant l’octroi de ses prêts.
Faire de la BEI un acteur central
Mario Draghi recommande donc de maximiser le potentiel financier de la BEI. Selon le rapport, celle-ci ne prendrait pas suffisamment de risques, par exemple en investissant en fonds propres, et elle devrait soutenir davantage de projets dans les secteurs stratégiques de l’économie européenne. Cette proposition repose sur l’idée que les institutions financières publiques devraient être des prêteurs en premier ressort pour favoriser l’émergence de champions industriels. De plus, Mario Draghi propose de réviser le mandat de la BEI pour intégrer le financement du secteur de la défense. D’après lui, le fait que ce secteur soit actuellement exclu du champ opérationnel de la banque a des répercussions sur les financements totaux alloués aux entreprises de défense par d’autres acteurs financiers.
En parallèle, il serait primordial de renforcer la coordination entre les banques nationales de développement afin de concentrer les solutions de financement vers les secteurs innovants et stratégiques. Pour cela, Mario Draghi propose de développer des pratiques et des programmes d’investissement communs axés sur des projets innovants et stratégiques. Dans le cadre du programme InvestEU, les banques nationales de développement devraient également veiller à ce que leurs offres de produits soient complémentaires afin d’amplifier les efforts déployés au niveau de l’UE. Enfin, le rapport insiste sur le fait que les banques nationales de développement doivent contribuer à mobiliser davantage de financements privés en faveur de la transition énergétique, notamment à travers la mise en œuvre de garanties pour limiter les coûts d’investissement.
Le financement des politiques industrielles et de la transition requièrent des capitaux de long terme, investis de façon stratégique. Les propositions formulées par Mario Draghi dans le contexte européen résonnent en grande partie avec les travaux portés par la coalition Finance en Commun, qui regroupe plus de 530 banques publiques de développement en faveur des objectifs de développement durable.