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Gauche et droite : le grand déménagement

Affiches de campagne lors des législatives de juin 2017. Celette/Wikimedia, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre du forum « Une époque formidable » qui se tient à Lyon le 14 novembre 2017 et dont The Conversation France est partenaire. L’auteur interviendra lors de ce forum.


Certes, en ce début de XXIe siècle, le continent des cultures politiques des Français n’a pas changé de fond en comble. On y retrouve de grandes constantes qui ont caractérisé l’opposition entre droite et gauche tout au long du XXe siècle : un tempérament de gauche – articulé autour d’un triple impératif d’égalité, d’universalité et de rectification – s’oppose à un tempérament de droite, davantage attiré par le libéralisme économique, l’ethnocentrisme et l’ordre.

La culture catholique et la culture de droite sont toujours en assez profonde osmose ; la culture du secteur public et la culture de gauche gardent d’évidentes affinités électives. Les clivages de classe n’ont pas disparu, même s’ils se sont beaucoup déplacés vers une opposition public-privé structurant plus ou moins deux visions du monde et vers un antagonisme entre ceux qui se retrouvent dans une « société ouverte » et ceux qui appellent de leurs vœux une « société du recentrement national ».

L’impact simultané du système électoral, des coalitions partisanes et des acteurs politiques, ainsi que l’offre électorale réduite au second tour des élections, ont figé pendant longtemps les demandes des électeurs et l’évolution du vote. Au cours des trois dernières décennies, les élections – sauf la parenthèse de 2002 – ont témoigné de la robustesse de la bipolarité biséculaire entre la gauche et la droite. Et pourtant, dès le milieu des années 1980, une majorité de Français avait commencé à contester la pertinence du clivage entre la gauche et la droite pour rendre compte des grands enjeux de la vie politique d’aujourd’hui.

Un clivage gauche-droite de plus en plus contesté

Cette contestation n’a cessé de grandir et, quand on interroge les Français en 2017, cet antagonisme entre gauche et droite semble avoir perdu une grande part de sa pertinence : en janvier 2017, 75 % des personnes interrogées dans le baromètre de confiance du Cevipof considèrent qu’« aujourd’hui les notions de gauche et de droite ne veulent plus dire grand-chose » ; 25 % seulement pensent le contraire.

En 2011, ils étaient 63 % à penser que ces notions n’étaient plus valides. Le rejet ne cesse de grandir et touche toutes les générations, toutes les catégories sociales et toutes les familles politiques. 86 % des sympathisants d’En Marche, 80 % de ceux du Front national, 66 % de ceux des Républicains, 64 % de ceux du Parti socialiste et 54 % de ceux du Front de gauche partageaient, en janvier 2017, ce diagnostic.

Candidat de la droite, François Fillon (ici en 2015) a été exclu du second tour de la présidentielle de 2017. G. Garitan/Wikimedia, CC BY-SA

L’exclusion des deux candidats représentant les principaux partis de droite et de gauche (LR et PS) du second tour de la présidentielle de 2017 a été le débouché de ce malaise dans le clivage gauche-droite. Que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui trois quarts des Français de tous horizons s’interrogent sur la pertinence du clivage gauche-droite ?

Déplacement des substrats sociaux et idéologiques

Deux mouvements principaux ont déplacé les lignes et recomposé les cultures politiques. Tout d’abord, un profond mouvement d’individuation affecte la société française et la pérennité de ses choix politiques. S’interrogeant, dès 1990, sur la « désertion civique », Marcel Gauchet constatait que nous basculions « vers un individualisme de déliaison et de désengagement, où l’exigence d’authenticité devient antagoniste de l’inscription dans un collectif. » Ce mouvement de déliaison est sensible à deux niveaux.

Au plan idéologique, le vieux clivage gauche-droite qui structure depuis deux siècles nos choix et nos orientations politiques, connaît une crise profonde. Même si une majorité de Français continuent à se positionner sur un axe gauche-droite (24 % à droite, 18 % à gauche, 13 % à l’extrême droite, 9 % à l’extrême gauche), 19 % déclarent une proximité avec le centre et 17 % refusent de choisir quelque position que ce soit (baromètre de confiance politique du Cevipof, vague 8). Pour ceux qui continuent à se situer sur un axe gauche-droite, ce comportement porte de moins en moins à conséquence et les appartenances ont beaucoup perdu en intensité et en cohérence.

Au plan social, une forte bipolarité sous-tendait dans les décennies d’après-guerre la vieille opposition gauche-droite. Aujourd’hui, la « question sociale », qui clivait entre gauche et droite, s’est étiolée. La question fondamentale de ce que devrait être une « société juste » oppose autant, sinon plus, les composantes de la gauche entre elles et celles de la droite entre elles qu’elle ne dresse la gauche contre la droite.

Ce déplacement des substrats sociaux et idéologiques de la représentation politique ont provoqué un profond malaise démocratique.

L’émergence d’un nouveau clivage

Un véritable clivage culturel taraude les univers de gauche et de droite et oppose sur des enjeux différents – que ce soient l’Europe, la xénophobie ou encore l’appréciation de la mondialisation – les citoyens à haut niveau d’études plus européens, tolérants et ouverts à la globalisation, aux citoyens moins éduqués, inquiets face à l’ouverture des sociétés et souvent plus séduits par le rejet de « l’autre » et de l’Europe.

Tous ces enjeux suscitent des réactions diversifiées à la fois au sein des électorats de la gauche et de ceux de la droite. Droite « souverainiste » et droite européenne s’opposent avec vigueur, gauche du repli hexagonal et gauche de l’ouverture se confrontent. Dans l’enquête Sofres de mars 2002 sur « les références idéologiques des Français », on s’aperçoit que les électorats les plus hostiles à la mondialisation au plan économique sont les électorats d’extrême gauche (68 %), du RPF (64 %), du PC (61 %) et du FN (54 %).

Marine Le Pen (ici en 2012), la tentation du repli sur soi. Blandine Le Cain/Flickr, CC BY-SA

Le vieil antagonisme entre gauche et droite a ainsi volé en éclats et laisse place à un nouveau clivage. Se met peu à peu en place un nouveau clivage politique, social et culturel entre les partisans d’une « société ouverte » et ceux d’une « société du recentrement national » dans une France post-industrielle marquée par la fragmentation sociale, la désaffiliation vis-à-vis des groupes d’appartenance traditionnels (classes, familles idéologiques, cultures locales), l’individualisation des risques, la mobilité et un mouvement de diversification ethnique et culturelle.

Le vieux monde se meurt

Aujourd’hui, le tableau politique français est un véritable palimpseste où se mêlent anciens et nouveaux clivages. Le trouble vient du fait que le nouveau clivage, qui oppose deux conceptions du vivre-ensemble et de la société, deux visions de l’avenir de la France, deux types d’attitudes par rapport à l’autre et à l’extérieur, a eu longtemps du mal à trouver un débouché dans un système politique où les règles du jeu et les échos des grands affrontements bipolaires gauche-droite d’antan étaient encore forts.

Tout a changé en 2016-2017 : les grands appareils de la gauche et de la droite sont entrés en crise quasi-terminale ; la gauche s’est déchirée en familles irréconciliables ; la droite a implosé au travers de l’affaire Fillon ; Emmanuel Macron et son offre politique « et de gauche et de droite » ont récupéré les morceaux épars de cette fragmentation.

Un vieux monde se meurt, un nouveau hésite à naître.

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