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Gaz dans l'obscurité, 2022
Gaz repense à son parcours, photo prise à son domicile, Sierra Leone, août 2022. Credit: Mohamed S. Kamara, Fourni par l'auteur

Gaz, Sierra Leone : des guerres de rues à la poésie

Depuis cinq ans, GANGS, un projet financé par le Conseil européen de la recherche et dirigé par Dennis Rodgers, étudie les dynamiques des gangs à l’échelle mondiale. Quand on étudie le phénomène de manière nuancée, les gangs et les gangsters peuvent nous permettre de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.

Dans cet article, Kieran Mitton nous raconte comment le jeune Gaz est passé des gangs sierra-léonais à la poésie puis l’agriculture. Son parcours remarquable démontre que la voie de la criminalité n’est en aucun cas inéluctable chez les membres des gangs, et que les occasions de se réformer peuvent prendre différentes formes à différents moments.


J’aurais dû apporter de l’eau. Il fait chaud, humide et il n’est même pas midi. Avec un sourire irrésistible, comme à son habitude, Gaz me fait signe de m’asseoir à l’ombre.

Nous sommes en août 2022 et nous venons d’arriver sur ses terres, dans le nord de la Sierra Leone, en Afrique de l’Ouest. Nous sommes venus voir où il en est de sa vie. Rien ne laissait penser qu’il y aurait un jour une ferme à visiter, ni qu’il réaliserait ce rêve. Et pourtant nous y sommes. Contre toute attente, Gaz a réussi son pari.

Ce matin, nous avions quitté son domicile du centre-ville de Makeni, une ville voisine d’un peu plus de 85 000 habitants, la cinquième du pays. Nous avons zigzagué à moto entre les véhicules et les vendeurs de rue, laissant derrière nous le bruit des klaxons et l’odeur enivrante du diesel et de l’huile de palme. Nous avons parcouru la dernière partie du trajet à pied, sur un chemin forestier ombragé, et traversé des ruisseaux où l’eau nous arrivait jusqu’à la taille.

Sous un grand ciel bleu où la verdure luxuriante s’étend à perte de vue, nous sommes dans un paysage idyllique, diamétralement opposé à celui de notre première rencontre. Comment notre ami en est-il arrivé là ? Gaz le fermier s’éclaircit la voix, et se remet à parler de Gaz le gangster.

Gaz et ses ouvriers agricoles posent pour une photo dans un champ
Gaz et ses ouvriers agricoles posent pour une photo, à Makeni, en 2022. Crédit : Kieran Mitton, Author provided (no reuse)

L’Empereur de Freetown

J’ai rencontré Gaz initialement en 2017, lorsque j’enquêtais sur l’émergence des gangs de rue en Sierra Leone. Après la guerre civile (1991-2002), les artisans de la paix ont concentrés leurs efforts sur le risque de remobilisation des ex-combattants, mais peu de gens ont prêté attention aux bandes de jeunes dans les villes du pays. En 2017, ces bandes étaient devenues des gangs criminels, comme les Bloods, les Crips ou les So-So Black.

Considérant que les gangs étaient principalement constitués de jeunes ayant mal tourné et de criminels motivés par l’appât du gain“, les autorités ont pratiqué la tolérance zéro. Or mes recherches montrent que, pour beaucoup de ces jeunes, l’appartenance à un gang était une question de survie, une lutte quotidienne contre la pauvreté et le système. Comme leurs homologues brésiliens et sud-africains, les membres de gangs sierra-léonais que j’ai rencontrés se sentaient piégés. Le sont-ils vraiment ? Et, si tel est le cas, comment peuvent-ils s’en sortir ? Pour m’aider à répondre à ces questionnements, mon ami et collaborateur à Freetown, Mohamed S. Kamara, m’a présenté Gaz.

Depuis la fin de la guerre, les gangs prolifèrent dans les communautés côtières de Freetown. Ici, en 2018. Kieran Mitton, Fourni par l'auteur

En 2008, Gaz avait 16 ans. Du fait de ses disputes incessantes avec son père, ex-soldat très strict, il avait abandonné ses études secondaires à Makeni. Absent une grande partie de la guerre civile, son père s’était battu au sein des forces gouvernementales contre les rebelles. En 2002, à la fin de la guerre, il avait été démobilisé, comme des milliers d’autres, et eut du mal à se réhabituer à la vie civile. À bien des égards, cet ajustement a aussi été difficile pour Gaz, jusqu’à la rupture irrémédiable.

Le jeune homme est alors parti pour Freetown, la capitale, où où son physique de culturiste lui a valu le respect des membres des bandes locales. Il a rapidement pris la tête d’un redoutable gang de rue, la Giverdam Squad, et assumé la fonction d’« Empereur ». Les membres de la Giverdam Squad se livraient à des trafics variés pour gagner leur vie. Ils vendaient parfois des stupéfiants, de la « jamba » (du cannabis) notamment et, plus tard, du « kush », un cocktail de drogues synthétiques bien connu pour ses effets dévastateurs sur la santé. On faisait aussi appel à eux pour « bulldozer », ou détruire, contre rémunération, des bâtiments au cœur de batailles foncières.

Des membres des Blood, les rivaux des So-So Black, à Freetown, en février 2018. Crédit : Kieran Mitton, Author provided (no reuse)

Les affrontements avec les gangs rivaux et les forces de l’ordre étaient fréquents. Vêtus de rouge, les Bloods du quartier voisin étaient des ennemis féroces. Les combats sanglants, parfois mortels, étaient suivis d’expéditions punitives. Par conséquent, les périodes de paix duraient rarement.

La plupart de ces violences, comme dans l’ensemble de la ville, tournaient autour de querelles personnelles et de rivalités entre gangs, plutôt que de luttes pour le contrôle des activités illicites. L’économie de la drogue ne produisait guère plus qu’un revenu de subsistance. Pour survivre et maintenir sa position au sommet, Gaz devait être craint.

La fuite

Gaz appréciait le statut que la rue lui conférait, mais il se souvient également avoir eu des états d’âme et avoir eu envie de quitter ce monde, fait de violences entre gangs rivaux, de passages à tabac par la police et de séjours en prison. Sans compter les manipulations des élites qui payaient des gangs pour commettre des violences avant de les condamner publiquement. Et puis il y a les « trucs horribles » dont Gaz refuse de parler.

Il y a des choses de mon passé sur lesquelles je n’ai pas envie m’étendre. Dans ma vie, j’ai fait des trucs indicibles.

J’ai fait sa connaissance juste après son « chemin de Damas ». Il venait de rencontrer les membres de WAYout, une association caritative pour la jeunesse, et s’était découvert une passion pour la poésie. Il a commencé à écrire des poèmes sur son téléphone, jour et nuit, et a commencé à imaginer une autre vie.

Gaz fait une pause cigarette pendant une interview
Gaz fait une pause cigarette pendant une interview à Makeni, en août 2022. Crédit : Mohamed S. Kamara.

Dans la cabane rouillée de son quartier où nous faisions connaissance, entouré de ses « soldats », son visage s’illuminait chaque fois que nous parlions de poésie. Mais il évoquait sombrement ses difficultés à échapper à la vie des gangs de rue. Il m’a lu son poème « Rough Path » (chemin difficile), qui disait notamment :

Ce chemin difficile est une zone accidentée
Parsemée de pièges mortels
J’ai connu la faim et la soif
qui menaçaient ce chemin précaire
sur lequel je marche depuis si longtemps
Mais ma foi emplit mon réservoir
Un jour, je quitterai enfin ce chemin difficile.

Infatigable dans l’écriture, Gaz a rapidement trouvé son public : il a été invité à une conférence d’écrivains au Kenya, à laquelle il n’a pas pu se rendre pour des raisons financières, et Reuters lui a consacré un article. Mais même si le récit de cette reconversion a connu un succès international, Gaz ne se faisait aucune illusion.

C’était un peu court de dire : « J’ai découvert la poésie, laissez-moi changer de vie. » Je ne savais pas comment subvenir autrement à mes besoins. Quand j’ai découvert la poésie, je faisais encore partie d’un gang.

Il n’a pas réussi à vivre de ses poèmes. Les médias sont passés à autre chose. Alors, pour quitter littéralement la rue, il a eu l’idée de travailler la terre dans une ferme. En rassemblant l’argent de ses activités illicites, les petits dons de ses amis proches et de sa famille et en lançant une page de financement participatif, il a acheté un terrain près de sa ville natale.

Gaz dans sa ferme près de Makeni, en Sierra Leone
Gaz dans sa ferme près de Makeni, en Sierra Leone. Crédit : Mohamed S. Kamara

Il a planté des légumes – ignames, poivrons, etc. – et vivait de la terre. Il s’est dit que d’autres jeunes pourraient l’imiter. C’est devenu un projet ambitieux qui lui permettait non seulement de changer de vie, mais aussi d’aider les autres.

La première fois qu’il a évoqué l’idée de passer des rues aux champs, il s’en est fait toute une montagne. Et Le processus de reconversion est toujours en cours. Bien sûr, le travail est dur et les rendements sont faibles, mais peu de gens pensaient qu’il irait aussi loin.

L’histoire de l’histoire

Les Sierra-Léonais ne veulent plus que l’on dise que leur pays est « ravagé par la guerre », car l’emploi de ce genre d’expression renforce les stéréotypes. Le conflit a pris fin il y a plus de vingt ans et les élections se déroulent de manière globalement pacifique depuis. Néanmoins, la pauvreté chronique et les inégalités persistent. La guerre est peut-être finie depuis longtemps, mais la marginalisation des jeunes qu’elle a engendrée demeure.

Les inquiétudes liées aux à cette situation fragile montre qu’il est essentiel de comprendre comment on peut aider ceux qui sont embrigadés dans les gangs et entrent dans un cycle de violence à se réformer. D’autant qu’une tentative de coup d’État au Sierra Leone a récemment échoué, ébranlant encore un peu plus le pays.

Gaz fait figure d’exception. Du fait de la grande pauvreté et des inégalités, et en dépit de toute l’aide dont ils peuvent bénéficier pour rentrer dans le rang, peu nombreux sont ceux qui parviennent à sortir des gangs.

Des motards font une pause sur un chemin forestier
Une balade à moto à travers la forêt pour aller à la ferme de Gaz en août 2022. Crédit : Kieran Mitton, Author provided (no reuse)

Pour l’intéressé,

Il y a des gens qui se motivent tout seuls, alors que d’autres ont besoin qu’on les pousse à agir.

Son but est donc d’encourager les autres à passer le pas.

Gaz, qui ne veut pas faire preuve d’autocomplaisance, prend soin de préciser que sa reconversion est encore toute fraîche. Comme lui, je me méfie des success stories manichéennes. Pendant que nous l’écoutons raconter son histoire, j’ai conscience que nous orientons son récit pour en faire quelque chose de positif, quitte à perdre certaines nuances. Nous ne nous attardons pas, par exemple, sur les « trucs horribles » de son passé.

Je sais que je contribue – en préparant cet article, notamment – à la médiatisation de cette réussite. Mais je ne peux m’empêcher d’observer le véritable succès de ce qu’il a accompli avec si peu de moyens. J’admire sa détermination inébranlable. Il n’y a pas longtemps, sa ferme a entièrement brûlé. Il en a tiré les leçons qui s’imposaient, et est reparti de zéro.

Les communautés côtières de Freetown en 2018. Kieran Mitton, Fourni par l'auteur

This article was originally published in French

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