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La concurrence, ni dieu, ni diable

Gazprom dans les pas de l’Arabie saoudite ?

Gaz. Milosz1 / Flickr, CC BY

Suite de la chronique consacrée au « grand jeu gazier mondial », dont la première partie a été publiée le 6 février 2017.


La grande reconfiguration des marchés

Ce titre, emprunté à un livre récent de spécialistes du gaz, suggère que jeu gazier européen ne se joue dorénavant plus sur le terrain fermé de l’Union et de ses voisins, les pays producteurs algérien, norvégien et russe. Pourquoi ? À cause du gaz naturel liquéfié, ce gaz transporté par bateaux spéciaux qui partent désormais de plus en plus nombreux des États-Unis et d’Australie.

Résumons. Le gaz est devenu temporairement surabondant même si personne ne sait combien de temps cela devrait durer. D’un côté la croissance de la demande est moins forte que prévue, la concurrence du charbon, en particulier en Asie, et des renouvelables, notamment en Europe, s’est exacerbée ; d’un autre, les capacités de production, de liquéfaction/regazéification, et de transport maritime se sont considérablement accrues.

La chaîne du GNL. SIA Partners

Les méthaniers qui partent des États-Unis sont surtout remplis de gaz de schistes. Initialement, les ports d’où ils appareillent étaient équipés pour débarquer du gaz et non pour en embarquer ! L’essor des gaz de schistes autochtones a inversé le flux. Les gigantesques installations portuaires de regazéification (qui transforment le gaz de l’état liquide à moins 161 degrés Celsius à l’état gazeux pour qu’il puisse s’écouler ensuite dans les tuyaux sur terre) ont été modifiées pour assurer l’opération inverse, la liquéfaction. L’opération est onéreuse mais moins que de construire des installations de liquéfaction à partir de rien.

De nouvelles capacités de production et de liquéfaction australiennes sont également en train d’entrer dans la ronde. Au cours des cinq prochaines années 90 % des nouvelles exportations de LNG viendront de ces deux pays.

Mais où donc iront les bateaux ?

Les méthaniers australiens navigueront vers l’Asie, leur débouché traditionnel, car c’est le continent le plus proche. Le coût départ du GNL australien est en effet élevé. De très longues routes maritimes renchériraient encore le coût.

Les méthaniers étatsuniens peuvent aller n’importe où, ou presque. Les coûts d’extraction du gaz non conventionnel sont raisonnables ; les États-Unis sont dotés d’un impressionnant réseau de tuyaux qui sillonnent tout le pays ; et les bourses du gaz pour échanger le gaz, dont le Henry Hub, la plus fameuse de toutes, sont très performantes.

Surtout un nouveau modèle d’affaires des plates-formes de liquéfaction a été inventé. Non plus détenues par des producteurs de gaz, elles sont rémunérées selon un tarif fixe que payent les utilisateurs. C’est une sorte de location car le loyer doit être payé même si l’exportateur décide finalement de ne pas liquéfier un seul mètre cube de méthane. Le propriétaire de l’installation ne subit donc pas le risque de volatilité du prix du gaz et l’utilisateur peut limiter sa perte en cas de retournement des marchés à l’export.

Méthanier LNG Rivers à Brest en août 2005. Wikipedia, CC BY-SA

L’absence de clause de destination est un autre caractère exceptionnel de ce modèle. Le gaz liquéfié, une fois embarqué peut aller n’importe où. En Amérique du Sud, toute proche, en Europe pas très loin, en lointaine Asie aussi. L’Asie est devenue économiquement et géographiquement atteignable même pour des méthaniers qui chargent principalement leur cargaison surtout sur les côtes du Golfe du Mexique. Le canal de Panama a été récemment élargi, ce qui évite la très longue route par le canal de Suez et le cap de Bonne-Espérance.

Jusqu’à aujourd’hui les premiers bateaux de gaz étatsuniens se sont surtout dirigés vers les côtes sud-américaines. La route vers l’Europe n’est pas beaucoup plus longue mais au Brésil ou en Argentine le GNL n’a pas à s’imposer face à du gaz qui arriverait par voie terrestre. Sachez qu’en gros le coût liquéfaction-transport maritime-regazéification est deux fois plus élevé que le coût de l’acheminement du méthane par voie terrestre. Pour l’instant, seuls deux bateaux provenant des États-Unis ont débarqués en Europe et un seul en Chine.

La dérégionalisation des marchés du gaz est en marche. Elle ne fait pas les affaires de Gazprom.

La stratégie saoudienne de Gazprom

Le parallèle entre la Russie gazière et l’Arabie Saoudite pétrolière est tentant. Il est d’ailleurs souvent évoqué. Les deux pays disposent d’immenses réserves, leurs coûts d’extraction sont bas et l’essor de la production étatsunienne d’hydrocarbures a bouleversé leurs plans.

La recherche du maintien de sa part de marché résume communément la stratégie prêtée à l’Arabie Saoudite. Cette formulation sonne étrangement aux oreilles d’un économiste. Défendre sa part de marché ne peut être tenu pour un objectif d’entreprise. Celle-ci cherche à maximiser son profit et non à maintenir constant un volume de commercialisation. Vendre plus à un prix moins élevé ou vendre moins à un prix plus élevé est un arbitrage stratégique classique d’entreprise, en particulier lorsqu’elle doit faire face à des modifications structurelles de son environnement. Prix et volume vont ensemble.

Installations en Arabie Saoudite. Jon Rawlinson/Flickr, CC BY

Cependant, lorsque l’entreprise est capable de peser sur un marché, la défense de part de marché peut être comprise comme une décision de laisser filer le prix sans intervenir. L’entreprise signale alors à ses concurrents qu’elle est prête à enclencher et affronter une guerre des prix pour les faire sortir du marché ou les dissuader d’investir dans de nouvelles capacités. C’est un jeu en deux étapes : dans un premier temps, l’entreprise sacrifie une part de ses profits pour, dans un second temps, faire mieux que recouper sa perte lorsque les prix seront remontés.

Il a ainsi été dit que l’Arabie Saoudite en ne réduisant pas son volume pour éviter la chute du prix du baril en dessous de 40 dollars y voyait un moyen de stopper l’essor de la production pétrolière non conventionnelle des États-Unis. Remplacez Arabie Saoudite par Russie et gaz par pétrole et vous comprendrez mieux pourquoi Gazprom a déclaré à plusieurs reprises qu’elle voulait défendre sa part de marché de 30 % en Europe. Gazprom a intérêt à contenir le débarquement du GNL américain sur les côtes européennes.

Mais est-ce faisable ? En termes de coûts marginaux, assurément. Le débouché européen pour le gaz liquéfié est un marché de dernier ressort. Les bateaux y accostent seulement quand le méthane ne peut pas être vendu sur des marchés plus lucratifs, ceux d’Asie en particulier. Les gaz débarque alors à un prix proche de son coût marginal, soit en remontant son trajet : le coût de regazéification dans les terminaux de nos côtes, plus le coût de transport entre celles-ci et le golfe du Mexique, et plus enfin le prix du gaz acheté sur le Henry Hub.

Ne soyez pas étonné de ne pas voir dans cette somme le coût de liquéfaction du gaz pour le faire entrer dans les bateaux. Comme mentionné plus haut, l’opérateur doit de toute façon payer son loyer, qu’il utilise ou non l’installation mise à son service. C’est un coût invariable selon les quantités ; il n’entre donc pas dans le coût marginal. Rappelez-vous que ce dernier définit le plancher de prix en dessous duquel l’entreprise n’a aucun intérêt à vendre car elle perd de l’argent sur chaque unité supplémentaire vendue et au-delà duquel elle obtient au moins quelques sous pour contribuer au recoupement de ses coûts fixes.

Or face à ce coût marginal, le gaz de Gazprom tient la corde. Le sien est plus faible y compris en tenant compte de la taxe reversée à l’État russe pour chaque mètre cube exporté. Gazprom peut donc tenir une longue guerre des prix.

Deux champs de bataille

Gazprom doit livrer bataille sur deux fronts car sa part de marché est duale. Les acheteurs engagés dans les contrats take or pay sont tenus d’enlever ou payer une quantité plancher. Pour le reste du volume, dite quantité flexible, ils ont donc le choix entre s’approvisionner sur le marché libre sur une des bourses européennes ou auprès de Gazprom.

Dans le premier cas, ils achètent à un prix proche du coût marginal comme décomposé plus haut. Dans le second cas, ils achètent aux prix de la formule du contrat russe qui dépend notamment du prix du pétrole. Bien évidemment, ils optent pour le meilleur des deux prix du moment. Sur ce champ de bataille, Gazprom peut défendre sa part de marché même si son prix contractuel est plus élevé. Rien en effet ne l’empêche de vendre la quantité flexible au prix du marché libre et son coût marginal bas le lui permet.

Mais la grande bataille ne se joue pas là. Elle se joue sur les volumes indexés sur le prix du pétrole. Ils représentent en effet plus de deux fois les volumes de la partie flexible. Par ailleurs, il ne faut pas croire que les contrats sont gravés dans le marbre et que les clients de Gazprom qui les ont signés sont pieds et poings liés d’acheter le gaz russe même lorsque le prix du pétrole est élevé et donc lorsque l’écart avec le prix sur le marché libre est grand. Certains contrats arrivent à échéance et Gazprom doit faire des concessions pour les renouveler.

Indépendamment de cette fin de vie, les contrats offrent des possibilités de renégociation. Elles ont d’ailleurs largement été exploitées dans le passé, pendant la période de prix élevé du pétrole. Les acheteurs ont en particulier obtenu, souvent à l’issue de procédures contentieuses, une partie flexible proportionnellement plus grande et une indexation du prix pour le reste partiellement assise sur le prix de marché en Europe. Un prix du pétrole durablement supérieur à 50 € le baril et un prix du gaz aux États-Unis en dessous de 4 $ le million d’unités thermiques britanniques a toutes les chances de relancer cette bataille.

Il n’est d’ailleurs pas sûr que Gazprom ait intérêt dans ce cas à s’arc-bouter sur un prix élevé et sur l’indexation pétrole. Pour dissuader des investissements américains dans le GNL en vue de servir l’Europe, il est nécessaire que le prix du gaz russe en Europe reste en moyenne en dessous du coût qui permet de les rentabiliser. Par ailleurs, il y a un autre concurrent du gaz russe en Europe dont nous n’avons pas parlé, le charbon. Pour éviter qu’il ne prenne une part de marché croissante au détriment du méthane, le prix russe ne doit pas être trop élevé.

Enfin, et cet argument joue aussi dans la stratégie de défense de part de marché de l’Arabie Saoudite, la consommation d’hydrocarbures n’est pas éternelle. La transition énergétique est en marche pour que l’on puisse un jour s’en passer. Restreindre le volume de production aujourd’hui, c’est courir le risque pour ces pays de conserver, cette fois bien pour l’éternité, des milliards de mètres cubes enfouis sous terre.

À propos d’environnement, remarquons que Ségolène Royal partage la préoccupation de Gazprom. Elle a exprimé à plusieurs reprises sa volonté d’empêcher le gaz de schiste de parvenir jusqu’à nos rives. C’est inenvisageable en pratique. Le gaz venant des États-Unis est pour partie d’origine conventionnelle et il n’est pas possible de différencier les molécules de méthane selon la manière dont elles ont été extraites du sous-sol. En outre, la France ne peut dans le cadre légal européen restreindre ainsi ses importations. C’est un peu comme si Gazprom, pour échapper à la pression du GNL sur son prix, construisait un mur de l’Atlantique empêchant le débarquement des méthaniers américains. Un projet chimérique.

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