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Gens du voyage : symboles du traitement de l’ensemble des travailleurs pauvres et mobiles ?

Des gens du voyage regardent l'installation, près de leur aire d'accueil, de 35 familles de roms de Roumanie dans un camp de mobile-homes mis à disposition par la communauté urbaine de Nantes, le 14 septembre 2007. Frank Perry / AFP

Les gens du voyage apparaissent généralement dans l’actualité médiatique à-propos de conflits sur des stationnements. L’usage des aires d’accueils – ces dispositifs payants sur lesquels ils doivent garer leurs caravanes, quand ils existent, est aussi une thématique récurrente. Ces litiges donnent l’impression d’une communauté étrangère : les gens du voyage sont pourtant de nationalité française. La confusion vient en partie d’un amalgame entre les gens du voyage et une autre communauté : les Roms. Eux sont originaires d’Europe orientale. Avant la migration vers la France, ils étaient en général salariés et sédentaires. Un éthos fondamentalement différent des gens du voyage qui constituent les derniers travailleurs itinérants en groupe ethnicisé.

La situation politique, celle d’une minorité sociale, des gens du voyage découle en partie du racisme au XXᵉ siècle, dont l’anti-tsiganisme est une des formes récurrentes. Mais le racisme n’est pas la seule raison. Le nomadisme questionne les structures de l’État, et notamment les registres d’action vis-à-vis des travailleurs pauvres, qui sont formulés dès le XIXᵉ siècle. Ceux-ci sont fortement incités à se sédentariser s’ils sont itinérants. Cette politique a plusieurs faces : la valorisation de l’épargne, la répression du vagabondage et la non prise en compte de ces personnes dans les politiques économiques, malgré le rôle du travail mobile. La façon dont sont traités les gens du voyage nous dirait-elle quelque chose de la manière dont est appréhendé l’ensemble des travailleurs itinérants ou temporaires pauvres ?

Un bon citoyen épargne et accède à la propriété

Le libéralisme du XIXe siècle insiste sur la prévoyance, comme vertu nécessaire au lien social. Les travailleurs doivent adopter l’habitude de l’épargne. Celle-ci leur permettra d’accéder à la propriété foncière, qui sera la base de leur intégration à la société. Le travailleur itinérant est vu hors-jeu, sourd à ces recommandations, parce qu’engagé dans une voie professionnelle hasardeuse.

Malgré tout, au long du XIXe siècle, l’État a parfois protégé les marchands itinérants, forains et gens du voyage, contre des mesures discriminatoires. Ils étaient censés aider à la construction d’un marché national, et à contourner certains monopoles locaux. Les firmes commerciales et les travailleurs itinérants étaient des palliatifs, en attendant la réalisation du marché fluide.

Mais dans la vision sociale-démocrate du XXe siècle, le travailleur et l’habitat mobile sont vus comme devant disparaître. L’intégration à la société et à l’entreprise passe d’abord par la fourniture d’un habitat normal. Les personnes ne s’inscrivant pas dans ce projet sont incitées à changer de mode vie : elles ne bénéficient pas du même soutien que les autres citoyens.

Au XXIe siècle, cette approche n’a que peu évolué. Les arbitrages économiques pris suite à la pandémie de Covid-19 en sont l’un des témoins.

Oubliés des plans de relance

Dans le cadre du Plan de relance établi sur la période 2021-2022, l’État a cofinancé les travaux de réhabilitation des aires d’accueil vétustes, à hauteur de 20 millions d’euros. Il a ainsi intégré ces équipements collectifs dans une politique économique.

Cependant, ce plan n’implique pas un soutien aux activités économiques des gens du voyage, qui ont été particulièrement affectées par le Covid-19. En effet, la plupart des gens du voyage sont des saisonniers agricoles ou des marchands et industriels forains. Ils sont aussi présents sur certains segments du travail industriel, dans le désamiantage ou dans la maintenance des raffineries et des centrales nucléaires. La fermeture des foires et des marchés, et les contraintes lors des déplacements pour les saisonniers agricoles les ont donc contraints au chômage.

Les gens du voyage sont hors du circuit économique dont s’occupe l’administration. En effet, du fait de l’habitat mobile, les banques sont réticentes à leur ouvrir des comptes. Les modes de financement sont en grande partie internes à la communauté professionnelle. Ils ne peuvent bénéficier des aides de l’État, comme les garanties bancaires. De même, les saisonniers n’ont pas été concernés par les mesures de financement du chômage partiel.

Un rejet du nomadisme par l’État-nation ?

Comment expliquer une telle « omission » des difficultés auxquelles sont confrontés les gens du voyage ? La situation politique des gens du voyage résulte largement des conséquences de longue durée de la loi de 1912. L’exclusion du droit de vote par cette loi, que celle de 1969 n’avait pas complètement aboli, y a largement contribué. Jusqu’en 2012, les « voyageurs » ne pouvaient voter qu’après 3 ans d’installation dans une commune de rattachement.

L’intégration politique des gens du voyage est encore loin d’être achevée. Certes, au XXIe siècle existent des commissions consultatives départementales des Gens du voyage qui sont un effort d’intégration institutionnel, mais les gens du voyage y sont très minoritaires. Il s’agit avant tout d’une instance de discussion entre l’État et les élus d’un territoire sur la gestion des aires d’accueils (depuis 1968, les communes ont l’obligation d’ouvrir des aires réservées de stationnement aux gens du voyage), et surtout sur les aires dites de grand passage, pour les pèlerinages chrétiens. L’intégration politique reste partielle, et plus formelle que réelle, tant elle se limite à une consultation.

Mépris de classe ?

Un rejet, plus symbolique, vient s’ajouter. Les conflits autour de la place réservée aux fêtes foraines en ville en sont un exemple : elles sont reléguées vers les banlieues, malgré leur importance dans les loisirs des classes populaires.

Lors d’un entretien à la foire du Havre en 2018, une foraine tenant une modeste loterie nous a déclaré que son métier était de faire rêver les gens, et remettait en cause une division du travail qui réserve cette fonction à l’économie culturelle ou l’industrie de la mode. Les gens du voyage continuent d’être perçus comme un groupe dont l’activité est résiduelle, hors d’une modernité fluide.

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De même, nombre de gens du voyage travaillent dans des entreprises de désamiantage, leurs caravanes servant à leurs déplacements d’un chantier à l’autre. Mais, là encore, ils sont des travailleurs invisibles, sur des postes pénibles et dangereux, qui constituent un envers de la transition énergétique. Ils participent à ce mouvement, avec des travailleurs migrants, sans bénéficier de l’aura du technicien de maintenance éolienne, car le recyclage semble toujours résiduel et temporaire.

Les gens du voyage nous disent quelque chose de la façon dont sont perçus ceux qui sont des travailleurs mobiles, sans être des cadres des firmes de la finance ou des technologies de pointe. On leur attribue une place transitoire dans les constructions politiques. Ils sont comme un groupe résiduel, utiles à certaines périodes, mais devant se sédentariser. C’était d’ailleurs l’un des buts affichés par les internats pour enfants de forains.

Dans les traditions politiques principales, les places accordées aux travailleurs pauvres diffèrent, mais elles excluent souvent les personnes « nomades ». Très souvent la question des minorités tsiganes et de leur insertion économique et politique disparaît derrière la priorité accordée à la lutte contre le « sans-abrisme », ou est discutée à propos d’un droit « culturel » à l’habitat adapté.

C’est problématique en soi, mais de surcroit, cette reconnaissance culturelle ne s’étend pas aux neo-travellers, ces jeunes saisonniers en habitat mobile, ni ne permet de comprendre les contraintes économiques et les changements des pratiques des gens du voyage quand ils se sédentarisent. Elle occulte l’appartenance des gens du voyage aux classes populaires et les nombreuses imbrications d’un groupe de travailleurs pauvres à l’autre. Elle les enferme dans une spécificité culturelle alors qu’une intégration citoyenne est à construire avec les intéressés. La situation politique des gens du voyage découle de choix qui accentuent les contraintes (d’habitat entre autres) qui pèsent sur les travailleurs mobiles.

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