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Gisèle Halimi : plaider pour changer le monde

Gisèle Halimi à Fès
L'avocate française Gisele Halimi photographiée le 6 mars 2004 à Fès lors d'un colloque “Rencontre des femmes des deux bords de la Meditérrannée”. ABDELHAK SENNA / AFP

Le concert des hommages rendus à Gisèle Halimi (Tunis, 27 juillet 1927 – Paris, 28 juillet 2020) a unanimement souligné l’ampleur des causes auxquelles l’avocate franco-tunisienne a consacré sa vie.

En tant qu’avocate, députée, écrivaine, elle s’est emparée d’affaires qu’elle a su gagner grâce à sa façon de plaider, tout en contribuant à faire bouger, sur un temps long, un ordre politique et sexuel qu’elle a vécu dans sa chair.

Cette femme figure d’un XXe siècle en ébullition a croisé des situations qui ont laissé une trace écrite et orale, et creusé des sillages en France, au Maghreb et jusqu’en Palestine.

Devenir avocate dans la Tunisie colonisée

L’enfance et l’adolescence de Gisèle Halimi née Taïeb se déroulent dans une famille juive tunisienne, traditionnelle et conservatrice. Son caractère et ses révoltes sont sculptés par les rapports de classe et de sexe structurant une société colonisée qui lui ouvre, grâce à la nationalité française de son père, les portes de l’école. Sa situation familiale structure ses aspirations d’émancipation et sa culture se façonne avec les luttes de terrain.

La Kahéna, héroïne judéo-berbère du VIIe siècle opposée à l’occupation ommeyyade, lui inspire un « roman » (2006) à partir des informations disponibles.

Gisèle Halimi évoque dans ses mémoires l’antisémitisme de son institutrice et raconte des épisodes devenus mémorables : elle se souvient, entre autres, de la mobilisation nationaliste du 9 avril 1938.

Kaïs Saïed, candidat au second tour des élections présidentielles tunisiennes d’octobre 2019, a rappelé que son père emmenait à vélo la jeune adolescente au lycée, pour la protéger de la police allemande occupant le pays (17 novembre 1942-13 mai 1943). Grâce à une bourse et l’argent gagné par des cours particuliers, la bachelière de 17 ans poursuit à la Sorbonne des études de droit et de philosophie et fait l’expérience du racisme métropolitain.

Elle obtient son diplôme d’avocate en 1947 et s’inscrit en 1949 au barreau de Tunis, dominé par les avocats français.

Elle vit la flambée de violence et de répression qui sévit en 1952 en tant que stagiaire des tribunaux militaires assignée à la défense de nationalistes tunisiens, dont Habib Bourguiba Président de la république tunisienne entre 1957 et 1987.

Avocate au procès d’El Alia (près de Philippeville/Skikda) du nom des massacres survenus en 1955 entre indépendantistes du FLN puis, en représailles, par l’armée française dans région du Constantinois en Algérie, elle prend conscience des pratiques de torture et des usages d’extraction d’aveu justifiant des condamnations à mort.

Carrière hexagonale

Elle part en France en 1956, juste avant l’indépendance et la promulgation du Code du Statut personnel qui participe à donner à la jeune République tunisienne la réputation de pionnière sur la place des femmes dans la famille et la société.

Témoin tout en étant objet de discriminations, elle s’engage aux côtés du Front de Libération Nationale (FLN) algérien et défend, en 1958, une trentaine de militants algériens auprès du Tribunal militaire d’Alger puis, en 1960, Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe, torturée et violée dans les geôles françaises.

Pour Djamila, un film de Caroline Huppert sorti en 2011, retrace le combat de Djamila Boupacha, défendue par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir.

L’avocate obtient du peintre Picasso un portrait pour la campagne qu’elle organise pour sa libération à la faveur des accords d’Evian de 1962.

Agir et écrire pour les droits des femmes

De France, Gisèle Halimi poursuit ses prises de position contre la torture et entreprend de nombreuses démarches pour obtenir la grâce d’insurgés et militants condamnés à mort.

Après Mai 1968 (qui n’a pas changé les rapports de sexe), le combat politique de l’avocate emprunte une autre monture : celui du droit des femmes à disposer de leur corps et de la liberté de procréer.

Elle s’associe avec Simone de Beauvoir et Jean‑Paul Sartre pour fonder en 1971 « Choisir la cause des femmes » et signe, avec de nombreuses célébrités, le « Manifeste des 343 salopes qui ont avorté ».

Malgré le risque de sanctions, elle se met courageusement dans le camp de l’inculpée du procès de Bobigny (1972) : « J’ai avorté, j’ai commis ce délit » pour essayer de frapper la conscience des juges et leur expliquer la nécessité de sortir ce geste médical de la clandestinité.

Gisèle Halimi, 1972 procès de Bobigny, Ina/Youtube.

Elle obtient la relaxe de Marie-Claire Chevalier, une jeune fille de 17 ans qui avoue avoir avorté après son viol. Tout en soignant sa technique et sa rhétorique de défense, elle continue à déborder de l’enceinte des tribunaux et, sans outrepasser les règles strictes de l’avocature, à sensibiliser l’ensemble de la société en publiant en 1973 La Cause des femmes. La loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse (dite loi Weil) est votée en 1974 et devient remboursable par la sécurité sociale quand Gisèle Halimi devient députée de l’Isère en 1982.

Au cours du procès d’Aix-en-Provence de 1978, elle défend deux touristes belges violées par trois hommes à Marseille. Elle médiatise à bon escient le procès poursuivant sa stratégie pour changer le regard de la société envers une atteinte à la dignité humaine et pour faire évoluer la loi française. Celle-ci déclare en effet en 1980 le viol comme un crime passible de prison.

Le féminisme tunisien a, de son côté, avancé à la force du droit, à coups d’enquêtes, de plaidoiries et de rédaction de textes.

Association tunisienne des femmes démocrates, Tunisie
12ème congrès de l’Association Tunisienne Des Femmes Démocrates à Tunis, le 13 Avril 2018. Omegatak, CC BY

Plusieurs militantes tunisiennes à l’instar de la députée Bochra Bel Haj Hamida et des juristes Sana Ben Achour, Hafidha Chekir ou Monia Ben Jémia, notamment appartenant à la vague contestataire des années 1980, ont été marquées par l’efficacité de cette femme politique qui, en tant que députée française, se prononce pour l’abolition de la peine de mort (1981) et la dépénalisation de l’homosexualité (1982). Ces mots d’ordre sont aujourd’hui à l’ordre du jour des revendications des organisations comme l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates.

Anticolonialiste jusqu’au bout

Originaire d’un pays colonisé, elle s’est forgé une sensibilité envers les opprimés du système mondial. Comme pour l’avortement, le viol et la torture, l’engagement de Gisèle Halimi pour les pays occupés dénote d’un souffle et d’une continuité.

Membre du tribunal international des crimes de guerre Bertrand Russell, elle est observatrice de la guerre du Vietnam en 1967. Plus tard, en qualité d’ambassadrice déléguée permanente de la France auprès de l’Unesco (1985-1986), et de présidente du comité des conventions et des recommandations de l’Unesco (1985-1987), elle participe à faire avancer la parité Hommes/Femmes au sein de ces organisations internationales.

Dans la foulée des luttes sociales en France (1988-1998), elle participe à fonder l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) en 1998 et s’investit dans la rédaction des statuts pour élaborer une vision qui essaye de contrecarrer les inégalités du système néo-libéral.

Au nom du même idéal de liberté, elle défend la cause palestinienne à travers plusieurs tribunes, notamment en 2010 et en 2014, condamnant l’intervention armée d’Israël. Pour ne pas être complice du silence envers « un peuple aux mains nues », l’avocate s’associe au comité Bertrand Russel pour la Palestine en 2009 et adhère au comité de défense du militant palestinien Marwan Barghouthi.

Maître Gisèle Halimi quitte un monde en plein bouleversement, notamment dans les rapports entre les sexes. Ses expériences de juive féministe internationaliste et « intersectionnaliste » avant la lettre, comme ses actions, ont fait évoluer la présence et la visibilité des femmes dans l’espace public.

Orfèvre passionnée de la communication politique, elle mérite que l’un ou plusieurs de ses quinze ouvrages soient traduits en arabe pour combler un vide aussi étonnant que stérilisant, afin que les générations partagent l’évolution des rapports complexes entre droit et justice aux XXe et XXIe siècles et les étapes de la lente marche vers l’égalité entre les hommes et les femmes.

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