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Gouvernements, entreprises… le désir de reconnaissance, moteur de l’ambition

Pourquoi, malgré l’impasse que représente l’exercice du pouvoir, y a-t-il tant de candidats ?

La course à la présidentielle a commencé. Bon nombre de candidats sont en lice. On peut se demander comment il se fait que, dans le monde où nous vivons, dans le contexte d’une pandémie qui semble loin d’être passée, où gouverner est si complexe, et où les gouvernants subissent tôt ou tard la vindicte des populations, qu’il y ait tant de candidats. Qu’est-ce qui pousse les femmes et les hommes à vouloir s’exposer, et s’exposer de plus en plus totalement, puisque des comptes sont exigés non seulement sur les actions publiques des gouvernants, mais sur leur vie privée ?

La question vaut en fait pour toutes les formes de pouvoir, dont celui des dirigeants d’entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, en particulier devant la puissance de certaines multinationales. La complexité du monde actuel laisse parfois perplexe devant la persistance des ambitions. Qu’est-ce qui fait ainsi courir les femmes et les hommes vers des responsabilités de plus en plus intenables ?

Jouissance interdite

Si l’on en croit un tout petit dialogue d’un historien et philosophe grec de l’époque de Socrate et de Platon, « le Hiéron » de Xénophon, la question n’est pas neuve. Dans son dialogue, Xénophon présente deux personnages, un gouvernant, Hiéron, et un citoyen étranger à la Cité, Simonide, qui passent une journée à discuter. Il est d’ailleurs important de souligner que Xénophon fait mine de s’en étonner : l’on sait déjà à l’époque que gouverner ne laisse aucun temps libre. Les affaires courantes courent : si on se laisse faire, elles occupent toute la place.

L’échange commence par une question de Simonide à Hiéron, qui est à peu près celle-ci :

« Hiéron, dis-moi, toi qui es au sommet du pouvoir, la nature des plaisirs dont jouissent les grands. Je ne suis qu’un simple citoyen, et je suppose qu’il n’y a pas de commune mesure entre les plaisirs privés d’un citoyen quelconque et ceux des plus grands. »

La réponse de Hiéron est à peu près formulée en ces termes :

« Détrompe-toi Simonide. Gouverner est une tâche si complexe, que tôt ou tard – et plutôt tôt que tard – le gouvernant déçoit ses gouvernés, et provoque inévitablement un sentiment d’injustice parmi la population, du ressentiment, si ce n’est la colère et même de la violence. Ceci, quoi qu’il fasse. La conséquence est très simple, qui est que la jouissance des plaisirs lui est progressivement interdite. Cela va de la jouissance des plaisirs de l’amour à celle des richesses, en passant par celle des plaisirs de la table. Car le gouvernant est sans cesse menacé, et ne peut vivre les plaisirs ordinaires de la vie sans être en danger de mort par assassinat, empoisonnement, sur le fond d’une jalousie endémique de la part des gouvernés. »

Buste de Xénophon exposé au Kgl. Museum de Berlin. Wikimedia

Le sommet du dialogue est atteint lorsque, poussé dans ses retranchements par Simonide, Hiéron finit par dire que le gouvernant est pris dans une impasse. Car sans cesse menacé, il est obligé de s’entourer d’une armée solide qui le défend. Mais s’il veut sortir de l’enfer du gouvernement, il redeviendra un gouverné parmi d’autres, et fera inévitablement l’objet de tentatives d’assassinat, etc. Autrement dit, dit Hiéron, le gouvernant n’a plus qu’à aller se pendre.

La situation du gouvernant est intensément dramatisée par Xénophon. Il s’agit dans « le Hiéron », non pas d’un gouvernant ordinaire mais d’un tyran, qui gouverne des « sujets » et non des gouvernés comme nous le sommes actuellement en France. De son côté, Simonide est dit être un « poète » et non un philosophe. Mais le dialogue entre le tyran Hiéron et le poète Simonide, présenté dans un contexte radical, rend possible une présentation en peu de pages du « drame » général des relations entre gouvernants et gouvernés, tous régimes politiques confondus.

« Donne du pouvoir à tes sujets »

Pour répondre à la question de savoir pourquoi, malgré l’impasse que représente l’exercice du pouvoir, il y a tant de candidats, il faut relire le dialogue. On s’aperçoit alors que loin d’être un paisible et civil échange entre gens honnêtes, l’échange entre Simonide et Hiéron est extrêmement tendu. Il en est ainsi, car au fur et à mesure que Simonide pose ses questions, Hiéron le craint de plus en plus. Simonide est loin d’être un imbécile, et Hiéron a de plus en plus peur au cours de l’échange que le poète soit en train de se renseigner sur l’exercice du pouvoir pour tout simplement envisager de prendre sa place. De gré ou de force.

L’affirmation finale de Hiéron selon laquelle le gouvernant n’a plus qu’à aller se pendre se veut définitivement dissuasive à l’endroit de Simonide.

Vient alors le dernier moment du dialogue, qui consiste en une proposition de la part de Simonide extraordinairement moderne : en bonne éminence grise ou en bon consultant, Simonide propose en substance à Hiéron la solution suivante au problème du gouvernant :

« Donne des richesses, de la reconnaissance, du pouvoir à tes sujets. Cesse de jouer contre eux dans les compétitions sportives. Et tu verras : ils te rendront richesses, reconnaissance et pouvoir au centuple. »

C’est ce que de nos jours on appellerait une injonction à l’« empowerment » des subordonnés ou des équipes au sein d’une organisation. La « libération » des sujets (devenant par là-même citoyens) est à la vie politique ce que l’« empowerment » est au management.

Figure de Hiéron sur une pièce grecque de l’Antiquité. Wikimedia, CC BY-SA

Que déduire de ceci ? D’abord, que malgré l’enfer où il est mis, Hiéron ne démord pas. Il tient au pouvoir, et veut à tout prix dissuader Simonide de rêver de le prendre. Malgré l’enfer, le goût du pouvoir persiste. La réponse à la question de savoir pourquoi est dans la suggestion finale de Simonide. Tout le monde a un besoin vital de jouissance des plaisirs de la table et des plaisirs de l’amour : il faut bien manger pour vivre, et en général encore faire l’amour pour assurer la reproduction de l’espèce.

Mais il est des plaisirs spécifiquement humains, dont on peut ne pas jouir tout en vivant quand même : ceux qui apportent richesses, pouvoir et reconnaissance. Le maître mot est ici la reconnaissance. Le moteur fondamental de la course aux pouvoirs, donc de la course à la présidentielle, est le désir de reconnaissance. Et loin qu’il soit un problème, quand bien même le fait d’être exposé rend les gouvernants vulnérables aux critiques, c’est cela même qui est cherché. Car exposé, on est de manière incontournable en tout cas « reconnu », identifié

Connaissance et reconnaissance

Si on lit attentivement le Hiéron, on repère à la fois combien Hiéron est jaloux de son pouvoir, et combien il la raison de supposer que ses sujets à la fois le haïssent pour ses injustices, et le jalousent à la façon dont Simonide pourrait sembler le faire. Mais si on lit très attentivement, on s’aperçoit que Simonide, en bon philosophe, n’a en fait aucunement l’intention de prendre un pouvoir quelconque. La peur, la méfiance, la jalousie sont le fait de Hiéron, non pas de Simonide. Ce que Simonide symbolise dans le dialogue, est la recherche de la vérité. Autrement dit, il veut comprendre, connaître. C’est tout.

De la tyrannie (Éditions Gallimard).

Deux très grands philosophes peu connus et reconnus, ce qui n’ôte en rien à l’importance pour nous de leur recherche de la vérité, ont commenté ensemble le Hiéron, dans un livre intitulé De la tyrannie. Dans cet ouvrage, Alexandre Kojève et Leo Strauss échangent à propos du Hiéron, et en présentent deux interprétations aux antipodes l’une de l’autre, qui sont les suivantes.

Xénophon ne dit pas ce que Hiéron pense de la suggestion finale de Simonide, de donner richesses, reconnaissance et pouvoir à ses sujets. Leo Strauss dit en substance que la « tension » entre gouvernants et gouvernés est indépassable. Il semble structurellement impossible de démocratiser le pouvoir au point que tous les citoyens d’un pays jouissent ensemble d’un même niveau de richesses, de reconnaissance et de pouvoir.

Autrement dit, que tous les « Simonide » deviennent « Hiéron ». La tension entre le désir de reconnaissance qui amène à s’exposer, symbolisée par Hiéron, et le désir de simple connaissance ou de vie qui se suffit de l’ombre, symbolisée par Simonide, est indépassable.

La réponse d’Alexandre Kojève est tout autre. Si la suggestion de Simonide paraît utopique au temps de Xénophon, l’Histoire (spécifiquement humaine) se charge non pas de résorber, mais de dépasser la tension. L’Histoire bien comprise, dit Kojève, est l’Histoire de la conquête de la reconnaissance universelle de l’irréductible individualité de chacune et chacun. Et la fin de l’Histoire consiste en la réalisation, sur le plan politique, des conditions d’une telle universelle reconnaissance.

Terminons cette petite réflexion par trois observations.

Parmi les plus grands penseurs de l’histoire d’abord, il y a des philosophes aussi discrets que Leo Strauss ou Alexandre Kojève. Ceci semble donner raison à Léo Strauss : non seulement est-il peut-être impossible que tous les « Simonide » deviennent « Hiéron », mais tout le monde n’y aspire pas. Tout le monde ne veut pas la reconnaissance pour la reconnaissance. Certains préfèrent la connaissance tout court. Ce fut le cas de Kojève et de Strauss. Sur le fond de désaccords constants, ils furent en dialogue toute leur vie, en quête de la vérité.

Deuxième observation, qui va à l’encontre de ce que pense Leo Strauss et peut-être Kojève : l’on sait cliniquement que le désir de reconnaissance ne se tient pas au-dessus des besoins vitaux des humains, mais qu’il en fait partie. L’expérience en a été faite bien à contrecœur, dans un orphelinat, pendant les années 1930 aux États-Unis. Des nourrissons bien nourris, vêtus, protégés physiquement, mais auxquels les personnels de soin n’avaient pas le temps d’accorder quelque attention que ce fût (caresses, parole, regard, etc.), passaient très vite de cris, à des gémissements, et à la mort. Le désir de reconnaissance, s’il caractérise comme le pense Kojève, les humains, semble bien en revanche ne pas se tenir au-dessus d’un besoin vital.

Enfin, en tenant compte de ce qui précède, qui permet d’approfondir la connaissance de ce que signifie le désir de reconnaissance comme la possibilité de s’en passer, on peut souligner combien la suggestion de Simonide à Hiéron est sensée. Si les gouvernants eux-mêmes sont habités par un désir de reconnaissance tel que c’est à tout prix qu’ils candidatent ou ont candidaté à la présidentielle, il est essentiel qu’ils ne perdent jamais de vue qu’ils n’ont pas le monopole de ce désir. Voire de ce besoin. Que l’attention portée à celui-ci est une des conditions fondamentales d’un exercice réussi du pouvoir.

Rappelons encore une fois que ces considérations concernent non seulement la vie politique, mais la vie sous tous ses aspects. Elles concernent par conséquent tout autant l’exercice du pouvoir au sein des entreprises, et dans la vie économique en général. Le même Xénophon a d’ailleurs consacré un autre petit dialogue, tout aussi important que le Hiéron et en écho avec lui, à la vie familiale – la vie « économique » d’alors –, intitulé L’économique. La reconnaissance donne de l’existence – ou en tout cas le sentiment d’exister.

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