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Grand âge et dépendance : un an après l’« affaire Orpea », où en est-on ?

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« Les vieillards sont-ils des hommes ? À la manière dont notre société les traite, il est permis d’en douter » écrivait Simone de Beauvoir dans son essai la vieillesse publiée en 1970.

L’« affaire Orpea » (du nom du groupe français leader mondial des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, les fameux Ehpad), déclenchée en 2022 par dans l’ouvrage « Les Fossoyeurs » du journaliste Victor Castanet, en semble une triste illustration.

Un an après la révélation de ce scandale, dont les répliques sont encore perceptibles, une version augmentée et mise à jour du livre les Fossoyeurs est publiée. L’occasion de faire le point sur la question des Ehpad et du grand âge avec dépendance.

Une situation qui n’était pas nouvelle

Les situations de maltraitances dans le domaine de la gestion du grand âge existaient déjà avant le scandale Orpea. Déjà en 2007, Jean-Charles Escribano, infirmier en Ehpad, livrait son témoignage et faisait partager l’horreur, les souffrances et les émotions d’une maison de retraite ordinaire.

En mai 2021, plusieurs mois avant la publication du livre-enquête de Victor Castanet, la défenseure des droits Claire Hedon pointait dans un rapport la maltraitance systémique qui pouvait se rencontrer dans certains Ehpad. Y étaient constatés les privations arbitraires des droits fondamentaux comme la liberté d’aller et venir, le consentement à l’entrée en institutions, les carences de l’organisation liées à la pénurie de personnel, à la rotation importante, à l’épuisement des professionnels mal rémunérés et insuffisamment valorisés ou au manque d’encadrement. Il en résultait des situations de violences physiques, verbales, de manquements au soin, à l’hygiène…

La maltraitance, selon ce rapport, pouvait être qualifiée d’« institutionnelle » à chaque fois que l’institution laissait les faits perdurer sans réagir, après de multiples signalements des familles des victimes, ou lorsqu’elle résultait du manque de moyens de l’établissement.

Après la sidération de la révélation du scandale Orpea, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale des finances (IGF) ont déclenché des enquêtes, tandis que les familles des personnes hébergées dans les Ehpad du groupe portaient plainte. Mais les avancées demeurent marginales. D’autres groupes privés lucratifs sont eux aussi épinglés pour leur utilisation de la dotation publique, de leur optimisation fiscale et de leur management comptable.

Il ne s’agit bien entendu pas de faire d’amalgame ni de mettre tous les Ehpad au même niveau. Il existe en effet aussi en France des Ehpad associatifs et publics qui, malgré, de grosses difficultés en termes de recrutement, et de ratio de soignants (3 soignants pour 10 résidents) sont de véritables lieux de vie.

Même s’il est urgent de repenser le modèle économique, et managérial des Ehpad au profit de petites structures à taille humaine telles que celle-ci, nous ne pourrons nous passer de ce type d’accueil, du fait du vieillissement de la population française. En effet, dans nombre de situations, le maintien au domicile n’est ni possible, ni exempt d’abus : l’analyse des appels au 3977, le numéro national dédié à lutter contre les maltraitances envers les personnes âgées et les adultes en situation de handicap, révèle que 79 % des appels concernent des personnes âgées en priorité au domicile.

Qui sont les résidents des Ehpad ?

En 2019, la Direction de la recherche, des études et de l’évaluation et des statistiques (Drees) dénombrait 770 000 places réparties dans 11 000 structures d’hébergement pour personnes âgées. Les Ehpad se taillaient la part du lion, puisqu’ils représentaient 70 % desdites structures d’hébergement, totalisant 79 % des places installées (avec une capacité d’accueil de 81 places installées, en moyenne).

Les résidents sont en général des personnes âgées de plus de 85 ans, affectées par plusieurs pathologies (« polypathologiques ») et touchées par des troubles cognitifs. 88 % d’entre elles sont totalement dépendantes (elles sont catégorisées « GIR 1 » sur la grille nationale « aggir », qui comporte 6 degrés et permet d’évaluer le niveau de perte d’autonomie).

Une situation qui n’est pas amenée à s’améliorer dans les prochaines années, puisque la part des 75 ans ou plus devrait passer à 14,6 % de la population en 2040 (elle était de 9,1 % en 2015). De plus, l’espérance de vie en bonne santé en France est plus faible que dans d’autres pays d’Europe.

Une situation qui ne s’est pas réellement améliorée

Priorisation des malades en réanimation, arrêt des visites en Ehpad et en service gériatrique, circonstances de décès parfois indignes…

Avant le scandale Orpea, la pandémie de Covid-19 avait déjà jeté une lumière crue sur les discriminations liées à l’âge. Rappelons que plus de 90 % des personnes décédées depuis son déclenchement avaient plus de 60 ans, la tranche d’âge la plus touché étant celle des 80-89 ans

Par ailleurs, en 2018, L’avis 128 du CCNE portant sur les enjeux éthiques du vieillissement dénonçait des situations de ghettos. Le rapport Libault (2019), élaboré après une concertation citoyenne sur le grand âge, propose 175 leviers pour améliorer la prise en charge des personnes âgées dépendantes, les besoins financiers étant estimés à 9,2 milliards d’ici à 2030.

Pourtant, en septembre 2021, la loi grand âge et autonomie, promesse du président de la République plusieurs fois reportée, a néanmoins été définitivement enterrée, au grand dam des familles et des acteurs du grand âge.

Où en est-on début 2023 ? Dans la version augmentée de son livre, Victor Castanet écrit que seuls 1 400 Ehpad (moins de 20 %) ont été contrôlées par les ARS en France.

La seule promesse actuelle sur ce sujet brûlant semble se résumer à une nouvelle plate-forme pour signaler les maltraitances en Ehpad.

Les instances de contrôles existent, les propositions concrètes sont connues et chiffrées, mais pourtant, comme le souligne la défenseure des droits Claire Hédon dans un nouveau rapport, il existe encore beaucoup de manquements, qui concernent notamment le ratio de personnel auprès des résidents, la liberté d’aller et venir, le renforcement des contrôles et la restauration de la confiance entre les familles et les personnels.

Quels sont les mécanismes de résistance à la traduction des discours politiques en actions de terrain ?

Éthique, politiques publiques et évolutions sociétales

En 2021, l’OMS alertait sur le fait qu’une personne âgée sur deux dans le monde était l’objet d’une discrimination. Elle déclarait faire de la lutte contre l’âgisme une grande cause mondiale. Notre société, en effet, ne porte pas un regard bienveillant sur les personnes âgées dépendantes, qui renvoient non seulement l’image d’un vieillissement avec handicaps, inutilement coûteux, mais aussi celle de notre finitude, que personne ne veut réellement envisager.

Or, si les valeurs d’autonomie, de dignité et de liberté sont au cœur des débats actuels sur la fin de vie, il faut les interroger quand le grand âge avec dépendance advient. Rappelons que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, et que la dignité est intrinsèque à tout être humain. Si l’on peut perdre le sentiment de dignité, du fait de situation d’accueil et de soins indignes, la dignité elle-même n’est jamais intrinsèquement perdue. Enfin, soulignons que l’autonomie est une valeur très relative dans les soins, car la maladie nous transforme.

De la naissance à la fin de vie, nous ne pouvons pas ne pas dépendre d’autrui, de la solidarité, d’une main qui se tend, d’un regard bienveillant, d’une entraide de proximité, d’une éthique du « care » et non du seul « cure », le « cure » étant le soin au sens purement médical, tandis que le « care » est un concept recouvrant une prise en charge plus globale, humaine, avec sollicitude vis-à-vis de la personne vulnérable.

Mue par la peur de mal vieillir puis de mal mourir, la pression sociétale utilitariste et consumériste pousse les personnes très âgées et dépendantes à disparaître. Elle les assigne à résidence dans des Ehpad qu’elles n’ont pas choisis. Implicitement, se sentant de trop, un poids, une charge, les personnes âgées sont parfois amenées à se suicider (un tiers des décès, soit 3 000 morts/an des plus de 65 ans), ou à se laisser glisser vers la mort (1/3 des personnes âgées en institutions gériatriques souffrent de troubles psychiques).

Sur les 668 800 décès survenus en 2020 en France, 79 % se sont produits après 70 ans et concernaient donc les personnes âgées les plus fragiles et dépendantes.

Après l’avis 139 du CCNE en rupture totale avec les précédents, le président de la République a décidé d’organiser un débat national sur l’euthanasie et le suicide assisté (rappelons que dans le cas de l’euthanasie, le produit létal est injecté par un médecin, tandis que dans le cas du suicide assisté, c’est la personne demandeuse qui se l’administre). Mais la question du grand âge, et celle d’un développement enfin optimal des soins palliatifs, n’ont pas été abordées.

Pourtant, depuis 1999, et malgré un 5ᵉ plan annoncé en 2021, ces derniers demeurent insuffisamment dotés (financièrement et en moyens humains), et inégalement répartis sur le territoire (26 départements n’ont aucune unité de soins palliatifs.).

Grand âge et prévention de la dépendance

Pour faire humainement et politiquement avancer la cause des aînés, qui ne sont jamais réductibles à des pertes cumulées, il faut aussi savoir que l’on peut bien vieillir, et anticiper pour améliorer les conditions de sa fin de vie.

Pour cela les politiques publiques doivent se déployer en faveur de la prévention du vieillissement avec dépendance. Il faut qu’une loi grand âge soit enfin promulguée, et que les lois sur la fin de vie (2005, 2016) soient mieux connues et appliquées.

Les maltraitances envers les personnes âgées, du fait de leurs vulnérabilités et de leurs difficultés à faire valoir leurs droits, sont aussi rendues possibles en raison de leur invisibilisation sociétale et d’une volonté politique qui peine à se traduire sur le terrain. Si l’on pense, comme Simone de Beauvoir, que « l’on reconnaît le degré d’une civilisation d’une société à la place qu’elle accorde à ses personnes âgées », alors on ne peut que se dire que notre société a encore beaucoup à faire pour mériter le qualificatif de « civilisée ».


Cet article est publié dans le cadre du colloque « En finir avec la fin de vie ? – Une rupture anthropologique ? » organisé par le département de recherche Éthique biomédicale du Collège des Bernardins, le jeudi 9 février 2023.

Pour aller plus loin :

– Lefebvre des Noettes, Véronique (2021) « Vieillir n’est pas un crime : pour en finir avec l’âgisme », éditions du Rocher ;

– Lefebvre des Noettes, Véronique (2022), « La force de la caresse », éditions du Rocher.

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