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« Grand débat national » : la tentation populiste d’Emmanuel Macron

A Perpignan, le 12 janvier 2018. Raymond Roig/AFP

Par-delà ses dimensions politique, sociale, géographique, culturelle, la crise des « gilets jaunes » révèle aussi, par sa violence, la profonde crise communicationnelle que traverse notre vieille démocratie depuis plusieurs décennies.

Arnaud Mercier a déjà souligné, dans ces colonnes, ce que le mouvement révèle crûment de l’incommunication qui frappe les relations entre gouvernés et gouvernants. Il a relevé les propos maladroits voire méprisants du Président Macron, les décisions du gouvernement prises à contre-courant ou à contretemps, les promesses non tenues d’une vie meilleure. Bref, tout ce qui concourt à diffuser le sentiment que les dirigeants politiques vivent dans une bulle, n’entendent pas les citoyens et ne répondent pas à leurs attentes.

Je t’écoute, moi non plus

Tout cela est juste, mais les mêmes remarques pourraient être formulées, à peu de chose près, pour tous les gouvernements qui se sont succédé au cours des trente dernières années. Depuis 2009 et le premier « Baromètre de la confiance politique » réalisé par OpinionWay pour le CEVIPOF, on sait qu’une part très importante de la population considère que les gouvernants ne se préoccupent pas ou peu des problèmes des Français : le chiffre, écrasant, passe de 81 % en 2009 à 89 % en 2014. Dans la dernière vague de sondage, en décembre 2018, il est remonté à 85 %, après un léger tassement à 83 %, fin 2017.

Ce sentiment de n’être pas entendu n’est donc pas nouveau. Électoralement, il s’exprime avec insistance depuis plus de trente ans, par la croissance régulière du vote protestataire et de l’abstentionnisme. Il explique d’ailleurs, pour une large part, le résultat des scrutins de 2017 : par une sorte de dégagisme modéré de la dernière chance, Emmanuel Macron a été élu sur la promesse d’écouter et d’entendre, enfin, les souffrances et espérances des Français.

Sa campagne électorale, construite sur une base proclamée participative, visait à susciter l’espoir d’un renouvellement des pratiques politiques. En arrière-plan, la doctrine du « en même temps » laissait entrevoir l’élaboration d’un consensus apaisé et apaisant, au-delà du clivage gauche-droite devenu stérile voire contreproductif, tant économiquement que socialement et politiquement.

Cette stratégie électorale, dans un contexte de forte défiance à l’égard des partis dits « de gouvernement », relevait incontestablement de l’habileté politique. Et effectivement, elle a payé. Mais plus profondément, et cela a été largement commenté, il y avait déjà, chez le futur Président, la volonté clairement affichée d’établir un lien direct avec les citoyens, dans une forme de populisme tempéré qui visait à satisfaire les électeurs « dégagistes » autant que les « légalo-réformistes ».

L’ambiguïté fondatrice du macronisme

Les dix-huit premiers mois du mandat d’Emmanuel Macron traduisent bien cette ambiguïté fondatrice du macronisme, où la tentation populiste s’est accommodée sans vergogne d’institutions représentatives à bout de souffle, devenues incapables de produire la réappropriation de la parole et de l’action politiques par les citoyens.

D’un côté, le style « jupitérien » dénote la volonté de restaurer une stature présidentielle forte, en dessinant l’image d’un chef capable de s’abstraire du tumulte médiatique pour guider fermement la nation sur la mer tourmentée d’un monde en mutation. À l’autre bout il y a – ou plutôt il y avait – ce plaisir gourmand avec lequel le Président allait au contact du peuple : incontestablement, Emmanuel Macron aimait rencontrer les Français, les toucher, les embrasser, leur parler sans ambages. Et surtout, sans intermédiaire.

Derrière cette double posture, fruit d’une hauteur gaullienne mâtinée de familiarité chiraquienne, agissaient un gouvernement crispé sur la mise en œuvre au pas de charge des réformes annoncées, une majorité atone et privée de tout moyen d’infléchir ou d’enrichir la ligne fixée – le tout solidement encadré par une technostructure déshumanisée, par nature sourde à l’innovation sociale que la société civile est capable de produire.

L’intérêt général à l’épreuve du populisme

Mais l’histoire des peuples est ironique, souvent : à populiste, populiste et demi. En s’arc-boutant, comme ultime et indépassable revendication, sur le référendum d’initiative citoyenne, les « gilets jaunes » – ou la partie émergée qu’il en reste dans leur fraction la plus radicale et probablement la plus politisée – indiquent clairement que cette forme de populisme de façade n’est plus de saison. C’est l’ensemble du modèle représentatif qui est aujourd’hui violemment mis en cause, jusque dans ses fondations : il serait désormais inapte à produire une définition satisfaisante de l’intérêt général, et cela justifierait de rendre au peuple, directement, le pouvoir que les élites lui ont confisqué.

La notion d’incommunication, appliquée à l’ensemble du système politique, peut aider à comprendre le mal qui frappe notre vieille démocratie. L’anthropologie politique nous enseigne qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans communication, c’est-à-dire une relation de réciprocité susceptible de produire le consentement à l’autorité, quelle que soit la forme du régime politique. C’est donc l’ensemble des institutions concourant au fonctionnement démocratique qu’il convient d’analyser, dans leur capacité à communiquer entre elles et à produire de la parole et de l’action politique, pour prendre la mesure des blocages qui frappent notre système politique libéral.

Sans entrer dans les détails d’une recherche en cours, on se bornera ici à relever quelques éléments qui constituent autant de signaux d’un dysfonctionnement profond de notre système politico-communicationnel.

Il y a bien sûr la déshérence des corps intermédiaires dont on a tant parlé : des syndicats disqualifiés dans leur fonction de négociation ; un mouvement associatif tenu pour quantité négligeable dans sa capacité à produire et essaimer l’innovation sociale ; des médias discrédités dans leur rôle de hiérarchisation et d’interprétation de l’actualité, dépassés par la profusion d’informations et opinions charriées en vrac par les réseaux socionumériques.

Il y aussi les partis politiques : tétanisés par les cycles d’alternance qui ont dominé les quatre dernières décennies, autant que par la présidentialisation du régime, ils semblent avoir renoncé à leur fonction de produire de l’idéologie et d’être une courroie de transmission entre la société civile et les gouvernants. Au cours de la dernière séquence électorale, les partis « de gouvernement » se sont même défaussés de la sélection des candidats à la magistrature suprême, pour céder aux sirènes pseudo-démocratiques des primaires.

Emmanuel Macron, quant à lui, ne s’est pas donné beaucoup de peine pour faire de la République en marche un véritable parti, confirmant ainsi sa réticence à toute forme de médiation partisane avec les électeurs.

La corrosion du lien électif

D’autres dysfonctionnements relèvent directement des institutions elles-mêmes. Le caractère présidentialisé du régime parlementaire, renforcé par le quinquennat et la concomitance des scrutins présidentiel et législatifs, a provoqué une série de réactions en chaîne qui ont considérablement détérioré la nécessaire réciprocité des relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

L’Assemblée nationale, devenue une chambre d’enregistrement des décisions gouvernementales pilotées par l’Élysée, a perdu toute capacité à transmettre efficacement aux décisionnaires le feed-back des assujettis. Le mode de scrutin majoritaire, par un effet de distorsion de la représentation qui s’accentue d’élection en élection, creuse le fossé entre les électeurs et leurs élus. Cela revient à priver de parole politique la majorité des citoyens… qui ont alors beau jeu de contester la légitimité du fait majoritaire.

Les collectivités territoriales ne sont pas épargnées par le discrédit qui frappe les élus : ni la décentralisation, dont le dernier acte a provoqué la technocratisation de bien des décisions locales, ni la limitation drastique du cumul des mandats, ne parviennent à enrayer un phénomène qui touche jusqu’aux municipalités, dernier bastion à conserver néanmoins la confiance d’une majorité de Français.

Une méthode teintée de populisme de circonstance

Dans ce contexte de profonde incommunication politique et de déficience des instances de médiation entre gouvernants et gouvernés, la réponse du pouvoir aux « gilets jaunes » laisse songeur. Sur son principe même d’abord : l’extrême attention portée au mouvement est inhabituelle en regard du nombre de manifestants. Dès le mois de décembre, bien des responsables syndicaux ont dit leur désarroi démocratique face à la facilité avec laquelle les « gilets jaunes » ont obtenu les premières concessions, alors même qu’ils refusaient délibérément de se conformer aux règles qui encadrent le droit de manifester, et qu’ils n’ont jamais rassemblé plus de quelques centaines de milliers de personnes.

La forme annoncée pour la suite, celle d’un grand débat national qui pourrait être suivi d’un référendum sur des questions multiples, est tout aussi surprenante. Il semble difficile de rejouer, en dehors des cadres institutionnels établis, le débat qui a eu lieu au printemps 2017… quand on sait à l’avance qu’il ne sera pas possible de revenir sur certains points du programme que le suffrage universel a validés.

Le risque est grand, dès lors, de provoquer davantage de frustration que de satisfaction, tant chez les citoyens que chez leurs représentants qui se trouvent ainsi désavoués dans leur fonction de médiation. Tout cela fait peser une forte incertitude sur l’issue possible du référendum qui suivra, et dans lequel il sera difficile de ne pas voir un plébiscite pour ou contre Emmanuel Macron.

Cette méthode, teintée de populisme de circonstance, laisse planer un doute quant aux intentions réelles du pouvoir : s’il s’agit de préserver le caractère représentatif du système politique, la logique impose d’abord de le réparer, en profondeur. Pas seulement dans sa forme mais aussi dans son fonctionnement quotidien et dans sa dimension communicationnelle.

On voit mal comment un débat informel de deux mois, sur des thématiques mêlant des mesures programmatiques à des questions institutionnelles, pourrait satisfaire cette exigence. A fortiori dans un contexte de crise ou l’incommunication règne en maître, et où le débat se présente d’emblée comme un dialogue de sourds.

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