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Chantier d'un barrage hydroélectrique
Le mégaprojet hydroélectrique de Muskrat Falls près de Happy Valley-Goose Bay au Labrador. La Presse canadienne/Andrew Vaughan

Grands projets publics fédéraux : une bureaucratie de plus en plus complexe et opaque

Les grands projets d’infrastructure font l’objet d’une couverture médiatique soutenue au Canada et pour cause : leurs incidences sociales, économiques et politiques sont majeures. Pourtant, obtenir des données probantes en lien avec ces grands projets et leur performance est un défi de taille pour les chercheurs.

Les médias sont en effet nombreux à rapporter ces dernières années des dépassements de coûts et de délais. Toutefois, obtenir de la part des instances publiques des données permettant de documenter ces dépassements constitue une épreuve en soi.

En tant que professeurs en gestion de projet respectivement à HEC Montréal et à l’Université du Québec à Rimouski, nous nous sommes intéressés aux raisons pouvant expliquer cette difficulté.

Des lacunes en matière de transparence

La première entrave à la circulation des données probantes concerne l’attitude d’Ottawa, pour qui la transparence n’est pas prioritaire par rapport à la « protection des renseignements confidentiels du Cabinet ».

Cet argument est fréquemment invoqué par le gouvernement afin de rejeter les demandes d’accès à l’information (ou du moins, restreindre sensiblement leur portée) qui lui sont adressées par les chercheurs et les journalistes.

Cette position n’est pas nécessairement incompréhensible. Dans la mesure où les grands projets d’infrastructure constituent un sujet particulièrement sensible et que la grande attention médiatique dont ils font l’objet n’est pas toujours positive, elle peut participer à prévenir qu’un projet qui devrait d’abord être guidé par la science ne soit politisé à outrance.

Toutefois, elle peut également ouvrir la voie à ce que des projets soient conduits loin du débat public et de l’expertise scientifique, comme nous l’a assez récemment rappelé le ministre Benoît Charette en assurant qu’aucune évaluation environnementale n’empêcherait la construction du troisième lien entre Québec et sa Rive-Sud.

C’est donc l’exemple d’autres pays, en premier lieu la Norvège, beaucoup plus ouverte en matière de circulation des données, qui doit nous orienter. On trouve dans ces pays une abondance d’informations disponibles en ligne et des collaborations ouvertes entre les gouvernements et centres de recherche pour permettre le développement des connaissances, compétences et l’amélioration continue des pratiques.


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Une telle circulation de l’information est hautement souhaitable, d’autant plus que les dépassements de coûts et de délais sont si fréquents au pays qu’ils sont devenus la norme. Ces données permettraient d’évaluer avec plus de rigueur les bénéfices engendrés par ces projets majeurs afin de tirer des leçons pour les projets futurs tout en améliorant la transparence de la gestion des fonds publics.

Divers paliers de gouvernement, diverses législations

Il convient ensuite de souligner que ces grands projets, aux visages multiples, sont encadrés par diverses normes et législations, selon le palier de gouvernement responsable de leur mise en œuvre.


L’expertise universitaire, l’exigence journalistique.

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Le cadre de gouvernance est l’un des instruments centraux de cet encadrement, bien que moins connu du grand public. Il peut être défini comme « une structure organisée faisant autorité au sein de l’institution, comprenant des processus et des règles établis pour garantir que les projets atteignent leur objectif ».

À la lumière de ces cadres, le gouvernement du Québec est ultimement imputable des projets de transports comme le REM ou le Pont de l’Île d’Orléans, alors que le fédéral est le principal maître d’ouvrage des projets d’acquisition de matériel militaire ou du système de paie Phénix.

Un système qui s’alourdit

Au Canada, un cadre de gouvernance est en place depuis plus de quatre décennies, lequel a considérablement évolué depuis ses débuts. À notre connaissance, il n’existait pas d’écrits scientifiques retraçant l’évolution de ce cadre à travers le temps. Nous avons donc entrepris une analyse historique pour documenter les différentes variations du cadre de gouvernance fédéral canadien depuis son instauration en 1978.

Notre recherche documentaire a permis d’extraire de précieuses informations issues de sources officielles du gouvernement du Canada et de rares archives consultées au siège de Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa.

Les résultats de notre recherche, publiés dans le Project Management Journal, permettent de cerner cinq itérations majeures de ce cadre, liées à des périodes précises, des politiques publiques et instruments (procédures et outils administratifs). Ils fournissent également des données détaillées sur la trajectoire du cadre de gouvernance, mettant en évidence les principales caractéristiques, les acteurs et les moments cruciaux dans son évolution.

Ces résultats soutiennent l’argument théorique selon lequel les cadres de gouvernance sont évolutifs et ancrés dans un contexte donné. De plus, ils permettent de soutenir que chacune de ces itérations se superpose aux précédentes, générant de ce fait une stratification institutionnelle, une augmentation sensible du nombre d’acteurs impliqués et ultimement une difficulté supplémentaire au niveau de la mise en œuvre et du suivi des projets majeurs. Cette complexité devient encore plus apparente lorsque divers paliers de gouvernement, avec leurs propres cadres, doivent collaborer sur un même projet majeur, ce qui est régulièrement le cas au Canada.

L’analyse post-mortem

Les diverses itérations se sont toutefois révélées bénéfiques à différents carrefours. Par exemple, un cadre rigoureux d’évaluation de la maturité organisationnelle et du tandem complexité/risques des grands projets permettant d’octroyer les seuils d’autorisation en lien avec les budgets des projets a été mis en place au gouvernement du Canada en 2009. Cependant, les ressources nécessaires pour réaliser ces évaluations sont substantielles.

Une autre problématique vient du fait que ces cadres ne sont pas assujettis à des évaluations de pertinence et de performance (ou encore celles-ci ne sont pas rendues publiques au sein même de l’administration publique).

Bien que des analyses soient réalisées en amont des projets, et puissent être actualisées lors des phases de planification et d’exécution des projets, l’absence d’une analyse post-mortem constitue à notre sens une lacune importante. C’est elle qui nous permettrait de tirer véritablement des apprentissages et des connaissances en lien avec la performance réelle des projets.


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Selon nous, le gouvernement du Canada (tout comme celui du Québec, mais ceci est un autre sujet) aurait intérêt à collaborer de façon plus importante avec les chercheurs. Ceci permettrait de comprendre et de documenter les effets des présentes politiques publiques sur la performance des grands projets.

À l’heure actuelle, selon nos constats, nous ne pouvons conclure que les ressources investies le sont de façon à optimiser la performance des grands projets. Davantage de recherches – et de collaboration entre le gouvernement et les chercheurs – sont nécessaires afin que nos politiques en matière de grands projets publics soient désormais orientées par des données probantes provenant d’évaluations rigoureuses.

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