En des temps comme le nôtre où s’impose de nouveau, si proche, la guerre, on peut se demander ce que serait l’engagement de citoyens français pour défendre leur pays. Leur pays, et ce qu’il représente de liberté en contrepoint de la dictature russe. Sans doute cet engagement serait mince, si ce n’est exsangue. Car qui irait se battre pour un pays qui les abandonne ? Il faut prendre éminemment au sérieux les analyses du géographe Christophe Guilluy dans son dernier livre, Les dépossédés (Éditions Flammarion) : bien des Français, quelle que soit leur origine, sont « dépossédés » de ce qu’ils avaient eu – du peu de ce qu’ils avaient eu.
De l’autre côté des frontières de la Russie, le patriotisme semble bien plus ardent que le nôtre. Dans sa chronique publiée dans le magazine Marianne, le 19 octobre dernier, l’essayiste Emmanuel Todd tente de l’évaluer en se penchant sur une variable indirecte : l’homophobie, qui concernerait une part trois fois plus importante des Russes que des Occidentaux. Cette homophobie définirait selon lui « les classes moyennes russes comme différentes et capables d’une adhésion collective archaïque, patriotique ».
Pour être plus ardent, le patriotisme russe n’en est pas moins parfois, semble-t-il, bien remis en question, comme le montre le mouvement de fuite vers les frontières finlandaises ou géorgiennes à la suite de l’annonce de la mobilisation partielle, le 21 septembre dernier. Nous aimerions en tout cas y croire. Selon les autorités russes, la mobilisation de 300 000 hommes supplémentaires semble en tout cas en bonne voie. Peut-être est-ce parce qu’elle y est imposée par la loi aux inscrits sur les listes de réserve.
En rapprochant les notions d’homophobie et de patriotisme, Emmanuel Todd rejoint ipso facto une problématique inséparable du conflit russo-ukrainien, les relations que les uns et les autres, Russie et « Occident », entretiennent avec les sexualités. En effet, comme bien d’autres aspects de la guerre en Ukraine, la question de la mobilisation des femmes et des hommes pour leur patrie est à la fois une question essentielle, et elle concerne – ici encore – les relations entre sexualités et genre.
Un « Occident » à dominante féminine
Pour le dire brièvement, l’« Occident » représente la culture contemporaine de l’égalisation des droits et des conditions des sexes, toutes orientations sexuelles confondues, quand l’« autre » de l’Occident représente la volonté de maintenir vives les valeurs « traditionnelles » adossées à une hétérosexualité censée être indépassable.
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C’est dans cet horizon que le patriarche Kirill, chef de l’Église orthodoxe de Russie, pouvait affirmer dès le début du conflit que la guerre était une guerre « métaphysique » et non « physique ». La guerre russo-ukrainienne est une guerre des sexes contre le genre – et réciproquement.
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Deux conséquences fondamentales à cela : d’abord, sexes et genres sont renvoyés dos à dos, sans qu’il soit possible, sur le plan politique, d’assigner une supériorité à un côté ou l’autre, si ce n’est sur le plan des armes.
Ensuite, l’Occident ne peut pas ne pas prendre au sérieux la « question » qui lui est posée par la violence de son « autre » : si l’« Occident » veut être à la hauteur de ce qu’il représente, il lui faut reconnaître, dans ce qui se joue actuellement autour de la guerre en Ukraine, au moins la « vérité d’un problème » comme l’aurait dit en son temps le philosophe Éric Weil. Or que représente l’« Occident », si ce n’est la capacité à s’interroger, à douter de soi-même, à prendre du recul – nonobstant les violences dont il est l’auteur de par le monde depuis le début de la mondialisation, c’est-à-dire des colonisations, et dont la « cancel culture » voudrait faire table rase ?
Notre humanité, une dynamique tendue entre hiérarchie et égalité
Pour bien poser le problème des relations entre engagement patriotique d’un côté, et relations aux sexualités ou à la question du genre de l’autre, il faut prendre du recul par rapport à la notion d’autorité en relation avec celle des sexualités.
Notre commune humanité est faite d’une radicale prématurité. À la naissance, nous, humains, ne savons absolument pas vivre, et n’avons pas les moyens de notre vie physique : nos corps sont nus, d’une nudité pour le coup « métaphysique » autant que physique. Nous devons tout apprendre.
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La conséquence principale de cela est que la première et constitutive – archaïque – relation que nous entretenions avec d’autres humains depuis notre enfance est une relation fondée sur la hiérarchie, verticale : nous avons un besoin vital non seulement de nos parents, mais de tous les éducateurs possibles pour devenir capables de l’autonomie qui est, si tout se passe comme il se doit, notre destin. Nous sommes des enfants infiniment vulnérables, destinés à devenir des adultes souverains, libres, égaux entre eux, et capables d’affronter ensemble l’incertitude. Notre destinée, qui est de devenir adulte comme tout un chacun, totalement indépendamment de notre sexe, de notre couleur de peau, de notre corps d’une manière ou d’une autre, est de partager les risques de l’existence avec les autres d’égal à égal et de contribuer au bien commun en adulte. Or cette destinée est à dominante féminine.
Le « féminin » est en effet à la liberté égalitaire de toutes et tous indépendamment de quelque caractères physiques que ce soit, ce que le « masculin » est à la relation originairement constitutive de tous les humains entre eux, relation qui suppose l’idée d’éducation – de conduite au dehors de la relation verticale hiérarchique classique et archaïque, en direction d’une liberté également partagée par tous les individus. Pour le dire brièvement et sans entrer dans le détail, la relation verticale hiérarchique archaïque qui constitue notre première relation aux autres – que l’on y joue le rôle de parent ou d’enfant – est à dominante masculine.
C’est en gros le « patriarcat » (qui n’exclut en rien, tout au contraire, les matriarcats de tous ordres) : lorsqu’Aragon écrivait « La femme est l’avenir de l’homme », il avait en un certain sens raison. Mais soulignons qu’il faut, pour approcher de la manière la plus ajustée ce que recouvrent les notions de féminin et de masculin, impérativement garder à l’esprit que ni féminin et femme d’un côté, ni masculin et hommes de l’autre ne sont pas superposables : nous sommes toutes et tous faits, quel que soit notre sexe biologique, des deux sexualités (voire à ce sujet notre ouvrage Décoïncider d’avec les études de genre, à paraître ce mois-ci aux Éditions Descartes & Cie).
Renvoyer d’un côté hiérarchie verticale archaïque au « masculin » et à ce qui n’est pas l’Occident, et de l’autre destinée d’une liberté égale pour toutes et tous au féminin et à l’« Occident » demande plus ample explicitation. De quoi s’agit-il, et comment cela se comprend-il dans l’horizon de la question des engagements patriotiques nécessaires en période de guerre ?
Pour le savoir, il est utile de se tourner vers un dialogue d’un philosophe et historien grec qui a particulièrement bien posé le problème de tout gouvernement. Il s’agit de Xénophon, dans son dialogue intitulé le Hiéron.
Le Droit contre la Politique
Dans son Hiéron, à partir d’une discussion portant sur les plaisirs, dont éminemment les plaisirs sexuels, l’auteur en vient à mettre en tension deux modes de gouvernement, que l’on peut à peu près renvoyer à celui de Poutine – autoritaire, hiérarchique, tyrannique – et à ce que veut la démocratie occidentale – où toutes et tous sont idéalement égaux, dotés de richesses, de reconnaissance, de pouvoir. Et l’auteur suggère – il y a deux mille cinq cents ans au moins ! – l’alternative à deux branches suivante : 1) parvenir à une véritable égalité de toutes et tous est une utopie ; ou bien 2) cela est possible : il suffit de donner au peuple richesses, reconnaissance et pouvoir, pour que le peuple se sente assez investi dans sa communauté ou son pays pour aller se battre pour elle ou lui en cas de menace.
Nous sommes au cœur du sujet.
Les gouvernements tyranniques à la « Poutine », sont à dominante « masculine ». Ils sont adossés à la relation archaïque originaire de tous les humains entre eux, relation d’enfants infiniment vulnérables à des parents protecteurs – mais aussi dominants, relation que représente toute forme de hiérarchie. Quant aux gouvernements qui donnent richesses, reconnaissance et pouvoir aux peuples, ils visent un régime à dominante « féminine » dans lequel tout un chacun devient l’égal de tous les autres, librement, souverainement, et indépendamment de son sexe, de sa couleur de peau, de son âge, etc. C’est tendanciellement l’« an-archie » au sens strict du terme, ou l’absence de pouvoir ou de toute « hiér-archie » devenue inutile. Voilà « Orient » et « Occident » ainsi renvoyés dos à dos.
Pour le philosophe Alexandre Kojève, l’Histoire se charge de réaliser l’utopie présentée par Xénophon. Elle se charge de donner richesses, reconnaissance et pouvoir aux peuples. Cela revient à dire que l’égalité l’emporte progressivement sur la hiérarchie, et que nous sommes donc toutes et tous de plus en plus « adultes » et « féminins », libérés des chaînes hiérarchiques, « masculines », initiales. C’est un peu comme si, au niveau mondial, la tendance était de passer – non sans accrocs ni régressions… – des guerres propres à la vie politique « masculine » au règne « féminin » du Droit. Ceci a sans aucun doute du vrai.
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Cependant, tant que nous resterons des animaux politiques, donc, à la naissance, des animaux à la mémoire biologique infiniment plus faible que celle de nos cousins simiesques, il nous faudra nous dégager de la hiérarchie verticale initiale archaïque par « éducation », en direction d’un âge véritablement adulte.
Or un tel dégagement n’est à strictement parler jamais acquis, il est à recommencer sans cesse, à chaque naissance. Cela veut dire que si l’on interprète le Hiéron en disant qu’enrichir, reconnaître et donner du pouvoir aux peuples est utopique, alors on a sans doute aussi en partie raison : la vérité, si vérité il y a, n’est ni du côté du « masculin » seul, ni du côté du « féminin » seul, mais dans une irréductible tension, qui fait la dynamique de ce qu’on appelle communément les relations humaines.
Bien évidemment, si ce qui précède est vrai, cela veut dire qu’il faut, tout en luttant espérons-le au moins à armes égales contre Poutine, reconnaître que dans ce conflit que la Russie impose au monde il y a malheureusement la « vérité d’un problème ».
C’est pour défendre le Droit contre la Politique, l’égalité contre les hiérarchies, les tolérances des orientations sexuelles contre une exclusive hétérosexualité homophobe, qu’il faut à la fois prendre au mieux la mesure de ce qui se joue dans ce conflit, et s’engager pour les valeurs dont, malgré les difficultés que souligne un Guilly, la France est originairement porteuse comme faisant partie de l’« Occident ». Si le règne du Droit vient à être menacé là où il a pris naissance, il faudra bien en revenir au Politique – c’est-à-dire s’engager « patriotiquement », et donc prendre les armes – si l’on veut qu’il perdure.