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Hiérarchie dans le cockpit : comprendre la prise de décision au moment de l’atterrissage

La décision d’atterrir ou de remettre les gaz est l’une des plus importantes et risquées du vol. En effet, ces 20 dernières années, la très grande majorité des accidents aériens s’est produite en phase d’approche finale ou d’atterrissage. Bien que ces derniers ne soient pas parmi les accidents les plus mortels (ils sont tout de même responsables de 9 % des décès sur la période 2015-2019), ils génèrent d’énormes coûts financiers pour les compagnies aériennes.

Une étude a montré que les pilotes choisissent de continuer 95 % des approches non-stabilisées pour lesquelles une remise de gaz devrait être effectuée (les approches non-stabilisées représentant 3,5 % des approches). La Flight Safety Fondation estime que 83 % des sorties de piste et 54 % de tous les accidents survenus durant la période 2000-2015 auraient pu être évités si les pilotes avaient pris la décision de remettre les gaz.

Une vaste étude s’est récemment intéressée aux raisons pour lesquelles les pilotes ont du mal à remettre les gaz durant les approches non-stabilisées. Au-delà de la complexité, du coût et des risques associés à cette manœuvre (l’issue d’une remise de gaz sur dix est incertaine), cette étude a aussi montré que les pilotes hésitaient à demander la remise de gaz parce qu’ils ressentaient une certaine pression de la part du reste de l’équipage pour poursuivre l’atterrissage et que l’idée de remettre en question le jugement des autres pilotes les mettait très mal à l’aise.

Bien que le commandant soit le responsable hiérarchique légal au sein du cockpit et qu’il soit plus expérimenté que le(s) co-pilote(s), l’équipage a obligation de remettre les gaz si l’un des pilotes (indépendamment de son statut) en fait la demande. Or, il a été montré que les co-pilotes demandaient moins fréquemment à remettre les gaz comparativement aux commandants.

Le vol Southwest Airlines 1248 a effectué une sortie de piste lors de son atterrissage à Chicago, en décembre 2005. Wikimedia, CC BY

Influence hiérarchique et prise de risque au moment de l’atterrissage

Mes collègues et moi-même avons conduit, juste avant la pandémie, une étude qui avait pour but d’étudier d’une part le comportement de jeunes co-pilotes inexpérimentés durant des approches plus ou moins stabilisées, et d’autre part l’influence des commandants sur la prise de risque des co-pilotes à l’atterrissage.

Les participants étaient des élèves-pilotes sur le point de terminer leur formation. Ils avaient donc toutes les connaissances nécessaires pour piloter un avion, mais n’avaient aucune expérience du métier de pilote de ligne. Le commandant, un pilote d’A380 de la compagnie Air France, était notre complice.

La tâche des participants était de décider, seuls (première partie de l’expérience) puis en équipage (deuxième partie de l’expérience), de poursuivre l’atterrissage ou de remettre les gaz dans différentes situations d’atterrissage : (1) sans risques, (2) modérément risquées, (3) fortement risquées et (4) extrêmement risquées.

Une fois la première partie de l’expérience terminée, il était révélé aux participants qu’ils allaient désormais devoir prendre leurs décisions en tant que co-pilote aux côtés d’un véritable commandant d’A380 d’Air France qui avait accepté de participer à l’expérience.

Après y avoir été invité, le commandant en uniforme rentrait dans la pièce où se trouvait le participant co-pilote et lui serrait fermement la main. Cette mise en scène avait pour but d’induire une forte asymétrie hiérarchique entre les deux pilotes.

Après s’être présenté, le commandant expliquait aux participants qu’il était parfois difficile de prendre des décisions à l’atterrissage, prenant l’exemple d’une situation dangereuse (vent violent, légère survitesse) dans laquelle il s’était récemment trouvé et expliquant comment il avait finalement réussi à atterrir, malgré les conditions adverses.

Cette histoire (inventée de toutes pièces) avait pour but de faire croire aux participants que le commandant avait une certaine propension à la prise de risques. À la fin de son récit, le commandant quittait la pièce.

Dans la deuxième partie de l’expérience, les participants devaient prendre deux décisions : (1) une pré-décision, non-communiquée au commandant et prise avant de connaître sa décision, puis (2) une décision finale, communiquée au commandant et prise après avoir été informés de la décision de ce dernier.

Le commandant simulait une prise de risque assez importante, choisissant de poursuivre l’atterrissage dans les situations sans risques, modérément risquées et fortement risquées, et de remettre les gaz dans les situations extrêmement risquées.

Influence directe et indirecte du commandant

Nos résultats montrent la forte influence du commandant sur les décisions prises par les participants dans les situations d’atterrissage modérément et fortement risquées, avec une augmentation du taux de poursuite d’atterrissage de respectivement 19 % et 15 % (comparativement à la configuration pilote seul).

Dans les situations modérément risquées, les participants ont significativement augmenté leur taux de poursuite d’atterrissage avant même de connaître la décision du commandant (pré-décision). Ce taux n’ayant pas varié au cours du temps, l’augmentation de prise de risque des participants ne résulterait donc pas d’une adaptation au comportement du commandant.

Plusieurs études ont montré que la simple présence d’une ou de plusieurs personnes augmentait la motivation et la volonté des individus observés d’être perçus comme compétents par le(s) observateur(s).

Ce phénomène appelé « facilitation sociale » a souvent pour conséquence d’augmenter le niveau de prise de risque. Plusieurs études ont montré que les co-pilotes faisaient énormément d’efforts pour paraître compétents aux yeux des commandants.

Ainsi, nos résultats suggèrent que l’augmentation de prise de risque observée dans les situations modérément risquées refléterait le désir des participants d’impressionner le commandant.

Dans le cas des situations fortement risquées, l’augmentation de la prise de risque survenait au moment de la décision finale, et donc seulement après que les participants ont été informés de la décision du commandant.

Par ailleurs, plus les participants percevaient ce dernier comme étant autoritaire, plus leur taux d’atterrissage dans ces situations augmentait au moment de la décision finale.

Ces résultats suggèrent que l’augmentation de la prise de risque dans les situations d’atterrissage fortement risquées serait plutôt attribuable à la crainte de s’opposer au commandant.

Inexpérience et effet Dunning-Kruger

Bien que le taux de poursuite de l’atterrissage observé dans la configuration pilote seul soit proportionnel au niveau de risque des situations, la prise de risque des participants dans cette configuration n’en reste pas moins élevée (respectivement 57 %, 34 % et 30 % de poursuite d’atterrissage dans les situations modérément, fortement et extrêmement risquées).

Ce résultat est en adéquation avec ceux d’études précédentes qui avaient déjà montré que les jeunes pilotes peu expérimentés ont souvent du mal à évaluer le niveau de risque des situations d’atterrissage et à prendre la décision de remettre les gaz.

Le comportement des participants dans les situations extrêmement risquées s’est révélé particulièrement intéressant. Ils ont en effet choisi d’insister pour atterrir dans 8 % de ces situations, et cela après avoir appris que le commandant souhaitait remettre les gaz.

Ce résultat est à la fois rassurant et troublant. Rassurant car le retour du commandant a fortement limité la prise de risque des participants, ce qui démontre l’impact positif et l’importance des commandants dans la limitation de la prise de risques des co-pilotes.

Mais aussi troublant car même si ce chiffre peut à première vue paraître faible, il est à mettre en perspective avec les chiffres du trafic aérien annuel mondial (soit 38,9 millions de vols en 2019).

Ce résultat est d’autant plus étonnant que les participants opéraient en tant que pilote en fonction, ce qui signifie qu’ils auraient été aux commandes de l’avion au moment de l’atterrissage. Il semble donc que certains des participants aient eu une vision irréaliste de leurs capacités de pilotage. Ce phénomène (dont j’ai déjà parlé dans d’autres articles) porte le nom de biais de surconfiance ou effet Dunning-Kruger.

Illustration de l’effet Dunning-Kruger représentant le niveau de confiance d’un individu en fonction de sa compétence réelle dans un domaine. Wikimedia

Il touche souvent les novices d’un domaine, qui ont tendance à fortement surestimer leurs compétences. Les co-pilotes touchés par l’effet Dunning-Kruger représentent un risque pour la sécurité d’un vol, particulièrement quand ils sont appariés à un commandant manquant d’assertivité et/ou d’autorité, comme l’illustre l’accident du vol 1248 de la compagnie Southwest Airlines, où le commandant a cédé aux pressions indirectes du co-pilote pour poursuivre un atterrissage dangereux.

La communication au sein de l’équipage : pierre angulaire de la sécurité

La sécurité aérienne repose en grande partie sur la capacité des pilotes à prévenir, détecter et corriger leurs propres erreurs, mais aussi celles des autres pilotes.

Bien que les équipages organisés hiérarchiquement soient de loin les plus performants, l’asymétrie hiérarchique entre les commandants et les co-pilotes peut représenter un risque pour la sécurité car les co-pilotes éprouvent parfois des difficultés à remettre en question les commandants principalement parce qu’ils les considèrent comme étant plus expérimentés, craignent de dégrader leur relation et/ou redoutent d’être victime de représailles.

Or, malgré leur expertise, les commandants restent humains et donc faillibles. Dans la très grande majorité des accidents attribuables (au moins en partie) au facteur humain, les commandants commettent la première erreur à l’origine de l’accident, et les co-pilotes soit ne détectent pas, soit ne corrigent pas cette erreur.

Bien que l’introduction du Crew Resource Management (un ensemble de procédures de formation de l’équipage visant à prévenir les erreurs humaines) ait grandement amélioré la communication entre les pilotes ainsi que la qualité des décisions prises par les équipages, l’asymétrie hiérarchique entre les commandants et les co-pilotes reste une source potentielle de risque.

Notre étude a permis de mettre en lumière la sensibilité des jeunes pilotes inexpérimentés à l’influence des commandants, quand l’asymétrie hiérarchique est fortement marquée. Elle aidera, nous l’espérons, à faire prendre conscience aux commandants qu’ils peuvent (même sans le vouloir) fortement influencer les décisions des co-pilotes.

Notre protocole pourrait aussi permettre d’estimer l’influençabilité des élèves pilotes de ligne au cours de leur formation, et de les sensibiliser à ce risque. Cela contribuerait à améliorer encore un peu plus la sécurité dans le domaine de l’aviation commerciale, qui reste (n’oublions pas de le souligner) le moyen de transport le plus sûr au monde.


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